Écrit sur de l'eau/Chapitre X

Éditions du feu (p. 175-186).

CHAPITRE X.

L’ÉTAT DE SIÈGE


Le courage est la lumière de l’adversité.

Vauvenargues.

Le lendemain, pendant que, muni par Jacques, désemparé, de pleins pouvoirs pour régler les questions matérielles, M. Cabillaud organisait ce qu’il appelait l’état de siège, enjôlant, pour des fournitures diverses et exactes, une bouchère accorte, un épicier grincheux et un laitier complaisant, Jacques lui-même employa toutes ses heures à la découverte d’une chambre d’amour digne de la présence merveilleuse qu’il s’y promettait. Mais ce jour-là, non plus que le suivant, ni l’autre encore, il ne trouva ce qu’il rêvait. C’étaient des gîtes abominables dans des quartiers populeux : cases étroites ou basses, chargées de tentures malodorantes et chauffées par de lourds tapis vulgaires, ou boîtes glacées où l’absence éternelle d’un feu et l’hostilité de chaque meuble composaient une atmosphère mortelle à l’idée même d’un baiser. Il lui fallut cinq jours de courses et de démarches nouvelles avant d’aboutir à une solution satisfaisante, cinq mortels et interminables jours pendant lesquels, s’il avait été moins épris, il n’aurait pas manqué de maudire l’amour qui n’en fait jamais d’autres, d’ailleurs, après avoir commencé par les plus douces promesses et la plus fallacieuse tranquillité de l’âme.

Il finit par découvrir dans la rue Marengo, rue benoîte, à l’écart et endormie, une chambre fraîche et simple dont la haute fenêtre donnait sur un jardin à peine touché de printemps. Il l’arrêta d’enthousiasme et, le lendemain, à l’heure la plus matinale, il confia à la boîte de la poste une lettre, la plus attendrie, la plus folle, la plus abandonnée qu’il eût jamais écrite, une de ces lettres d’amour sincère qui ressemblent étrangement aux plus banales et aux plus fausses, et où cependant on a tout mis, jusqu’aux plus secrets aveux des tendresses toujours cachées, jusqu’aux plus rares merveilles d’un esprit a pétri du plus pur limon de Cybèle ». Il terminait en fixant le rendez-vous tant désiré pour le quinze. (Ou était alors le treize mars).

En remontant chez lui, il y trouva une lettre de son père. Il l’ouvrit et la lut avec une vive curiosité. On a beau être sceptique et avoir vu bien des choses, on aime cependant sentir qu’on est pas abandonné de sa famille.

Tunis, le dix mars, 190…
HÔTEL

DU

CALIFE DE CARTHAGE
« Mon cher enfant

« Tu as dû être étonné l’autre soir, en rentrant au domicile de la rue des Arcades, de voir que j’en avais disparu, et plus encore de l’apprendre d’une manière irréfutable par le petit mot que j’avais chargé de ce soin… Que veux-tu ? Il y a des moments dans la vie où l’on éprouve l’irrésistible besoin de changer d’air ; on ne peut plus y tenir, on étouffe. J’étouffais à Marseille.

« Je ne tais pas allusion à la température. Ce serait une mauvaise plaisanterie au mois de mars et tu te souviens de m’avoir vu y demeurer en plein été, alors que les cigales éclatent dans les arbres et que les travaux du Grand Égout Collecteur (que notre municipalité en soit à tout jamais flétrie !) tuent par centaines les citoyens assez imprudents pour les côtoyer. Non, je suis parti parce que, moralement, j’en avais par-dessus la tête. Mon cher enfant, Marseille n’est pas un pays qui convienne à mon activité, les gens ne comprennent rien à mes projets et opposent à mes rêves les plus stupides refus… Mazarakis lui-même… (ah ! si tu le connaissais !) j’en suis bien revenu sur Mazarakis. C’est un rastaquouère comme tous les autres, un fumiste, un Grec de tripot qui a toujours dans sa manche un double jeu, comme autrefois. Et si je n’étais pas aussi sûr que je le suis de la naïveté parfaite de ce malheureux Pampelunos et de ce petit crétin de Micaëlli, je croirais qu’ils me l’ont présenté pour me jouer un tour. Mais non, les pauvres, ils étaient bien trop contents de manger une fois des huîtres en compagnie de ton père pour qu’on puisse les soupçonner de quoi que ce soit.

« Revenons à notre sujet.

« J’ai quitté Marseille donc, par dégoût de la vie que j’y menais. Toi, tu l’aimes, c’est différent. Restes-y tant que tu voudras, tu ne me verras point te le défendre, mais ne me demande pas de jamais t’y rejoindre. J’ai trouvé ici une ville idéale, vierge encore pour ainsi dire de grandes entreprises et où je devine, depuis quelques heures seulement que j’y suis débarqué, jusqu’à trois ou quatre grosses affaires qu’on pourrait y mettre en train, notamment une mine de charbon dans le sous-sol de Carthage, quelque chose de magnifique : une opération à drainer des millions… Mais chut ! je n’en dis pas plus long pour l’instant. L’avenir me jugera sur mes actes, et non pas sur mes paroles.

« Je n’avais pas le loisir, mon départ étant précipité, de m’expliquer longuement sur la feuille volante que j’ai laissée sur ma table ; c’est pourquoi tu as peut-être pu t’imaginer que j’étais parti pour le Caucase. Il n’en est rien… Ah ! la mine d’alcool du Caucase ! quelle chance, mon fils, que je m’en sois retiré à temps ! Figure-toi que non seulement cette mine n’existait pas, mais encore qu’on n’a jamais vu une goutte d’alcool dénaturé dans ce pays, excepté chez les épiciers et les droguistes, pour l’entretien des petites lampes sur lesquelles les ménages modestes cuisent leurs œufs à la coque.

« J’ai été indignement trompé par un filou de Berlin, extradé, et que la police a fini par cueillir, qui se faisait passer pour un prince Popototoff… La Providence m’a sauvé d’une mauvaise passe au moment où j’allais y entraîner ce brave homme de M. Tintouin, cet excellent, cet estimable monsieur Tintouin dont je ne saurais trop admirer la confiance et le courage, à un moment où personne ne voulait croire à ma mine, avec juste raison d’ailleurs. Il m’a avancé, après quelques doutes, vite dissipés (tu l’as entendu me les soumettre), des sommes assez importantes qui ont toutes disparu dans la caisse de Popototoff pour l’achat de la mine-fantôme. Mais enfin il a pris peur au moment de livrer le plus gros morceau, et c’est ce qui l’a garanti. Du reste, il sera indemnisé, et au-delà, par une surprise que je lui réserve et dont je te prie, si tu le rencontres, de ne lui parler qu’à mots couverts, de façon à ce qu’elle ait toute sa valeur au moment voulu : je lui enverrai, lors de la constitution définitive de notre Société pour l’exploitation des charbons de Carthage, dix parts de fondateur, prélevées sur ma quotité personnelle, et qui vaudront, dans dix ans, trente mille francs comme un sou.

« Tu dois comprendre qu’en face de cette brillante perspective, tout m’est indifférent : le passé que je laisse derrière moi, le verrou automatique, le simili-marbre, lamine d’alcool, et l’horrible sabre bavarois qu’enfin je ne vois plus en face de moi, lorsque je lève le nez de dessus mon papier. Je regarde la mer bleue de Tunis, au bout des avenues blanches, et tout m’est égal, tout, jusqu’aux jugements que ne manqueront point de porter sur moi mes meilleurs amis : je les entends comme si j’y étais. Imbéciles, qui me croient brûlé, parce que je change de place ! Quand je reviendrai là-bas, ce sera riche, mon cher Jacques, mais riche comme ne l’est aucun de leurs petits armateurs ni de leurs petits millionnaires, vraiment riche, enfin, et sachant très bien ce que je veux faire de ma fortune.

« Si ce pauvre Cabillaud allait plus mal, je te prie de le garder à la maison, et de le soigner comme si c’était moi-même qui fusse devenu infirme. Le malheureux ! Sa jambe ! c’est terrible à penser !… Évite-lui donc toute peine, toute fatigue, et vivez en bonne intelligence. La maison est grande, mes gaillards, vous n’êtes pas à plaindre.

« Ne te fâche pas non plus avec Eugénie. Cette fille est un peu hystérique, il faut la ménager. Veille soigneusement aux comptes de la cuisine. Je ne la crois pas voleuse mais avec l’existence en partie double qu’elle avait le tort de mener, il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’elle fît profiter un amant plus jeune qu’elle des petits bénéfices de l’anse du panier. On a vu des déchéances bien plus graves. Si tu t’apercevais de quelque manquement trop fort aux convenances et de nature à attirer sur nous l’attention désobligeante du propriétaire, n’hésite pas à m’en avertir. J’écrirais à cette malheureuse fourvoyée une lettre qui, j’espère, l’aiderait à rentrer en elle-même et dans le droit chemin.

« D’ailleurs, le mieux serait peut-être de la persuader de réintégrer ses foyers. Son caractère et le tien sont éminemment peu faits pour se comprendre ; mais tu verras toi-même quelle conduite tu auras à choisir en ces circonstances. Je te donne carte blanche. Il est bon que parfois je te laisse en face des initiatives de la vie,… pas lorsqu’elles sont trop graves, car alors, mon pauvre petit, quel pataugement !… Mais enfin, tu es encore capable de laisser partir une bonne.

« Je t’exhorte à ne pas faire de folles dépenses. N’invite pas trop souvent tes amis, ne commets aucune excentricité. En un mot, conduis-toi avec une parfaite modération, comme doit le faire un gentleman et le fils d’un homme engagé dans d’importantes entreprises.

« Je t’envoie un mandat-poste de quinze francs pour les dépenses courantes. Sous peu, je ferai mieux, beaucoup mieux, mais il faut savoir attendre. Toute la force de ton père a été de savoir attendre.

« S’il venait des gens pour me faire visite, non seulement tu devras ignorer où je me trouve, mais encore, si tu les vois se porter à quelque extrémité fâcheuse, opposer une inertie absolue à leurs prétentions et réclamations. Rappelle-toi bien cela. Cet indécollable Barboto pourrait bien encore venir t’importuner, comme il m’a importuné, moi, depuis tantôt onze ans…

« Adieu, mon cher fils, sois sérieux, montre-toi un maître de maison digne de la charge que je t’abandonne et crois bien à toute l’affection tendre et dévouée de ton père,

« Pierre de Meillan ».

P.-S. — « Prends aussi soin du vautour. Je ne tiens pas à ce que l’oncle Adolphe le trouve mort, si jamais il revenait parmi nous. Ne lui donne jamais de mou, parce que cet aliment, faisant éponge sur l’estomac, le ferait éclater sans le nourrir. Achète-lui du foie, de la rate et du déchet de côtelettes… Tu vois que je pense à tout ».


Jacques avait à peine terminé la troisième lecture de cette missive, cherchant à pénétrer le sens des passages les plus obscurs, qu’on sonna à la porte, avec une grande discrétion d’ailleurs. Ayant ouvert, il crut reconnaître de ces gens dont M. de Meillan disait qu’il fallait leur opposer la plus grande inertie. Le jeune homme les introduisit au salon, et le plus âgé des deux, en même temps qu’il en était le mieux vêtu, déclara s’appeler M. Espérandieu et s’être permis d’amener avec lui M. Léotard, son aide. Il venait de la part de M. Barboto, tailleur en chambre, pour une traite depuis si longtemps dans la circulation qu’elle en avait changé de nature et de forme et que maintenant elle n’était plus présentable que sous les espèces bleuâtres d’un exploit. Cet exploit prouvait péremptoirement que la somme primitive de dix-huit francs, représentant la valeur du gilet blanc livré à M. de Meillan par M. Barboto en 1889, s’était augmentée de toutes sortes de protêts, d’enregistrements, d’assignations, de contre-assignations, d’oppositions, de papiers timbrés, de courses, déplacements et frais divers, sans compter l’intérêt légal et composé, jusqu’à devenir cent-soixante-deux francs vingt-cinq, que M. Espérandieu, parlant d’ailleurs à son fils, priait M. de Meillan d’avoir à lui remettre sur l’heure, au risque d’une saisie de tous ses biens meubles et immeubles, avec un délai maximum d’un mois pour en faire opérer la levée.

Jacques comprit, et M. Cabillaud, qui s’était réveillé au bruit et habillé en toute hâte, comprit aussi, et d’un seul coup d’œil, lorsqu’il eut dévale jusqu’au salon. Il reconnut avec le plus exquis de ses sourires M. Espérandieu pour l’avoir rencontré dans des circonstances analogues et pour son compte particulier. Avec ce tact parfait d’homme du monde qui sait se trouver à l’aise en quelque situation où le hasard le place, il prononça quelques paroles audibles, et, en peu d’instants, parut aux yeux de tous remplacer avec avantage M. de Meillan, connaître mieux que lui les aîtres de sa maison, enfin diriger dans leur tâche délicate les deux messieurs nouveaux-venus, pourtant si experts dans la pratique de leur fonction.

Il les poussa tout doucement en dehors du salon, afin d’éviter qu’ils y remarquassent certains meubles dont ils auraient pu admirer de trop près la riche matière et le style authentique, et, une fois dans la salle à manger, il leur en indiqua le contenu d’un geste qui semblait dire :

— Messieurs, j’ose espérer que vous ne réclamerez pas davantage.

Ils ne réclamèrent pas davantage, en effet, et se déclarèrent satisfaits lorsqu’ils eurent inscrit en double sur leurs papiers, et au moyen de l’écritoire extrait de la poche de cuir de leur gilet : un buffet, une table, une servante, six chaises en cuir de Cordoue, une suspension de cuivre massif, une vaisselle limousine et deux croûtes authentiques d’un peintre inconnu, valant surtout par l’or superbement patiné de leurs cadres. M. Léotard eut le mauvais goût de soulever d’un doigt épais le placage fragile de la base du buffet, et d’indiquer, dans le cuir imprimé des chaises, des accidents et des feutres qui devaient, selon lui, taire écarter l’hypothèse qu’elles eussent été fabriquées dans la somptueuse cité des Califes. Mais M. Espérandieu blâma, d’un sourire dégoûté, les façons de son acolyte et l’invita d’une manière générale à cette sagesse qui consiste à ne point trop rechercher dans le monde, au-dessous des apparences et des formes, les réalités fallacieuses qui leur servent de support.

— Plaqué ou plein, dit-il, c’est tout comme, puisque nous n’avons besoin que de cent-soixante-deux francs.

M. Cabillaud approuva cette remarque et la fit même suivre d’un commentaire optimiste, suivant lequel M. de Meillan n’était parti que pour quelques jours et serait très étonné à son retour qu’on eût poussé les choses si loin, pour une bagatelle. M. Barboto, d’ailleurs, était connu pour son caractère difficile, et il avait vraiment une certaine audace de réclamer avec tant d’âpreté le prix d’un gilet depuis si longtemps anéanti, et qui n’avait, du reste, jamais eu la moindre élégance dans la coupe.

M. Espérandieu, à qui le calmé, le sourire, l’aisance et le charme personnel de M. Cabillaud inspiraient une admiration évidente, hocha la tête en homme qui n’a aucune raison d’approuver ou non la conduite de ses clients et s’acquitte, sans les comprendre, d’une foule de commissions indiscutablement absurdes et immorales, mais dont la rétribution est juste, honnête et bonne, puisqu’elle fait vivre un homme juste, son honnête femme de femme et ses bons petits enfants.

Des effluves de bienveillance universelle partaient de la personne magnétique de M. Cabillaud, s’enroulaient autour du distingué M. Espérandieu, effleuraient sans pénétrer sa dure écorce le fruste et regrettable M. Léotard, et, retombant enfin eu nappes insinuantes sur le jugement et l’affectivité de Jacques, changeaient ses manières d’envisager, jusqu’à ce qu’il ne vît plus autour de lui, sous leur attendrissante influence, que des personnes charmantes, dont tout le désir était de trouver la vie aimable, facile et d’une bonne éducation. Possédé lui-même du besoin de plaire, il s’empressait et se multipliait, offrait des petits verres, aidait les manches à rentrer dans les pardessus, et ce fut presque avec regret qu’il prit congé.

Mais M. Cabillaud était loin de partager ces sentiments. Car, malgré son sourire, il gardait rancune à MM. Espérandieu et Léotard de l’avoir réveillé en sursaut et obligé à se lever pour venir voir, à une heure où il lui était infiniment utile de rester étendu, afin d’endormir, par l’absence de mouvements, les douleurs indiscrètes qui, de sa jambe, rayonnaient maintenant à travers tout son corps, avec les allures les plus folles, les idées inattendues, les plus irritantes.

— Les imbéciles ! dit-il. Déranger les gens le matin ! Ce sont des coups à attraper la crevaison.

Et ce ne fut que recouché qu’il voulut entendre lecture de la lettre de M. de Meillan, laquelle amena sur ses lèvres cette moue supérieure de l’ironie sceptique, qui survit chez les grandes âmes à toutes les défaillances de leurs corps.