Éléments d’idéologie/Première partie/Chapitre IX

CHAPITRE IX.
Des Propriétés des Corps et de leur Relation.


Il demeure donc convenu que tant que nous ne faisons que sentir, nous ressouvenir, juger, et vouloir, sans qu’aucune action s’ensuive, nous n’avons connaissance que de notre existence, et nous ne nous connaissons nous-mêmes que comme un être sentant, comme une simple vertu sentante, sans étendue, sans forme, sans parties, sans aucune des qualités qui constituent les corps.

Il demeure encore constant que dès que notre volonté est réduite en acte, dès qu’elle nous fait mouvoir, la force d’inertie de la matière de nos membres nous en avertit, nous donne la sensation de mouvement, ce qui peut-être ne nous apprend encore rien de nouveau ; mais lorsque ce mouvement, que nous sentons, que nous voudrions continuer, est arrêté, nous découvrons certainement qu’il existe autre chose que notre vertu sentante. Ce quelque chose c’est notre corps, ce sont les corps environnans, c’est l’univers et tout ce qui le compose.

Sans doute nous ne savons pas d’abord ce que c’est ; nous ne distinguons dans le principe, ni les corps étrangers à nous, ni notre propre corps ; mais enfin nous sommes assurés que nous existons, et que quelque chose existe qui n’est pas nous. Cette certitude est comprise dans le sentiment même de résistance.

La propriété de résister à notre volonté est donc la base de tout ce que nous apprenons à connaître ; et nous ne la découvrons que par les effets qui suivent notre volonté, par nos mouvemens. Cette propriété est la force d’inertie des corps, qui n’a lieu et ne se découvre que par leur mobilité.

Si la matière avait pu exister parfaitement immobile, nous n’aurions rien senti ; et quand nous aurions senti, nous n’aurions pas agi, nous n’aurions connu que notre sentiment. Si la matière avait pu être parfaitement mobile, absolument non résistante[1], nous n’aurions rien senti encore, puisque toutes nos sensations sont le produit de la résistance de nos organes à l’action des corps, et de la résistance de ces corps à leur action les uns sur les autres ; et quand nous aurions pu sentir et agir, nous aurions agi sans en être avertis ; nous n’aurions jamais découvert l’existence des corps ni celle de nos organes.

Mais dès que nous pouvons agir et nous en apercevoir, le vouloir et éprouver résistance, l’univers va naître pour nous. Semblable à ce point animé qu’on observe dans l’œuf les premiers jours de l’incubation, et qui, imperceptible d’abord, se développe, s’accroît, et devient un animal parfait, nous allons voir notre sentiment s’étendre, se répandre dans tous nos membres, s’apercevoir de leurs formes, de leurs limites, de leurs fonctions, découvrir tout ce qui l’entoure, le juger, le connaître, le convertir à son usage, et le soumettre à sa volonté.

La mobilité et l’inertie sont donc à notre égard les deux premières qualités des corps, celles sans lesquelles notre organisation ne saurait subsister, sans lesquelles nous ne pouvons rien sentir, nous ne pouvons rien connaître, sans lesquelles nous ne pouvons pas même concevoir ce que serait l’existence de l’univers.

Observez cependant que ces deux propriétés des corps en nécessitent une troisième, c’est celle en vertu de laquelle ces corps en mouvement ont la puissance d’agir sur les autres corps, de les déplacer ; c’est, pour me servir des expressions de d’Alembert[2], Cette force qu’ont tous les corps en mouvement de mettre aussi en mouvement les autres corps qu’ils rencontrent. D’Alembert reconnaît bien cette force pour être une propriété des corps ; mais il ne lui donne point de nom : je l’appellerai la force d’impulsion ; et, contre l’avis de d’Alembert, je la reconnaîtrai pour une propriété du premier ordre, c’est-à-dire générale et invariable, et toujours existante, quoiqu’elle ne s’exerce pas toujours, parce que, comme l’inertie, elle se retrouve toujours la même dans tous les corps dans les mêmes circonstances. Je dirai donc que l’impulsion (prise ainsi comme puissance et non pas comme effet) est dans les corps cette propriété par laquelle, lorsqu’ils sont en mouvement, ils communiquent de leur mouvement aux autres corps qu’ils rencontrent ; de même que l’inertie est cette propriété qui fait qu’un corps ne reçoit jamais de mouvement d’un autre corps qu’en le dépouillant d’une quantité de mouvement égale à celle qu’il en reçoit. Ce sont deux qualités correspondantes, dont l’une ne peut exister sans l’autre, et ni l’une ni l’autre n’aurait lieu sans le mouvement.

La mobilité, l’inertie et l’impulsion sont donc trois propriétés inséparables. Nous verrons bientôt comment nous apprenons à calculer leurs effets ; nous ne faisons d’abord que les sentir.

L’idée de mouvement n’est pas d’abord pour nous cette idée composée dont nous nous rendons compte, en disant que le mouvement est l’état d’un corps qui passe d’un lieu dans un autre. Un lieu est une portion de l’espace ; l’idée de lieu dérive de celle d’étendue, que nous n’avons pas encore. Le mouvement n’est donc d’abord pour nous qu’une sensation simple, une manière d’être. Je me meus, je le sens, et voilà tout. Voyons ce qui en arrive.

Je m’agite en divers sens, je n’éprouve aucune opposition ; tout ce que je rencontre, fût-ce un fluide éthéré, de la lumière, de l’air même, n’est rien pour moi, puisqu’il ne me donne pas le sentiment de résistance à ma volonté : c’est le néant absolu ; je ne sais pas même que c’est là ce qu’à tort ou à raison j’appellerai le vide quand je connaîtrai le plein ; je ne sais pas que je traverse ce vide, puisque j’ignore qu’il est étendu et qu’il y a au monde quelque chose qui soit étendu.

Bientôt le mouvement que je voudrais continuer, qui n’est qu’une manière d’être que je voudrais prolonger, cesse malgré moi ; ce qui l’arrête n’est pas moi, mais c’est quelque chose, c’est un être, et cet être est un corps. J’ignore sans doute que ce corps est étendu, qu’il a des parties, une forme, une figure ; il ne me semble qu’un point, qu’une vertu résistante, comme je ne me parais à moi-même qu’une vertu sentante : je sais seulement de lui qu’il existe.

Je ne prétends pas même que ce soit dès la première expérience que je parvienne à ce faible résultat ; mais que ce soit après une ou après mille, peu importe, il suffit que j’aie trouvé la route.

Parmi ces nombreuses expériences, il y en aura sûrement une où, pressant cet être et glissant sur sa surface, je sentirai que je me meus sans cesser de sentir cet être. Dès-lors cet être cesse de n’être qu’un point ; je lui reconnais des parties les unes à côté des autres, je juge qu’il est étendu ; car la propriété d’être étendu est bien en elle-même la propriété d’avoir des parties distinctes, des parties situées les unes hors des autres ; mais c’est par notre mouvement que nous la connaissons ; elle est, par rapport à nous, la propriété d’être touché continuement pendant que nous faisons une certaine quantité de mouvement. Voilà donc l’étendue connue ; c’est une nouvelle propriété des corps dépendante de leur résistance au mouvement, de leur existence par rapport à nous. Elle en est une conséquence si immédiate, que, quand une fois nous la connaissons, nous ne pouvons plus concevoir rien qui en soit totalement privé. Nous pouvons bien supposer qu’un corps est excessivement petit, admettre que son étendue est réduite autant que possible, même jusqu’au point d’être imperceptible à nos sens ; mais nous ne pouvons l’imaginer absolument nulle, sans anéantir le corps lui-même. Jamais aucun être humain ne comprendra réellement comment existerait un être qui n’existerait nulle part et n’aurait point de parties. C’est s’abuser soi-même que de se persuader qu’on comprend pareille chose ; j’en appelle à la conscience intime de tous ceux qui scruteront de bonne foi leur propre intelligence.

Aussi quand j’ai dit que tant que nous ne faisons que sentir sans agir, nous ne nous paraissons à nous-mêmes qu’un point, qu’une vertu sentante, et que, quand nous sentons résistance à notre volonté, l’être qui s’y oppose ne nous semble d’abord qu’un point, qu’une vertu résistante, je me suis servi de deux mots abstraits que nous sommes habitués à employer comme des êtres réels, afin de rendre ma pensée presque sensible. J’ai voulu rendre manifeste que nous sentions uniquement que nous avions une volonté et que quelque chose lui résistait, et que nous ne savions rien de plus ; mais je n’ai pas prétendu établir que nous crussions être un point mathématique, ni que nous nous fissions une idée d’une vertu quelconque existante sans appartenir à aucun être : cela est impossible. C’est pourquoi, en même-temps que nous découvrons la propriété d’être étendu dans ce qui résiste à notre volonté, nous la découvrons dans notre moi qui sent ; il s’étend et se répand, pour ainsi dire, dans toutes les parties par lesquelles il sent et qui se meuvent à son gré. Nous apprenons l’étendue de notre corps comme celle des autres corps, et nous la circonscrivons par les mêmes moyens. Il est même vraisemblable que c’est la première dont nous nous apercevons ; car le corps qui nous appartient ne diffère des autres, à notre égard, qu’en ce que c’est par lui que nous sentons ; du reste, il fait comme eux résistance à nos mouvemens ; et il paraît bien que quand un de nos membres s’appuie et frotte contre un autre, la double sensation que nous recevons dans la partie qui se meut et dans celle qui résiste, doit nous donner plus d’avantage pour reconnaître ce qui arrive dans cette occasion, que quand il s’agit d’un corps étranger qui ne nous rend rien. Cette conjecture tirerait une nouvelle force de l’examen physiologique de la manière dont s’opèrent nos sensations, et de la correspondance qui existe entre les divers organes de la sensibilité ; mais ce n’est pas ce dont il est question actuellement : nous y reviendrons quand il en sera temps. Pour le moment, il suffit d’avoir expliqué ce que c’est que l’étendue de notre corps et des autres, et montré que nous ne la connaissons que par l’effet combiné de la mobilité et de l’inertie des corps.

L’étendue, dans ce sens, est une propriété des corps ; mais nous donnons souvent une autre signification au mot étendue. Lorsque nous en faisons le synonyme du mot espace, il exprime une autre idée ; il semble alors que ces deux termes, étendue, espace, représentent un être réellement existant. Ce n’est cependant véritablement qu’une idée abstraite dont nous sommes dupes. Voyons comment nous la composons, c’est le seul moyen de la connaître et de faire qu’elle ne nous égare plus, car toute illusion disparaît quand on se comprend.

Je fais une certaine quantité de mouvement pour arriver d’un point d’un corps à d’autres points du même corps, je dis que ce corps est étendu. Que l’on ôte ce corps, il me faudra toujours la même quantité de mouvement pour aller du lieu où était un de ces points matériels à ceux où étaient les autres ; je dirai qu’il y a la même étendue, le même espace entr’eux ; seulement, comme je puis me mouvoir en tout sens dans cet espace, ce que je ne pouvais faire avant, j’ajouterai que cet espace est vide au lieu d’être plein, comme je dis d’un coffre qu’il est plein ou vide suivant qu’il y a dedans quelque chose ou rien. Mais un coffre consiste dans les parois qui le composent, indépendamment de ce qu’il renferme, et l’espace n’a point de parois. Or, qu’on me dise ce que c’est qu’un coffre vide qui n’a point de parois, si ce n’est le néant absolu. Aussi avons-nous vu que tant que nous nous mouvons sans résistance, ce que nous rencontrons n’est absolument rien. L’espace est donc la propriété d’être étendu considérée séparément de tout corps à qui elle puisse appartenir : c’est une idée abstraite ; c’est le néant personnifié par la faculté que nous avons de nous mouvoir quand aucune chose ne nous en empêche, quand le rien nous le permet : nouvelle preuve que c’est en nous mouvant que nous découvrons s’il existe quelque chose ou rien autour de nous, autour de notre faculté de sentir et de vouloir.

En voilà assez sur l’étendue : passons à ses conséquences. Plusieurs propriétés générales et communes à tous les corps ne sont que des dépendances nécessaires et immédiates de celle d’être étendu : il suffira de les indiquer. Telles sont celles d’être divisible, d’avoir une certaine forme, d’être impénétrable.

Dès qu’un être est étendu, il est nécessairement divisible, car puisqu’être étendu c’est avoir des parties telles qu’il faille faire un mouvement pour aller de l’une à l’autre, on peut toujours s’arrêter au milieu de ce mouvement, et par-là se trouver entre une de ces parties et l’autre, et par conséquent la séparer, la diviser. La divisibilité, la possibilité d’être divisé, résulte donc inévitablement de la propriété d’être étendu.

Il n’en résulte pas moins la nécessité d’avoir une certaine forme, ce qu’on appelle être figuré. Aucun corps ne peut être étendu à l’infini, car il n’en existerait pas d’autres. D’ailleurs, nous ne pouvons nous faire une idée réelle de l’infini dans aucun genre ; c’est encore là une idée abstraite qui ne peut avoir aucune existence positive ; c’est celle d’un bâton qui n’aurait qu’un bout, ou même qui n’aurait pas de bouts. Tout corps a donc des limites. Nous appelons surface de ce corps l’assemblage des points qui le terminent, c’est-à-dire passé lesquels il ne nous empêche plus de nous mouvoir. La disposition de cette surface constitue ce qu’on appelle la forme ou la figure de ce corps. On emploie ces deux mots indifféremment, et on a tort ; on devrait appeler exclusivement forme d’un corps la manière d’être étendu que nous lui reconnaissons par le tact en nous mouvant autour de lui, et réserver le mot figure pour l’impression que cette forme fait sur notre œil. La même forme présente plusieurs figures, suivant qu’elle est vue d’un côté ou d’un autre ; mais elle fait toujours la même impression sur le tact, ce qui prouve encore que c’est-là sa vraie manière d’être, et que c’est la résistance à notre mouvement qui nous fait connaître la manière d’être réelle des corps.

Puisqu’un corps est étendu ou n’est rien, il faut absolument qu’il soit impénétrable, c’est-à-dire qu’un autre corps ne puisse pas occuper la portion d’espace qu’il remplit, à moins qu’il ne la lui cède ; car s’ils occupaient tous les deux en même temps le même lieu, ils ne seraient plus que comme un, l’un des deux serait anéanti, il n’y aurait pas coexistence.

Aussi lorsque nous voyons deux corps s’unir de manière qu’ils occupent moins d’espace que lorsqu’ils étaient séparés, nous en concluons qu’un des deux ou tous deux sont poreux, c’est-à-dire qu’ils renferment entre leurs parties solides ou réelles, des espaces vides dans lesquels se sont logées les parties solides ou réelles de l’autre corps. C’est aussi ce que nous prouve directement l’augmentation de poids à volume égal, qui résulte toujours de pareille union. Mille expériences prouvent que tous les corps connus sont poreux ; ainsi la porosité est encore une propriété générale des corps ; elle est une conséquence de l’étendue, mais elle n’en est pas une conséquence nécessaire ; car on peut très-bien concevoir un corps dont les parties ne laisseraient aucun intervalle entre elles. Si cela n’arrive jamais, il faut sans doute qu’il y ait quelque raison ; mais elle nous est inconnue.

Les corps sont donc poreux ; mais ils pourraient ne pas l’être, au moins suivant nos moyens de les connaître. Au contraire, il faut absolument qu’ils soient étendus pour que nous les connaissions, puisque nous ne les connaissons que par le mouvement. Dès qu’ils sont étendus, il est nécessaire qu’ils soient impénétrables ; et c’est cette impénétrabilité qui fait que l’un résiste au mouvement de l’autre, ce qui constitue l’inertie, et que l’autre communique de son mouvement à celui-là, ce qui constitue l’impulsion. Tel est l’enchaînement des propriétés principales que nous découvrons dans les corps, à partir du premier moment où nous sommes conduits nécessairement à juger qu’ils existent. Je vais maintenant expliquer comment nous apprécions et mesurons les uns par les autres les effets sensibles de ces propriétés, et cette explication me fournira de nouvelles preuves que c’est bien ainsi que nous apprenons à les connaître, et que j’ai bien démêlé ce qu’elles sont pour nous.

Auparavant, observons que ce que j’ai dit de l’inertie de la matière ne signifie pas du tout qu’elle soit essentiellement passive et qu’elle ait besoin, pour être mue, d’un principe d’action étranger à elle, ni même qu’elle ait plus de tendance au repos qu’au mouvement. Je trouve, au contraire, que les faits conduisent à une conclusion opposée ; car, quand même on ne regarderait pas la production des êtres animés comme une démonstration suffisante que l’activité est propre à la matière et inhérente à sa nature, et qu’elle ne fait que se manifester par l’organisation, on ne peut au moins nier que l’attraction ne soit une tendance au mouvement existante à tous les instans dans toutes les particules de la matière. J’entends ici par le terme général d’attraction, non-seulement la force de gravitation en vertu de laquelle tous les corps célestes pèsent les uns sur les autres, et tous les corps terrestres pèsent vers le centre du globe, mais encore toutes ces attractions particulières qui produisent les combinaisons chimiques, l’adhésion, la cohésion, etc. Or, toutes ces forces toujours agissantes et les phénomènes qu’elles produisent, me montrent qu’il n’y a nulle part de repos absolu dans la nature, et qu’il n’y a même jamais de repos relatif que par l’effet de forces contraires qui se balancent ; d’où je conclus que ce n’est pas le repos, mais le mouvement, qui est l’état naturel de la matière ; et si je n’avais craint de trop choquer les idées reçues, j’aurais mis l’activité à la tête des propriétés des corps, et je n’aurais regardé la mobilité que comme une conséquence de l’activité. Au reste, ce ne sont pas les classifications que nous faisons qui sont importantes ; ce qui est essentiel est de bien voir les phénomènes, et dans le cas présent de ne pas se faire une idée fausse de l’inertie, laquelle ne consiste qu’en ceci : c’est que quand un corps reçoit du mouvement, le corps qui lui en donne en perd une quantité égale à celle qu’il lui communique. Passons à une autre observation.

La durée est encore une propriété commune à tout ce qui existe, c’est-à-dire à tout ce qui sent ou est senti. Différente en cela de toutes les autres propriétés des corps, elle pourrait même appartenir à des êtres sans étendue, si nous pouvions en connaître ou même en concevoir de tels (voyez l’Extrait raisonné). Par cette raison, nous n’avons pas besoin de connaître autre chose de nous-mêmes que notre propre sentiment pour nous faire l’idée de durée : notre seule existence suffit. Je sens une impression actuelle ; dès que je puis porter le jugement que je l’ai déjà sentie, je puis prononcer que j’existe actuellement, que j’existais alors, et que j’ai continué d’exister dans l’intervalle. Tout cela est compris dans l’acte de reconnaître cette impression. Dès ce moment j’ai donc l’idée de durée, qui n’est autre chose que celle d’une succession d’impressions. Lorsque je connais d’autres existences que la mienne, quand j’aperçois un objet et que je m’assure que c’est bien le même que j’ai déjà vu, je lui applique cette idée de durée, je dis que cet objet a duré : cela ne souffre pas de difficulté. Mais si j’acquiers ainsi l’idée de durée, je n’acquiers pas de même la possibilité de mesurer cette durée ; car la succession de mes impressions n’est ni assez uniforme ni assez invariable pour me servir de mesure. D’ailleurs je n’ai aucun moyen pour constater les limites de la durée de chacune. Je n’ai donc pas l’idée de temps, qui n’est que celle d’une durée mesurée[3]. Nous allons voir comment elle nous vient, en examinant comment nous mesurons les effets sensibles des propriétés des corps. Nous commencerons par l’étendue.

  1. On peut regarder comme presqu’absolument non résistante la matière de la lumière, celle des queues de comètes et celle de la lumière zodiacale, puisqu’elles ne font aucun obstacle sensible au mouvement des corps célestes qui les traversent. Voyez l’Exposition du Système du Monde, de M. Laplace, page 286 de l’édition in-4o. Cependant il faut bien que ces matières soient capables d’une résistance quelconque, puisqu’elles produisent des sensations visuelles.
  2. Art. Corps, ancienne Encyclopédie.
  3. Cette définition du temps, qui m’a été contestée, est celle de Locke. Essai sur l’Entendement humain, liv. II, chap. 14.