Écrits de jeunesse (Marcel Schwob)/Préface

Texte établi par Pierre ChampionTypographie François Bernouard (p. v-lxiii).
 

Préface

 

I

Sa vie

Marcel Schwob est né à Chaville, rue de l’Église, le 23 août 1867. Il descend d’une famille de rabbins et de médecins.

Son père est Isaac-Georges Schwob, originaire de Gray. C’était un journaliste lettré qui avait signé une pièce avec Jules Verne et écrit au Corsaire Satan de Baudelaire. Très mêlé au mouvement fourriériste, il avait collaboré à la Démocratie pacifique. De bonne heure, Georges Schwob avait renoncé à la littérature, et il était passé en Égypte où il vécut pendant dix ans comme secrétaire de l’Institut et chef de cabinet de Chérif-Pacha, ministre des Affaires étrangères du Khédive. C’est à son retour en France que naquit Marcel Schwob.

Sa mère, Mathilde Cahun, descendait des Caym, Champenois dont Marcel Schwob rappelait souvent le souvenir : l’un d’eux avait suivi Joinville outre-mer, paré un coup de sabre porté au sénéchal de saint Louis, suivant une tradition de famille.

Ces Cahun, que nous retrouvons en Alsace, étaient des Juifs lettrés et amis de la France. Anselme, l’aïeul, enseignait le français aux enfants de la communauté d’Hochfelden. Il émigra à Paris et fit élever ses enfants au lycée Saint-Louis. L’un d’eux sera Léon Cahun, l’orientaliste, bibliothécaire à la Bibliothèque Mazarine, le frère de la mère de Marcel Schwob, elle-même une remarquable institutrice.

Marcel Schwob trouva donc à son berceau la tradition juive et le culte des lettres françaises.

Il passa sa petite enfance à Nantes où son père avait acquis de la famille Mangin le “Phare de la Loire”. Ce fut un enfant d’une étonnante précocité, fort bien élevé par les siens, éduqué par des précepteurs allemands et des institutrices anglaises. Dès ses premières années, il parla couramment l’allemand et l’anglais. Il fit ses premières études au collège de Nantes, où les palmarès attestent les dons très divers du petit Marcel.

C’est un enfant charmant, exubérant alors, grand lecteur des nouvelles d’Edgar Poe, un livre que lui a donné un capitaine anglais et qu’il lit dans une édition populaire. Il a déjà le goût de l’aventure, et il se passionne pour l’exploit du capitaine anglais, qui vient de traverser la Manche à la nage ; il écrit à Jules Verne, qui peut bien être, en ce temps-là, son dieu. Il est sensible à la musique, et il fait l’étonnement de son professeur de sixième en dévorant la Grammaire comparée de Brachet.

En 1882, Marcel Schwob devait passer au Collège Sainte-Barbe, à Paris, et résider chez son oncle Léon Cahun, c’est-à-dire à la Bibliothèque Mazarine.

Le petit provincial découvre Paris sur les rives de la Seine, dans un des plus beaux cadres qu’on puisse imaginer. Il vit au milieu des livres, près de son oncle qui est un humaniste et un orientaliste remarquable et qui le traite avec beaucoup de gentillesse et d’humour. Léon Cahun corrige ses versions latines, lui révèle l’antiquité et l’Asie. Ce bibliothécaire connaissait l’histoire de tous les aventuriers, marins et soldats. C’est un historien, mais qui a du style et de l’imagination. Il sait se mettre à la portée d’un enfant, lui qui a écrit tant de romans historiques et d’aventures, qui sont à la fois documentés et très amusants. C’est près de lui que, vers 1883, Marcel Schwob entreprend une traduction de Catulle, “en vieux français du temps de Marot”, pour laquelle il rédige une déclaration qui montre sa précocité et son goût littéraire.

Il tient un registre intitulé : Illusions et Désillusions, Rêveries et Réalités, où ceux qui le connaissent bien peuvent déjà le retrouver. Il subit l’influence romantique et professe un culte idolâtre pour Victor Hugo.

On retrouve Marcel Schwob sur les bancs du Lycée Louis-le-Grand où il fait la connaissance de ceux qui seront les compagnons de sa jeunesse. Léon Daudet, Paul Claudel, Paul Gsell et Georges Guieysse. Avec ce dernier, il prépare la licence de lettres, travaille le grec et le sanscrit, collabore à des études sur le jargon. Georges Guieysse meurt tragiquement à vingt ans.

C’est la période pessimiste que toute la jeunesse savante traverse, celle qui ne sait plus rire. L’adolescent s’évade du lycée par la poésie, et il écrit deux poèmes qu’il rêvait immenses : Faust, d’un romantisme farouche et trivial, et un Prométhée qui l’a déterminé à travailler le sanscrit.

Si les vers de sa jeunesse, que Marcel Schwob renia, témoignent surtout de sa facilité, les proses qu’il écrivit, en préparant le bachot et l’École Normale, indiquent déjà un écrivain qui se dégage, peu à peu, de l’inspiration de Flaubert. Il invente des contes de Fées, des histoires réalistes ou sentimentales. Marcel Schwob est alors un adolescent sujet à de brusques passions, qui dissimule sa sensibilité et sa timidité sous une affectation de dandysme. Il a déjà beaucoup lu, les grecs et les latins, Apulée, Pétrone, Catulle, Longus, Anacréon.

En 1885-1886, Marcel Schwob, qui a devancé l’appel, fait son volontariat à Vannes, au 35e régiment d’artillerie. Il s’émancipe et se retrempe dans le pays gallo. Il a pour compagnons ceux qui partent en bombe, sautent le mur, les trimardeurs. Il évoque dans des vers réaliste, qui valent ceux de Richepin, les mathurins, les filles et les bouges. Marcel Schwob est déjà un argotier remarquable, un admirateur de Villon dont il transcrit l’œuvre ; et il compose sa “Lanterne rouge”.

Il reparaît au Lycée Louis-le-Grand comme vétéran, préparant l’École Normale, “cagneux” à l’esprit caustique, singulier et brillant, sous Merlet, Hatzfeld et Jacob. Et il écrit toujours des vers à l’imitation de Martial. Marcel Schwob devait échouer à l’Ecole Normale ; mais il prépare, à sa manière, la licence, en suivant les cours de Boutroux, qui eut sur le jeune homme une influence notable. Il subit avec succès cet examen et quitte le Palais Mazarin pour s’installer chez lui, rue de l’Université, dans la situation d’un étudiant travailleur qui laisse croire aux siens qu’il prépare l’agrégation.

En réalité, Marcel Schwob s’éloigne de la philosophie qui a rempli son cerveau depuis les cours de Burdeau. Il fait du haut allemand, de la paléographie grecque, surtout sous Jacob et Bréal, et du sanscrit avec F. de Saussure à l’école des Hautes-Etudes. Il donne des répétitions à des aspirants au baccalauréat, enseigne à la Société philosophique et littéraire des Instituteurs de France. Mais Marcel Schwob a déjà beaucoup d’idées littéraires en tête. Il a commencé un roman sur la vie latine et écrit des nouvelles humoristiques, à la manière de Mark Twain. Il est entré en relations avec Robert-Louis Stevenson. Il admire Walt Whitman, disserte sur Eschyle et Shakespeare, lit Pascal et Villon surtout.

Marcel Schwob débute dans la carrière comme un linguiste humaniste. Son premier travail, écrit en collaboration avec son camarade de lycée Georges Guieysse, est un “Essai sur le jargon” qui fait rentrer dans le néant les explications métaphoriques ou poétiques de Victor Hugo et de Francisque Michel. Il commence à fréquenter la petite salle des Archives Nationales, où l’accueille, avec beaucoup d’amitié, Auguste Longnon qui fait des recherches sur Villon et ses légataires. Marcel Schwob découvre près de lui les informations criminelles relatives à la borne du Pet-au-Diable, et il rapproche la langue des ballades jargonesques de Villon de celle qu’avait révélée l’information de Dijon relative à la bande des Coquillards. Il donne à ce sujet, une remarquable Communication à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

C’est à L’Événement, que dirige un fantasque directeur, Édouard Magnier, que débute Marcel Schwob par des articles de critique littéraire, en 1890. Son premier article est consacré à Anatole France dont il restera l’ami. Et il publie des contes à l’Écho de Paris où régnait en ce temps-là Catulle Mendès. Il dirige à ses côtés un Supplément littéraire qui est vraiment tout à fait représentatif de l’esprit du temps.

Ses premiers contes, Marcel Schwob les reprendra dans Cœur double (1892) et dans le Roi au Masque d’or (1893).

Alphonse Daudet, qui aime le compagnon de son fils Léon, veille paternellement sur ses débuts. Et Marcel Schwob, sur sa vingt-cinquième année, connaît le succès qui classe un écrivain.

Il est en relations avec Maurice Pottecher, Édouard Julia, Henri Barbusse, Courteline et Jean Veber, ses premiers compagnons. Jules Renard est son confident ; Paul Claudel son ami. Il voit fréquemment Willy et Colette dont il devine le génie, et qu’il adorera. Il fréquente le grenier d’Edmond de Goncourt.

Marcel Schwob traverse l’anarchie de 1893. Il découvre vraiment sa personnalité dans Le Livre de Monelle qui parut en 1894 : un petit livre véhément et voilé, l’un de ceux qui le représentent le mieux. Quel chemin parcouru depuis l’école ! La sensibilité de sa race remonte en lui. Marcel Schwob prophétise, et il accorde le son de son âme, passionnée et dolente, aux nouvelles images du symbolisme. Ce livre, écrit sous l’impression d’une vraie douleur, le classe définitivement aux côtés de Maurice Barrès, de Jules Renard, de Maeterlinck, parmi les hommes nouveaux.

Mais Marcel Schwob se console aussi ; il reprend ses travaux, revient aux études grecques qui lui inspirent un délicieux petit chef-d’œuvre, Mimes, imité d’Hérondas (1894). Il est en ce temps-là un habitué de la maison du “Mercure de France” où Vallette l’accueille, car il fut parmi les fondateurs de la Revue. Il donne au Théâtre de l’Œuvre une conférence sur Anabella et Griovanni de John Ford ; il commente le Peer Gynt d’Ibsen. Jarry lui dédie son Ubu Roi.

C’est vers ce temps que la vie de Marcel Schwob, qui ne pouvait connaître que des sentiments extrêmes, fut traversée par l’amour qu’il ressentit pour Mlle Marguerite Moreno, qui devait devenir plus tard sa femme. Mais peu de temps après une période merveilleuse de bonheur et d’exaltation, Marcel Schwob, à vingt-huit ans, devient, à la suite d’une grave opération, un grand blessé qui survit au brillant succès de ses débuts.

Il change beaucoup. Le petit homme plein de vie et d’idées, rond et replet, est tout amaigri et fiévreux. Il sera désormais entre les mains des chirurgiens. Toute promenade lui est interdite. Il rase ses moustaches. Ses yeux brillent sous la fièvre ; il meurt et il ressuscite ; il va devenir le Marcel Schwob de sa légende.

Son travail, orienté vers l’imaginatfon, change de caractère. Marcel Schwob s’enferme aux Archives, à la Bibliothèque Nationale, ou bien il demeure parmi ses livres. Il commence son cycle historique.

Marcel Schwob débute comme traducteur en donnant en français l’aventure de Moll Flanders contée par Daniel de Foë. Et c’est un traducteur admirable, moins parce qu’il connaît si bien l’anglais que par l’art des équivalences, la vie créatrice qu’il insuffle à ses traductions. Ce beau livre paraît chez Ollendorf en 1895.

Puis Marcel Schwob tire de la lecture des hagiographes, des sermonnaires et des chroniques du Moyen Age ce merveilleux petit livre qu’est la Croisade des Enfants. Un livre très simple et sanctifié, un “petit livre miraculeux” selon la belle expression de Remy de Gourmont.

Depuis longtemps, depuis les bancs du collège, Marcel Schwob était préoccupé par l’art de la biographie. Il pensait que l’art du biographe consiste dans le choix singulier des faits, qu’il doit moins se préoccuper d’être vrai que de créer dans un chaos de traits humains. Il imaginait le biographe comme un démiurge. C’est ce qu’il a été en traçant Les Vies imaginaires, à mon sentiment, son grand livre. Marcel Schwob y apparaît comme un halluciné. Il réalise une sorte de “Légende des Siècles” et sa prose rejoint ici la poésie. De la même veine est le Spicilège qu’il donne en 1896 au “Mercure de France”, un autre très beau livre, plus près cependant de la critique que de l’imagination.

Marcel Schwob collabore toujours à l’Écho de Paris et aussi au Journal ; il est l’ami de Jean Lorrain, de Bataille ; il correspond avec Georges Meredith, avec Paul Valéry et le grand critique européen qu’est W. G. C. Byvanck ; il fréquente Remy de Gourmont, Octave Mirbeau, Paul Hervieu, qui sont ses admirateurs. C’est une période de travail et de sagesse que traverse Marcel Schwob, blessé dans sa chair, mais dont l’esprit est toujours si brillant et agité.

Il fait un séjour à Londres au mois d’août et de septembre 1900, et il épouse, devant le register de Bartholemews Close, une vieille paroisse de Londres, Marguerite Moreno. Il retrouve son grand ami l’érudit Charles Whibley, et fait visite à Meredith.

L’année suivante, aux mois d’avril et de juillet, Marcel Schwob séjourne tristement dans l’île de Jersey, envoyant à Gaston Paris des notes pour la Romania sur Villon. Il songe à écrire un grand livre sur le poète du xve siècle qu’il connaît si bien ; mais vraiment, il souffre affreusement et se sent trop diminué physiquement pour le réaliser. Jersey, c’est la prison de Marcel Schwob ! On le retrouve à Uriage, et il fait le projet d’un grand voyage en Océanie, espérant que l’air de la mer lui rendra des forces et la santé (août 1901).

Depuis longtemps l’esprit de Marcel Schwob était hanté par la pensée de Robert-Louis Stevenson qui venait précisément de mourir à Samoa. Stevenson et Schwob ne s’étaient jamais vus ; ils échangeaient des lettres, et Stevenson lui avait laissé espérer qu’ils se retrouveraient à Paris, chez Lapérouse, non loin du Petit-Pont où Villon avait flâné. Marcel Schwob avait écrit plusieurs remarquables essais sur son ami et préfacé la traduction du Dynamiteur.

Stevenson n’était plus : il reposait dans un tombeau polynésien, et Marcel Schwob avait imaginé de se diriger vers lui, dans l’île silencieuse. Il s’embarque au mois d’octobre 1901 sur la Ville de la Ciotat, tenant une sorte de journal sous forme de lettres adressées à sa “Marguerite bien-aimée”. Mais ces lettres forment un véritable livre, un livre d’esquisses, où il note, comme un peintre, les mirages du ciel et de la mer.

Il fait escale à Colombo où il va voir le grand Bouddha. Il parcourt les cités en ruines de Ceylan, entre en relations avec les Boers prisonniers des Anglais. Sur le Polynésien, il traverse l’Océan austral, décrit Sidney et s’embarque sur le Manapouri qui le mène à Apia. À Samoa enfin, Marcel Schwob entre en relations avec les indigènes qu’il séduit par sa gentillesse et les contes qu’il leur fait. Au mois de janvier 1902, une grave pneumonie le met à la mort ; il est sauvé par les soins d’un docteur américain et d’une infirmière de la secte des Seventh Day Adventists. Heureusement pour lui, Marcel Schwob a la force de remonter sur le Manapouri, où il retrouve le joyeux capitaine Crawshaw, qui le fait transporter en civière, et sans argent, sur son navire.

Suivant le même itinéraire, Marçel Schwob revient à Marseille, en compagnie de son domestique chinois Ting.

Les lecteurs trouveront la relation de ce voyage dans la présente édition. Ils liront les descriptions enthousiastes qui n’indiquent pas un homme blasé sur la magie des mers australes. Cependant Marcel Schwob parlait peu de ce voyage ; il n’avait pas vu le tombeau de son ami ; il n’était pas entré, comme il l’espérait, à la suite de Robert-Louis Stevenson, dans la connaissance complète de l’âme des indigènes. Son état physique ne s’était pas amélioré, loin de là. Lui qui n’avait jamais rêvé que d’aventures, il venait d’en vivre une ! Il avait tracé des portraits d’après de vrais aventuriers ; et dans sa tête, il portait plusieurs ouvrages qu’il ne réalisa jamais, tels que Océanide, Vaililoa, Captain Crabbe, Cissy, De la pourpre des mers à la pourpre des flots.

Mais nous, nous retenons surtout son pauvre cri : “Jamais plus je ne m’en irai.”

Quand il rentra à Paris, à la fin de mars 1902, Marcel Schwob ne donna aucune suite aux projets formés sur les mers. Il songe surtout au théâtre, depuis le succès qu’il a connu avec sa traduction de Hamlet. Il lit à Sarah Bernhardt la traduction qu’il commence de faire de Macbeth. On le voit souvent au Théâtre-Français, dans d’autres petites salles du boulevard où les music-hall le divertissent. Il est de plus en plus critique et acerbe. Il note avec joie les travers de ses contemporains, collectionne des betisiana qu’il adresse au “Mercure de France”. Ce fils de journaliste, journaliste brillant lui-même, qui écrit depuis des années au Phare de la Loire des “Lettres parisiennes”, conte la légende du journalisme et en fait la satire.

Ces pages, inspirées par Rabelais, deviennent les Mœurs des Diurnales, une sorte de “Manuel” ironique qu’il feint innocemment d’adresser à un candide débutant. Marcel Schwob signe ce livre d’un pseudonyme : Loyson-Bridet. Ainsi il s’amuse des mauvais artistes, lui qui depuis longtemps avait dit à Jules Renard qu’après les efforts des générations classiques et romantiques, il ne nous restait qu’une chose à faire, “bien écrire”.

En 1903, Marcel Schwob a quitté son second étage de la rue de Valois, pour s’établir dans une vieille maison de l’Ile-Saint-Louis, au no ii. Il a un bel appartement où il peut recevoir, dans ce vieux quartier de Paris qui l’enchante ; il y fait les honneurs de son esprit.

Il adresse à l’Echo de Paris les “Lettres à Valmont”, signées du pseudonyme de la marquise de Merteuil. Sous le titre de La Lampe de Psyché, Marcel Schwob donne au Mercure de France un recueil de ses écrits anciens.

On rencontre rue Saint-Louis-en-l’Ile Mme Tinayre, les Gasquet, Paul Léautaud, Maurice Donnay, Pierre Louÿs, François Porché, Paul Fort, Mme Pauline Ménard-Dorian, Mme de Noailles, Henri de Régnier, Paul Clémenceau, Painlevé, Léon Bailby, des jeunes comme André Rouveyre, Émile Despax, Gabriel Nigond, Sacha Guitry.

En 1904, Marcel Schwob fait une fugue nouvelle. Il s’embarque au Havre, touche à Oporto, Lisbonne, Barcelone et Marseille ; il débarque à San Agnello de Sorrente chez son ami Marion Crawford, le romancier américain, dont il avait adapté la Francesca da Rimini. Sa santé ne s’améliore toujours pas. On le retrouve au mois de juillet à Montreux, tourmenté par de mauvaises crises, et il rentre à Paris dans un état physique lamentable, au mois d’octobre 1904.

Marcel Schwob reprend, autant qu’il le peut, son travail aux Archives et à la Bibliothèque Nationale. Il semble avoir renoncé à la création littéraire pour revenir à l’érudition et à l’histoire. Il ouvre un cours à l’Ecole des Hautes-Etudes Sociales où il explique et commente le Grand Testament de François Villon. Une fièvre d’activité le saisit. Il corrige les épreuves de son Parnasse satyrique, prépare une introduction au fac-simile de la plus ancienne édition de Villon. Dans Vers et Proses de Paul Fort, Marcel Schwob donne ses dernières pages où il amenuise son dessin de primitif. Il est préoccupé des rapports de Charles Dickens avec le roman russe. Il trace le portrait de “Cyprien d’Anarque”, qui lui ressemble tant, et il évoque le souvenir de ses premières lectures d’enfant.

Ses conférences à l’Ecole des Hautes-Etudes Sociales connaissent un vrai succès. Marcel Schwob, dont la conversation était belle, découvre le moyen d’expression dont il se servira désormais. Enfin, il va devenir un professeur, être titularisé en Sorbonne, comme ses maîtres ! Il annonce la publication de son grand livre sur Villon, dont il n’a cependant écrit que quelques chapitres. Moribond depuis dix ans, Marcel Schwob s’éteint, le 26 février 1905, après quelques jours de maladie. Il avait trente-sept ans.

II

L’Œuvre

L’œuvre de Marcel Schwob est à l’image de son esprit ; elle est encyclopédique et singulière. À la base de sa création, il y a la science, l’érudition. Et cependant, dans sa prose, Marcel Schwob tend vraiment vers la poésie, et il annonce un art nouveau.

Lire Marcel Schwob, c’est faire un merveilleux voyage au pays de la connaissance. On se demande ce qu’il n’a pas vu, ce qu’il n’a pas compris ? Il apparaît à un contemporain, à un ami comme Jules Renard, tel un nouveau Taine ou un autre Renan.

Il restera toute sa vie un chercheur, un vieil étudiant comme ceux du Moyen Age ; et j’affirme qu’un de ses derniers rêves a été de devenir professeur en Sorbonne. C’est un admirable maître, rompu à toutes les disciplines de la science, un extraordinaire paléographe, un critique averti des sources. Son esprit se meut aisément dans le monde antique, parmi les Latins et les Grecs ; il est chez lui dans le xve siècle français ; c’est un philologue surprenant. Il semble avoir été un contemporain de Shakespeare ou de Rabelais. Il sait toutes les langues ; il a agité les systèmes philosophiques les plus divers ; et cependant, il n’a rien d’un pédant, et même d’un critique au sens classique du mot. Il ne vit que pour l’art et la poésie pure. Il aime Whitman comme un autre lui-même ; il est le frère en pensée et en douleur d’un Charles Baudelaire.

Tout cela constitue à Marcel Schwob une physionomie à part, qui le rend comme inclassable.

On voit bien qu’il appartient, par sa génération, à l’époque qui se recueille, non sans tristesse, qui sait trop, qui a trop lu, que la musique énerve et inspire. Le monde de la création lui apparaît comme quelque chose qui se renouvelle perpétuellement, et que nous avons oublié. Car il connaît les sources des livres ; il pense que tout a été dit, que nos inventions ne peuvent être faites que de débris. C’est une situation intellectuelle presque dramatique, et qui amènerait un autre que lui à la stérilité. Savoir, comprendre et bien dire : ce sont presque des antinomies pour qui doit créer. Mais il faut se rappeler que Marcel Schwob appartient à une très vieille race, qu’il est l’aboutissant d’un long passé. Il devait être un alexandrin ; il l’a été. Mais Marcel Schwob fut aussi un sémite aux passions violentes, au tempérament excessif, au génie destructeur. Il lutte contre bien des fantômes. Son esprit est un carrefour ; il a la vision des choses sous l’aspect du moment, une intelligence aux facettes multiples, comme les yeux des insectes.

L’érudition demeure sa discipline. Et quand je cherche un mot pour caractériser Marcel Schwob, je ne trouve que l’intelligence. Une intelligence qui oscille comme le “cœur double” qu’il a voulu décrire. De la fièvre, de l’activité, et cependant de la mesure : comme tout cela est contradictoire ! Mais comme tout cela est séduisant aussi, et mérite notre attention, notre amitié.

Marcel Schwob est un caractère, qui n’a vécu que pour les émotions spirituelles, qui n’a tendu que vers les belles choses, sinon vers les grands sujets auxquels il ne croyait pas.

Nous dirons en tête de chacune de ses œuvres ce qu’il convient d’en savoir quant aux sources et à l’inspiration. Nous voudrions, dans cette préface, résumer sous quelques rubriques les différents aspects de l’esprit de Marcel Schwob.

Je l’ai évoqué, il y a quelque temps, parmi ses livres. C’est une image qui m’est chère ; car parmi ses livres, je le sens davantage, comme je le vois toujours à sa place à la Bibliothèque Nationale et aux Archives. C’est là qu’il a vécu vraiment. Marcel Schwob est en marge des livres.

Le Conteur

Marcel Schwob a débuté à l’âge d’or du conte ; et ses contes, il les a adressés à des journaux, en particulier à l’Echo de Paris. La forme brève qui est imposée par cette sorte de publication ne le gêne pas ; elle correspond à ce qu’il veut en art. Le public est d’ailleurs fatigué des grandes machines réalistes et de la documentation naïve et laborieuse d’un Zola. Dans ses contes, Marcel Schwob traduit ses rêves, le désir douloureux de s’aliéner soi-même, d’être le soldat, le pauvre, le marchand, la femme qu’il voit passer. Il est servi par une érudition profonde qui va de l’antiquité au folklore, des traditions judaïques au jargon des voleurs. Et Marcel Schwob, avec Anatole France, est capable de tirer un conte d’une lettre de rémission ou du texte d’une vieille chronique. Mais dans un temps où règnent l’art composite d’un Garnier et le canon des Parnassiens, Marcel Schwob ouvre la porte des rêves. Il s’est affranchi de Flaubert et s’est rapproché de l’art d’Un Gustave Moreau. Il semble quelque magicien.

Cœur double, ce sont les lectures dramatisées de Marcel Schwob qui ouvre le cycle de la pègre, conte ses souvenirs de régiment, ses impressions du pays breton. Mais Marcel Schwob demeure encore un vieil étudiant de philosophie ; et il ouvre son livre de contes par des déclarations qui définissent le double cœur de l’homme, le chemin qui le mène à la pitié. Il croit à la purgation des passions suivant Aristote. Mais il ne croit plus aux descriptions pseudo-scientifiques, à la psychologie de manuel, aux éléments de biologie mal digérés. Il rêve d’un art qui devra être net et clair, où la composition sera sévère. Il annonce le roman futur qui sera, selon lui, un roman d’aventures dans le sens le plus large du mot, un roman d’aventures spirituelles. C’est le projet qu’ont réalisé ceux qui sont venus après lui. Car son génie est mathématique, comme celui d’Edgar Poe. Il y a chez Marcel Schwob un clerc logicien qui veut nous faire parcourir la série des terreurs de l’homme. Et dans Cœur double, il projette son propre cœur.

Le Roi au Masque d’Or date presque du même temps. Mais Marcel Schwob, conteur, incline vers le symbole. Il suscite un monde imaginaire de terreur et de pitié où tout est mystère. Ce monde, il le transpose toujours de ses lectures érudites. Recueil plus original, à mon sentiment, que le précédent, qui nous porte plus loin, plus haut : et c’est un “beau tort”, comme l’a écrit Léon Daudet. Le Roi au Masque d’Or classe définitivement Marcel Schwob parmi les évocateurs du passé.

L’Erudit

Marcel Schwob a trouvé l’érudition à son berceau. Il l’a rencontrée près de son oncle Léon Cahun, dans la maison même où il demeure, à la Bibliothèque Mazarine. On a vu qu’élève du Lycée Louis-le-Grand, il suivit les cours de sanscrit de F. de Saussure, et étudia la paléographie et la linguistique avec Michel Bréal et Jacob. Il débuta dans la carrière par des études sur l’argot, sur François Villon, par une traduction d’un ouvrage allemand de Richter sur les jeux des Grecs et des Romains. À aucun moment de sa vie, si brève et traversée d’émotions spirituelles, Marcel Schwob ne délaissa l’érudition.

Marcel Schwob analyse Les Sept contre Thèbes, d’Eschyle ; mais c’est pour suggérer à Paul Claudel la leçon de l’art géométrique et architectural du vieux dramaturge grec. C’est un bénédictin fureteur, plus heureux d’avoir découvert une enquête judiciaire sur une bande de malfaiteurs que la Physiologie de l’Amour moderne de Paul Bourget. S’il lit Hamlet dans le texte, et sur le fac-simile de l’in-folio, c’est surtout pour retrouver, dans le drame de Shakespeare, un roman d’aventures, un va-et-vient d’émotions ascendantes et descendantes, répondant exactement au développement des choses extérieures.

Son ami W. G. C. Byvanck le compare justement en ce temps-là à un Érasme. F. G. Kenyon a publié les poèmes d’Hérondas qui viennent d’entrer au British Museum. Marcel Schwob écrit Mimes. S’il réédite un beau conte de Théophile Gautier, La Chaîne d’Or, ou le Saint Julien l’Hospitalier de Flaubert, c’est pour en commenter les sources, que ne connaissaient ni Gautier ni Flaubert.

Une grande partie de son activité a été consacrée à l’étude de Villon. Marcel Schwob écrira sur lui un essai remarquable dans le Spicilège, préparera un grand ouvrage sur son poète, dont il n’écrivit que quelques chapitres. L’activité spirituelle de ses derniers jours est encore consacrée à Villon, qu’il commente dans ses conférences de l’École des Hautes-Études Sociales. Et Marcel Schwob a réuni la matière d’un dictionnaire du jargon français, collectionné dans le Parnasse Satyrique des pièces libres pour servir à élucider plusieurs passages de Villon. Grand lecteur de Rabelais, qui inspira la partie lyrique des Mœurs des Diurnales, Marcel Schwob est infiniment intéressé par la création de la “Revue des Études Rabelaisiennes”. Il a un plaisir infini à expliquer les mots difficiles et les plaisanteries de son vieux maître.

Tel fut l’érudit que nous avons vu travailler avec grand zèle au commentaire. Un érudit dévot à la vieille langue française qui lui fournit le vocabulaire de ses belles traductions. Érudit ou poète, qui devait l’emporter chez lui ? on peut se le demander encore.

L’Essayiste

S’il est difficile de porter un jugement sur ce que Marcel Schwob eût donné comme historien, puisque nous n’avons plus que quelques chapitres de son François Villon, il nous est possible de juger l’essayiste qu’il a été. Le mot et la chose appartiennent à l’Angleterre. Les érudits sont chez nous des érudits, qui en prennent à leur aise avec la matière ou le style ; et nous ne connaissons guère la forme brève et poétique qui a tant de succès de l’autre côté de la Manche.

Marcel Schwob en donna chez nous un exemple remarquable dans son Spicilège. Ce recueil contient, à la suite d’une importante étude sur François Villon, un essai sur Robert-Louis Stevenson, de belles pages sur Meredith, diverses préfaces et des essais philosophiques sur la terreur et la pitié, la différence et la ressemblance, sur le rire, et des dialogues de forme platonicienne.

Les Vies imaginaires, qui parurent la même année (1896), sont sans doute le livre le plus achevé de Marcel Schwob. Dans ces essais de biographie, il a mis le meilleur de sa science historique, de son art et de son imagination. Il a tracé le portrait d’originaux comme les Illuminés de Gérard de Nerval. Mais chacun de ses portraits est plutôt l’occasion d’évoquer un temps. C’est une très singulière “Légende des Siècles”, une curieuse synthèse des mots de chaque auteur, un savant “haschich” suivant le mot si vrai d’Albert Samain.

Un esprit si apte à se jouer dans les siècles passés, à les évoquer, qui connaissait si bien l’histoire de sa langue, ne pouvait être qu’un merveilleux traducteur. C’est ce qu’a été Marcel Schwob. Il connaissait depuis l’enfance la langue anglaise ; elle venait naturellement sur ses lèvres, surtout pour exprimer la tendresse. Nous avons fait entrer dans ses œuvres les belles traductions qu’il donna de Shakespeare et de Daniel de Foë. C’est qu’elles sont aussi des créations. Au même titre que ses œuvres d’imagination, elles lui appartiennent en quelque sorte.

Le Journaliste et le Voyageur

Il resterait à parler du journaliste et du voyageur.

Le journaliste, nous le montrerons dans ses premiers essais de critique. Disons tout de suite qu’ici encore Marcel Schwob tend à l’achevé, et qu’il a horreur du bâclé, de l’improvisation, bien que lui-même écrivît comme un inspiré et n’eût à aucun point le génie de la rature. Le métier de journaliste, Marcel Schwob le voyait, autour de lui, mal fait ; et c’est pour cela qu’à l’imitation de son maître Rabelais il écrivit ses Mœurs des Diurnales.

Le voyageur, nous le verrons surtout dans ses lettres où il nous laisse admirer la vivacité de ses couleurs, la netteté de sa vision qui traduit la réalité comme un miroir. Ce n’est pas là d’ailleurs le côté original de son œuvre ni de son esprit.

Le Poète de la prose

Car Marcel Schwob est vraiment un poète. “Mon cher poète”, lui avait écrit gentiment Alphonse Daudet à ses débuts. Mais en nommant à notre tour Marcel Schwob un poète, nous ne voulons pas dire qu’il ait écrit des vers. En réalité, il en a écrit des milliers, enfant, sous l’influence de Hugo ; adolescent, sous celle de Baudelaire. Faut-il en parler ici, puisque ces vers le mettaient en fureur et qu’une allusion qu’y fit un jour Mme Daudet fut presque jugée offensante par lui ? Mais ses vers en valent beaucoup d’autres, surtout ceux où il évoqua les filles et les bouges, où il jargonna comme François Villon.

En réalité, ses vers furent un excellent exercice d’assouplissement pour sa prose. Mais Marcel Schwob écrit surtout des poèmes en prose ; je ne trouve pas d’autre terme pour qualifier les livres attendrissants, charmants et subtils, que sont le Livre de Monelle, Mimes et La Croisade des Enfants.

Qui sait si Marcel Schwob ne nous a pas donné là le meilleur de son âme sensible et musicale ? Qui sait si, persistant dans cette voie, il n’aurait pas été le poète de la prose que Charles Baudelaire avait annoncé ?

Mais un esprit comme le sien est trop doué, ne persiste en rien. Il va plus loin, ailleurs. Il est toujours en marche, comme l’Ahasvérus où il voyait le symbole de l’âge moderne.

C’est l’aventure de son esprit que la maladie et une vie trop courte arrêtent si tôt.

III

L’Art

Après avoir fait le tour de l’esprit de Marcel Schwob, je voudrais dire ce qu’il a été dans cette belle génération de 1892 à 1896, aux côtés de ses amis Maurice Barrès, Jules Renard, Courteline, Maeterlinck, Francis Jammes, Paul Claudel, Anatole France, Léon Daudet et Charles Maurras. Et j’hésite, car il est trop près de nous.

Je le vois parfois dans un lointain qui l’apparente à Gérard de Nerval ; et je le vois tout près, quand il me fait de belles lectures d’auteurs anciens ou anglais, quand il les vivifie, quand il les recrée. Alors il me semble quelqu’alchimiste des mots, comme un merveilleux prestidigitateur. Il a un goût de forcené qui peut déplaire, mais son art est pur. Marcel Schwob vibre, et il transmue. Il est un écho du passé et en même temps la table de résonance de tout ce qui se fait de nouveau en Europe. Il est le premier à lire en France Nietzsche. Il découvre les jeunes ; il a le don de l’amitié et de l’admiration. Il dira de ceux qu’il aurait pu considérer comme des rivaux : “J’étais sûr d’eux, je ne me suis jamais trompé.” Il était certain du génie de Claudel.

Je pense aussi à ses belles conversations, coupées de lourds silences, à ce qu’il a dit un soir à Paul Léautaud sur la précipitation et l’abondance avec lesquelles on écrivait : “Oui, oui, je le sais bien, et c’est vraiment ce qui me serait impossible. Je n’écris, je ne peux même écrire que quand je sens quelque chose à dire, et seulement même quand je me sens tout à fait le besoin de le dire…” Cependant, ce soir-là je n’ai pas souri, même en moi-même. Je savais que rien des livres de Marcel Schwob ne démentait ce qu’il venait de me dire…” — Marcel Schwob ne croyait pas à la gloire littéraire. Il savait le peu qui demeure des livres. Il répétait que la survivance est aux petits livres, à ceux qui ont peu écrit, qu’il était bien tranquille pour Baudelaire.

Marcel Schwob ne croyait pas plus au don de création, et pour dire, à l’originalité. Il savait que tout avait été dit et oublié. Son art, c’était le don de choisir et d’amalgamer. Il retrouvait l’origine de tous les livres. Il n’ignorait pas que les siens étaient faits de beaucoup d’autres. “Rien n’est nouveau en ce monde que les formes”, aimait-il à répéter ; et il enseignait que nous n’avons plus qu’à “bien écrire”.

Marcel Schwob rendait le son d’un descendant des Rabbins de Tibériade ; et c’est pour cela, sans doute, qu’il n’avait pas d’âge. Enfant, il est grave, comme à la fin de ses jours. À la fin de ses jours, Marcel Schwob conservait encore dans ses yeux la clarté de l’enfance. Il a porté en lui l’aventure de sa race, son instinct prophétique, son sentiment de la vocifération ; c’est un fait qu’il parlait d’une voix sourde, où l’on pouvait reconnaître comme l’écho de beaucoup de voix du passé. De là peut-être cette facilité avec laquelle il remontait le cours des âges, se retrouvait de plain-pied avec tant de civilisations. Mais il n’a jamais écrit qu’une aventure, Marcel Schwob l’aventureux, ce fut celle de son esprit.

Prodigue, généreux, son désintéressement était infini et n’avait d’égal que sa probité littéraire. Il n’était pas plus riche au jour de sa mort qu’il ne l’était à vingt ans. Son seul luxe fut l’achat de livres précieux qu’il aimait, et qu’il acheta d’ailleurs à des prix qui paraîtraient aujourd’hui bien surprenants, chez les libraires, ses amis, chez Claudin, chez Rahir, chez Gougy, chez Belin, chez mon père. Ses propres livres ne lui avaient jamais rien rapporté. Il était fier d’une notoriété qui ne s’affirma par aucun succès de tirage ; il laissait entendre qu’il était demeuré comme les écrivains d’autrefois, au temps où l’on produisait des œuvres manuscrites. Car ses livres avaient des amis sincères qui se les passaient, comme jadis on se communiquait les manuscrits.

Celui qui fut, dans toute la force du mot, un maître, un maître de la pensée et de l’érudition, aimait à admirer. On a vu quel disciple il demeura d’Émile Boutroux. Ses admirations se traduisaient par une faculté d’enthousiasme qui était sa forme de critique, et passait souvent toute mesure. Alors on l’arrêtait, et il s’arrêtait de lui-même. Mais cette chaleur du cœur était belle. Oscar Wilde mis sur le plan de Shakespeare n’était que le paradoxe d’un soir.

De ses maîtres, Marcel Schwob a reçu le respect de la discipline. Ce révolutionnaire en pensée n’aimait que l’ordre en littérature. Cette faculté d’ordre dans la création se traduisait par l’esprit méticuleux qu’il apportait dans tout ce qu’il faisait, apparaissait dans sa belle écriture, dans le soin qu’il prenait des copies mêmes qu’il exécutait. Car Marcel Schwob était double. Il luttait contre une sensibilité maladive, une pitié qu’il a si souvent traduite dans ses œuvres, et contre laquelle il se débattait parfois jusqu’à l’impersonnalité. C’est ainsi que Verlaine a touché si bien ce côté de lui-même, qui lui rendait insupportable toute injustice, toute souffrance.

La souffrance morale des autres, il la mesurait à ce qu’il aurait ressenti. À cet égard, Baudelaire, qu’il aima tant, est pour lui comme un frère chrétien, dont l’art classique et moderne réagit contre le romantisme de son temps.

L’art de Marcel Schwob n’est qu’un reflet de son caractère. Son talent, qui est supérieur, était fait de la domination de lui-même et de son sujet. La critique sera vraiment faite quand elle sera placée sur le plan de la création ; alors elle aura surtout pour objet de déterminer la qualité d’âme de chacun, la série de nos réactions, de celles de l’individu dans la suite des âges.

L’essentiel de cet art consiste à présenter une tragédie en quatre ou cinq pages, dans une langue que Marcel Schwob semble inventer, tant elle est frémissante de vie, rapide jusqu’à la brutalité, où le mot est toujours propre ; et quand il est impropre, on ne saurait guère lui trouver un équivalent. C’est du dessin (il faut se rappeler le goût de Marcel Schwob pour les vieux maîtres graveurs), et c’est en même temps de la musique, cette musique dont il avait l’amour nostalgique, depuis l’enfance. Mais ce n’est jamais de la fausse enluminure. Sans doute, Marcel Schwob se savait indiscipliné ; de là, peut-être, l’excès de sa doctrine.

Ses idées pouvaient paraître avancées en politique ou en morale ; mais au point de vue littéraire, Marcel Schwob était conservateur. Il avait le goût de la grammaire. Il aimait que tout fût dur et pur comme le diamant. J’ai trop travaillé avec lui pour ne pas avouer que sa discipline était cruelle. Mais je ne l’ai jamais vu chercher un mot. La phrase s’ordonnait dans son esprit, en même temps que le poëme en prose s’y réalisait. Il se mettait à sa table et écrivait sur les beaux papiers dont il avait parfois la coquetterie.

Marcel Schwob disait qu’il n’avait pas d’imagination, et il n’a jamais conçu de roman ; mais son imagination construisait sur des documents et se fortifiait des disciplines de l’érudition. Ainsi il traversait toutes les époques ; et il les a toutes vécues, en partant d’un détail infime, d’une petite lampe romaine, d’un fragment de texte, d’un tableau de maître anglais. Il vivait alors dans les pays qu’il évoquait : son esprit était vraiment comme un carrefour, le point d’arrêt de tant de caravanes. Les Chinois lettrés affirment qu’ils ont vécu dix mille existences antérieures ; dans une existence imaginaire, Marcel Schwob a vécu ces dix mille existences. Et il faut se rappeler qu’il a conçu tous ses livres entre vingt-deux et vingt-huit ans.

Marcel Schwob n’était qu’un prosateur, mais chacune de ses phrases est souvent un poëme ; et je crois que nous lui devons beaucoup pour la création du poëme en prose qu’il a cherchée et parfois réalisée après Baudelaire.

Il était incapable d’ajouter un mot à une phrase ; ses corrections étaient surtout des variantes. Un battement, qui venait des siècles écoulés, allait mourir et s’épanouir en lui : c’était celui du monde oriental.

Car il avait tout l’Orient en lui, les mains molles de ses ancêtres qui n’avaient jamais travaillé ; et ses pieds ne semblaient pas faits pour marcher. De l’Orient aussi, il tenait le goût du mystère et de la terreur ; mais de l’Occident, il avait le cerveau clair. La Thora et le Talmud étaient pour lui choses périmées, un catéchisme oublié. Il était le Juif tel que l’aboutissement des siècles, la culture hellénique et française devaient le faire ; mais inconsciemment, il reproduisait le rythme des versets bibliques et traduisait son hébreu ancestral. En lui étaient le rythme et le nombre. On peut réciter ses poëmes, il n’y a pas une faute de rythme. Mais il ne faut pas dire que Marcel Schwob était obscur. Il était parfois difficile, comme les auteurs qu’il aimait. Il croyait que l’œuvre d’art appelle le commentaire. Mais ce serait folie que de prendre à la lettre son épître à Mirbeau sur l’obscurité. Il n’y a là que le reflet d’un snobisme passager sous le signe naissant de Maeterlinck.

Marcel Schwob n’a vécu que pour l’art, c’est-à-dire pour une traduction plus claire, plus grande de son âme. Jamais il n’a répété une formule parce que le public la subissait. Il rêvait toujours de choses puissantes. Il mourut pauvre, après avoir vécu comme un grand bourgeois. Voilà le Juif que fut Marcel Schwob.

Si, dans sa vie, si courte, Marcel Schwob n’eut pas le temps de connaître la gloire, ni le succès, il éprouva du moins l’estime des lettrés ses contemporains et, l’amitié de ses amis le suit toujours.

Mais c’est un homme d’avenir.

IV

Essai de Bibliographie

1889

Marcel Schwob et Georges Guieysse. — Etude sur l’argot français. (Extrait des Mémoires de la Société de Linguistique de Paris. T. VII.) Paris, Émile Bouillon, 1889, in-8 de 28 pages.

La page de dédicace porte : À Monsieur Michel Bréal, membre de l’Institut, professeur au Collège de France, ses élèves reconnaissants : Marcel Schwob, Georges Guieysse.

Exemplaire de M. Ed. Champion : À Monsieur E. Boutroux, Hommage respectueux de son élève, Marcel Schwob.

1890
Marcel Schwob. — Le Jargon des Coquillards en 1455. (Mémoires de la Société de Linguistique de Paris. Paris, Émile Bouillon, 1890, t. VII, p. 168 à 183 ; p. 296 à 320, 1890. Décembre.)
1891

Richter. — Les Jeux des Grecs et des Romains. Traduit avec l’autorisation de l’auteur par Auguste Bréal et Marcel Schwob. Paris, Émile Bouillon, 1891, in-18 de XIV et 250 pages.

La préface est signée par Auguste Bréal. L’exemplaire de la Bibliothèque de l’Université de Paris porte une dédicace : à M. Gréard, hommage respectueux. A. Bréal, M. Schwob.

Marcel Schwob. — Cœur double. Paris, Ollendorff, in-12 de XXIII et 290 pages.

La préface est datée de mai 1891.

Le livre est dédié à Robert-Louis Stevenson.

1892

Le Roi au Masque d’Or. Paris, Paul Ollendorff, (1893) in-18. Trois éditions sous cette date.

Réimpression par Georges Crès, en 1917, dans “Les Maîtres du Livre” ; et en 1925, chez Jonquières (Les Beaux Romans).

1893

Marcel Schwob. — Mimes. Paris, 1893.

Fac-Simile autographique du manuscrit de l’auteur. À la librairie du Mercure de France

1894

Mimes, avec un prologue et un épilogue, par Marcel Schwob. Paris, édition du Mercure de France, 1894. Typographie Ed. Monnoyer, in-12 carré de 83 pages, couverture grise.

Il y a un tirage avec une couverture en couleurs bleu et or de Jean Veber, qui n’était pas très satisfait de son illustration :

“J’aurais dû la recommencer et voilà ce qui me répugne dans ce qu’on fait à Paris et ce que malheureusement j’arrive aussi à faire, c’est la hâte avec

laquelle il faut travailler. Avec quel regret et quelle honte je laisse quelquefois partir ce que je fais ; pressé que je suis par le temps et par ma parole.”

Le Livre de Monelle. Paris, L. Chailley, 1894, in-16 de 283 pages.

Le Livre de Monelle a été réimprimé à la librairie Stock, dans “les Contemporains”, avec une préface d’André Salmon, en 1923.

R. L. Stevenson. — Le Dynamiteur. Traduit de l’anglais par G. Art, préface de Marcel Schwob. Paris, Plon, 1894, in-18 de VIII et 277 pages.

Le Démon de l’absurde par Rachilde avec reproduction autographique de 12 pages de manuscrit. Préface de Marcel Schwob. Paris, Mercure de France, 1894, in-18.

1895

Annabella et Giovanni. Conférence faite par Marcel Schwob au Théâtre de l’Œuvre le VI novembre MDCCCXCIV. Edition du Mercure de France, 1894-1895, in-18 de 16 pages.

Moll Flanders. Traduit de l’anglais de Daniel de foe, par Marcel Schwob. Paul Ollendorff, 1893, in-18 de XIII et 386 pages.

L’ouvrage parut à la Revue Hebdomadaire, en feuilleton, à partir de septembre 1894. De Guernesey, Marcel Schwob envoyait les paquets d’épreuves à Marc Ferry, inquiet.

L’exemplaire de M. Ed. Champion contient le manuscrit du compte-rendu de Rachilde.

Réimpression chez G. Crès, en 1918 ; collection “Anglia”.

Gustave Flaubert. — Légende de Saint-Julien-l’Hospitalier, illustrée de vingt-six compositions par Luc-Olivier Merson, gravées à l’eau-forte par Gerry Richard. Préface par Marcel Schwob. Paris, A. Ferroud, 1893, grand in-8 de 72 pages.

Henry Bataille. — La Chambre Blanche, préface de Marcel Schwob. Paris, Edition du Mercure de France, 1895, in-18 de XII et 61 pages.

Cette préface a paru d’abord dans le Journal des Artistes, le 16 juin 1895, feuille que dirigeait Henry Bataille.

1896

Théophile Gautier. — La Chaîne d’Or, illustrations de Rochegrosse, préface par Marcel Schwob. Paris, A. Ferroud, 1896, grand in-8 de 54 pages.

Préface longtemps promise à Ferroud par Marcel Schwob qu’Anatole France dut amicalement relancer.

La Croisade des Enfants. Paris, Edition du Mercure de France, 1896, in-16 de 82 pages.

Couverture en couleurs de Delcours.

Spicilège : François Villon, Saint Julien l’Hospitalier, Plangôn et Bacchis. Dialogues sur l’amour, l’art et l’anarchie. Paris, Société du Mercure de France, 1896, in-18 de 341 pages.

Une édition a été donnée au “Sans Pareil” en 1920.

Vies Imaginaires. Paris, Bibliothèque-Charpentier, Georges Charpentier et E. Fasquelle, éditeurs, 1896, in-18 de XXI et 276 pages.

Fasquelle trouvait le livre trop court et correspondit à ce sujet avec l’auteur. Il a été broché au mois de juin.

L’exemplaire de M. Ed. Champion porte la dédicace : À Édouard Drumont, sympathiquement.

Réimpression donnée par Georges Crès, en 1921.

Féminies : huit chapitres inédits dévoués à la Femme, à l’Amour, à la Beauté, par Gyp, Abel Hermant, Henri Lavedan, Marcel Schwob et Octave Uzanne. — Frontispices en couleurs d’après Félicien Rops. Encadrements et vignettes de Rudnicki. Paris, imprimé pour les “Bibliophiles contemporains”, Académie des Beaux Livres, 1896, in-8 de 203 pages.

Par les soins et sous la direction d’Octave Uzanne. P. 35-54 : Les marionnettes de l’amour. Dialogue entre l’acteur Hylas Rodion Raskolnikoff, Herr Baccalaureus, Sir Willoughby Patterne.

P. 119-142. La femme comme Parangon d’art. Dialogue entre Dante Alighieri, Cimabue, Guido Calvalcanti, Cino da Pistoia, Cecco Angiolieri, Andrea Orcagna, Fra Filippo Lippi, Sandro Botticelli, Paolo Uccello, Donatello, Jan van Scorel.

Octave Uzanne, 17, quai Voltaire, suppliait Schwob de penser en juillet 1895 à ses Féminies. Le 26 février 1896, il lui écrivait : “Féminies, ami Schwob, doit être entre vos mains. J’espère que ce livre vous aura plu, ou à peu près, et que votre prose n’aura subi aucune avarie aux mains des imprimeurs. Vous pourrez donc disposer de vos deux textes à dater de septembre prochain environ.”

1899

La porte des rêves… Illustrations de Georges de Feure. Paris, Pour les Bibliophiles Indépendants, chez Henry Floury, 1899, in-4 de 136 pages.

Octave Uzanne écrivait à Schwob le 14 nov. 1897 : “Georges de Feure m’annonce officiellement la fin de ces dessins pour samedi prochain 20 courant. Espérons que la “porte du rêve” va enfin se pouvoir ouvrir.”

La légende de Serlon de Wilton, Abbé de l’Aumône. Paris, Edition de la Vogue, 1899, in-8 de 15 page.

1900

William Shakespeare. — La Tragique Histoire d’Hamlet, prince de Danemark. Traduction par Eugène Morand et Marcel Schwob. Paris, Librairie Charpentier et Fasquelle, 1900, in-18 de XXXVI et 237 pages.

La pièce fut représentée pour la première fois au Théâtre Sarah Bernhardt en mai 1899. Dédicace à William Ernest Henley.

1902

Francis-Marion Crawford. — Francesca de Rimini. Traduit par Marcel Schwob. Drame en cinq a£tes dont un prologue, représenté au Théâtre Sarah Bernhardt, le 22 avril 1902. Paris, Librairie Charpentier-Fasquelle, 1902, in-18 de XXXVIII et 144 pages.

La préface, signée par Crawford, est datée de Paris, le 31 mars 1902. Dédicace à Madame Sarah Bernhardt qui “par sa magie créatrice a réincarné après cinq cents ans l’âme de Francesca che piange e dice”.

1903

La Lampe de Psyché : Mimes, La Croisade des Enfants, L’Etoile de bois, Le Livre de Monelle. Paris, Société du Mercure de France, in-18, 298 pages.

Schwob avait recueilli les éditions originales de la Croisade et du Livre de Monelle sans changement, sauf les titres des sœurs symboliques. Les Crabes devinrent l’Egoïste ; la Petite femme de Barbe Bleue, la Voluptueuse ; la fille du Moulin, la Perverse ; Cicé, l’Exaucée ; Marjolaine, La Rêveuse ; Bargette, La Déçue ; Bachette, La Sauvage ; Jeannie, La Fidèle ; Ilsée, La Prédestinée ; Morgane, L’Insensible ; Mendosiane, La Sacrifiée.

Rencontre de Monelle devint :De son Apparition; Monelle :De sa Vie; Fuite de Monelle : De sa fuite. Patience de Monelle : De sa Patience ; Le Royaume de Monelle : De son Royaume ; Résurrection de Monelle : De sa Résurrection.

Et pour grossir le volume, Marcel Schwob ajouta quelques préfaces : Plangôn et Bacchis, La

Chaîne d’Or, La Légende de Saint-Julien-l’Hospitalier, La Terreur et la Pitié (remise au point), La Perversité, La Différence et la ressemblance (modifiée), Le rire, L’art de la biographie, L’amour, l’art, l’anarchie, à qui il donna en sous-titre : Dialogue entre Phédon et Cébès.

Première mise en pages, janvier 1900.

Seconde avec les essais ajoutés (août-septembre 1900).

Pierre Nahor [Emilie Leroux, de la Comédie Française]. Hiesous. Roman préfacé par M. Marcel Schwob. Paris, Société d’Editions littéraires et artistiques, Librairie Paul Ollendorff, 1903, in-16 de XI et 360 p.

La préface est tirée d’un fragment du récit de la visite du Temple à Ceylan.

Loyson-Bridet. — Mœurs des Diurnales. Traité du Journalisme. Paris, Société du Mercure de France, in-18 de 323 pages.

L’achevé d’imprimé, chez Blais et Roy, de Poitiers, est daté du 25 mai 1903. Réunion d’articles parus au Mercure de France en 1905 sous le titre de : Traité du Journalisme, Fragments.

En 1902, le 30 décembre, Jean Veber apportait à Marcel Schwob un petit paquet : “Il contient trois mauvais croquis qui serviront à couper le texte du “Traité du Journalisme”. — Il s’agit du dessin de l’oie, justification du tirage, de la paire de ciseaux, et du pot à colle.

1904
La Croisade des Enfants. Légende musicale en 4 parties pour soli, chœur et orchestre, adaptée du poëme de Marcel Schwob par Gabriel Pierné (Ouvrage couronné par la Ville de Paris). Exécuté pour la première fois sous la direction de M. Ed. Colonne aux concerts du Châtelet, à Paris, le 18 janvier 1903. A. Joanon & Cie, éditeurs, in-12 de 31 pages.
1905

Le Petit et le Grand Testament de François Villon, Les Cinq Ballades en jargon et des Poésies du cercle de Villon, etc… Reproduction fac-simile du manuscrit de Stockholm par Marcel Schwob. Paris, Honoré Champion, Librairie éditeur, 1905, petit in-8.

L’introduction a été publiée par M. Pierre Champion d’après une leçon de Marcel Schwob.

Le Parnasse Satyrique du quinzième siècle. Anthologie de pièces libres publiée par M. Marcel Schwob. Paris, H. Welter éditeur, 1905, in-18 carré de 334 pages.

Tome IX des Kruptadia. Les épreuves ont été relues par M. Pierre Champion et la Table est due à M. Paul Léautaud.

1912

Marcel Schwob. — François Villon, Rédactions et notes. Paris, Imprimerie de J. Dumoulin, 1912, in-8 de VII et 154 pages.

Cette publication, ainsi que l’introduction, est due à M. Pierre Champion.

ŒUVRES

I. Spicilège. — François Villon — Robert-Louis Stevenson — George Meredith — Plangôn et Bacchis — Saint Julien l’Hospitalier — La Terreur et la Pitié — La Perversité — La Différence et la Ressemblance — Le Rire — L’Art de la Biographie — L’Amour, l’Art, l’Anarchie. — Paris, Mercure de France, 1921, in-12.

II. Lampe de Psyché. — Mimes — La Croisade des Enfants — L’Étoile de bois — Le Livre de Monelle — Il libro della mia memoria — Paris, Mercure de France, 1921, in-12.

COLLABORATION AUX JOURNAUX

Collaboration à l’Événement, sous la rubrique : les Œuvres et les hommes :

1890 8 nov. Anatole France.
  18 nov. Ferdinand Brunetière.
  28 nov. Paul Bourget.
  4 déc. Buffalo Bill.
  11 déc. Un ami de Littré (Ed. de Pomperey).
  22 déc. La Belle Gabrielle (affaire Gouffé).
1891 22 janv. Le Plébiciste Jonquières.
  26 janv. Les Assassins.
  5 fév. L’exécution d’Eyraud.
  20 fév. Gustave Merlet.
  28 fév. Jean Richepin.
  15 mars Théodore de Banville.
  5 avril Paul Verlaine.
  12 avril Barnum.
  22 avril Rabelais.
Echo de Paris
1890 20 janv. L’Homme double.
  26 avril Les Sans-Gueule.
  28 mai François Villon.
  27 juin Mérigot Marchés.
  20 juil. L’Homme voilé.
  3 août Fanchon la poupée.
  17 août Psychologie du bonneteau.
  31 août Le Papier rouge.
  14 sept. Béatrice.
  12 oct. Le Dom.
  26 oct. Les Boutefeu.
  9 nov. Lilith.
  23 nov. L’Homme gras, parabole.
  7 déc. La Terreur future.
  14 déc. Blanche la sanglante.
  21 déc. La Moisson sabine.
  28 déc. Les Noces du Tibre.
1891 4 janv. La Vendeuse d’ambre.
  18 janv. Retour au bercail.
  1er fév. Les Striges.
  5 fév. Instantanées.
  15 fév. Conte des Œufs.
  1er mars Fleur de cinq pierres.
  25 avril 52 et 53 Orfila.
  10 mai Essai sur le parapluie.
  24 mai Supp. litt.  illustré. Les Faux Sauniers.
  7 juin Supp. litt. illustré. L’Incendie terrestre.
  5 juil. La Cité dormante.
  19 juil. Daphnis et Chloé.
  2 août Les Faulx Visaiges.
  16 août La Mort d’Odjigh (à Georges Courteline).
  30 août La Peste (à Anatole France).
  13 sept. La Flûte.
  27 sept. Les Embaumeuses (à Alphonse Daudet).
  11 oct. Les Eunuques.
  25 oct. Mimes : L’Esclave déguisé en femme. L’Hôtellerie. La fausse Marchande.
  8 nov. La Machine à parler.
  22 nov. Les Milésiennes.
  6 déc. Le Pays bleu (à O. Wilde).
  20 déc. Mimes (à Jules Renard) : La petite gardienne du temple de Perséphone. Les six notes de la flûte. Les Figuiers.
  27 déc. Suppl. litt. Le Géant égoïste (trad d’O. Wilde).
1892 3 janv. Cruchette.
  17 janv. Mimes : l’Ombrelle (à Catulle Mendès), Acmé.
  9 fév. Mimes (à Aman Jean) : Hermès Psy-chagogos. Les trois flacons.
  14 fév. La Charrette.
  15 mars Sabbat de Mofflaines (à Jean Lorrain).
  10 avril Mimes : L’Amoureux (à Paul Margueritte). Le Marin. Les Figues peintes.
  24 avril Mimes : Le Cuisinier. Kinné. L’Hirondelle de bois.
  10 mai Bargette.
  22 mai Luscignole.
  7 juin Mimes : La Jarre couronnée (à Paul Arène). La Veillée nuptiale. Herodas.
  10 juin Blanche main.
  17 juil. Le deuxième Phédon.
  31 juil. Le Démoniaque.
  14 août L’île de la Liberté.
  12 oct. Les Crabes.
  26 oct. Barbe noire.
  9 nov. La petite Femme de Barbe bleue.
  23 nov. Les sept Cruches.
  27 nov. Suppl. litt. Préface du “Roi au Masque d’or”.
  21 déc. La Dame au Miroir.
1893 13 janv. La Fille du Moulin (Magde).
  28 janv. La Diablesse verte. Le Père de Buchette.
  17 fév. Les Rouges à Bâle.
  25 fév. Nidau.
  11 mars La Main de gloire.
  25 mars Ramosinit.
  8 avril La reine Mandosiane.
  22 avril Le Miroir de sang.
  16 mai L’Origine
  3 juin Le Vitrail de Saint-Julien-l’Hospitalier.
  17 juin Paradoxe sur le rire.
  7 juil. Les Anneaux.
  15 juil. Cicé.
  29 juil. Monelle.
  12 août Matoaka.
  9 sept. La Maison close.
  7 oct. En Lorraine.
  21 oct. Louvette.
  4 nov. Les petites prostituées.
1894 14 juil. Le Royaume Blanc.
1903 Lettres de Valmont. 12 janvier, I ; 20 janvier, II ; 29 janvier, III ; 10 février, IV ; 15 mars, V.
Le Journal.

29 juillet 1894. “Nous commençons aujourd’hui la série : Vies de certains poëtes, Dieux, assassins et pirates ainsi que de plusieurs princesses et dames galantes, mises en lumière et disposées selon un ordre plaisant et nouveau par Marcel Schwob.”

Histoire du Major Stede Bonnet, pirate.

1894 1er sept. George Meredith.
1895 26 janv. Vie de MM. Burke et Hart, assassins, délicatement retouchée pour le plaisir du public.
  1er fév. Vie de Cyril Tourneur, poëte tragique, violemment mise en scène à la manière de Cyril Tourneur.
  11 fév. Vie de Septima, incantatrice.
  21 fév. La Croisade des Enfants. I. Récit Goliard. Récit du Lépreux
  1er mars II. Récit du Pape Innocent III.
  8 mars III. Récit de trois petits enfants.
  22 mars IV. Récit du Kalendar. Récit de la petite Allys.
  12 avril Récit du Pape Grégoire IX.
  25 avril Vie de Sir William Phips, pêcheur de trésors (revue et corrigée).
1895 5 mai Vie de Katherine la Dentellière.
  15 juin Vie de Titus Lucretius Carus.
  22 juin Vie de Morphiel.
  5 juil. Vie d’Alain le Gentil.
  18 juil. Vie de Pétrone.
  25 juil. Vie du capitaine Walter Kennedy.
  29 juil. Vie d’Empédocle.
  15 août Vie de Sufrah.
  23 août Vie du capitaine Kid.
  4 sept. Vie de Paolo Ucello.
  25 sept. Vie de Cratès.
  4 oct. Vie d’Erostrate.
  16 oct. Vie de Gabriel Spenser.
  11 nov. Vie de Claudia.
  24 nov. Vie de Cecco Angiolieri.
  13 déc. Frate Dolcino.
1896 18 avril Nicolas Loyseleur.
  17 juin Suppl. litt. Lucrèce et Clodia.
1897 2 juin Suppl. litt. Katherine La Dentellière.
Le Phare de la Loire

Depuis 1894 jusqu’à ses derniers jours, Marcel Schwob adressa au Phare, d’une manière assez régulière, un petit éditorial qui est très intéressant pour suivre sa pensée. Cette note n’est jamais signée, Marcel Schwob y parle, d’une manière très limpide, de tout. Il y a là des notes politiques, des relations de séances à l’Académie, nombre de comptes rendus de théâtre, beaucoup de notices nécrologiques sur les écrivains et les artistes qu’il a connus.

Le titre de ce billet est : Lettres Parisiennes.

Le Mercure de France

IV (1892), p. 193-199, La Perversité (à propos de l’Ecornifleur de Jules Renard).

VI (1892), p. 240, Le Latin mystique (compte rendu du livre de Remy de Gourmont).

XI (1894), p. 275, Proses moroses (compte rendu du livre de Remy de Gourmont).

XII (1894), p. 323, Annabella et Giovanni.

1903. Traité du Journalisme. Fragments.
Revue Franco-américaine
1895   juin Sismé.
    juillet La Gloire, p. 56-58.
Revue bleue
1892 16 janv. Le Roi au Masque d’or. Conte dédié à Anatole France.
Ermitage
1893   juillet. Réponse au referendum artistique et social, p. 9.
Revue hebdomadaire
1894 2 juin. Etude sur R.-L. Stevenson.
    août à octobre. Article sur Daniel de Foë et Moll Flanders, suivi de la traduction de ce roman.
Cosmopolis
1897   oct. L’Etoile de bois.
Revue Illustrée
1892 1er oct. Article sur Catulle Mendès.
Chronique parisienne illustrée
1891 25 oct. Le Sabot.
Gil Blas, Supplément illustré
1892 31 juil. Fleur de cinq pierres, Fanchon la poupée.
  13 nov. Le Loup.
1893 3 janv. Le Roi au Masque d’or.
  5 mars Milésiennes.
Petit Ludovisien
1925 2 avril. Eté chinois (Sonnet inédit, daté de juin 1898).
Vers et Prose.

T. I, mars 1905. Il libro della mia memoria, f. La “rubrique” des images. I. Le Christ au rossignol. II. Le Souvenir d’un livre. III. Le Livre et le lit. IV. Les “Hespérides”. V. Robinson, Barbe bleue et Aladin.

La Vogue
1899 3 mars. La Légende de Serlon de Wilton.
  15 déc. Hamlet. Scène du cimetière.
  avril-juin Les derniers jours d’Emmanuel Kant.
Romania

1901 Villoniana, par Gaston Paris et Marcel Schwob. XXX (1901), p. 352-392.

Revue des Études rabelaisiennes

T. I, 1903. Rabelais en Angleterre, par Charles Wiblen, traduit par Marcel Schwob, p. 12.

Ne reminiscaris, p. 71-73.

T. II (1904). Notes pour le commentaire, p. 135-142.

Utrum Chimera. Tartaretus : De modo cacandi. Maujoinct. Chanson citée au chapitre I de Pantagruel. Bouteille et flacon. Il n’est umbre que de courtines…
 

Notice
sur les “Écrits de Jeunesse”

 

Avons-nous eu raison, avons-nous eu tort d’ouvrir les cahiers d’un adolescent entre sa quatorzième et sa vingt-deuxième année, de faire des extraits de ses rêveries, de ses travaux, de ses vers et de sa prose, de parcourir les cinq volumes que Marcel Schwob conserva des essais de sa jeunesse ? Aucune des objections qui se sont élevées dans notre esprit n’a été capable de nous arrêter dans l’entreprise dont nous donnons aujourd’hui les résultats.

Certes, le temps de l’adolescence est unique ; c’est l’âme en fleur. Aucune époque n’est plus riche dans la vie, et le malheur, c’est que nous ne savons pas réaliser cette richesse, que nous sommes, la plupart du temps, incapables de tenir nos propres promesses.

Chez Marcel Schwob il y a d’ailleurs un cas de précocité unique. À trois ans on s’aperçut qu’il savait lire en français, en anglais, en allemand. On avait dû sans doute lui montrer les alphabets : mais il avait appris tout seul. Petit événement que son père mentionne dans la feuille de recensement. Vers six ou sept ans, le petit Marcel communique en grand mystère à sa sœur un petit cahier cartonné vert. Il porte un beau titre : Journal critique et littéraire. Il contient les mémoires d’un petit chien chinois, leur ami : “On m’appelle Jack, un nom anglais, et cependant je suis chinois”.

Dans le beau jardin de Tours, il y a un pin. Marcel et sa sœur y ont, sur les hautes branches, une cachette, une table faite d’une planche, un toit formé d’un vieux parapluie. Là Marcel se réfugie pour lire, pour parler anglais, rêver, tandis que le vieux père Grimm, le précepteur allemand, cherche les fugitifs et arpente, de ses longues jambes, le jardin. Marcel monte les comédies d’Aristophane.

Si son œuvre s’est acheminée, de bonne heure, vers la perfection, les lecteurs jugeront si elle a tenu tout ce que contenaient les promesses de son enfance. L’adolescent va vers les cimes, vers les grands sujets de la pensée et de l’art ; l’artiste achevé que sera par la suite Marcel Schwob ira plutôt vers les curiosités, les spécialités.

C’est pourquoi il nous a paru indispensable, en manière de préface à son œuvre, de mettre sous les yeux de ses amis et de ses admirateurs les essais de l’enfant et de l’adolescent.

L’artiste en prose ne sera jamais plus riche ; il est parfait. C’est un vrai philosophe, avant même qu’il ait entendu parler de philosophie. Il n’a lu que les anciens, les vrais maîtres, et il a déjà une théorie pour les comprendre, les adapter et les rendre. Parmi les modernes, il ne connaît guère que Victor Hugo, dont il s’éloignera assez rapidement. Son poète sera l’universitaire Ernest Dupuy. Cependant, telle est la personnalité de Schwob que certains de ses vers font penser à la fois aux nouveautés d’Arthur Rimbaud, aux trouvailles de Laforgue, et d’une manière générale aux poëmes philosophiques d’Alfred de Vigny. Je ne sais pas s’il a déjà lu Baudelaire ; il le rejoint cependant par tout ce qu’il porte de volupté, de sensibilité moderne, de musique et de forme classique.

Au surplus, (ceci servirait à justifier cette publication d’inédits de sa jeunesse), il y a chez Marcel Schwob un tel besoin de renouveau et tant d’âcreté dans son printemps à lui, que nous comprendrions mal la suite de son œuvre sans avoir parcouru ces vers et ces proses auxquels il ne tenait plus. Car l’homme est resté l’enfant qu’il fut, très mystérieux, très solitaire, écrivant pour lui, en cachette, pour s’évader, pour se libérer, sans aucune préoccupation de succès ou de mode.

C’est vers la quatorzième année que Marcel Schwob commença de s’exprimer. Il vient d’arriver à Paris, en 1881, et il est au lycée Louis-le-Grand en seconde chez M. Boudhors. Il demeure chez son oncle M. Cahun, bibliothécaire à la Mazarine, dont nous avons dit l’influence considérable sur son esprit. Sa “chère maman bien-aimée” est sa confidente à laquelle il écrira tant de lettres remplies d’affection. Elle est elle-même une femme d’esprit supérieur, une institutrice remarquable qui a fait l’éducation de Mme Arman de Caillavet ; et son père, Georges Schwob, est un journaliste lettré, comme lui, d’une rare bonté.

Les lettres que l’enfant leur adresse nous permettent de suivre ses efforts, de voir sa gentillesse, son application et sa modestie. Il sait cependant tant de choses ; il parle l’anglais et l’allemand, grâce aux précepteurs étrangers que ses parents lui avaient donnés. Maurice Schwob, son frère aîné, l’a précédé au lycée Louis-le-Grand, et il achève en ce temps-là ses études à Polytechnique. Le petit Marcel regarde ses maîtres et ses camarades : “M. Boudhors a la figure ridée, comme une vieille pomme ratatinée, et sa barbe commence à blanchir. C’est comme les jeunes poètes, probablement. C’est d’ailleurs un professeur très jovial et qui fera bien travailler, à ce que je crois.” Boudhors ne lui a pas adressé la parole ; mais il n’a ni à se louer, ni à se plaindre de lui. “J’ai un excellent professeur d’histoire, M. Lemonnier ; celui-là est un jeune homme qui n’a pas trente ans. Il nous traite tout à fait en grands garçons, ne dictant pas de sommaires, nous disant qu’il ne nous fera pas dans son cours les grands faits que nous pouvons suffisamment trouver dans des manuels d’histoire quelconques, que nous sommes assez grands aujourd’hui pour savoir travailler, et que c’est pour cela qu’il nous laisse une partie du cours à apprendre seuls. Mon professeur de mathématiques, M. Pointelin, que j’ai vu ce matin, est dans les mêmes goûts.”

C’est le vieux lycée Louis-le-Grand, l’ancienne maison des Jésuites, avec ses tourelles que nous avons encore connues où M. Pointelin, le peintre des mélancoliques paysages en deux tons, fut aussi notre maître : “La nourriture à Louis-le-Grand est en effet excellente, comme disait M. Beaujean, et elle préparera extrêmement bien aux déjeuners et dîners de l’Ecole Normale où on sert de vieilles têtes de poissons pourries et de vieux morceaux de cuir bouilli. Le menu d’hier était : soupe à la carotte ; eau de haricots avec des morceaux de carottes dedans ; ragoût de bœuf, haricots de Soissons (je ne leur ai pas demandé s’ils étaient bien nés dans la bonne ville de Soissons, mais ils n’en avaient pas l’air). Pain et vin. C’est un vin fort bizarre qui est complètement transparent. Du reste on pourrait se servir avec avantage des réfectoires de Louis-le-Grand pour y transporter le glacier du Spat…”

Aux vacances de Pâques, Marcel retourne à Nantes ; mais c’est pour dire qu’il serait bien amusant d’aller faire un tour sur la côte de Bretagne pour se distraire de la tristesse de la ville. L’enfant est dans les premiers de sa classe ; il brille en version latine et en version grecque. Il commence à bien lire le grec, même quand c’est du Thucydide. Il est au courant des travaux de son oncle qui doit s’entendre avec Calmann Lévy pour une traduction des Mille et une Nuits, et avec Hachette pour une histoire des Turcs. M. Boudhors lui fait parfois un compliment, mais sous une forme désagréable, car il soupçonne qu’il se fait aider pour ses versions latines. L’enfant ne se distingue pas en français, ou plutôt on le ne distingue pas. M. Boudhors lui répète qu’il a un esprit fin et intelligent qu’il verrait avec grand plaisir fructifier en rhétorique. C’est pour la version latine seulement qu’il ira au Concours Général ; mais très secrètement Marcel Schwob écrit ses poésies, et des contes sentimentaux quand il va passer en rhétorique chez MM. Jacob et Chabrier. Ni l’un ni l’autre ne sont bien encourageants, avec leurs sermons pour l’engager à dépouiller “sa vieille peau d’écolier.”

“Sa vieille peau d’écolier”, Marcel Schwob l’a dépouillée depuis longtemps, on le verra ; mais ses maîtres l’ignorent : “M. Chabrier reste aussi grincheux qu’avant et M. Jacob aussi bavard. Il passe quelquefois une heure trois quarts à nous expliquer un sujet qu’il aurait pu nous donner.” L’enfant s’épuise et s’ennuie à résumer les cent vingt-cinq pages de M. Martha sur la philosophie stoïcienne ; les sermons de Bossuet et les Provinciales de Pascal le font dormir debout. Il trouve absurdes les sujets de compositions qu’on lui propose ; mais il est tout de même un très bon élève, comme M. Chabrier l’a dit au proviseur. Ses progrès ont été rapides et il commence à envoyer de la copie au journal paternel, le Phare.

M. Chabrier, croyant le prendre en faute, lui a fait expliquer brusquement un texte difficile de Plaute, le dialogue de Mercure et de Sosie dans Amphitryon : “Comme j’expliquais très couramment, lisant le latin et disant immédiatement la phrase française, il me dit : “Vous avez préparé, ou du moins vous en avez l’air ; peut-être expliquez-vous Plaute couramment, je n’en sais rien” : ce qui m’a fait grand plaisir, car enfin il faudrait être d’une bonne force pour expliquer Plaute à livre ouvert.” Marcel Schwob ira cette année-là au Concours Général et passera son bachot.

Mais c’est aussi le temps où il a commencé, pour son plaisir de lire Catulle, de le rendre en français du temps de Marot ; et il esquisse le très joli et original roman de Poupa sur la vie latine. Cela, MM. Chabrier et Jacob ne le sauront jamais.

Marcel Schwob devait faire sa philosophie entre 1883 et 1884, sous M. Burdeau.

C’était le philosophe célèbre, le politicien qui plia toute une génération au kantisme. Maurice Barrès et Léon Daudet ont évoqué sa physionomie et dit son influence. Marcel Schwob, qui savait très bien l’allemand et qui pouvait lire Kant dans le texte, aurait dû plaire à Burdeau ; mais la sensibilité de l’adolescent ne s’accorde pas du tout avec l’enseignement du maître. Marcel écrit à sa chère maman bien-aimée : “M. Burdeau est un très bon professeur, mais très raide, et qui donne un travail épouvantable.” Il écrira encore : “M. Burdeau nous fait de l’économie politique à haute dose, il nous bourre de métaphysique. Pour mon compte, je suis en train de lire Schopenhauer et de me demander d’où vient son immense réputation. C’est bien faible, comme philosophie…” — “M. Burdeau s’est donné de la rogne contre ma dissertation qui ne rentrait pas précisément dans ses vues.”

Ce qui caractérise en effet Marcel Schwob adolescent, c’est la liberté de son esprit, sa solitude. Une lettre qu’il adresse à son père, le 13 juillet 1884 est bien caractéristique : “Mon cher papa, tu as bien tort de supposer que j’ai la moindre intention de me poser en Galilée ou en Savonarole. Malheureusement, ce sont les gens qui nous examinent qui nous considèrent ainsi. Il ne s’agit pas ici d’affirmer telles ou telles opinions, — mais de la tournure générale de l’esprit. J’affirmerai tout ce qu’ils voudront — je suis beaucoup trop jeune pour avoir des convictions arrêtées sur quoi que ce soit — mais je ne pourrai pas les empêcher de voir que M. Burdeau nous a fait un cours de philosophie très matérialiste. Si encore je passais avec Caro, cela me serait indifférent : c’est un homme intelligent et tolérant. Mais j’ai le malheur d’avoir pour examinateur Waddington, le cousin de l’ambassadeur, qui est bien la brute la plus sorbonnique que je connaisse. Il ne sort pas de la logique, de Malebranche et de Fénelon…” En fait, Marcel Schwob devait être recalé au bachot de philosophie par Waddington : l’année qui suivit, il sera reçu avec félicitations.

Marcel Schwob, si doué, dédaigne absolument les programmes et les maîtres qui ne conviennent pas à son intelligence. Sa curiosité le porte ailleurs. Il accompagne M. Jacob à la Bibliothèque Nationale et il fréquente sa conférence de l’Ecole des Hautes-Etudes. Il collationne les cinq dialogues de Lucien contenus dans le manuscrit grec 690 de la Bibliothèque nationale. Il a commencé l’étude du sanscrit avec son camarade Georges Guieysse et il suit les conférences de Bergaigne.

Tout cela le distingue vraiment des bacheliers qui l’entourent. Il commence un Prométhée en vers qu’il va situer dans le décor de l’Inde, et il tire du gavage philosophique de Burdeau et de Schopenhauer un très curieux Faust, en vers et en prose, qu’il conçoit comme un mystère du moyen âge.

À la fin de l’année 1885, Marcel Schwob, qui avait dix-huit ans, devança l’appel et fit son volontariat à Vannes, au 35e régiment d’artillerie. Cette époque marqua chez lui un violent mouvement d’émancipation. Tout d’abord l’accablent le sentiment de l’isolement et, il faut le dire, la vie abrutissante et remplie de corvées que l’on imposait aux étudiants volontaires dans les casernes. Fatigues, nuits de veille aux écuries, gardes sous un lieutenant instructeur horriblement dur et brutal, telles furent ses impressions premières. Marcel Schwob mène l’existence du cavalier, beaucoup plus dure que celle de fantassin. “La vie de quartier se déroule avec une horrible uniformité, d’autant plus que nous ne pouvons absolument pas sortir. Même le dimanche n’est pas libre, de sorte qu’il est inutile d’envoyer le Phare à une adresse quelconque ; je pourrai seulement le voir de temps en temps au Café du Commerce… Si tu savais ce que c’est lugubre ici, surtout avec le lieutenant instructeur que nous avons. Des coups de chambrière sur les doigts, quand on ne marche pas à la voltige — et ça n’est pas commode. Ce sont des exercices de cirque — faire le saut périlleux par-dessus les chevaux, — sauter dessus par derrière en passant sur la croupe, — tourner sur le cheval nu, les bras croisés, trois ou quatre fois — sauter par-dessus le cheval en se tenant au pommeau de la selle, sans toucher le cheval avec les pieds, etc. À la manœuvre à pied surtout, avec le froid qu’il fait en ce moment (17 novembre), on a les pieds et les mains glacés. Ce matin, il gelait à pierre fendre — et quand il faut, à quatre heures moins le quart, aller chercher une cruche de café à moitié habillé — je t’assure que ce n’est pas drôle, surtout quand on vous a mis votre lit en batterie le soir.”

“Enfin jusqu’à présent cela ne va pas trop mal, si ce n’est qu’on n’a pas cinq minutes à soi, depuis six heures et demie jusqu’à huit heures du soir. J’ai heureusement trouvé ici un camarade de lycée de Paris, qui est à la même batterie que moi, et un maréchal des logis qui me permet de venir causer avec lui, le soir, après l’appel de neuf heures, parce qu’il a son poêle allumé…”

On a de la salle de police pour ne pas saluer tout à fait militairement un officier dans la cour du quartier, ou pour avoir oublié de reporter sa gamelle vidée à la cuisine ; deux jours pour un bouton mal astiqué, ou pour un sous-pied mal ciré. À la corvée de litière, on ramasse le crottin avec ses mains. Le jeune soldat s’est foulé le pied à la voltige ; il fête la Sainte-Barbe, la fête des artilleurs : mais le bruit de la fête lui a donné une telle migraine qu’il n’y voit plus clair. Nuits sans sommeil au poste de police, galops sur des chevaux qu’on ne connaît pas, au petit polygone, couché sur le cheval en arrière. Une recrue est morte en cellule. On a attaché un soldat sur un cheval qu’on a mis au grand galop, et quand on l’a détaché il était mort étranglé et la colonne vertébrale brisée. Une enquête est ouverte. Mais les beaux jours de juin 1886 amènent un soulagement au camp, où Marcel Schwob reste attaché à la préparation de la fête, espèce de carrousel où ont lieu des courses à la lance, au sabre, etc.

Ce que Marcel Schwob ne racontait pas à sa chère maman, mais ce qui apparaît très clairement dans ses papiers de jeunesse et dans les contes qu’il recueillera dans Cœur double, c’est l’intérêt très vif qu’il prit à la rencontre de mauvais soldats, de ceux qui partaient en bombe et sautaient le mur. Sur sa route il a coudoyé les trimardeurs ; et les paysages des environs de Vannes resteront dessinés dans son esprit. Lui qui avait été jusqu’à présent un poëte très idéaliste, il compose des pièces réalistes sur les mathurins, les filles, les bouges, les scènes de la chambrée.

Marcel Schwob reparut, à la fin de l’année 86, au lycée Sainte-Barbe comme vétéran. Il se remet à la philosophie avec M. Charpentier ; il fait des mathématiques. Il est très émancipé alors. M. Brunel le complimente sur le style de sa composition, mais il ne la classe pas, comme inconvenante : “tout simplement parce que je n’avais pas fait écrire Mme de Maintenon comme une vieille dévote et que j’avais fait soupçonner qu’elle était la maîtresse de Louis XIV — je m’en console. La prochaine fois, je lui ferai une composition dans ses goûts.” Le vétéran est très bien avec M. Haffeld ; il a enfin un professeur d’histoire possible et intelligent, qui fait bien son cours et avec lequel on peut travailler. Il a le premier prix de composition latine, et il commence à expliquer parfaitement Aristote. Il est premier en philosophie, et M. Charpentier lui a dit que sa dissertation aurait eu 9 à l’Ecole Normale. Il a sa place à la Saint-Charlemagne, en 1887 : “M. Merlet m’a également complimenté samedi matin, pour une longue explication du Criton de Platon : je suis très bien avec lui et je suis sûr de sa recommandation.” Marcel Schwob passe ses vacances à Bagnères-de-Bigorre, d’où il envoie à son frère Maurice un article sur Tolstoï.

L’année 1888 le retrouve, toujours vétéran, préparant l’Ecole Normale et le Concours Général. Il devait échouer au mois de juillet, faute d’un demi-point : chose admirable, il échoua à cause de sa composition française qui fut cotée deux un quart, note donnée par M. de la Coulonche.

Cet échec fut plus vivement ressenti par les siens que par Marcel Schwob lui-même. M. Charpentier le fit inscrire au cours de philosophie de Louis-le-Grand et lui donna une recommandation très chaude pour M. Boutroux, l’admirable philosophe et maître de conférences, qui devait exercer sur son esprit l’influence la plus heureuse et la plus féconde. Marcel Schwob prépare sa licence avec son cher camarade, Georges Guieysse : il devait être reçu, en 1888, le premier des quatorze licenciés sur cent candidats.

Marcel Schwob a vingt et un ans. Il n’est plus l’écolier qui fait l’étonnement de ses camarades par le côté brillant et pervers de son esprit. Il a écrit, en 1888, beaucoup de vers, d’une forme déjà rare, des contes où sa personnalité est marquée, des récits qui sont d’un réalisme cruel ou bien remplis de poétique sensibilité. Ses parents imaginent qu’il va continuer à travailler sagement et chercher à obtenir son agrégation afin d’entrer dans l’arche sainte qu’est l’Université pour son cher papa et sa maman bien-aimée. Mais, en réalité, Marcel Schwob travaille à sa manière, fait des recherches personnelles, remonte aux sources. Il fera graver sur sa carte de visite : Marcel Schwob, licencié. Il donne quelques leçons, et il s’installe chez lui dans sa petite chambre de la rue de l’Université. Il fait de la paléographie grecque, copie tout Villon. Il connaît parfaitement l’argot des gens de la Villette et la langue des bouchers, le louchebem. Sa première étude, qui va paraître en collaboration avec Georges Guieysse, est le remarquable Essai sur l’argot français. Marcel Schwob suit de loin Stevenson et ses aventures ; il commence à travailler aux Archives Nationales et va donner à l’Événement une série d’articles remarqués et remarquables (1891).

Les poésies et quelques essais que l’on trouvera dans le présent volume, écrits entre 1888-1889, donnent une idée de la richesse, des dons variés de l’esprit du jeune homme qui, suivant le mot d’Alphonse Daudet, “avait la tête pleine”. Il lit beaucoup et traduit Walt Whitman. En 1889, il parcourt l’Exposition, en rapporte des impressions d’humour où se retrouve l’empreinte de Mark Twain. Le très bel essai sur Eschyle et Aristophane date du temps où il préparait son agrégation, où l’étudiant faisait à la Sorbonne, aux côtés de ses maîtres, Brochard entre autres, des conférences pour s’entraîner à l’examen, en 1890. Mais quel est celui de ses maîtres qui aurait rédigé ces belles pages ?

Marcel Schwob est rebuté par les examens, et les examinateurs : il se dégoûte et renonce à la carrière universitaire. Il sera un homme de lettres, un écrivain qui écrit pour le plaisir d’écrire, plus que pour les cinquante francs que Magnier lui donne, ou plutôt lui promet, pour chaque article de l’Événement. Car parmi les gens de lettres il a eu du moins la satisfaction de voir son talent reconnu : ce qui ne lui était pas arrivé à l’Université. Et Paul Arène a dit, en plein café Voltaire, que seul son article sur Banville était réussi. Il se console ainsi, puisqu’Alphonse Daudet l’a pris sous sa protection, l’a présenté à Goncourt, et qu’il fait partie, comme le dit en riant l’excellent Georges Schwob, du “high life parisien.”

P. Ch.

C’est un devoir pour nous, en terminant cette notice, de remercier Mlle Lucie Schwob, qui nous a communiqué les lettres de Marcel Schwob à sa mère ;

Madame Maggie Bouy, sœur de Marcel Schwob, confidente des projets de jeunesse de son frère, qui nous a écrit une intéressante lettre ; enfin M. Maurice Schwob qui a bien voulu préciser, pour nos yeux, la physionomie très attachante et sympathique de son père et de sa mère.

M. André Babelon a été pour nous un collaborateur plein de goût et de sensibilité. Il a bien voulu se charger de relire les épreuves de la présente édition et nous aider grandement dans l’établissement du texte et des variantes.