Élégies/Élégie sixième

Le Deuil des primevères : 1898-1900Mercure de France (p. 39-43).

ÉLÉGIE SIXIÈME


Le paysage était humble où tu étais si belle.
De l’église, torride et fraîche sous les lierres,
une cloche battit, pareille à un cœur pauvre.
Un agneau qui bêlait vers Dieu, docile et grave,
avait dans sa blancheur l’âme d’une prière.
Un chat galeux, tapi dans un vieux corridor,
un pauvre enfant bossu, un moineau dans sa cage,
tu passas auprès d’eux avec ta gaîté fière
et le retroussement gracieux de ta robe.


Et moi je m’inclinais, gravissant devant toi
la misérable rue au pied de la montagne,
prosterné à mourir devant ces pauvretés.
Tu ne comprenais pas ce qu’il y avait en moi
pour délaisser ainsi, un moment, ta beauté…
Mais je voyais l’oiseau que torturait sa cage,
ce chat et cet enfant bossu, l’un près de l’autre,
et tous également pleins de l’âme de Dieu.

Et ta main fine se posa sur mon épaule.
Et je levai les yeux, lentement, vers tes lèvres,
puis les en détournai pour regarder encore
un seuil noir où tremblait une vieillarde idiote.
Et la cloche battait toujours dans le Dimanche.
La douceur de ta chair se mêlait dans mon âme
à celle des taudis, dans une oraison blanche
plus douce qu’un chant clair d’enfants tenant des branches.

Tu ne comprenais pas les mots de mon silence.
Et, revenus, tu dis : Ami, tu es un peu triste ?…
Puis-je te consoler ? Veux-tu que je te lise…

Je ne répondis pas, et tu pris dans la chambre
mon livre bien-aimé, le Paul et Virginie
que, sur le coteau bleu qui n’est qu’une caresse,
j’ai rempli de bruyère ainsi qu’une écolière.

Et mon cœur se calmait, évoquant l’enfant douce
avec un grand chapeau de fleurs des Pamplemousses,
avec l’argentement de ses pieds dans les mousses,
avec le chien Fidèle, et Domingue, et Marie,
avec la nuit tombée sur la case qui prie,
et les ailes des fleurs aux fleurs des colibris.

Ta voix lente, un peu précieuse, se traînait
sur mon âme, comme un baiser qui fait mourir.
Tu refermas le livre et tu me vis pleurant
comme au temps de Rousseau où l’on pleurait toujours,
comme à l’époque bleue où les beaux sentiments
chantaient, dans la vertu (souviens-t’en, d’Houdetot !)
des hymnes au malheur éternel des amans
qui, trop tard réunis, hélas ! s’en vont trop tôt.

… Puis, tu t’épanouis comme la cloche blanche
de quelque fleur rêvée par l’âme d’un étang.
Tu me pressas sur toi, silencieuse et grave.

Un vertige d’azur, charrié par le gave,
sonnait sur les rochers sourds que l’eau claire mire.
Nous voyions passer, de la fenêtre ouverte,
les paysans roides qui allaient à la messe.

Leurs gestes étaient lents et roides, et leurs voix
sonnaient comme un écho bref et fort, et leurs pas
étaient réguliers sur le sol dur. Ça heurtait
l’air. Et les vieilles aux fichus coloriés
comme des jouets, passaient, les gosses devant.
Et les pics pleins de neige semblaient chavirer
dans le glacier du ciel en pierre transparente.

Alors, ô mon amie, mon cœur a éclaté.


Ces pauvretés, ces souffrances, cette lecture,
ces graves montagnards tapant la terre dure,
tout ça m’a rappelé les lieux où je suis né.
J’ai senti dans mon cœur les souffles de Bigorre,
le gravissement blanc du troupeau vers l’aurore,
la hauteur des bâtons des pâtres roux dans l’ombre,
et les feux broussailleux épars parmi les brumes,
et les chiens inquiets, les ânes et les flûtes,
et les bruits de la nuit, et le calme de Dieu.

Oh ! Aime-moi. Pose ta main sur ma poitrine,
et respire tout l’amour qui est dans mon cœur.
Je contiens des coteaux de pierre, des ravines,
des villages entiers pleins d’obscures douleurs,
et des troupeaux bêlant vers l’azur blanc des cimes.

Et je contiens aussi, ô ma chère douceur,
ton sourire qui éclaire tranquillement
la route pauvre où mon âme s’est endormie.


Novembre 1898.