Échalote et ses amants/Texte entier

Louis-Michaud, Éditeur (p. -283).

Au Docteur Félix Terrien




Voici, cher docteur, une analyse qui, si elle a des côtés un peu ébouriffants pour ceux qui n’ont point séjourné sur la butte montmartroise, n’en est pas moins un recueil d’incidents vus, de mots entendus et de péripéties faciles à vérifier. Certes, vous ne vous attarderez pas à les contrôler — vous avez autre chose à faire, et la science, qui s’honore de vous accaparer, vous offre un champ d’études autrement passionnant qu’un monticule peuplé de moulins tapageurs et de personnages plus ou moins amoraux.

Tant mieux pour ceux qui souffrent et tant pis pour moi. Loin de ce lieu, où il m’a amusé de séjourner pendant quelques années, vous croirez peut-être que j’exagère en le dépeignant, et certains détails — cependant si atténués ! — vous choqueront.

Je voulais les éviter, je n’ai pas pu. La vérité d’une étude veut celle de l’anecdote, comme la valeur d’une thèse exige les mots techniques. Il m’était impossible de traduire les discussions d’Échalote et de ses acolytes selon les règles imposées par la bonne compagnie, et je ne pouvais décrire les tableaux vivants de Montmartre comme tel ou tel critique explique et décortique l’art des Botticelli et des Murillo.

Voyez donc ici, cher docteur, une pièce anatomique d’un nouveau genre, et considérez les phénomènes de la rue Lepic comme autant de sujets d’amphithéâtre et de laboratoire.

L’être humain a ses loupes, ses kystes et ses tares. La société, elle aussi, a ses fibrômes. Elle les supporte, faute de mieux, et parce que les chirurgiens en ce genre ne se sont pas encore révélés. Seul, M. Bérenger tente de manier le scalpel moral : il n’y réussit qu’à rebours puisque, telles les têtes de l’Hydre, les vices poussent plus drus quand ils sont entaillés.

Peut-être s’étonnera-t-on que des pages sur le monde spécial où triomphe toujours Échalote aient été écrites par une femme. D’après les pontifes nous devrions nous contenter des petits romans domestiques à l’usage des pensionnats, et le féminisme, tout en nous octroyant une émancipation intégrale, une existence de garçon manqué et des ambitions de conseillers municipaux, n’admet pas que nous parvenions à ces faveurs sans la grâce et les minauderies qui laisseront la députée et la sénatrice femmes tout de même, c’est-à-dire un peu compliquées et très coquettes.

Bah ! je ne suis pas féministe et je vois mal à travers une voilette.

Que les hommes me pardonnent d’oublier mon devoir de dissimulation et de mine guindée.

Et vous, docteur, qui avez la belle indulgence des esprits solides, gardez-moi une amitié dont je suis fière.

Jeanne Landre.

ÉCHALOTE ET SES AMANTS

♣ ♣ ♣


I

Ohé ! ohé ! les pierrettes !


Quand j’aurais les cent bouches, les cent langues et la voix de fer, dont parlent Homère et Virgile, on jugera qu’il m’eût été impossible d’exposer tous les contrastes de la grande ville.
Mercier. (Tableau de Paris.)


Une foule bariolée et bourdonnante. Des femmes en caracos écarlates, des livreurs surchargés de colis, des rentiers lisant leur journal, des enfants en traînant d’autres dans des boîtes montées sur roulettes, des marchandes de « quatre saisons », les unes derrière les autres poussant leurs voitures, des agents moustachus multipliant les « circulez ! », des chignons décolorés au-dessus de visages mal démaquillés, des jeunes hommes, l’air gouape et insolent, porteurs de panier à provisions et marchandant les comestibles, des faux rapins chevelus, culottés de velours à côtes et coiffés de feutres à la Bolivar, des femmes de ménage levées tôt, des filles de joie couchées tard ou pas du tout, des tas de coquilles d’huîtres au bord des trottoirs, des mosaïques de trognons de choux, de queues de salsifis et de feuilles de carottes sur la chaussée, telle est la rue Lepic, à Montmartre, vers onze heures du matin.

Nul autre endroit de Paris n’offre ce spectacle. Ailleurs, c’est la bousculade des gens d’affaires et le trottinement des fourmis travailleuses. Ici, c’est la flânerie de ceux qui contemplent la vie en amateurs, le marché fantaisiste des gens qui, n’ayant qu’eux-mêmes à nourrir, se tourmentent peu de l’heure des repas et de la toilette à faire pour se mettre à table. On déjeune le plus souvent de choses illusoires ou de cuisine toute préparée. Les charcutiers réduisent une porcherie entière en côtelettes à la sauce qu’on livrera fumantes et illustrées de cornichons coupés, les fruitiers vendent des légumes bouillis, les bouchers du bœuf tout chaud et les rôtisseurs dépècent des volailles blanches et dorées. Dans ce coin de maison les pommes de terre crépitent, là-bas les limandes, plongées dans la graisse chaude, empuantent l’atmosphère, plus loin, et toujours en plein air, se rangent les chapelets de saucisses cuites, les artichauts épanouis par l’ébullition et les tartes poussiéreuses. Ceux qui n’ont pas de domicile ou perchent dans les hôtels borgnes peuvent, de l’un à l’autre étalage, acheter et grignoter de quoi satisfaire leur estomac complaisant. Ils auront dépensé quelques sous et ne mourront pas de faim et, s’ils veulent compléter ces agapes sommaires d’un petit noir à la chicorée, le bar voisin leur servira un jus trouble et sucré pour dix centimes. C’est le record de la subsistance à prix réduit, dans le cadre le plus pittoresque, le plus populeux, avec l’audition gratuite d’orgues de Barbarie et d’orchestres ambulants.

Tout n’a pas été dit sur Montmartre. Personne n’a en son pouvoir de dépeindre une parcelle privilégiée du globe où l’esprit se transforme et évolue selon les générations, où l’art libre et la jeunesse indépendante ont droit de cité et d’où la gaîté et l’amour, déesse et dieu acclimatés sur une colline, font la chasse à la sottise des foules et au gâtisme des pontifes à l’aide des engins les plus perfectionnés de la rosserie et de la blague.

Toutefois le domaine réel de la fantaisie y a, depuis quelques années, subi des atteintes. La curiosité des bourgeois, l’avidité des industriels spéciaux ont empiété sur cette propriété qui n’était à personne et dont profitait tout le monde. Les immeubles modernes ont ravi le soleil aux jardinets sauvages, la municipalité a percé des rues dans les derniers champs parisiens et, remorqués par les gigolettes, des messieurs sans profession et sans scrupules sont venus voisiner avec les peintres et les poètes. L’entôlage et l’escroquerie ont précédé M. Prudhomme lequel, explorateur prudent, avait annoncé sa visite. Le chahut et la jambe en l’air ont intelligemment captivé son regard, tandis que des comparses vidaient ses poches. Sur la plainte de quelques pères conscrits de fichu caractère, la police, personne de mauvaise compagnie, s’est alors immiscée dans les affaires d’une population qui ne demandait qu’à s’amuser et, en guise d’attractions nouvelles, a planté des argousins dans les carrefours et près des porches.

Ainsi la prostitution et ses suites ont triomphé de la bohème et, chambardant les habitudes de la population régnante, ont encouragé les propriétaires à sacrifier les enfants des Muses, qui payaient mal, au profit des horizontales garanties par un citoyen de la basse ville ou un étranger généreux.

Tout près des boulevards extérieurs où, le soir, scintillent les lampes à arc des cafés à rendez-vous galants, la Butte est devenue une sorte de villégiature pour ces papillons indécis sur le choix d’une fleur nourricière mais qui, à l’aube, veulent retrouver le cocon où l’ami entretient la chaleur des draps et le refuge d’affection réparatrice.

Ah ! la joie, après les stages dans les hôtels
voisinant les boutiques à fromages et devant lesquels, chaque nuit, sans le scrupule d’attenter à la beauté de l’amour, Richer fait fonctionner ses pompes hygiéniques et serpenter ses odoriférants tuyaux, la joie de retrouver le petit homme tout seul et sage vous attendant et disposé, par ses caresses, à effacer les traces des baisers payés !

Pourtant, certains de ces messieurs goûtent peu le retour au logis vide. Ils préfèrent attendre, emmi les bars, que la compagne fatiguée vienne les cueillir et les renseigner sur le produit de ses opérations nocturnes. Cette catégorie de protecteurs n’est pas la meilleure. Ils sont pointilleux et acariâtres, froissés par une trop longue veille et irascibles quand la chasse a été mauvaise. Les manilles, les zanzibars, les petits marcs et les vins chauds n’ont pas calmé leurs nerfs susceptibles. Ils n’ont qu’une relative confiance en l’habileté de leur élève et redoutent le client désœuvré qui leur fera perdre, pour une rémunération indigne, un temps précieux et limité. Une nuit gâchée ne se rattrape pas. Il le sait, lui, le petit homme qui, levé le premier, va chez la blanchisseuse réclamer le linge de linon, chez la teinturière retirer les chemisettes et les jupons dégraissés, qui subit les récriminations des créanciers et ouvre la porte aux garçons de recettes de Dufayel. Ah ! son métier n’est pas la sinécure qu’un vain peuple suppose. Il faut avoir l’œil à tout : aux dessous de l’associée comme à sa coiffure, à la propreté de son corps comme aux soins de sa santé. On les voit celles qui s’entêtent à vivre seules, par économie paraît-il, et qui déambulent les frisettes au vent, la jupe mal jointe et les talons éculés ! Où la femme en ménage se fera un pont d’or, la gigolette célibataire traînera sa misère : il lui manque l’inspection du maître et la crainte des mornifles et tourlousines réservées à ses fiasco.

Certes le catéchisme de la demi-mondaine reste à écrire. Elle y lirait ses devoirs et y trouverait, toute tracée, sa ligne d’inconduite. Elle y verrait que chaque
métier a ses charges et que le sien ne se peut exercer sans une sorte de majordome à qui l’on confiera son cœur, son argent et son trousseau de clefs. Ainsi que tout livre d’enseignement religieux apprend à se choisir un directeur de conscience, elle comprendrait les qualités exigibles chez le sien et se le chercherait selon ce modèle.

Aussi ne saurions-nous trop conseiller à toute provinciale débarquant à Paris pour s’y livrer à la galanterie, comme aux jeunes bonniches décidées à lâcher leurs fourneaux et les criailleries plus ou moins imbéciles de maîtres nés pour être domestiques, un stage indéterminé dans ce joyeux Montmartre où, le jour, on traîne la savate, mais qui, le soir, recèle des commerçants anonymes et de naïfs fils à papa. Aucun de ceux-ci ne leur demandera à visiter leur gîte, car leur humeur guerrière ne va pas jusqu’à dépasser le boulevard de Clichy et, en ascensionnant vers le Sacré-Cœur ils craindraient la rencontre de rôdeurs équivoques ou d’apaches problématiques.

Et si, après avoir prodigué leurs charmes et leurs sourires pour des sommes variant entre trois et dix francs, un honnête père de famille ne se rencontre pas pour les installer dans le quartier Marbeuf ou la plaine Monceau, ce sera assurément qu’elles se seront trompées sur leur vocation de courtisanes et que, tout bien réfléchi, le plus sage serait pour elles de retourner garder les vaches de leur patelin ou de se consacrer à l’élevage des lapins et à la récolte des escargots.

II

Où le lecteur, en compagnie d’un monsieur gras et chauve, va se faire présenter à Échalote.


Une femme en a toujours assez quand elle a de quoi remplir la main d’un honnête homme.
Ninon de Lenclos.


Voyez les pommes ! trois sous la livre !… Eh bien, gueule donc aussi, toi, l’Échalote.

La petite femme, haute comme trois reinettes et ronde comme un cervelas à qui s’adressait cet ordre, obéit, le sourire aux yeux et le nez, déjà en pied de marmite, redressé vers le ciel.

— Allons, Mesdames, voyez la belle pomme, trois sous la livre !… Trois sous la livre, les pommes, trois sous la livre !…

— Ça va, gueule toujours.

— C’est ça, et puis zut pour mon cristal, s’pas ? Ah ! tu peux dire que j’en suis une bonne fille !

Les deux associées éclatèrent de rire.

— Ça ne fait rien, — fit Échalote, — si les vieux des Champs-Élysées me voyaient !…

L’autre conclut :

— Ils doubleraient leur prix, pour sûr.

— Alors je gueule encore, mais aide-moi.

Deux voix, l’une rauque, l’autre fraîche, montèrent alors en un duo :

— Demandez les belles pommes !… Trois sous la livre, ma petite dame, trois sous la livre !

Un monsieur entre deux âges, ventru et chauve, arrêta la voiture poussée par Chouchon, l’amie d’Échalote, et marchanda un peu sur le prix et beaucoup sur la qualité.

— Un kilo de cinq, dites ? et des belles.

— Belles comme ma copine, — déclara la marchande.

Le monsieur remarqua l’associée qu’il n’avait point vue. Il était connaisseur, l’effet fut rapide.

— Bonjour la loupiote, — fit-il en s’adressant à Échalote.

— La loupiote vous enquiquine.

La marchande en chef et le gros monsieur s’esclaffèrent.

— Faites pas attention, — supplia Chouchon, — elle s’est levée du pied gauche.

Le monsieur n’était pas susceptible.

— Dites-lui que, si elle veut se coucher du droit, peuh, peuh, il y a tous les soirs un louis, un verre de porto et une bouillotte dans le lit, chez moi, au petit rez-de-chaussée du 14 de la rue Clémence.



— T’entends, Échalote ?

Mais décidément la petite femme n’était pas de bonne humeur.

— Je le connais, c’gros-là, c’est un ballot, il était collé avec Pois-Vert l’été dernier.

— Pas possible, — s’exclama le monsieur, toujours le sourire aux lèvres, — vous connaissez Mlle Pois-Vert ?

— J’te crois, on croûtait ensemble chez la mère Robinet.

— Vous connaissez aussi Mme Robinet ? Mais j’y déjeune tous les jours, peuh, peuh.

— Je sais, dans la salle du fond. Nous, on se mettait près du zinc, c’est moins cher.

— Eh bien, mademoiselle Échalote, quand vous voudrez me faire l’honneur de vous attabler près de moi dans cette même salle du fond, je vous offrirai la nappe et la serviette supplémentaires.

— Quand j’te disais que c’était un ballot, — s’exclama Échalote, — ça offre deux sous aux femmes pour le faire rigoler !

— En attendant, v’là vos pommes, — prononça Chouchon en tendant au gros monsieur un paquet biscornu soutenu par un numéro du Soleil.

Le monsieur régla son acquisition sans vouloir se souvenir du prix diminué.

— Au revoir les souris ! Et si Échalote ne veut pas venir seule, la marchande peut l’accompagner.

Le fait est que Chouchon, dans un autre type, n’était pas à dédaigner. Plus grande, avec quelques années de supériorité dans la chair et les contours, elle était d’une blondeur saine et colorée. Seule la voix, cassée par les cris de la rue, désharmonisait sa personne, mais dans l’invitation faite par le monsieur chauve et ventru, la voix, accessoire inutile, pouvait être supprimée.

— Tu iras ? — questionna Chouchon.

— Pas tout de suite. Y a d’l’or à faire en c’moment aux Champs-Élysées, et pagnoter pour pagnoter autant qu’ce soit avec des types au pognon.

Le lecteur se demandera peut-être pourquoi Échalote, si la fortune l’appelait vers un quartier plus riche, s’en tenait à vendre des pommes dans les rues de Montmartre. La réponse a son éloquence. La police, depuis quelque temps, surveillait les Champs-Élysées où, chaperonnées par des matrones, des fillettes d’un âge variant entre seize et trente-huit printemps allumaient, de leurs regards cerclés de fard indien, les flâneurs révélés par l’étincelle de leur cigare et certains céladons amateurs de jupes courtes et de catogans virginaux. Tant qu’Échalote n’avait pas atteint l’âge légal pour exploiter ses attraits la police ne l’effrayait pas ; elle s’asseyait dessus, disait-elle, et s’en fichait comme d’une chique. Mais, depuis quelques mois, elle avait, à condition que le féminisme eût triomphé, le droit de vote et il s’agissait de ne point se faire ramasser dans une rafle et conduire à Saint-Lazare. À côté de sa dépravation sans bornes elle gardait un préjugé : celui d’une carte nominative délivrée par la préfecture et gênante pour l’avenir. Sans pouvoir préciser ce que serait cet avenir elle l’avait en bonne estime. Elle se savait intelligente, rouée comme pas une, et rien ne prouvait qu’elle ne pût prétendre à l’amour d’un homme sérieux qui eût adopté son cœur vide, son mètre quarante de hauteur et sa malice charmante quand l’intérêt la dominait.

Comme elle l’annonçait, il y avait de l’or « à faire » aux Champs-Élysées et, pour sa part, elle en avait fait.

Vêtue d’une robe de broderie anglaise, la taille sanglée d’une corde à sauter, chaussée de babies, coiffée d’un béret de toile cirée, les cheveux tombant en boucles soyeuses, elle avait ensorcelé des gentlemen. À côté de ses compagnes surmontant leurs corps de gamines d’une figure flétrie et mal étayée par le blanc gras, elle avait l’air d’une pensionnaire en vacances vicieuses. Il n’en fallait pas davantage pour dégourdir les jarrets goutteux et faire trotter les ataxiques. Sous l’égide d’une proxénète du quartier Bréda, dont l’odorat subtil flairait l’argousin sous le pardessus cotonneux et « le melon » à larges bords, Échalote avait connu de beaux jours, ou plutôt de belles nuits. Farceuse dans son boniment, elle poursuivait son mensonge en chambre close et, arguant de sa pureté maintenue, se tirait sans risque de maternité de ces intimités séniles ou curieuses. Cependant, une fois, un inconnu plus exigeant avait rechigné sur la somme à payer d’avance, incertain sur la valeur de la marchandise présentée. Après l’examen coutumier il avait formulé son opinion : « Je suis volé, tu n’es pas une petite fille, tu es une petite femme », ce à quoi Échalote, toujours munie de son esprit de repartie, avait objecté : « Eh bien, mon colon, estime-toi heureux, si j’étais une petite fille je te prie de croire qu’à l’heure qu’il est je t’en ferais chanter un air. »

N’importe, les coups de filet des agents des mœurs, presque chaque soir, ramassaient du gibier. Se sachant signalée, Échalote avait abandonné ce jeu dangereux et, pour le moment, se levait tôt et accompagnait, par les rues montmartroises, Chouchon et sa voiture. Ce métier, d’ailleurs, avait ses surprises que Chouchon exploitait. Quand la course ne l’effrayait pas elle se rendait, toujours en poussant devant elle son éventaire, vers l’avenue de Wagram où, en vendant des fruits, des fleurs ou des légumes selon la saison, elle ne manquait pas de se faire remarquer par les promeneurs matinaux. Des regards échangés, deux mots en passant, un sourire, et on lui jetait des rendez-vous et des adresses. Cette seconde clientèle était d’un bon bénéfice et, quand elle avait récolté des occupations pour son après-midi et souvent même des arrhes destinés à lui donner confiance, les ménagères profitaient de sa camelote vite liquidée.

Échalote, en rupture de racolage public, usait à son tour de la garantie de la voiture à bras. Les deux amies, sous l’aspect de commerçantes vaillantes et braillardes, enflammaient les individus blasés sur les femmes élégantes et oisives, et il n’était pas rare que leur journée se terminât en des appartements suprêmement luxueux où des domestiques stylés avaient ordre de les introduire.

Là, les deux frangines reprenaient leur véritable état civil. Chouchon redevenait Eulalie Dupoton, tout simplement et, Échalote, Sophie Laquette. Si ces noms étaient sans prétention, leur roture même donnait confiance et il faisait bon, en ces temps de fiches et de délation, de se ménager des personnalités doubles et des pseudonymes.

Pourquoi avait-on fait d’Eulalie Dupoton, Chouchon ? Mystère. Un premier amant l’avait d’abord baptisée Chouchou, puis de Chouchou Dupoton, pour circonscrire les syllabes, ses successeurs avaient fait Chouchon. Pour Sophie Laquette, le nom d’Échalote était une trouvaille de camarade spirituel. D’abord elle en avait vendu, ensuite sa taille enfantine, sa rondeur aguichante et son parfum de blonde tournant à la rousse convenaient admirablement à l’évocation de ce condiment, accessoire utile de l’entrecôte Bercy et de la tête de veau.

Camarades d’école, Échalote et Chouchon avaient essuyé leurs pans de chemise sur les bancs de la laïque de la rue Antoinette et reniflé en chœur dans les préaux, lors des récréations, leurs chandelles morveuses, complément naturel des nez retroussés et des mouchoirs perdus. Ensemble elles avaient fait leur première communion en la vieille église Saint-Pierre, tout au haut de la Butte et leurs robes blanches, immaculées et neigeuses, s’étaient, après les vêpres, traînées aux terrasses des bistros, près des maternelles toilettes gris-perle et des paternels pantalons à damiers.

Sans que la vie les séparât une minute, elles avaient appris la couture chez une voisine giletière et de là, en descendant livrer le travail aux tailleurs à 68,50 fr., avaient, dans les faubourgs Montmartre et Poissonnière, frôlé le désir vulgaire et la prostitution en chapeaux fanés et en nippes déteintes. Leur compréhension de Parigotes et leurs flâneries les avaient vite initiées à ce que l’école ne leur avait pas appris et, à la tombée du jour, en regagnant l’impasse Guelma où logeaient leurs parents, il leur plaisait, à leur tour, de se laisser suivre par les gratte-papier délivrés de leurs manches de lustrine et les calicots pommadés et farceurs. À quinze ans l’une sombrait dans les bras d’un employé de la Samaritaine, l’autre sur la poitrine d’un clerc d’huissier. Ces amours, bien qu’initiales, furent sans grands lendemains. Les générosités succinctes de leurs extirpeurs de derniers scrupules eussent pu attacher des bourgeoises mûres mais point des fillettes. Après l’hommage de quelques bouquets de violettes et l’offre de bijoux du genre « tout ce qu’il y a de mieux après l’imitation », les deux amoureuses manquèrent aux apéritifs de leurs amants, connurent des hommes mariés et, finalement, rompant avec leurs familles, se louèrent deux petits logements voisins dans un immeuble assez propret de la rocailleuse rue Tourlaque. Petit à petit, grâce aux profits de la voiture des quatre saisons, aux rencontres généreuses et à l’économie, les appartements se garnirent, d’abord de meubles essentiels, puis de tentures, enfin de gigolos coûteux mais dévoués. Cette béatitude dans le travail et la tendresse, fortifiée, certains soirs, de disputes âpres et de vagues coups de poing, dura plusieurs années, après lesquelles Échalote, ayant eu en partage un trop jeune protecteur, se le vit ravir par l’État qui l’enlaidit d’un uniforme et l’expédia, vu quelques peccadilles d’adolescence, dans l’un des joyeux bataillons africains. Seule pour deux années, car elle était de nature fidèle, Échalote se jura de s’en tenir aux coucheries de rencontre, sans agrémenter son existence privée d’un ami de cœur auxiliaire. Et c’est pour cela que, la sachant maîtresse de son temps et de ses nuits, Chouchon lui conseillait une liaison durable et moins aléatoire que les rencontres champs-élyséennes ou les descentes de la Chaussée-d’Antin.

En ce matin de vente de pommes, le monsieur gras et chauve qui s’était présenté ne déplaisait pas à la commerçante. À la place d’Échalote elle l’eût essayé.

— C’est un ballot, que j’te dis, — rétorquait invariablement la petite fille professionnelle lorsque son amie tentait de lui énumérer les qualités d’un homme d’âge et la confiance que la mine rubiconde du monsieur lui inspirait.

— Tu m’amuses avec tes ballots… d’abord qu’est-ce que c’est qu’un ballot ?

— Une huître, une poire, un poireau, un paquet, un ballot, quoi !

— J’ai compris. Eh bien, prends-le tout de même.

— J’ai pas dit non, bien que Pois-Vert en ait eu sa claque de vivre avec lui.

— Pois-Vert ! — observa Chouchon, — tiens, en fait de ballot, elle en était un, celle-là !

— Oui, elle avait ce qu’il est convenu d’appeler une pochetée.

— Donc, tu vois bien, il ne faut pas s’en rapporter à elle.

— Bon Dieu de bon Dieu, — s’écria Échalote, — puisque j’te dis que j’irai le voir ton client, tiens, — (elle cracha à terre, passa et repassa vigoureusement le pied sur la salive projetée, puis leva une main en signe de serment) — je te le jure. Es-tu contente ?

— Oui, t’es une brave fille. En attendant vendons nos pommes. Gueule toujours.

Et Échalote, pour montrer sa soumission aux avis de son amie, hurla avec encore plus d’acharnement !

— Les pommes ! les belles pommes ! Voyez les pommes, trois sous la livre !

III

Une maison bien tenue.

Or, les nuits ousque j’vagabonde,
Comm’ j’ai pas trop d’occupations,
J’me fais inspecteur des masons.

Jehan Rictus.
(Les Soliloques du Pauvre.)
(Les So(Les Masons.)


Comme maison bien tenue, il n’y avait rien de mieux que le 14 de la rue Clémence. Le père Plumage, concierge en pied, y avait l’œil et le bon. Aidé de sa femme Blandine, nul plus consciencieusement que lui ne se glissait dans la vie privée des locataires, ne s’intéressait à leur sort et ne les accompagnait de bons conseils. C’était un homme à tête de vieux gendarme, au poil rétif, au gosier en pente et à l’accent limousin. Braillard comme pas un, il tenait la maisonnée sous le joug de son autorité portière et, pour un oui ou pour un non, menaçait les individus tapis à leurs étages de ne plus accepter leurs ordures et de leur « foutre » congé. Homme de confiance d’une haute et puissante dame affligée de plusieurs millions et de nombreux immeubles, il faisait la police en celui qu’elle lui avait confié et, pochard vers le soir, oubliait ses attributions de cerbère pour ne parler que de sa cour, de ses escaliers et de sa maison.

— Ça fait des manières, — braillait-il, en indiquant les fenêtres des logements sur cour, — et ça secoue ses moquettes par la fenêtre et ça lave son linge ! Ah ! la la ! Ah ! la la !

Son mépris pour les gens sans domestiques mais propres n’avait pas de bornes. Observateur à sa manière, il savait, pour en avoir pâti, que les ménages pauvres sont les ennemis jurés des concierges en ce sens que, n’ayant pas les moyens « d’arroser » leurs services ils ont, par contre, celui de les réveiller tôt le matin, d’user une trop grande part d’eau pour leurs lessives et de salir les escaliers par leurs montées de charbon. Aussi sa mansuétude s’étendait-elle, à l’exclusion de toute autre catégorie d’individus, aux irrégulières qui vivaient peu chez elles, aux célibataires qui ne rentraient que pour se coucher, à un couple de policiers, à cheval sur les principes républicains et, parfois aussi, sur la rampe des paliers et à un marchand de viande, locataire intermittent, qui le dédommageait, par des pièces blanches, des allées et venues des dames venant se présenter pour l’enrôlement.

Les rares gens tranquilles, employés ou rentiers, ayant élu domicile dans cet immeuble avaient, à diverses reprises, manifesté leur mécontentement de voisiner avec de si extraordinaires personnages et des lettres sur le despotisme du concierge avaient assailli la propriétaire. La réponse de la noble dame fut le silence. À son avis les Plumage étaient précieux puisqu’ils maintenaient la maison dans un état général de location et, au besoin, majoraient les loyers selon les têtes. Force fut donc aux mécontents et aux bohèmes qui habitaient les combles de se venger à leur manière et de trouver dans leur fantaisie la revanche de leur impuissance.

En lutte avec ces gaillards prêts à tout, Plumage faisait preuve, malgré ses brindezingues renouvelées, d’une certaine solidité d’esprit pour ne pas être devenu fou.

Les farces pleuvaient. Un matin, les horizontales de l’escalier B poussèrent des cris d’orfraie en trouvant des rats crevés pendus à leurs sonnettes. Une nuit éclatèrent les hurlements d’effroi de Mme Plumage elle-même qui, pour s’être rendue au buen-retiro de la cour, s’était, sans lumière, assise sur une végétation luxuriante : un jeune platane, sans que personne l’eût semé, avait, en moins d’une heure, poussé dans l’encrier et les lobes charnus de la pipelette étaient tombés dans ce feuillage chatouilleur et inattendu. Un soir, des locataires du sixième, n’ayant pas leur courrier, avaient évité à leur fils ingambe de descendre le demander à la loge en se souvenant des bienfaits et de l’utilité du téléphone dans la société moderne. S’emparant d’une dame-jeanne vide, ils avaient ouvert leur fenêtre et, délicatement, avaient laissé choir ledit récipient sur les dalles de la cour. Plumage, les cheveux en paratonnerres, les bras au ciel, croyant à une chute de toiture, était accouru. Les locataires, du haut de leur mansarde, le sourire aux lèvres, lui avaient alors posé cette délicate question : « Excusez-nous, cher monsieur Plumage, c’est pour vous demander s’il n’y a pas de lettres pour nous, ce soir. »

La stupéfaction, l’abasourdissement du concierge avaient été tels que, soudain, tous ses « nom de D… ! » et ses « je vous f…trai congé » s’étaient paralysés dans sa gorge. Il n’avait pu que lever les bras vers le firmament, pousser un grognement sinistre et s’élancer dans sa loge où, sous la poussée de son indignation, il avait crevé à coups de poing précipités l’enveloppe soyeuse de l’édredon conjugal.

En vain Blandine le calmait-elle. En vain essayait-elle de lui faire comprendre les divers inconvénients de leur métier et lui inculquait-elle des conseils de stoïcisme et de pardon.

— Que veux-tu, — soupirait-elle en s’expliquant sur les locataires des lambris, — c’est des gens de peu d’importance : l’homme est courtier en vernis et la femme a autrefois chanté à l’Eldérido. — C’est pas à l’Eldérido, — rectifia Plumage qui tout à coup recouvrait sa voix, — c’est à l’Escala ; n’empêche que tout ça c’est grues et compagnie et que s’ils commencent à m’embêter là-haut, je leur ferai voir comment que je m’appelle en leur f…ant congé. En voilà-t’y pas une façon de déshonorer ma maison et de narguer un concierge !

Et, pour faire trêve à sa boxe sur un sac de duvet, il déboucha une bouteille d’alcool et, à la régalade, la soulagea d’une forte lampée. Car, au nombre de ses péchés mignons, Plumage avait celui de collectionner les « pompons » et d’entretenir les cuites. Chaque jour il se perfectionnait dans ce sport du gosier et des taloches sous le nez. Au petit lever, il tuait le ver matinal, au déjeuner savourait les différents clos des épiceries de la rue des Abbesses, agrémentait ses après-midi de bitters et d’absinthes et, après le repas du soir, se livrait sans remords au rhum de la Jamaïque et aux grogs carabinés. Cette place de pipelet qui, en tant que bénéfices, valait une sous-préfecture, autorisait les soulographies fréquentes. De plus, les locataires habiles savaient comment séduire Plumage et lui glissaient, au moindre service rendu, des topettes de liqueur forte et de tord-boyaux. Malgré la surveillance de Blandine, qui s’entêtait à reconquérir la sobriété de son époux, celui-ci savait où cacher ses fioles pour les retrouver aux minutes assoiffées. Et chaque soir, que sa femme lui eût prêché la tempérance ou eût fermé les yeux sur ses descentes au sous-sol ou ses incursions dans les placards, Plumage déambulait dans les vignes du Seigneur, représentées, en l’occasion, par les escaliers A, B et C et les corridors du 14 de la rue Clémence.

Cet état d’ivrognerie chronique n’était pas sans amener des incidents fâcheux pour les locataires. Si les uns s’amusaient à multiplier les pièges dans lesquels devait tomber la tête tournante du père Plumage, les autres se plaignaient amèrement du manque de soin et de surveillance du bâtiment. Une guerre sourde divisait ainsi la maisonnée et deux camps s’étaient formés qui ne frayaient pas : l’un composé des bourgeois modestes et silencieux, l’autre des j’m’enfichistes bohèmes des petits appartements sans impôts. Un incident inattendu mit le feu aux poudres. Un jour deux vagues journalistes vinrent demander à Plumage si Mlle Céleste Lhomme, une femme de lettres non moins vague, était chez elle ; « Non, — leur répondit Plumage, — elle est partie depuis hier à la campagne. — C’est bien dommage, — firent les journalistes, — nous venions lui dire que le chameau, l’éléphant et la panthère qu’elle a achetés au Jardin d’Acclimatation lui seront livrés ce soir et la prévenir qu’elle ait à préparer sa cave pour les loger. — Un chameau, un éléphant, une panthère ! — s’écria Plumage, — comment, elle a l’intention de les entrer dans ma maison ? — Dame, c’est l’ordre qu’elle nous a transmis. — Ah ! nom de D… de nom de D… ! — vociféra le Cerbère, — on verra bien lequel de nous deux fait la police ici ! » Et tout le soir et la nuit suivante Plumage, un revolver au poing, se tint dans le vestibule, bondissant à la porte dès que Blandine tirait le cordon et affolant ainsi, par sa mine de Pandore en colère et la vue de son arme homicide, les paisibles rentiers qui, après un petit extra au théâtre et une choucroute à la brasserie, rentraient chez eux.

Il fallut l’arrivée du monsieur gras et chauve que nous avons vu, au chapitre précédent, se présenter lui-même à Échalote, pour mettre les choses au point et calmer la panique. Au récit que lui fit Plumage des raisons de sa garde armée, le monsieur eut vite discerné la bouffonnerie de l’aventure. À l’aide d’exemples et par une explication à la portée d’un concierge exaspéré, il calma les esprits, rassura les locataires tapis dans les escaliers et à l’affût des bêtes féroces, et poussa doucement Plumage dans sa loge. Après quoi le monsieur gras et chauve remit le nez dehors pour dire à la demoiselle qui l’accompagnait, et que la vue d’un concierge et d’un revolver avait pétrifiée sur le mur de la maison d’en face, qu’elle pouvait se rendre sans danger vers la tiédeur hospitalière de son rez-de-chaussée.

IV

Psychologie du vieux rigolo.


Il avait composé les grâces de sa personne comme celles de son esprit, et savait se donner de ces agréments singuliers qu’on ne peut ni attraper ni définir.
Crébillon Fils
(Les Égarements du cœur et de l’esprit.)


Ce monsieur gras et chauve s’appelait Plusch, il avait cinquante ans et il était sémite. Sémite d’Orient ou d’Occident, sémite d’origine anglaise, russe ou bavaroise, on ne savait, mais sémite bien parisien était le qualificatif indiqué pour distinguer ce personnage ventru et sans cheveux, au nez beaucoup moins juif que celui des Bourbons, à la figure ronde, aux yeux bruns et malicieux, aux mains de chanoine, aux pieds petits et cambrés, aux jambes fluettes sous l’abdomen et aux attaches aristocratiques. Il avait eu de l’argent, beaucoup d’argent. Très sémitiquement il l’avait mangé avec les chevaux et les femmes. Le goût de ces deux objets de luxe lui était resté. Souvent il glissait à un garçon de café affilié à une bande de books quelques cinquante sous représentant la place de plusieurs canassons, et chaque fois qu’une pièce de cinq francs alourdissait son gousset, il la mettait à la disposition de la première petite cocotte venue, pourvu qu’elle eût la peau fine et moins de vingt ans. Au surplus, sa vie matérielle était assurée par des parents, furieux de voir un des leurs incapable de devenir ou de rester millionnaire, mais indulgents pour cette nature sans méchanceté et sans duperie qui les « tapait » avec le sourire aux lèvres et ne leur gardait pas rancune de leur charité.

Toutefois, M. Plusch n’était pas complètement inactif. De ses jours d’opulence il avait conservé des relations : c’étaient pour la plupart des directeurs de théâtre, des tenanciers de tavernes, des boursicotiers, des hommes d’affaires sans références et sans patente, mais décorés d’ordres multicolores et ronflants. Avec le concours des uns il s’était ruiné, avec l’aide des autres il lui arrivait de faire aboutir des combinaisons financières au détriment des peu intéressants petits capitalistes. Alors, aux jours modestes succédaient les nuits d’orgie et de bombance. Tant que durait l’argent, on en jetait sur les tables des restaurants chics et dans les sacs à main des belles empanachées. Les bénéfices bus, mangés et… couchés, on reprenait son ordinaire aux gargotes montmartroises et l’on aimait les gigolettes.

M. Plusch avait organisé son existence sur les principes d’une philosophie aimable et complaisante. Comme le Manolesco de Pierre Weber il avait adopté cette maxime : Tout s’arrange, mais la faisait suivre de ce complément lapidaire : en bien ou en mal. Quand le baromètre était au bien il jouait au grand seigneur ; quand il était au mal, il se consignait dans son rez-de-chaussée.

C’était d’ailleurs à ces périodes de portion congrue qu’il était redevable de ses plus grandes satisfactions charnelles. Si l’on considère que la femme, cotée entre cinq et dix louis après la trentaine quand on la rencontre dans les music-halls ou les bars à la mode, a coûté de cinq à dix francs lorsqu’elle avait seize ans et qu’elle fréquentait les faubourgs, on félicite le dilettante assez expérimenté pour faire coïncider son summum de volupté avec ses économies monétaires. M. Plusch était parmi ces malins. Au lieu de louer un logement dans quelque maison sévère d’un quartier tranquille, il avait opté pour Montmartre, contrée éloignée de sa famille patriarcale et d’où ses fredaines ne parviendraient que très atténuées aux oreilles de ses moralisateurs inutiles.

Son rez-de-chaussée était d’ailleurs une habitation idoine aux rendez-vous galants et unique en son genre. Deux pièces seulement, chambre et bureau, plus une cuisine habilement transformée en cabinet de toilette et d’hydrothérapie. Là, ce n’étaient que céramiques plus ou moins polissonnes, que peintures murales allégoriques et pimpantes. Des nymphes folâtraient sur des prairies, des satyres les poursuivaient de façon assez habile pour utiliser les robinets d’eau, les porte-manteaux et les becs d’éclairage. Tout Montmartre connaissait cette cuisine où les cuvettes et les ustensiles d’argent voisinaient avec les boîtes de poudre, les fers à friser, les polissoirs et les carmins destinés à replâtrer et à retaper les beautés endommagées par les exercices sudorifiques et amoureux. Le bureau était quelconque mais avec un divan. La chambre, capitonnée et mystérieuse, était meublée d’armoires et de chaises claires, de terres cuites et de toiles académiques et d’un lit bas et immense au-dessus duquel se balançaient, sur une pancarte blanc d’ivoire, ces mots fascinateurs : L’essayer, c’est l’adopter. Dans le vestibule, en face de la porte d’entrée, on lisait cette autre inscription sur émail vert pomme : La maison ne fait pas de crédit.

À ces deux enseignes il convenait d’ajouter la devise personnelle du maître de céans. Elle s’étalait en écusson sur quelques verres gravés à la foire et, au-dessous de son effigie dorsale, sur son papier à lettre : Petits moyens, mais bon genre.

Ainsi étiqueté, M. Plusch était peut-être ce qu’il y avait de plus original dans Montmartre. Aussi le recherchait-on dans les jours de spleen et tenait-on à sa compagnie dès qu’un ennui vous embrumait les idées et vous montrait la vie en noir. En admettant qu’il fût lui-même dans un de ces moments où l’on renâcle à créer les péripéties et à faire naître les amusements, il avait assez de souvenirs pour vous dérider l’esprit et assez d’aventures dans son sac pour développer votre horizon. C’est alors qu’il se plaisait à raconter ses amours d’antan, ses bonnes fortunes de joli garçon (il était si beau que sa mère, lorsqu’il était enfant, avait dépensé quinze cents francs de bougies pour le regarder dormir), et ses succès à l’époque où il avait de l’argent et encore des cheveux. De ce passé il revenait au présent et indiquait la manière de se tirer à bon compte de ses désirs masculins tout en atteignant le plus haut degré de l’échelle des sensations. Par exemple il avait chez lui une demi-douzaine de chemises de nuit de femmes, toutes plus enrichies de dentelles et rehaussées de broderies les unes que les autres. Quand il ramenait une fille de tarif réduit, il se hâtait de la revêtir de cette lingerie ; ainsi, pour cent sous il avait l’illusion de posséder une femme de vingt-cinq louis et tout le monde était content. D’autres fois, il invitait deux ou trois souris de la Butte à venir le surprendre le matin. Dans son rez-de-chaussée, après qu’elles lui avaient fait comprendre leurs bonnes intentions, il leur annonçait avec ménagement qu’il était un homme à passions et que rien ne l’emballait comme de voir des femmes se livrer au ménage.

— Ah ! — disait-il, — des petits pieds qui courent dans l’appartement, des croupes qui s’abaissent pour permettre l’essuyage des plinthes, des jambes qui grimpent sur des chaises pour faciliter le lavage des vitres, des bras qui s’agitent pour secouer les tapis !

Les souris échangeaient des clignements de paupières et, pour prouver qu’elles avaient compris, empoignaient balai, brosse et plumeau et se mettaient en demeure de séduire le vieux maniaque et de gagner leur matinée. Enfoui dans un fauteuil, M. Plusch les regardait faire et, par des soupirs de béatitude et d’encouragement, approuvait leur travail. À l’heure du déjeuner tout était terminé : il avait eu un sérail diligent, et son appartement, trop négligé par Blandine qui pourtant en assumait l’entretien, était nettoyé de fond en comble.

De même, hebdomadairement, au jour de la blanchisseuse, il ne manquait pas de se procurer une bonne fille, fraîche arrivée de sa province et qui ne répugnait pas à certaines contingences domestiques. Il lui faisait compter son linge sale, vérifier celui qu’on lui rapportait, remplacer les boutons manquants et repriser ses chaussettes.

Le plus difficile n’était pas que M. Plusch recrutât des femmes pour ces diverses fonctions mercenaires, mais bien qu’il se consignât leur amabilité et leur bonne grâce avant, pendant et après le nettoyage du logement ou le raccommodage des hardes. Or, il excellait dans ces exercices d’élémentaire psychologie et, où d’autres se fussent fait expédier au diable, il récoltait mille délicates œillades et un non moins grand nombre de complaisances intimes dont ses sens émoussés avaient le plus grand besoin.

— J’ai, — disait-il parfois, — une figure qui attire ou la gifle ou le baiser, peuh, peuh.

Or les gifles étaient rares, sauf en manière de plaisanterie féminine, et les baisers pleuvaient dru.

Un matin, pourtant, on l’avait vu entrer au restaurant Robinet, rue Lepic, dans un piteux état. La veille, en quête de frissons d’un genre plus pimenté, il était descendu souper aux Halles. Après quelques explorations dans les boîtes d’apaches, il avait échoué à l’Ange Gabriel et là, remarquant deux superbes créatures bâties comme des gardes municipaux et casquées d’accessoires en celluloïd, il les avait conviées à monter terminer leur nuit dans son rez-de-chaussée. Qu’arriva-t-il ? À quels dangereux assauts se livrèrent ces Messalines de bouges à débardeurs et à postulants assassins ? Personne ne le sut jamais, car M. Plusch ne voulut rien en dire. Toujours est-il que, ce matin-là, il avait la figure — cette figure pour la contemplation de laquelle sa mère avait sacrifié quinze cents francs de bougies — en capilotade, les mains écorchées et le crâne — ce crâne réduit à l’état d’œuf d’autruche pour avoir trop longtemps frôlé le bois d’un lit trop court — strié de telles égratignures qu’il donnait l’aspect d’un cirque miniature livré aux ébats de chats en rut ou en colère.

L’exubérance de ces deux professionnelles du surin constituait le seul incident déplorable de sa carrière d’homme à femmes. Avant elles et depuis elles, le succès n’avait pas boudé. C’étaient, par ordre numérique, le stage plus ou moins prolongé dans le rez-de-chaussée du 14 de la rue Clémence de Ranavalo, jeune personne au teint bronzé, au nez aplati et aux cheveux plats ; de la duchesse de Luxembourg, gaillarde à l’accent germanique qui, de séances chez les peintres en intimités chez les vieux garçons, était arrivée à s’exhiber en maillot chair sur les scènes de music-halls ; de la princesse des Canaries, si serine qu’on eût pu la mettre en cage ; de Mme du Sommerard, horizontale du quartier latin, expulsée de la rue du même nom ; de Pois-Vert, déjà citée par Échalote et comme elle marchande des quatre-saisons ; du Lapin-russe, ainsi baptisée à cause de la couleur de ses yeux. « Par quelle aberration du goût, — avait-on objecté à Plusch, — pouvez-vous posséder une compagne ornée de paupières jambonniques et de pupilles indéfinissables ? — Comment, — répondait-il, — tout le monde a des maîtresses aux yeux bleus, verts ou bruns. J’en ai trouvé une qui a les yeux rouges et vous voulez que je la change ? »

Ingratitude et manque de sens pratique, le Lapin-russe lâcha très vite M. Plusch pour se faire l’Égérie du plus bel escrimeur moderne. Mais si celui-ci était belliqueux, M. Plusch était pacifique : l’idée ne lui venait pas de demander raison à son prochain des sautes de caprices d’une écervelée. Le Lapin-russe reçut la douche de son indifférence, et il vogua vers d’autres insulaires. À partir de ce lâchage immérité, se succédèrent, dans sa cuisine et sous sa courtepointe, Pilou, toujours vêtue de robes idem ; la Iamba, Espagnole oubliée par une troupe de passage, et enfin une mignarde Montmartroise : Loin-du-ciel qu’un poète irrespectueux appelait : Près-des-crottes et que ses récents triomphes au café-concert, où M. Plusch l’avait lancée, ainsi qu’il avait fait pour Ranavalo, éloignaient de la demeure modeste de ce premier entreteneur.

Veuf de ses amours et de ses illusions sur la reconnaissance des femmes, en quête d’une nouvelle amourette qui lui permît de rajeunir son cœur il avait, comme nous l’avons remarqué, invité Échalote à visiter son musée pictural et phallique. Sur cette petite il était, ma foi, très emballé. La raison en était simple : Échalote ressemblait trait pour trait à Loin-du-ciel, la plus suave et incontestablement la plus intelligente de ses maîtresses, dont il gardait le deuil et pleurait la trahison. Sa marotte d’élever ses amies jusque sur les tréteaux des bouis-bouis ou des théâtricules eût dû, vu le départ de Ranavalo et de Loin-du-ciel et les infidélités de la duchesse du Luxembourg, se guérir d’elle-même. Hélas, il était sémite, et la vision d’une maîtresse scintillante de paillettes et de strass, convoitée par d’autres hommes, l’émoustillait. Jamais, pas plus au temps de sa fortune et de sa splendeur qu’à celui de sa gêne, voire de sa misère, il n’avait eu la pensée de s’approprier une petite ménagère ou une ouvrière presque sage. Riche, il avait entretenu de hautes comédiennes ; presque pauvre, il continuait à protéger les arts en achetant, chez les marchandes à la toilette, des costumes de gommeuses dont il travestissait ses conquêtes pour les faire se montrer au public indulgent. Cette tendance à lancer les horizontales de son lit au théâtre lui valait mieux que les remerciements oraux de toutes les ambitieuses. Plus jeune, ventripotent et rubicond, il pouvait encore se croire aimé pour lui-même. On se jetait à sa tête comme s’il eût eu vingt ans, et la protection qu’on lui arrachait pour un patron de caboulot ne valait pas qu’il se crût l’amant payeur de la dame, mais simplement un personnage au bras long. La gloire en restait pour lui seul et sa figure — cette figure qui attirait la gifle ou le baiser — s’épanouissait du sourire de l’homme puissant et généreux.

Pour attirer et retenir le plus grand nombre de petites Montmartroises il s’était fait lui-même une réputation aujourd’hui établie : celle de porter bonheur aux femmes, à condition, naturellement, qu’elles eussent passé une ou plusieurs nuits dans son rez-de-chaussée. En vérité, les faits étaient là pour fortifier sa prétention : Ranavalo, lors d’un séjour à l’Alcazar de Bruxelles, s’était consigné un Flamand très argenté avec lequel elle s’était mise en ménage ; la duchesse de Luxembourg, partie pour un engagement en Russie, s’était fait grande cocotte à Pétersbourg ; la princesse des Canaries était — touchante association — mariée au chef du rayon des plumes d’un grand magasin ; Mme du Sommerard avait épousé un colon algérien ; Pois-Vert, couchée dans le lit, puis sur le testament d’un gâteux millionnaire, était maintenant propriétaire d’un des plus beaux immeubles d’Enghien et dame patronnesse de la paroisse ; le Lapin-russe, sans rompre avec son bel escrimeur, fréquentait un aveugle qui, pour cause, ne voyait pas ses yeux, mais palpait son corps, qu’elle avait fort beau, et lui accordait une mensualité de général de brigade ; Pilou tenait un magasin de confiserie sur les boulevards ; la Iamba, utilisant ses aptitudes et ses relations, avait fondé une maison hospitalière qui, située rue Laferrière, avait la clientèle des journalistes influents et de quelques membres, en civil, du clergé ; quant à Loin-du-ciel, nous avons vu que la protection des hommes lui était chose insignifiante et indigne d’elle puisque, ayant gagné les rayons d’étoile de café-concert, elle ne pouvait que choisir entre les bank-notes d’un Américain et les mauvais traitements d’un amant de cœur.

M. Plusch se trouvait donc, après avoir attiré la veine sur le bataillon de ses conquêtes, dans une solitude tout à la fois morale et immorale. Il avait beau prier toutes les trottinettes rencontrées de venir visiter sa cuisine et compter son linge sale, sa sensibilité ne se laissait point attaquer par de telles soumissions. Plus que jamais il se sentait mûr pour une liaison durable… quinze jours, trois semaines ou plusieurs mois. Or, à chaque incursion d’une étrangère dans son original rez-de-chaussée, une nouvelle dose de déception gagnait son âme. Rien — surtout à Montmartre — ne ressemble à une femme comme une autre femme. Du chignon filasse aux talons Louis XV elles semblent prendre à tâche d’arborer le même uniforme. Dans ces pelures identiques se cache une mentalité de sarcelle, et rien ne peut vous amener à douter de la diversité des caractères féminins comme la fréquentation de ces personnes. M. Plusch, qui approchait de l’âge heureux de l’impuissance, risquait de ne plus se complaire indéfiniment dans leur fréquentation. « Ne me parlez pas, — disait-il déjà, — des affections qui se terminent dans une cuvette. » À défaut de maîtresse il se cherchait une amie et, toujours enfermé dans le même cercle vicieux, ne trouvant pas d’amie, il multipliait ses maîtresses. Or, il sentait, en même temps que sa fatigue, poindre les rhumatismes et pousser sa graisse. Pour être aimé pour lui-même il devait se presser, car sa crainte grandissait de ne pouvoir gratifier sa future associée de ce qu’il avait distribué aux devancières. Mais, sémite là encore, il ne supposait pas le Dieu d’Israël, d’Abraham et de Jacob capable de l’abandonner dans sa vieillesse. Puisque ce grand dispensateur aux petits des oiseaux donne la pâture, il devait réserver aux années caduques et exigeantes des hommes une nourriture stimulante et poivrée. Confiant en la clémence du ciel, M. Plusch attendait la manne exigée par ses besoins mâles et éclectiques.

V

Où Échalote, croyant récolter dix francs, trouve le mariage, ou presque.


Le mariage n’est pas toujours, comme on le suppose, la conclusion de l’amour.
Napoléon.


Les temps étaient de plus en plus durs pour les petites filles majeures et le commerce des quatre-saisons, à la suite d’une contravention dressée pour rouspétance envers les agents, cessait de plaire à Échalote. Chouchon, de son côté, se désintéressait momentanément des fleurs et légumes au profit d’un joli paresseux, ennemi juré des peaux rêches et des mains calleuses. Pour comble de déveine, la dernière matrone qui chaperonnait les mollets de Sophie Laquette dans les carrefours nocturnes et discrets et qui, pour cause d’une maladie de jeunesse et d’amour mal soignée, avait dû recourir à un nouveau dosage de mercure, cuvait, à Saint-Louis, ses thermomètres ingurgités et injectés. Échalote, orpheline de cette mère putative et un peu délaissée par son amie Chouchon, en était donc réduite à voler de ses propres ailes et à marcher de ses propres pieds. Ces derniers, sans que son cerveau prît une trop grande part à leur locomotion, la conduisirent un matin au 14 de la rue Clémence, devant la porte du légendaire rez-de-chaussée.

M. Plusch, rentré après une nuit de noctambulisme, était encore au lit. Un coup de sonnette impérieux le tira de son sommeil et de ses toiles et le lança, vêtu de sa bannière et du poil de ses jambes, vers la porte d’entrée.

— Qui est là ? — questionna-t-il.

— Moi.

— Qui ça ? moi.

— Échalote.

— Connais pas.

— Ah ! ça, vieille marmotte, est-ce que vous avez l’intention de me laisser poireauter devant votre lourde ? C’est vous qui m’avez demandé de venir vous surprendre l’autre fois, en m’achetant des pommes.

L’esprit de M. Plusch se fit lucide, il se souvint, et simplement, ainsi qu’il sied entre gens d’amour, sans prendre la peine de revêtir un costume plus officiel, ouvrit la porte à Échalote.

— Tu permets que je me recouche, — dit-il en manière d’excuse. — D’ailleurs tu peux venir t’asseoir dans ma chambre, peuh, peuh.

Elle obéit et la conversation s’engagea entre une tête déplumée qui émergeait des draps et un petit bout de femme enfouie sous un chapeau gigantesque et tassée dans un fauteuil.

— Alors, peuh, peuh, les pommes ça ne va pas ?

— Pas trop, mais n’y a pas d’pet, va falloir qu’les poires s’mettent à donner.

Il la remercia d’avoir pensé à lui.

— D’abord j’voulais pas v’nir vous voir, c’est Chouchon qui m’a décidée. « Va, qu’elle m’a dit, c’est un bon fieu, i’n’marchera peut-être pas beaucoup pour le pognon, mais avec lui, on est toujours assurée du boulottage. »

— Brave Chouchon ! Tiens, viens chercher un baiser que tu lui transmettras de ma part.

Le baiser se prolongea, se multiplia, fit, avec la rapidité des générations spontanées, un nombre incalculable de petits, tous différents d’allure, de sonorité et de destination.

— Mais, tu es mal à ton aise, — déclara péremptoirement M. Plusch, — ôte donc ton corset.

— Voilà, — répondit Échalote, en cambrant sa taille, — c’est que je n’en ai pas.

— C’est ma foi vrai, — constata M. Plusch en lui pinçant le dos. — Ôte tout de même quelque chose.

Elle ne se fit pas répéter une proposition qui simplifiait sa démarche. Et, tandis que se dénouaient les cordons et s’affalaient les étoffes, M. Plusch ne perdait pas un des mouvements de sa marchande de pommes.

— Diable, — fit-il soudain, — tu ne m’avais pas dit en avoir ailleurs que dans la voiture, peuh, peuh.

— De quoi ?

— Des calvilles.

— Farceur.

Dévêtue, Échalote eut l’air, avec sa chemise trop longue et coulissée d’un ruban rouge, ses bottines ridiculement juchées sur des talons pointus, ses bras ronds et courts et sa tête trop grosse pour la petitesse de son corps, d’une de ces poupées fabriquées à Nuremberg et qui sont la plus belle attraction des bazars à treize sous. Sa peau avait la fraîcheur de la porcelaine employée pour le col et le chef desdites demoiselles et ses joues s’égayaient du même rose tendre. Les cheveux frisottés, surchargés de tire-bouchons artificiels et retenus en catogan sur la nuque, complétaient l’illusion. La poitrine bombée était enfantine, le buste trop long raccourcissait les jambes pas très droites. Les mains, courtes et grasses comme celles des marmots bien nourris, et la cheville épaisse augmentaient la ressemblance avec les jouets mal finis et disproportionnés. Poussah, mais poussah à la chair ferme et parfumée, Échalote possédait l’essentiel pour plaire aux hommes fatigués et rassasiés des femmes. Après le défilé des Vénus potelées, des Dianes musclées, des bacchantes charnues, elle était la petite fille, l’idole interdite par les lois civiles, mais que tous les citoyens
souhaitent, à la fin de leur carrière, rencontrer dans leurs bras engourdis. Sans difficulté on pouvait entretenir cette illusion malsaine et Échalote, qui était intelligente, avait appris à harmoniser ses gestes et sa voix à l’innocence tenace de sa carnation et de sa taille. Cette naine tapageuse et voyoue se transformait dans l’intimité des hommes : elle prenait des attitudes effarouchées et savait paralyser son verbiage coutumier en faveur des mots, des sourires et des petits cris effarouchés des vierges émues mais consentantes. L’imagination de M. Plusch, de plus d’un demi-siècle d’âge, devait se laisser prendre à ce piège. Échalote, qui avait longtemps hésité avant de se rendre rue Clémence, était trop habile pour persister dans un rôle hostile vis-à-vis d’un monsieur bien disposé. Ses restrictions cédèrent avec ses derniers voiles et, comme elle avait besoin de dix francs, il s’agissait de se montrer femme et de bien faire la petite fille pour les gagner.

En principe M. Plusch ne donnait pas d’argent à ses maîtresses. Cette aumône lui répugnait et il tenait à sa réputation d’être aimé pour lui-même. Toutefois, ainsi qu’il est d’usage avec les visiteuses qui ne vous demandent rien, il n’hésitait pas à vider son porte-monnaie pour satisfaire leurs caprices. Il les nourrissait, les habillait, leur offrait des bijoux, mais au moins sauvegardait son amour-propre. Échalote comprit vite qu’elle se brûlerait pour toujours dans l’estime de ce personnage si elle insistait sur ses besoins financiers. Jusqu’ici elle avait toujours eu deux joies dans ses visites aux hommes : la première quand on la payait, la seconde quand elle fichait son camp. Aujourd’hui il convenait de faire crédit et de flatter le partenaire. Donc elle n’attaqua pas la question du vil métal, seulement comme elle était en retard de règlement avec sa logeuse et que sa chambre mal aérée ne lui convenait plus, elle accepta de passer la journée, la soirée et les nuits suivantes avec et chez M. Plusch. En échange de cette concession il lui promit de l’emmener, cet après-midi même, chez quelques marchands de toilettes en solde où elle pourrait trouver de quoi renouveler et compléter sa garde-robe. C’était encore un des trucs de M. Plusch que d’entretenir des relations avec les brocanteuses et les fripières. Pour presque rien il habillait, coiffait et chaussait ses femmes et, à les voir passer, tortillant de la croupe et le ventre rentré, parées des laissés-pour-compte ou des robes à peine défraîchies des femmes élégantes il avait l’air, à son tour, de faire des folies pour le beau sexe. Après une promenade dans les rues de la Victoire et de Provence, où pullulent les étalages de robes, de jupons et de corsets usagés, après des discussions sur les prix et des rabais obtenus, M. Plusch put, le premier soir de sa liaison avec Échalote, présenter l’ex-marchande de pommes à ses amis et recueillir les appréciations de ces derniers sur la mine et l’élégance de Mlle Sophie Laquette.

— Hein ! Elle est jolie ma nouvelle maîtresse ?

— Peuh… peuh… — soufflèrent les amis, imitant ainsi un des tics de M. Plusch.

— Allons donc, ne soyez pas jaloux.

On s’égosilla en compliments et M. Plusch offrit des bocks, histoire de fêter son mariage.

— Et puis, vous l’apprécierez mieux au dîner de dimanche. C’est Échalote qui surveillera les fourneaux, peuh, peuh. S’pas, la gosse ?

— Ça colle, — répondit la sympathique enfant.

VI

Les Embêtés du Dimanche.

Quelle fête ! quelle bombance !
Ah ! vraiment je m’en réjouis,
Puisque, d’après l’enfer, je pense
Pouvoir juger du paradis.

Gérard de Nerval. (Faust.)


Sous ce titre M. Plusch avait groupé quelques camarades et fondé une association dont le but unique était de se réunir le dimanche soir et de fêter, par un haricot de mouton, un gigot bretonne ou un bœuf à la mode, le jour du Seigneur et du repos hebdomadaire, même pour ceux qui ne font jamais rien. Quoique Israélite, il négligeait le jour du sabbat qui heurte nos loisirs contemporains et vous met en robe de chambre alors que les affaires continuent. La vie valait qu’on y prenne part et M. Plusch ne se fût pas pardonné de rester chez lui quand tout vibrait au dehors. Rien de plus fade que ces dimanches où les favorisés de la fortune quittent Paris pour aller, durant quelques heures, poursuivre le gibier des bois, et où les petites femmes, livrées par cette désertion à leurs concierges de parents ou à leurs bien-aimés clandestins, en profitent pour gobeloter en famille ou ne point quitter leur oreiller. Il en résulte un changement étrange dans Montmartre : plus rien ne subsiste de son aspect habituel. Les cafés sont pris d’assaut par les philistins et leur marmaille, les trottoirs sont encombrés de flâneurs incolores et laids. Sur la chaussée, des bicyclettes, surmontées de dames en culotte étroite et de pères de famille transbahutant leur dernier rejeton dans une corbeille d’osier, zigzaguent deux par deux et fendent l’air de leurs tonitruants cris d’alarme. C’est le triomphe de la bourgeoisie imbécile et encombrante, l’exhibition des gueules lymphatiques et constipées, l’apothéose des ronds-de-cuir et des chloroses.

M. Plusch, pour échapper à un tel spectacle, passait, comme les grues amoureuses, ses dimanches au lit et n’en sortait qu’à la tombée du jour au premier coup de sonnette de ses amis.

Ce dîner du dimanche n’avait d’autre but que d’autoriser quelques rigolos à fuir la foule goinfre et puante, envahisseuse des brasseries et des restaurants, en leur offrant un endroit tranquille et drôlement meublé où ils pourraient remplir leur panse sans ouïr les stupidités des mufles. Il ne pouvait, vu l’exiguïté du bureau de M. Plusch, transformé ce soir-là en salle à manger, réunir qu’un nombre limité de convives et, afin de ne pas se laisser assiéger par les indiscrets et les pique-assiettes, M. Plusch avait fait de ce repas une sorte de confrérie assez fermée.

Si les Embêtés du Dimanche justifiaient leur désignation vis-à-vis du public, ils la démentaient singulièrement rue Clémence. D’après les statuts mêmes de l’association on pouvait juger de son intérêt.


1o Une société est fondée pour permettre à quelques veinards de fuir, une fois par semaine, les bandes de truffes et les régiments d’idiots composant la majeure partie de la société parisienne, bandes de truffes et régiments d’idiots particulièrement insupportables les jours de fête.

2o Cette société sera baptisée : Les Em…bêtés du Dimanche et aura son siège unique chez M. Plusch, 14, rue Clémence.

3o Elle s’y réunira chaque dimanche soir, à 8 heures, et y discutera ses intérêts, les pieds au feu ou en pantoufles et le ventre à table.

4o Vu la surface de la salle à manger de M. Plusch et le nombre des sièges contenus dans l’appartement, ladite société ne pourra comprendre plus de six adhérents.

5o Les adhérents seront exclusivement du sexe masculin et ce afin d’éviter les démissions, les expulsions, les mauvaises humeurs et les querelles inévitables dans les associations mixtes.

6o Chaque adhérent aura droit à un invité dont il se portera garant en temps qu’esprit et bonne humeur.

7o Tout invité n’ayant pas rempli les conditions requises entraînera la radiation de son chaperon dans la société des Em…bêtés du Dimanche.

8o Par autorisation spéciale, et quand elles seront jolies, des femmes pourront participer aux agapes dominicales, mais, afin de maintenir la variété et la gaîté, les Em…bêtés du Dimanche sont priés de ne point y amener leurs maîtresses légitimes, ces dernières étant des agents de discorde et de pignochage.

9o M. Plusch se réserve de percevoir un droit de trois francs par convive pour chacun des dîners. Ce prix, qui n’excède pas celui de la plus modeste gargote, n’a d’autre but que de récupérer ses frais de boulottage, d’éclairage à gigorno et de fleurs pour ces dames.


M. Plusch qui, toute la semaine, prenait ses repas dans les divers caboulots de la Butte, était donc contraint, par ses devoirs de président des Embêtés, à manger chez lui le dimanche. Cette contrainte était une joie à laquelle il se préparait à partir du jeudi, non point en se purgeant pour faire la place nette aux victuailles de son dîner domiciliaire, mais en organisant et en méditant son menu. Sa cuisine n’étant qu’un lavatory et son horreur des graisses qui cuisent lui défendant d’en empoisonner son logement, il reportait sur Blandine le soin de préparer le plat de résistance et, pour le reste, s’en rapportait au bon goût des pâtissiers.

La chère était toujours suffisante et les vins ne manquaient pas.

Ces dîners étaient encore un des événements du 14 de la rue Clémence en ce sens qu’ils entraînaient une soulardise carabinée de Plumage, le branle-bas de la loge des concierges et celui du rez-de-chaussée.

Quant aux invités et adhérents, leurs allées et venues ne manquaient pas de pittoresque. Messieurs sérieux, dames à panamas et à chaussettes, indifférents au protocole des entrées mondaines, enjambaient les fenêtres du rez-de-chaussée et en lançant force « Pi… ouit ! » faisaient une irruption tapageuse dans l’appartement du président.

Que de flirts, que de mariages s’ébauchèrent durant ces agapes ! Vu les règles de l’association qui interdisaient les légitimes, on juge du tour que prenaient les conversations et les attitudes. Si, dès les hors-d’œuvre, les hommes étaient déjà en bras de chemise, à l’entremets les femmes étaient le plus souvent en chemise, ou drapées en de vagues péplums que l’amphytrion achetait à la douzaine et mettait à leur disposition.

Tout l’esprit des célibataires impénitents, tout le cynisme des femmes faciles s’exerçait en ces repas exempts de pose, où l’on se tutoyait sans préparation préalable.

M. Plusch, en annonçant à ses amis qu’Échalote surveillerait le suivant dîner, ne dérogeait pas de ses droits, car Échalote, nouvelle recrue, ne pouvait se présenter comme maîtresse légitime. Il en serait encore ainsi pour trois ou quatre dimanches. Après ce temps les associés auraient le devoir d’admonester leur président et de le rappeler aux lois de la civilité puérile mais déshonnête. À ce moment il s’agirait pour M. Plusch, soit de donner à sa maîtresse de quoi aller dîner avec son gigolo, ainsi qu’il le faisait autrefois pour Pois-Vert et pour Mme du Sommerard, soit de l’expédier dans sa famille, si elle en avait une.

Pour l’instant il convenait qu’Échalote ne se montrât pas sous un jour défavorable et n’obligeât pas les convives à rappeler à M. Plusch l’article 6 de leurs statuts concernant la qualité intellectuelle et sociale de l’invité.

Le dîner qui, pour Sophie Laquette, devait être un
commencement d’initiation à la vie des rigolos de Montmartre, fut, grâce à l’annonce d’un colis de foie gras et de charcuterie juive expédié de Strasbourg, des plus animés. Les six Embêtés du Dimanche, au complet, répondirent à l’appel. C’étaient, par ordre d’ancienneté :

Le docteur Benoît, qui n’était ni Benoît, ni docteur, mais un exquis gentilhomme grec, dernier rejeton d’une grande famille athénienne — Périclès ou Solon — venu à Paris pour y admirer la grande Sarah, alors adolescente et qui, depuis, ruiné par le jeu et des procès avec le Grand-Turc, vivait tantôt aux frais de ses amis de la capitale, tantôt à ceux de quelques tripots lesquels, en dédommagement des sommes soufflées autrefois, lui assuraient la table et un louis par jour contre sa figuration nocturne dans la foule des profanes et des pontes attiédis.

M. Pochade, soixante ans et rentier, surnommé l’Homme au Supplice Indien, qui terrorisait les femmes en leur proposant un système de volupté connu de lui seul, les payait d’avance pour les séduire et, finalement, les renvoyait sous prétexte que leurs constitutions débiles ne lui permettaient pas d’expérimenter son secret.

Jules Lièvre, dit Julot, dit Le Petit Vieux de la Plaine Monceau, directeur d’une agence de renseignements, qui, pendant vingt ans, avait joui des béguins désintéressés de toutes les filles, les avait guidées de ses conseils sur les hommes et de ses expériences personnelles, les avait aimées sans avarice quant à ses générosités charnelles, les avait trompées sans s’attirer de sales histoires et les chérissait aujourd’hui en gourmet, sans leur rien demander que leur amitié, réservant pour les pierreuses accortes et les bonniches exemptes de sentimentalité ses dernières ressources viriles. Hélas ! il « casquait » maintenant ! Ce qu’il avait obtenu gratuitement des élèves de Cora Pearl et de la baronne d’Ange, les péripatéticiennes du trottoir et des fourneaux le lui faisaient payer. Le temps n’était plus où, en compagnie de Plusch, hébergé et choyé dans l’hôtel de la fameuse baronne, ils s’introduisaient l’un et l’autre, et sur un signe de la patronne, dans les armures moyen-âgeuses de l’antichambre et cela pour ne point troubler la quiétude et l’incognito des visiteurs soudainement annoncés. Il casquait maintenant et tout de suite, de lui-même, redoutant la demande de la donzelle et la désillusion que serait, pour son amour-propre et son imagination difficilement maintenue, ce rappel aux devoirs du client d’amour et de passage.

Gratin, limonadier d’élite, à qui Montmartre était redevable de ses principaux restaurants de nuit et qui avait apporté à l’organisation de ces lupanars à musique le charme de son érudition et de son goût. Il reconstituait les cuisines d’antan, faisait confectionner, sous le nez des consommateurs, des plats savoureux et oubliés, organisait des festins pantagruéliques et des processions de comestibles parés, enrubannés et portés haut. Sa fameuse « soupe à la plume » mijotait sur un réchaud, au milieu de la salle. N’en avait pas qui voulait et il fallait connaître son époque et ses légendes pour y avoir droit. Marié à une femme économe, rétive à l’ouverture des cordons de la bourse conjugale et qui s’effrayait des tentatives onéreuses de l’héraldique cuisinier, Gratin s’était un jour dégoûté du mariage et des pitances savantes. Il avait vendu ses maisons et divorcé. Mais déjà l’ennui et la médiocrité de sa fortune rongeaient son âme avide du fumet des victuailles et du relent des truffes. Gardant, au fond de sa nature de gastronome, une affection tenace pour son ex-compagne et une habitude de se reposer sur elle des soins qui n’étaient pas ceux des fourneaux, il lui refaisait la
cour et ne désespérait pas de devenir sous peu son amant fidèle. Comme elle possédait une fortune égale à celle qu’il avait mangée et fait manger il nourrissait — c’est le cas de le dire — le vague projet de l’intéresser à une future entreprise culinaire dont il aurait la direction et la jouissance.

Enfin M. Bouci, homme marié lui aussi, dont on ne voyait jamais la femme (pas si bête que de l’emmener dans les endroits où il s’amusait !), commissaire des jeux dans les villes d’eaux estivales, gaillard pas encore mûr, le plus fantaisiste des Embêtés du Dimanche, amateur de tout ce qui était original, lettré ironiste et aimable, élégant comme feu Sagan, coiffé de huit-reflets impeccables et toujours renouvelés, la coqueluche de toutes les femmes s’il l’avait voulu, le camarade de tous les hommes qui n’étaient pas des crétins, le conseiller des demi-mondaines et l’enfant chéri des bourgeoises qu’il amusait sans la mesquinerie de la flatterie et du boniment. Figure éminemment parisienne, M. Bouci était de tous les vernissages artistiques, de toutes les premières et de toutes les reprises musicales où l’on signalait un nouvel effort ou un changement d’interprétation, et entre temps, aux heures des bocks et des apéritifs, asseyait son mètre quatre-vingts et faisait miroiter son haut de forme aux terrasses des cafés chics et justifiait ainsi cette dénomination, due à un observateur ami, de Roi des Terrassiers.

Si l’on considère que chaque Embêté du Dimanche avait un invité de son esprit et de son poil, on voit ce que pouvait donner une telle association en tant que verve, fantaisie, anecdotes contées, projets émis, blagues et opinions. Échalote, lancée dans cette douzaine de Parisiens bons vivants et pas bêtes, s’en tira habilement en maintenant sa personnalité argotique et gouaparde, bien faite pour séduire un monde assez initié aux habitudes des femmes de bon ton pour les fuir par principe.

Au dessert, tandis qu’Échalote, prétextant l’obligation, pour toute Montmartroise, d’aller les jeudis, samedis et dimanches tricoter des jambes au Moulin de la Galette, prenait congé des invités, jetait à M. Plusch un rendez-vous pour minuit dans un café de la place Blanche et s’en allait en fredonnant la Matchiche, les Embêtés la déclarèrent charmante et les trois dames présentes : Mlles Jojo, Bébé l’Apache et la môme Caca félicitèrent l’amphitryon pour son choix judicieux et gracieux.

Quant aux hommes ils se retirèrent perplexes et inquiets sur ce que pourrait donner l’intrusion d’une petite fille, même de vingt-deux ans, dans la vie d’un ami que l’on savait flappi mais non point satisfait.

VII

Le Restaurant Robinet.


Là on faisoit nopces à la mode du pays.
Rabelais.
(Pantagruel, liv. IV, chap. IX.)


Pour M. Plusch il s’agissait, après le jugement de ses amis personnels, de recueillir celui des habitués du restaurant Robinet.

Au carrefour des rues Lepic, de Maistre et des Abbesses, avec une première salle qui était un bistrot et une seconde meublée de trois tables parallèles, ce restaurant étalait sa bâche en toile à matelas et sa devanture flanquée de fusains rabougris et de lauriers secs. C’était là que M. Plusch venait chaque jour, vers midi, se lester de deux œufs et d’une côtelette et échanger, avec les pensionnaires, des aperçus sur les événements du monde et les incidents de Montmartre. Depuis dix ans cet établissement jouissait de la même clientèle un peu hétéroclite et très bohème. Là, M. Plusch avait le droit d’ancienneté et de parole. On écoutait le récit de ses fredaines, on accueillait ses recrues de la veille, et les patrons, qui finissaient par traiter les clients comme leurs propres enfants, encourageaient ses folies.

Échalote accomplit à ce restaurant modeste une entrée sensationnelle. M. Plusch la précédait. Soudain, entre eux deux, alors qu’ils n’avaient pas encore franchi la seconde salle, un homme se dressa, deux bras s’élevèrent, deux pieds s’agitèrent et Échalote reçut la plus belle raclée, la plus belle avalanche de claques et de coups de botte qu’une femme ait jamais enregistrée.

M. Plusch voulut s’interposer. Trop tard. L’homme, comme dans les feuilletons de M. Jules Mary, avait fui en criant :

— Souvenez-vous que je m’appelle Victor !

Les consommateurs se tenaient les côtes.

Une des manifestations caractéristiques de Montmartre, c’est la joie avec laquelle on regarde une rixe entre batailleurs des deux sexes quand c’est la femme qui prend la plus grande tripotée. Pour un peu on exciterait le mâle vainqueur : « Ksst ! Ksst !… » L’adversaire féminin, tant qu’il n’est pas à l’état de chair à pâté, n’inspire que la plus française hilarité. Est-ce donc que tout le monde a quelque peu à se plaindre de cette suave créature à laquelle nous devons le jour et le lait de notre jeune âge ? N’approfondissons pas davantage les raisons qui font de l’homme l’ennemi déclaré ou caché de sa compagne et jetons un pleur sur la pauvre Échalote dont la toilette, fraîche sortie de chez la marchande de soldes, est en loques et dont les yeux au beurre noir louchent sur le bout du nez saignant.

Mais, chose plus barbare encore, M. Plusch, qui était d’un naturel compatissant, se mordait les lèvres et la moustache pour ne pas éclater de rire. Ç’avait été d’un si haut comique cette apparition d’un homme en fureur, sa tombée à bras raccourcis sur Échalote et cette phrase finale : « Souvenez-vous que je m’appelle Victor ! » Certes, il n’avait peur d’aucun Victor au monde, n’étant pas de cette espèce d’individus qui renâclent devant les coups à donner ou à recevoir, cependant il s’agissait de protéger sa maîtresse et de la mettre en garde contre de pareilles tentatives.

Tout en lui épongeant le visage il lui demanda compte de celle-ci, car il était de son devoir de connaître les motifs qui pouvaient, ayant Échalote au bras, lui attirer une semblable histoire. Elle avoua que ledit Victor avait été son amant durant une semaine, qu’elle avait été très gentille pour lui et son porte-monnaie, donnant à l’un et à l’autre son cœur et son argent, que Victor avait apprécié une situation lui permettant de rompre avec son métier de garçon coiffeur au profit du pari mutuel d’Auteuil et de Longchamp, que d’ailleurs il l’aimait et que le tas de gueules de cochons qui était là à rire de son aventure n’avait qu’à continuer ainsi, s’il tenait à ce que Victor lui fît son affaire.

Maintenant M. Plusch se prenait le ventre, tapait des mains sur la table et des semelles sur le sol :

— Eh bien, à la bonne heure, tu les choisis, tes greluchons ! Ah ! ah ! ah ! ah ! laisse-moi me tordre.

Échalote, exaspérée, s’élança sur lui et, les griffes en avant, tenta d’entamer cette bonne figure qui attirait la gifle ou le baiser et en faveur de laquelle une mère avait dépensé quinze cents francs de bougies pour la regarder dormir. Mais les doigts de M. Plusch saisirent les poignets de la naine, les mâtèrent, tandis que sa voix se faisait bonne pour entraîner la paix.

— Allons, bisez votre ami, vous êtes un ange : on peut compter sur vous dans les jours de dèche, peuh, peuh.

— Et Dieu sait s’ils sont fréquents à Montmartre, — soupira un habitué, amant d’un modèle pour peintres et que ses années de service dans la marine faisaient désigner ici sous ce sobriquet : Le Torpilleur. On ne lui connaissait pas d’autre nom, on ne s’était jamais informé de son état civil et, amusé lui aussi de cet incognito, il acceptait un titre qui répondait, non seulement à ses fonctions d’antan, mais à ce qu’il croyait être son succès auprès du beau sexe. La devise de ce Montmartrois sous-marin se résumait ainsi : Torpille or not Torpille, et il en tirait sa raison de vivre.

— Ça ne va pas les poses ? — questionna le musicien Saint-Pont, qui affichait de s’intéresser à toutes les questions d’art où il y avait des cuisses.

— Au contraire, ça va trop bien, Alphonsine n’a pas même le temps de numéroter ses séances. Le malheur c’est qu’elle oublie ses devoirs et ne rentre au logis que pour changer de linge.

Un rire général s’éleva, puissant et gaulois.

— Non, mais je voudrais vous y voir, — fit le Torpilleur, — si encore elle prenait des précautions et n’emportait pas ma galette.

— Bah ! elle va la manger au moulin du même nom.

— Alors, qu’elle m’emmène !

— Un demi-setier de blanc ! — s’écria M. Lapaire, autre client de fondation de l’établissement et qui demeurait comme la plus grande attraction du lieu.

— On est là à se tirebouchonner comme un poisson dans la ferraille et on ne boit pas.

Puis, s’adressant à la grande fille brune qui partageait avec lui un cassoulet toulousain :

— Tâche de ne pas perdre ton temps et remarque comment on se tient dans le monde. La voilà la belle éducation ! Si tu es intelligente prends-en de la graine.

M. Lapaire, qui était riche, faisait de la brocante à ses heures. Nul mieux que lui ne savait découvrir, pour celui qui en avait besoin, le meuble utile, le vêtement indispensable et le bijou convoité. L’hôtel Drouot ne lui cachait pas de secrets. Il y connaissait les trucs des marchands, la roublardise des experts et les ficelles des commissaires-priseurs. Ami d’un de ces derniers, il aidait parfois aux ventes, et ce n’était pas un mince plaisir pour lui que de glisser, dans le capharnaüm mis aux enchères, les bibelots dont il ne voulait plus dans son appartement, les hardes qu’il avait portées et ses chapeaux hors d’usage. Par contre, dans les ventes élégantes, il se ravitaillait à bon compte. Ce métier, qui n’était qu’un passe-temps, lui avait valu d’être baptisé par M. Saint-Pont, chef d’orchestre de beuglants à la mode et autre habitué du restaurant Robinet, de ce titre à la fois pompeux et significatif : le Vicomte des Ribouis d’Occase ! M. Lapaire était beaucoup trop intelligent pour se fâcher. Son esprit de vieux gavroche n’était pas de ceux que l’on démonte et il avait trop fréquenté les quartiers excentriques pour ne pouvoir lutter contre les assauts verbaux et les facéties. Il plaisait infiniment à M. Plusch qui, en bon sémite, appréciait ses dons pour la « bedide gommerce » et trouvait une excuse à sa propre vie, dans celle, similaire, que menait M. Lapaire.

Ce dernier ne le cédait en rien à M. Plusch pour la variété de ses maîtresses. Aux fortifs où il aimait flâner, dans les foires à puces de toutes les barrières, dans les banlieues de Saint-Ouen et de Billancourt, il avait découvert des échantillons tout à fait remarquables de la plus belle moitié du genre humain. De la jeunesse, des cheveux en casque, des yeux crapuleux, des voix cassées, des sentiments de gibier de correctionnelle, il y avait de tout cela dans ses conquêtes.

À l’encontre de M. Plusch, M. Lapaire payait. Estimant que les femmes qui coûtent le plus sont celles à qui on ne donne rien, il entamait les pourparlers par des propositions d’argent. Le plus singulier était que, de ses liaisons baroques et téméraires, il sortît indemne de tout entôlage. Il avait beau coudre ses épingles de brillants dans ses cravates, ne jamais quitter ses bagues et river son porte-monnaie à son pantalon par une forte chaîne d’acier, on pouvait craindre pour lui la tentation des apaches femelles vers lesquelles il se sentait attiré. Heureusement pour lui il savait parler à ces sortes d’amazones. Sans effort sa voix prenait l’accent des faubourgs, son allure se transformait, un rictus abaissait sa bouche, son torse se déhanchait, il tanguait des épaules et roulait des reins, et les colombes de Pantin et de La Chapelle, échouées au bal de la Galette où il les pourchassait, se laissaient apprivoiser sans danger et sans peine.

Pour l’instant, comme on était au printemps, M. Lapaire trouvait sage de se mettre au vert. C’était du moins l’explication qu’il donnait de sa liaison avec la plantureuse personne présente, Bretonne des côtes venue à Paris pour y torcher les enfants d’un couple d’herboristes. Vite dégoûtée de la senteur des derrières de Parisiens nouveau-nés, elle s’était fait, sur le mariage, une opinion dont eût rougi son fiancé du dernier pardon. Mais elle était trop nouvellement installée dans la capitale pour soupirer après le compère de ses accordailles et l’exemple de ses compatriotes, enfin dégourdies, la laissait rêveuse.

M. Lapaire, en allant acheter son chiendent et sa salsepareille pour ses infusions matinales, avait vu la servante. À sa première sortie avec les rejetons herbacés il l’avait suivie et, au square d’Anvers, en lui offrant une chaise à la musique et une limonade glacée, il lui avait fait une conférence agressive contre les anciens domestiques acquéreurs de boutiques, qui s’autorisent à infliger à autrui l’état de domesticité qui fut le leur. Cette vengeance ne devait pas être acceptée par les âmes bien nées et il persuadait à Mlle Barbe Perbec que l’honneur armoricain exigeait d’elle qu’elle ne s’acharnât pas dans une fonction dégradante et sale. La Bretonne s’était laissé convaincre et, en la guidant vers son appartement de la rue Lepic, M. Lapaire ne se doutait certes pas qu’il allait ravir au chœur des vierges actuelles un de ses plus fins échantillons. La liaison durait. Après une telle offrande et un tel holocauste, M. Lapaire avait des scrupules. Il eût été désolé de s’entendre reprocher une initiation que d’ailleurs, l’ayant devinée, il eût évitée à tout prix. Il gardait donc chez lui Mlle Barbe Perbec, dont les huit jours donnés aux herboristes avaient été des plus orageux (elle avait échangé des crêpages de chignons avec la patronne et lutté à mains plates sur un sac de tilleul avec le patron) et l’accompagnait chez Robinet où les clients ne manquaient pas de tourner à leur distraction la naïveté paysanne et l’ignorance quasi bestiale de la bretonnante odalisque. C’est ainsi que, pour l’avoir vu étudier pendant dix minutes et épeler, lettre par lettre, le menu entouré d’acajou de la maison et pour l’avoir entendu crier d’une voix de quartier-maître : « Une crème d’Ersigny ! » on l’avait immédiatement gratifiée du nom et du titre de duchesse d’Ersigny, hommage qu’elle avait accepté avec un rugissement de fauve, car elle le soupçonnait malveillant.

La duchesse d’Ersigny d’une part et les invitées, souvent changées, de M. Plusch d’autre part, donnaient à cette gargote une allure très pittoresque, accentuée encore par un fantastique pensionnaire, le chevalier de Flibust-Pélago, noble authentique chargé d’ans et de papier timbré, à la recherche vers son quinzième lustre, d’une situation sociale à se faire aux dépens des autres, homme d’affaires du monde qui avait roulé plusieurs générations et, à travers les malédictions des dupés, sauvé son allure de grand d’Espagne, son indiscutable distinction et ce ton de protection qui est la voix même de l’aristocratie et la flûte qui fait obéir tous les moutons d’Arcadie, voire de Panurge. M. de Flibust-Pélago, comme tous les gens qui ont beaucoup vécu, savait des anecdotes qu’il racontait volontiers. Elles remontaient pour le moins à cinquante ans, c’est-à-dire à l’époque de sa jeunesse brillante et de ses succès dans les ambassades et aux Tuileries. Perpétuellement, comme Jean Réhu, l’académicien nonagénaire de Daudet, il répétait : « J’ai vu ça, moi, monsieur ! » Il avait vu la reine d’Angleterre à Boulogne, le mariage de l’empereur,
les premiers pas du petit prince, avait fréquenté Morny et M. de Musset, la princesse Mathilde et la famille Regnaud de Saint-Jean d’Angely. Cet homme était un volume complet de notre histoire de France. Il en récitait des pages tout en mâchant son bœuf bouilli ou son petit salé aux choux et quand il avait remué les légendes, les diamants de la couronne, la cassette particulière de Napoléon, les fortunes de la Cour, les milliards de la désastreuse indemnité et ses propres millions à lui, à l’époque de sa richissime épouse, il terminait en additionnant lui-même les plats demandés : « Un demi-setier : 0 fr. 20 ; un bouillon-légumes : 0 fr. 20 ; une demi-blanquette : 0 fr. 30 ; un pruneau 0 fr. 15 ; pain 0 fr. 05 ».

— Tenez, garçon, ça nous fait dix-huit sous.

— C’est bien ça, monsieur le chevalier.

Il tendait un franc.

— Voilà, gardez pour vous la monnaie.

Après quoi, tout en pilonnant son croûton de pain dans le reste de son picolo, il reprenait ses conférences :

— C’était en 1861, monseigneur le prince Victor…

L’éloquence rétrospective et de bon ton de M. de Flibust-Pélago avait eu le don d’emballer M. Lapaire qui y voyait une nouvelle preuve de la supériorité intellectuelle des vieilles races sur nos jeunes couches irrespectueuses et laïques. Il avait transcrit son admiration de la manière la plus sensible au chevalier en s’intéressant à un projet que celui-ci mûrissait et qui n’était rien moins qu’un camouflet à donner à tous les agents de change, coulissiers et marchands d’argent, si une première mise de fonds permettait à son inventeur de révolutionner le monde de la finance et de stupéfier la Bourse. M. Lapaire avait allégé la sienne de vingt-cinq mille francs. C’était suffisant, non seulement pour un début, mais pour la suite des opérations, à condition que les opérateurs fussent prudents. Malheureusement, M. de Flibust-Pélago ne le fut pas. Les premiers bénéfices de ses reports, de ses ventes et de ses achats à découvert le grisèrent vite. Il voulut jouir d’un gain qui n’existait que sur le papier et, brûlant ses vaisseaux pour couvrir des dettes semées un peu partout, exigea de son système plus qu’il ne pouvait donner. L’argent de M. Lapaire se trouva ainsi englouti. Des paroles aigres-douces s’échangèrent entre les deux associés. M. de Flibust-Pélago avait beau objecter : « En 1881, j’ai confié mon secret à M. Pierpon Morgan. Eh bien, monsieur, son coffre-fort s’en est enrichi, en trois mois, de plus de cent trois millions », M. Lapaire n’avait qu’une réponse : « Il faut vous trouver une nouvelle vache à lait. Vous m’avez bien monté le bourrichon, vous pouvez le monter à d’autres. En attendant je ne vous lâcherai pas jusqu’à ce que vous m’ayez restitué mes vingt-cinq mille balles. » Et, pour permettre aux jambes plus que septuagénaires du chevalier de se livrer au steeple du capital et de la commandite, il surveillait ses repas, lui versait des quinquinas généreux et, pour suppléer aux offices de ses dents disparues et ménager son estomac, lui avait offert un masticateur mécanique. M. de Flibust-Pélago, l’appareil en main, pouvait continuer ses discours et broyer sa viande simultanément. Toutefois il gémissait sur ses infirmités de vieillesse, ses dents absentes et son ventre en bateau. Sa maigreur lui faisait pitié à lui-même.

— Eh ne geignez donc pas comme ça, — lui lançait M. Lapaire. — De quoi vous plaignez-vous ? De faire du rabiot ? Mais, mon cher, à votre âge nous serons tous morts.

M. de Flibust-Pélago accentuait le rictus de son masque décharné et, pour éviter à M. Lapaire de lui rappeler sa créance, minaudait à la cantonade :

— En vérité, il est drôle, il est très drôle !…

— Il me dégoûte ce vieux grigou qui bave dans sa barbe ! — avait déclaré Mlle Sophie Laquette, dite Échalote, lors de son premier repas chez Robinet.

Mais M. Plusch, qui était indulgent au gâtisme des autres, avait pris la défense du vieillard, au nom des droits de la caducité et de la supériorité des nobles, mêmes déchus, sur les « Victors » de la pègre et de la marée.

Échalote, à l’encontre de la plupart des femmes, savait clore son bec quand la conversation se gâtait à son détriment. Elle se tut donc, et chacun estima un silence qui autorisait une prudente circulation des chopines et des assiettes pleines.

VIII

Les cinq à sept de ces dames.


Je sçais cent honnestes hommes cocus.
Montaigne.
(Essais, liv. III, chap. V.)


Échalote était délicate et avait le ventre sensible. C’est du moins ce qu’elle avoua à M. Plusch, après quelques semaines de liaison, alors qu’elle le supposait assez habitué à elle pour accepter ses maladies ou ses malaises.

— Il faut te soigner, — avait conseillé le Président des Embêtés du Dimanche. — Tiens, voilà cent sous, va voir un médecin.

Échalote, obéissante, avait pris la pièce et, vers cinq heures, d’un bond, s’était précipitée à Tabarin.

Ce mal de ventre était une frime et M. Plusch faisait preuve d’une lacune dans son éducation montmartroise en s’y laissant prendre. Il est en effet d’usage, chez les petites femmes en puissance d’amant légitime, de se plaindre de douleurs abdominales dès que les amabilités à accorder audit amant deviennent des corvées. Celui-ci, qui a charge d’âme et d’organes générateurs, s’effraie vite et, plutôt que de collaborer à l’épuisement complet de sa compagne, refrène aussitôt ses appétits et dompte ses désirs. La prétendue blessée, tranquille dans ses nuits conjugales, peut alors se livrer à son aise aux fatigues des après-midi.

Tel était le cas d’Échalote, que Victor poursuivait sans cesse, et dont l’unique moyen d’avoir la paix était de faire la charité à cet agressif mendiant
d’amour. Il ne travaillait toujours pas, mais promettait de le faire si elle était gentille et ne lui refusait pas le viatique de ses baisers. Échalote, confiante en la parole de ce cœur frère, lui accordait sa protection et, chaque fois que M. Plusch la laissait libre d’aller se retremper au sein de sa famille, courait dans celui de cet exigeant gigolo. Depuis quelques jours, ils se retrouvaient à l’apéritif de Tabarin. On savait M. Plusch incapable de s’arrêter dans cet établissement de musique et de jeunesse, l’heure des danses coïncidant avec celle de ses affaires, lesquelles se traitaient dans les tripots du boulevard ou à l’Américain.

D’un coup d’œil Échalote découvrait Victor dont le regard, au-dessus des pailles de son orangeade, ne quittait pas la porte d’entrée. La bouche carminée de la poulette volait vers ses moustaches et, en dépit des spectateurs qui, du reste, s’étaient livrés précédemment aux mêmes effusions, on prolongeait l’étreinte des lèvres gourmandes.

— Tu m’aimes toujours, ma cocotte en or ?

— Mais oui, mon coco, puisque me voilà.

Après quoi il avait coutume de s’excuser de l’incongruité commise au restaurant Robinet. Mais quoi, ç’avait été plus fort que lui. La voir ainsi en ménage, en compagnie d’un monsieur à ventre de propriétaire et qui la traitait comme un petit toutou, l’avait exaspéré. Certes, il se faisait une raison, il savait bien que cette liaison ne pouvait durer, mais il comptait sur la providence pour leur trouver un homme marié qui n’eût ravi à Échalote que les heures où lui-même eût été occupé. Pourquoi avait-il fallu qu’elle abandonne leur domicile, qu’elle consente à habiter chez un homme mûr et lui sacrifie sa liberté ?

— Allons, — faisait Échalote, — ne te fâche pas. Tu sais bien que cette vie ne pouvait durer, que je me serais fait cueillir un jour. Et puis, tu verras, tout s’arrangera. Je suis en train d’entortiller Mimille pour qu’il me mette dans mes meubles.

Mimille, c’était M. Plusch qui s’appelait Émile. Dans l’intimité, Échalote le nommait Mimi, mais, pour Victor, elle allongeait le prénom de fantaisie, qui prenait ainsi une allure moins tendre.

— Il est toujours aussi passionné ?

— Tais-toi, j’ai mal au ventre.

Ils en rirent ensemble, sachant ce que cela représentait de privation pour le crédule.

— Au fait, — fit Échalote, — j’ai cent sous à boire. Demande des sodas.

Mais, avant que le garçon eût exécuté leur commande, les mandolines et les guitares de l’orchestre entamèrent une valse de Berger, et Échalote, qui n’était pas venue ici pour y siroter, prit le bras de Victor et l’entraîna vers l’espace libre pour les danses.

La salle, en cet après-midi d’hiver, avait son grand air de fête : on s’y portait. Tout le Montmartre de la prostitution était là, en rupture momentanée de son métier, délivré des soucis du commerce vénal et sans autre pensée que de se dérouiller les muscles.

À Tabarin, ce n’est pas la grue en quête du monsieur qui lui remboursera son chapeau ou sa robe, ce n’est pas davantage la midinette qui, comme à la Galette, vient demander à la valse ou à la mazurka bostonnées le dérivatif dont ont besoin ses jambes engourdies par l’inaction du jour, c’est la petite femme, pas assez fanatique de sa fonction de marchande d’amour pour lui consacrer une journée pleine, et pour qui toutes les amabilités des galants hommes rencontrés ne feront pas oublier d’aller retrouver l’ami chéri qui pompe son absinthe ou son amer-citron à l’endroit convenu. Il attend là, entre cinq et sept heures, à gauche en entrant, près du bar, à l’endroit désigné éloquemment « aquarium ». Il est avec des camarades qui, comme lui, ont leur amie à la Chaussée-d’Antin ou sur les boulevards, et il les guettent ensemble en devisant sur les malheurs du temps et la faillite des gros michés. Autrefois, quand on avait une compagne qui faisait le « truc », c’était le bien-être assuré, la fortune vite faite et la vieillesse garantie. Aujourd’hui, c’est toujours et sans cesse l’aléa. On soigne sa femme, on la ménage, on lui sert de valet de chambre et de cuisinière, on veille à ce qu’elle ne quitte pas la maison sans être irréprochable de la tête aux pieds, on lui fait des recommandations de père, on la suit de l’œil, et elle vous revient à la fin de la journée avec un bénéfice dérisoire, ou bredouille. Ah ! s’ils étaient femmes, il leur semble qu’ils réussiraient autrement, qu’ils varieraient leurs procédés, qu’ils seraient si forts et si malicieux que les goussets se videraient d’eux-mêmes et que tout l’or amassé dans le négoce, la finance ou la politique tomberait dans leurs bas noirs. Hélas, les petites femmes d’aujourd’hui sont lymphatiques, Une hérédité d’alcoolisme et de syphilis annihile leur courage et leur bonne santé. Rien qu’à les voir danser, là, à Tabarin, on jauge la valeur de cette génération malingre et pourrie, C’est haut comme une botte, c’est pâle, c’est inconsistant et, à part le trémoussement des ventres, ce n’est capable d’aucun exercice. Car, là encore, les jambes agissent de moins en moins. La danse n’est plus qu’un roulement de croupes, d’épaules et d’abdomens. On marche deux à deux en se serrant les bras, en accolant ses sexes et c’est tout. Ah ! il est loin le temps où les filles de joie s’amusaient vraiment et de bon cœur, où le métier d’hétaïre était une vocation et un sacerdoce ! À notre époque on est courtisane par paresse et non point par amour de l’amour ; on offre ses faveurs comme on vendrait des légumes, avec l’arrière-pensée de tromper le client. Ô ! mânes de Thaïs et d’Aspasie, où donc êtes-vous pour ne pas veiller sur vos imitatrices et faire en sorte qu’elles ne dilapident pas tout à fait ce que vous leur avez transmis de sorcelleries et de philtres. Les philtres, elles ne les connaissent plus que pour terminer leur déjeuner matinal chez le traiteur du coin : « Garçon, un café-filtre ! Et bien passé, c’est pour une malade ! » oui, voilà comment elles perpétuent les traditions et où elles laissent choir les légendes. Et si encore leur bêtise, se contentant d’ignorer leurs plus élémentaires devoirs, ne tentait pas à son tour de transformer les coutumes et d’apporter des améliorations à leurs tâches. Et quelles améliorations ! L’éther, qu’elles achètent au litre, et la cocaïne, qu’un sourire au premier potard leur fait immédiatement délivrer. Regardez leurs yeux, humez leur haleine. Elles sont saturées de poison, comme si celui de leur conscience ne leur suffisait pas ! Et l’on dit que le métier de souteneur est une sinécure ! Ah ! comme on voit bien que ceux qui le dénigrent ne l’ont jamais exercé et ne le connaissent pas ! Mais sans eux, madame, où tomberaient vos congénères ? mais sans eux, monsieur, que pourriez-vous attendre de nos dames d’amour ?

Ainsi soliloquent les consommateurs de Tabarin en regardant bostonner leurs amies.

Certes, ils préféreraient les savoir occupées à tout autre chose qu’à tourner autour d’un orchestre de mandolines et il est certaine gymnastique qui leur vaudrait mieux que celle du cake-walk et de la mouillette ! La mouillette ! encore une danse nouvelle destinée à ridiculiser l’amour, ses gestes et ses attitudes. Quel musicien a commis cette infamie, quel chorégraphe a méprisé à ce point les enseignements du grand Vestris pour condescendre à cette création ? Autrefois on levait la jambe comme Grille-d’Égout, on faisait le grand écart comme La Goulue, les hommes se désarticulaient les fémurs et les tibias comme Valentin le Désossé et les Clodoches, mais on eût cru insulter à la morale de la société tout entière en accouplant publiquement des organes même vêtus. « Dieu m’est témoin, — eût pu dire M. Prudhomme, — que j’aime la danse pour mes fils et mes filles, mais je ne la confonds pas avec les coups de reins qui déshonorent la génération actuelle. »

« Voilà, belle Émilie, à quel point nous en sommes ! » murmure le cabot en rupture de planches et qui complète son éducation sentimentale par quelques stages dans les bastringues, et les hommes présents opinent à cette parole qu’ils trouvent bien envoyée.

Vers sept heures Échalote prit congé de Victor, car elle avait promis à M. Plusch de le retrouver pour dîner à Cocardasse, ce café de la place Blanche qu’il nommait son cabinet de consultations commerciales et sa chaire de dissertations philosophiques. Il en était non seulement le client le plus assidu, mais encore le parrain. C’était lui qui l’avait fait acheter au limonadier actuel, après avoir coopéré à la prise de possession du limonadier précédent. Aujourd’hui, plus que jamais, il lui était fidèle, étant en pourparlers avec un futur acquéreur. Cette propension à s’intéresser aux évolutions de l’établissement le faisait l’ami des patrons successifs, lesquels, après lui avoir gardé rancune d’une commission versée pour une affaire déplorable, se déclaraient disposés à doubler la somme pour passer la main à un nouveau propriétaire. On cédait d’ailleurs la clientèle de M. Plusch avec la maison et ceci n’était pas le moindre atout du vendeur qui, non seulement pouvait faire valoir la constance de cet habitué, mais encore supputer les pépies récalcitrantes de tous les Embêtés du Dimanche, lesquels n’eussent pour un empire consommé dans un autre estaminet que celui de leur président.

— Eh bien, — questionna M. Plusch, que t’a déclaré le docteur ?

— Que je tombais d’anémie.

— Fais voir l’ordonnance.

— Il a dit qu’elle était inutile. Tout ce que j’ai à faire c’est de manger des biftecks, de prendre du vin Mariani et d’être sage. Maintenant, il y a autre chose de plus embêtant.

— Quoi encore ? — fit M. Plusch, à qui la dernière prescription paraissait déjà sévère.

— Il paraît que c’est tout ce qu’il y a de plus mauvais pour moi d’habiter un rez-de-chaussée.

— Eh bien, il faut le quitter… et me quitter, peuh, peuh.

M. Plusch était triste en formulant cette proposition, toutefois il croyait bienséant de la faire. Pour rien au monde il n’eût voulu retenir Échalote malgré elle ou même songer qu’elle se contraignait en demeurant près de lui. Mais la crapuleuse gosseline repoussa une offre qui ne rentrait pas dans son plan. Malgré le décor du café et les consommateurs elle sauta au cou de M. Plusch.

— Oh ! mon loup, comment peux-tu croire que je vais te lâcher. Mais je t’aime, j’aime mon loulou, moi, et j’envoie cracher dans l’eau ceux qui me conseillent de l’abandonner.

— Mais, peuh, peuh, ton anémie…

— Bah ! on s’asseoit d’sus.

M. Plusch était ému.

— Brave petite, va !

Cependant il songeait à la responsabilité que serait pour lui la pâleur grandissante de Mlle Sophie Laquette et il méditait sur le devoir des amants de veiller sur l’appétit, le sommeil, la santé et l’hygiène de leurs frêles maîtresses.

IX

Une Vocation.


C’était une nouvelle occasion de s’exalter. Il en profita. Il se vit sauvant héroïquement de la ruine celle à qui il avait donné son cœur.
Tristan Bernard.
(Mémoires d’un Jeune homme rangé.)


Il n’y avait pas à en douter, M. Plusch avait son idée. Il lancerait Échalote au concert, si elle avait de la voix, au music-hall si elle n’avait que des jambes. Cette manie malheureuse (nous avons vu que la duchesse du Luxembourg, Ranavalo et Loin-du-ciel l’avaient lâché après leurs premiers succès) ne le rebutait pas. Il supposait Échalote plus douée de gratitude que ses devancières et il y avait là un moyen de s’attirer quelques dédommagements en vue de charges nouvelles à assumer.

Plus il y pensait, plus il jugeait ignoble de laisser Mlle Sophie Laquette s’étioler dans un sombre rez-de-chaussée. La blonde enfant n’avait pas eu besoin de rappeler les conseils du docteur pour convaincre M. Plusch et, si celui-ci n’avait pas pallié sur-le-champ à un état de choses débilitant, c’est qu’il savait son portefeuille chlorotique, lui aussi, et que la maigre pension servie par sa famille ne l’autorisait pas à multiplier ses domiciles. Dans la belle saison les choses se fussent arrangées d’elles-mêmes : il fût parti pour quelque ville d’eaux où, avec la protection des tenanciers de cercles, on fait sans effort une grosse matérielle. Mais l’hiver finissait à peine et plusieurs mois s’écouleraient dans un déplorable statu quo si, une fois de plus, son imagination millionnaire ne venait à son secours. « Tout s’arrange, en bien ou en mal » répétait-il toujours. Il convenait que les événements allassent au mieux des intérêts de sa compagne et il faciliterait leur cours.

— Chante voir un peu, — dit-il à Échalote, un matin que celle-ci vaquait à sa toilette et arpentait l’appartement, vêtue d’un pantalon et d’une chemise dont le pan, non rentré, lui chatouillait les mollets.

— Pourquoi faire ?

— Chante toujours, peuh, peuh, je te le dirai après. La petite entonna ce chef-d’œuvre de littérature et d’harmonie parisiennes :

Tout ça n’vaut pas l’amour,
La belle amour
La vraie amour,
L’amour d’une bergère
Qu’a sur l’étagère
Deux pomm’s fait’s au four.

— Mais, peuh, peuh, tu as de la voix, — déclara-t-il.

— Tiens, tu ne t’en étais pas aperçu, quand je tirais la voiture avec Chouchon ?

— Blague pas. Que dirais-tu si je te faisais entrer au Casino de Clignancourt ?

La petite le regarda, interloquée.

— Tu te paies ma cafetière ?

— Pas le moins du monde. Le directeur est mon ami, peuh, peuh, avec quelques leçons tu auras un répertoire et il t’engagera.

— Des leçons d’qui ?

— Eh bien et notre Saint-Pont, qu’en fais-tu ?

Maintenant que la conversation de M. Plusch était précise, la petite ne doutait plus. Un septième ciel s’ouvrait à son imagination jusqu’ici prosaïque. Elle s’y voyait, court vêtue d’étoffes scintillantes, les joues enluminées, les yeux passés au kohl, avec un rayon électrique braqué sur sa tignasse.

— C’est possible, mon Mimi, tu crois que j’pourrai faire du théâtre ?

— Du théâtre, nous verrons plus tard, peuh, peuh ; aujourd’hui contentons-nous du beuglant.

À midi, au restaurant Robinet, on fit part à M. Saint-Pont de la découverte d’un galoubet sympathique dans le corps microscopique de Mlle Sophie Laquette.

— Encore, — fit le musicien, — mais il a donc juré de transformer la France en un immense bouiboui ?

Puis, s’adressant à M. Lapaire :

— Et vous, cher ami, vous sied-il de hisser Mme d’Ersigny sur les tréteaux du café-concert ? Pendant que nous y sommes, ne vous gênez pas. Une de plus, une de moins…

— Mille grâces ! Je laisse ce soin à notre Plusch international. Moi, je me fiche que les femmes montrent leurs cuisses au public, ce qu’il me faut c’est qu’elles ne les voilent pas chez moi.

On connaissait la spécialité de M. Lapaire. Elle consistait à photographier, dans le simple costume de leurs appâts charnus, les bergères introduites chez lui. Une pièce de son appartement était transformée en salle de pose et l’appareil cher à M. Pierre Petit n’en bougeait pas. Depuis le temps qu’il opérait, M. Lapaire, qui avait effeuillé les plus charmantes fleurs du xviiie arrondissement, possédait une collection hors ligne mais non point sans cadre. C’étaient, en effet, du haut en bas des murs de son appartement, une exposition permanente des meilleures épreuves. On y voyait des sujets longs et maigres, gras et courts, des bras en couronne au-dessus des têtes, des mains tutrices de seins pesants, des torses plats ou ballonnés, des jambes droites comme des i, d’autres affectant la courbe elliptique des sécateurs ; il y avait des pieds potagers où germaient les oignons, des orteils à retroussis, des grains de velours impertinents et des envies évoquant l’aspect des lentilles et des cornichons. Certaines de ces dames avaient, sur le visage, le loup des amoureuses mondaines, d’autres élevaient un éventail protecteur. Mais la
plupart, le jarret tendu, et un petit doigt polisson dans la bouche, étalaient crânement leur impudeur et leur beauté. Quelques-unes, soucieuses de leur civilisation raffinée, avaient gardé leurs bijoux. Une femme du monde avait, au bout d’un sautoir d’or, son face à main arrêté aux genoux, une fillette gracile s’ornait, au creux de l’estomac, de la médaille de Sainte-Hélène de son arrière-grand-père.

M. Lapaire, qui ne faisait les honneurs de ses galeries qu’à quelques privilégiés, avait l’autorité voulue pour prendre la parole sur les questions de prostitution extérieure et d’exhibition publique.

— Je ne voudrais pas être désagréable à Échalote, nouvelle venue parmi nous et que nous estimons à sa valeur, mais je dois à l’expérience de blâmer les tentatives d’affranchissement féminin exercées par les hommes contre leur propre bonheur. Échalote, cette âme de suavité et d’innocence, est charmante. Le sera-t-elle mêmement quand nous l’aurons émancipée et, si oui, sera-ce nous qui profiterons de ses qualités foncières ?

— Lapaire parle d’or, — appuya M. Saint-Pont, — je sais trop, pour leur seriner leurs airs, ce que valent les grues chanteuses. Le plus délicat d’elles-mêmes disparaît vite dans le pince-machin des coulisses, et les applaudissements de la foule sont ennemis de nos galanteries d’alcôve. La cabotine, tout en nous mettant sur la paille, se déclarera notre victime et nous répétera que tous les grands-ducs de la Néva et tous les lords de la Tamise ne demandaient qu’à se ruiner pour elle et à se suicider à ses pieds.

— Parfaitement, — opina M. de Flibust-Pélago. — J’ai beaucoup connu Gérard de Nerval, qui souffrit par une actrice. Oui, messieurs, j’ai vu ça, moi, un homme de talent, un poète chéri des dieux, vivre dans l’ombre d’une courtisane et, finalement, se pendre à une lanterne.

— Et vos petites fesses ? — s’exclama Échalote, pour qui ces discours étaient des coups de pierre ponce sur les nerfs.

— Plaît-il ? — fit le chevalier, qui craignait d’avoir bien entendu.

— Je vous demande si vos petites fesses ont trouilloté dans l’ombre et, fi-na-le-ment, se sont pendues à une lanterne ?

— Échalote ! — s’écria M. Plusch, — ah ! ça, tu deviens folle.

Ce rappel au bon ton eut pour effet d’exagérer la fureur de l’enfant :

— Non, mais, viens encore à la rescousse, donne-leur raison. Quand on pense que c’est toi qui m’as fourré ce projet dans le siphon et que bientôt tu vas être de l’avis de cette bande de navets.

Dressée sur ses ergots, représentés par des talons Louis XV, elle gesticulait en tous sens, prenait des attitudes de vestale outragée et de furie vengeresse.

— D’abord calme-toi, — conseilla M. Plusch qui, au fond de lui-même, s’amusait fort de cette séance. — Saint-Pont ne demande qu’à me faire plaisir et te donnera des leçons. Tu en tireras un si bon parti que ces messieurs seront les premiers à te féliciter et à t’applaudir. Ceci dit, peuh, peuh, tu vas me faire le plaisir de présenter tes excuses à M. de Flibust-Pélago, dont les fesses ne te regardent pas, mais qui en revanche a des cheveux d’argent devant lesquels doivent s’incliner toutes les Échalotes du monde.

Mlle Laquette avait bon caractère. Sa fureur exercée elle ne s’en souvenait plus. Elle marcha vers le chevalier et lui tendit la main :

— Tope là, mon vieux zigoto, et à l’avenir n’attends pas que je t’aie manqué pour me rappeler aux convenances.

Le chevalier prit la main de la coléreuse repentie et voulut la porter à ses lèvres.

— Ah ! non, — fit Échalote, pas de cochonneries ! — On connaît les hommes, ça commence par la main et ça finit…

— Attention Échalote, — interrompit M. Plusch, — tu vas encore être incongrue.

La petite vira sur ses talons.

— Grue toi-même, espèce de malappris, — lança-t-elle à M. Plusch. — Non, mais on n’a pas bientôt fini de m’insulter, des fois ?

Un rire de nègre interrompit l’altercation. C’était Mme d’Ersigny qui, se croyant déjà au spectacle, y prenait part à sa façon. Elle gloussait avec fracas et défonçait sa chaise par les mille sauts de son buste agité.

— Du calme, — du calme, conseilla M. Lapaire.

— Eh ben quoi, — fit la Bretonne, — on est chez soi ici, s’pas ! on paie, s’pas ? Alors on peut rire, s’pas !

Et elle reprit ses bonds épileptiques.

— Allons, plie ta serviette, on se trotte, — ordonna M. Lapaire, lequel commençait à trouver compromettante une liaison aussi tapageuse.

— Une minute ! — réclama Mme d’Ersigny, qui se mit aussitôt à récolter sur la table commune des morceaux de pain, deux quartiers de pomme et quelques petits fours.

— Qu’est-ce que tu ramasses encore ? — interrogea son amant.

— Eh ben quoi, ce s’rait perdu. J’peux bien penser à mon p’tit quatre heures.

Mme d’Ersigny faisait disparaître, au plus profond de sa poche, les débris d’un déjeuner de dix personnes, cependant que Mme Robinet regardait, avec tristesse, escamoter les croûtons destinés à la pâtée de son dogue bordelais.

Tant de laisser-aller stupéfiait M. de Flibust-Pélago qui, toujours à ses comparaisons et à ses parallèles, éprouvait le besoin de monologuer sur les femmes actuelles.

— Certes, — déclarait-il, — la gourmandise et les planches ont toujours été l’apanage des courtisanes, pourtant il convient de limiter les appétits et le cabotinage, de cataloguer les échantillons et les modèles. Mmes Échalote et d’Ersigny sont d’un modernisme déplorable. Indignes l’une et l’autre d’être élevées au rang des prêtresses de Vénus, sans vocation, sans feu sacré, elles nous déconcertent. Que de grâces perdues depuis l’empire ! J’ai vu, moi, Mlle Schneider accepter, d’une princesse russe un peu déclassée, un match de champagne. C’était au grand 16 du café Anglais et elles n’utilisaient que du cliquot. J’ai entendu Cora Pearl, les ailes au dos, dire dans Orphée aux Enfers : « Ye souis Kioupidon » et j’ai deviné l’instant où le public de l’amphithéâtre allait lui jeter les épluchures de ses oranges. Et pourtant, en sablant exagérément le champagne comme en arborant des maillots collants, elles étaient lionnes en diable et avaient une divine allure. Ah ! c’était le bon temps de la cascade à crinolines et à mitaines. Les hommes portaient merveilleusement l’habit noir, les femmes savaient la révérence. On était viveur par amour des belles et celles-ci ne se faisaient point cocodettes par besoin, sinon par besoin d’aimer ! Elles refusaient les millions d’un banquier pour les violettes d’un prince de sang et chérissaient les gens bien nés au détriment de la canaille enrichie et prodigue. Oui, j’ai vu ça, moi, messieurs…

— Et ça, l’as-tu vu ? — s’exclama Échalote en faisant au chevalier un de ces gestes soldatesques en faveur dans la cavalerie ?

— Oui, — répondit le chevalier, qui tenait à se mettre au diapason montmartrois et qui avait, malgré ses soixante-dix ans, la repartie prompte, — mais c’était aux colonies et il en cuit à l’exhibitionniste !… d’un coup de sabre, j’en fis un Abélard.

— Et voilà comment l’on apprend à vivre aux cochons dans l’armée ! — conclut le Torpilleur, lequel restait indemne de vices maritimes et tropicaux.

— Dans ce cas, — termina Échalote en faisant un adieu de la main aux convives attardés, — on pourrait convoquer un bataillon de troufions chez Adonis’s Bar, ils auraient de quoi tailler dans le vif.

— Quand nous y conduirez-vous ? — demanda M. Lapaire à M. Plush. — Voilà longtemps que je médite cette initiation sentimentale, mais, pour m’y rendre seul, des dattes ! Nous autres, on n’a qu’un petit capital, et, ma foi, pour aller le risquer…

— Il vous faut une garde du corps. Eh bien, dites votre jour et votre heure, on vous y chaperonnera.

— Ce soir, ça va ?

— Si vous voulez. Venez nous prendre à Cocardasse. Par exemple, je ne conseille pas à M. de Flibust-Pélago de nous suivre. À son âge, de telles tentations…

— Et puis, — répliqua M. Lapaire, — il n’aurait qu’à séduire une de ces dames et alors bernique pour mes trente mille balles… elles serviraient tout juste à boucher des trous.

Le chevalier le rassura :

— Soyez sans crainte, je ne suis plus à l’âge des folies et je n’ai pas, comme M. de Morny, de puissants aphrodisiaques à ma disposition. Savez-vous qu’un chimiste en renom monopolisait pour lui les cantharides ? Je l’ai connu, moi, monsieur…

— Oui, c’est bon, au revoir, vous nous raconterez cela un autre jour.

Et la bande s’enfuit, laissant le chevalier, son masticateur en main, s’escrimer sur une côtelette de veau.

X

Une journée bien employée.


La libéralité consiste moins à donner beaucoup qu’à donner à propos.
La Bruyère.


M. Plusch n’avait pas l’intention de laisser son ami Saint-Pont à ses méditations sur les femmes de théâtre. On savait qu’elles avaient été, dans le lointain des temps, très ingrates envers lui et qu’aujourd’hui encore il gardait au cœur une récente blessure. Mlle Fanny Dingoire, au concert Arlette de Maisons-Alfort, après avoir sollicité l’amour d’un poète de la rue Lepic, avait reporté sur le chef d’orchestre, épris d’elle, son aigreur d’avoir été dédaignée d’un disciple d’Apollon, qui, tout bien réfléchi, n’avait à lui reprocher que ses pieds trop pointus et, par cela même, néfastes à la longévité de ses draps de lit déjà mûrs. Après plusieurs mois d’une liaison au cours de laquelle Arlette de Maisons-Alfort ne renâcla pas à collectionner les passades et à multiplier les frasques, la chanteuse, l’âme toujours avide du poète réfractaire et économe, venait de s’offrir une compensation en s’accouplant à un chansonnier rosse et hirsute. Saint-Pont traînait sa peine et ses rancœurs. Les cabotines, pour l’instant, lui étaient odieuses et il se vengeait selon ses moyens : en les admonestant comme du poisson pourri aux répétitions et en refusant leurs faveurs, offertes en échange de leçons gratuites et particulières.

Toutefois, par affection pour son ami Plusch, il refréna, puis remisa ses griefs. Échalote était, en somme, une personne sympathique. Il le reconnaissait et l’avouait. Même son parler et sa vulgarité argotiques ajoutaient à son galbe. Il est difficile de garder rancune aux gens pour des insolences dont on a été le premier à rire, d’autant qu’en l’occasion M. Saint-Pont avait été ménagé. Aussi se mit-il au piano dès l’arrivée chez lui du singulier ménage et pria-t-il galamment Mlle Échalote de bien vouloir filer des sons d’après les arpèges du clavier. Les « ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! » de Sophie Laquette se présentèrent sans trop de difficulté et avec une relative justesse. C’était suffisant pour les exigences du café-concert où la voix se subordonne aux épaules dodues et aux genoux ronds.

— Et maintenant, — fit M. Saint-Pont, — essayons un petit couplet.

Il lui passa une feuille imprimée de musique, de vers élidés et du portrait en demi-peau d’une étoile de dixième degré.

— Attention à l’air !

Il le joua d’un trait avec accompagnement de pédale forte et de sifflotement.

— Vas-y à ton tour et chante les paroles.

Échalote entonna :

Tous les hommes en veulent
De ma petit’ gueugueule.
J’suis pas joli’, jolie,
Mais c’que j’ai leur suffit.

M. Plusch, assis sur la banquette des élèves, les mains jointes sur son ventre, buvait le lait versé par Euterpe.

— Eh bien, ce n’est pas trop mal, — fit-il en manière de jugement.



— Oui, — répondit M. Saint-Pont, — c’est ce que nous pouvons appeler une belle voix pour écrire. Avec une douzaine de répétitions ce sera très suffisant pour tous les Bobinos du monde.

— Alors, peuh, peuh, à quand l’engagement ?

— Ça ne me regarde plus. Dans huit jours nous lui aurons composé un répertoire. Elle sera très bien dans Mes nichons sont des casse-noisettes, Ton p’tit frère grandit encore, Dans neuf mois j’vous dirai c’que c’est. Tu n’auras plus qu’à l’expédier dans les agences.

— All right ! — sanctionna M. Plusch.

En sortant de chez M. Saint-Pont, qui habitait rue Fontaine, M. Plusch, flanqué de la môme Échalote, ne fit qu’un saut rue de Douai où, entre les rues Blanche et Vintimille, une boutique accroche, si l’on peut ainsi parler, l’œil des passants. À la porte, et servant d’écran, le buste d’une femme aguichante, peinte sur toile, semble convier les curieux à une pénétration sans délai. L’étalage, derrière la vitrine, est composé pour exciter plus d’une convoitise. C’est, dans le désordre de la brocante, une théorie de divinités laquées, de brûle-parfums, de jades primitifs, des pipes à opium et de pots à tabac cloisonnés, au-dessus desquels, en guise d’oriflammes, se balancent des robes de la saison dernière, des manteaux un peu démodés et des fourrures intactes. L’enseigne de la maison, collée en lettres d’or au-dessus de la femme peinte : À la Royale Confiance n’est pas pour rebuter le chaland, au contraire. M. Plusch le prouve à M. Schameusse, propriétaire du lieu, en ne descendant vers les quartiers du bric-à-brac et de la toilette en solde qu’après un examen minutieux des occasions exposées chez lui. Au surplus, il l’honore d’une estime qui confine à l’amitié. Car M. Plusch, paresseux de nature, a la plus grande admiration pour l’activité des autres. L’intelligence du patron de la Royale Confiance l’intéresse. Il suit les évolutions de M. Schameusse, toujours occupé par ses deux clientèles de femmes et n’achetant aux unes que ce qu’il est assuré d’écouler aux autres. Ses emplettes faites dans le quartier Malesherbes sont revendues aux Montmartroises économes. Ce qui a réjoui l’œil des gentlemen, admirateurs des professionnelles beautés, est encore très suffisant pour l’amour-propre des adolescents désireux de promener leurs maîtresses sur les pelouses des hippodromes parisiens.

Ancien acteur tragique, ayant joué Le Juif errant et Le Courrier de Lyon dans la plupart des théâtres de banlieue, M. Schameusse apporte dans les affaires des finesses de metteur en scène. Il sait prouver à la cliente vendeuse que ses toilettes et ses objets d’art ne sont plus à l’unisson de sa grâce incontestable, et à la cliente acheteuse que rien, plus que la chose marchandée, ne sera efficace au rehaussement de ses charmes trop négligés jusqu’ici. Superbe orateur de boutique, si la dame cherche une jupe et qu’il n’en possède pas, il lui fait l’article pour une paire de chaussures à sa pointure et, si elle veut un chapeau
et qu’il en soit démuni, il lui « colle », suivant les saisons, un parapluie ou une ombrelle.

Philosophe pour lui seul, M. Schameusse, marié à une Anglaise jolie et honnête, sait ce que valent les femmes des autres et, en particulier, celles qu’on possède en location et qui sont ses acheteuses. Aussi suit-il d’un œil mélancolique les évolutions de M. Plusch et craint-il toujours de le voir s’enliser définitivement dans le chiqué d’Ève.

Mlle Sophie Laquette ne l’emballait qu’à moitié. Plus fin que M. Plusch, il avait découvert le manège de Victor et même celui de quelques flâneurs de la rue Lepic, trousseurs de cotillons et détrousseurs de vertus conjugales. Échalote, déjà, trompait son amant de cœur, et ceci augmentait la gravité de son cas. Un adultère qui ne peut se contenter d’un seul complice tourne au dévergondage. Imprudente, elle encourait non seulement l’abandon de M. Plusch mais les rossées du jeune Victor. Si les femmes, qui, en général, prennent goût à être battues, ne méritent pas qu’on les délivre des mains assassines de leurs gigolos, il convient, par contre, de les arracher, si faire se peut, des bras caressants de leurs aveugles seigneurs et maîtres.

Avec mille ménagements il avait essayé de mettre M. Plusch sur ses gardes. Celui-ci, ainsi qu’il est d’usage chez les amants bernés, l’avait aussitôt remisé. Il avait foi en la sagesse d’Échalote et rien ne lui prouvait qu’elle trouvât utile de tromper un rigolo, avec qui elle ne manquait de rien, en faveur de blancs-becs plus ou moins décavés. À son avis elle était trop pratique pour se livrer à un sport sans enjeu et ce n’étaient pas les sous-entendus d’amis, plus envieux qu’utiles, qui bouleverseraient son bonheur. M. Schameusse se l’était tenu pour dit et avait changé de conversation.

Aujourd’hui il ne s’étonnait qu’à moitié d’entendre M. Plusch s’enquérir de la richesse de ses armoires. Celui-ci cherchait une robe de gommeuse, le plus court et le plus clinquant possible.

— C’est pour Échalote ?

— Pour elle-même.

Il songea à la duchesse du Luxembourg, à Loin-du-ciel et à Ranavalo envolées loin de Montmartre, grâce aux ailes pailletées dont M. Plusch les avait loties.

— Tu tiens à en faire une artiste ?

— C’est fait.

M. Plusch, parmi ses péchés mignons, avait celui d’enfler la vérité.

— J’ai un costume ayant appartenu à Mistinguette. Il est fort beau, on n’aurait qu’à le diminuer.

— Peuh, peuh, montre toujours.

M. Schameusse sortit d’un tiroir un amas moussu de dentelles givrées et de rubans mauves.

— Le voilà.

C’était ébouriffant. Échalote riboulait des yeux brillants comme des strass, palpait les étoffes, faisait voler les tulles.

On tomba d’accord sur le prix. Mme Schameusse indiqua une couturière qui exécuterait la transformation nécessaire et Échalote, la robe féerique sur ses avant-bras, prit le chemin de la rue Clémence.

— Veux-tu un conseil ? — proposa M. Schameusse à M. Plusch qui, ravi, regardait trotter sa maîtresse.

— Les conseilleurs ne sont pas les payeurs.

— Non, mais écoute-moi, — insista le propriétaire de la Royale Confiance.

— Il n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre.

— Tu as tort.

— Et tu n’as pas raison. Tu mangeras du porc et moi du cochon. Et là-dessus, peuh, peuh, adieu notable commerçant, à la revoyure.

Lançant, par saccades, ses jambes fluettes et ses bas de pantalon ballottants, exagérant le port de son abdomen rebondi, M. Plusch entreprit à son tour de regagner son home. L’atmosphère était lourde, parfumée de tous les livarots exposés chez le crémier du bas de la rue Lepic et des montagnes de crevettes de la poissonnerie voisine. Le soleil tapait dur sur les pavés, sur le trottoir et sur le crâne de M. Plusch lequel, bouillonnant de projets et de calorique, avait besoin d’air.

Le président des Embêtés du Dimanche, son couvre-chef à la main, grimpait toujours. Soudain, dans le petit cul-de-sac perpendiculaire à la rue Clémence et qui porte le nom candide d’impasse Blanche-Neige, un écriteau « Appartement à louer », le tint en arrêt. L’idée qui le turlupinait reprit corps. Ses efforts pour faire remonter au gosier le métier rémunérateur qu’Échalote, jusqu’ici, portait beaucoup plus bas, aperçurent leur but. Sans réfléchir à l’inconséquence des événements précipités, il pénétra chez le concierge, s’enquit du prix du local, sut qu’il était à l’entresol, que les locataires, rappelés en province, l’abandonneraient avant quinze jours et que leurs successeurs pourraient y installer aussitôt leurs nippes et leurs punaises.

— Peut-on le visiter ?

— Bien sûr, mon bon monsieur, suivez-moi.

Trois pièces sur la façade, une cuisine, un cabinet de toilette, le tout pour huit cents francs. C’était donné.

Dix minutes plus tard, M. Plusch serrait la main de la pipelette en lui glissant un denier à Dieu et traversait la chaussée, porteur d’un engagement de location au nom de Mlle Sophie Laquette.

Il n’avait pas pris le temps de réfléchir à la crise de ses finances, à la période qu’il lui faudrait encore passer avant d’équilibrer son budget oblitéré par les frais d’entretien de sa maîtresse. Une occasion s’était offerte de suivre la prescription du docteur, d’épargner à Échalote l’humidité malsaine d’un rez-de-chaussée, de faire en sorte que la gamine de vingt-deux ans ne fût pas arrêtée dans sa tardive croissance. Il l’avait saisie. Tout s’arrange, n’est-ce pas, en bien ou en mal. Échalote allait gagner sa vie au concert, il aurait du crédit chez des marchands de meubles pour garnir l’appartement retenu, après quoi il partirait vers une station balnéaire, d’où, contrairement aux autres touristes, il reviendrait avec des économies suffisantes pour l’extinction de ses dettes criardes. Le bien triompherait et Échalote serait heureuse.

On a la conscience tranquille quand on assure la vie matérielle de la femme de son choix. Les favoris des reines sont à plaindre pour ne pouvoir déguster le devoir accompli. Les petits cadeaux entretiennent l’amitié, mais les grands fortifient l’amour.

Tout en monologuant sur ces finesses d’âme, M. Plusch s’empressa d’aller porter, dans un baiser troublant, la bonne nouvelle à Échalote.

XI

De la Galette à Cocardasse.


Ah ! Zaïre ! l’amour a-t-il tant de prudence ?
Racine. (Bajazet.)


C’était un jeudi. Le rendez-vous pris pour le soir ne pouvait compromettre le bal de la Galette où Victor serait posté sous la loggia de l’orchestre et, en cas de lapin, n’hésiterait pas à renouveler n’importe où l’incident homérique de chez Robinet. Échalote était trop prudente pour, à la veille d’une situation sociale, s’attirer de tels désagréments. D’ailleurs elle avait à voir son bien-aimé, non point seulement pour se retremper, auprès de lui, dans la gouape et la jeunesse, mais surtout pour lui faire part des événements du jour. Plus que tout l’annonce de la dernière générosité de M. Plusch lui serait agréable. Elle savait quel crève-cœur était, pour sa délicatesse, toute cohabitation avec un amant payeur et combien il estimerait une installation qui l’autoriserait à se croire un peu chez lui.

Ce fut donc avec la joie la moins contenue qu’il écouta le bavardage précipité d’Échalote, et avec tout son intérêt pour elle qu’il y répondit ainsi :

— Ce que tu me dis est charmant, mais c’est à toi, maintenant, de ne pas compliquer les choses. Ton travail va te donner de l’autorité. Ne la perds pas en enfantillages. Il faut tenir les hommes et les rationner. Tu n’as qu’une chose à faire, c’est de ne pas tolérer à ton micheton de faire le maître autre part que dans son rez-de-chaussée. Continue à avoir mal au ventre, ça prend toujours. Fais-le marcher, raconte-lui des bourdes, dis-lui que tu dors mal quand tu couches à deux… Et puis, — termina-t-il, — si tu es bien sage…

— Quoi ? — fit Échalote tendrement anxieuse, — si je suis bien sage ?

— Eh bien, quand ta situation sera bien débrouillée, nous nous marierons.

Comme un magistral applaudissement, les premières mesures de la danse « transatlantique » éclatèrent. L’énergie des archets et le fracas des cuivres enlevaient les groupes. L’enfer musical brûlait les jambes : il fallait se trémousser quand même.

Échalote posa sa main gauche sur l’épaule de Victor et lui saisit l’autre bras. La cadence endiablée l’entraînait, elle aussi. Mais ses pieds ne bondissaient pas seuls. Tout son corps frissonnant abritait mal un cœur gonflé d’émotion.

— C’est vrai, tu feras ça ?

— Pourquoi pas ?
— J’aurais jamais cru.

En déhanchant son torse et en tendant son jarret, il expliqua :

— Tu devais me mériter.

Elle hissa sa bouche jusqu’au faux-col de son ami.

— Ô mon Toto ! descends un peu ton museau que je le bise.

Il s’inclina et, furtivement, cueillit du bout de la moustache, les lèvres offertes.

— Tiens-toi bien, on nous remarquerait.

Prudent, il ne voulait compromettre ni son avenir, ni la femme qui l’assurait. Or, le Moulin de la Galette, d’une clientèle toute différente de celle de Tabarin, était dangereux. Dans la foule joyeuse et sans prétentions qui y fréquente on risque fort de rencontrer d’anciens amis. Les raisons qui vous ont brouillés, partant le plus souvent de motifs amoureux, peuvent trouver leur rationnelle vengeance dans la médisance et la cafardise. En conséquence il convient de rester sur ses gardes et de défendre son intimité contre les curiosités malveillantes. De plus, M. Lapaire ne manquait pas une soirée à La Galette. C’était sa vie de monter, trois fois par semaine, s’y dégourdir les membres, comme, d’autres jours, il allait aux bains de vapeur et chez son pédicure. Une jeunesse tenace, malgré la cinquantaine, lui permettait de ramener des inconnues, tout comme M. Plusch, mais non point seulement pour leur montrer sa cuisine, leur raconter des gaudrioles et leur faire nettoyer ses meubles. C’était à cet endroit d’harmonie tapageuse et d’amour échevelé qu’il était redevable de la plupart de ses bonnes fortunes et c’était en y conduisant ses conquêtes de la rue qu’il avait pu, dans la houle des danseurs, leur arracher la promesse définitive d’aller se faire photographier chez lui. Il opérait au petit lever et, pour bien faire, le modèle devait passer la nuit dans ses bras. C’était après un cours d’esthétique semblable qu’il avait décidé Mme d’Ersigny à rompre avec l’herboristerie et, depuis, pour lui inculquer de plus en plus les notions mondaines de la Parisienne, il tentait de la déshabituer des sons du biniou au profit des flons-flons des ophicléides et des rossignolades des clarinettes.

Cette femme, surtout, effrayait Victor. Raisonnable et chafouin il devinait que M. Lapaire, même s’il découvrait leur manège, le garderait pour lui. Par contre, il convenait d’éviter la Bretonne. L’œil des paysans, qui ne voit pas le fumier tombé dans leur assiette, jouit d’une perspicacité étonnante pour découvrir les malpropretés des esprits. Ceci, allié à leur tendance au bavardage, contraint le monde civilisé à se tenir sur ses gardes. Victor et Échalote devaient à leur éducation, particulièrement poussée à la ruse, de tenir Mme d’Ersigny en suspicion. Aussi, quand ils eurent débattu sur ce que comportaient les circonstances, quand ils eurent échafaudé leur bonheur, en marge de celui de M. Plusch, Échalote dit-elle adieu à son chéri pour aller rejoindre, à l’extrémité de la salle, le couple Lapaire, lequel, fatigué, suant et soufflant, lampait, à l’aide de chalumeaux, des boissons jaunes et glacées.

— Eh bien, les aminches, on s’apprête à aller rejoindre mon gros Mimi ?

— Le gros Mimi n’a pas les pieds dans la boue, n’est-ce pas ? — répondit M. Lapaire, — et Mme d’Ersigny a besoin d’arroser son soufflet. Quant à moi il me plaît de reluquer, quelques instants encore, les cartons d’ici.

Par « cartons », M. Lapaire sous-entendait les femmes présentes, plus ou moins susceptibles de lui servir de cible dès qu’il plairait à Mme d’Ersigny d’étendre, de son côté, le champ de ses connaissances citadines. Les « cartons » de M. Lapaire étaient les « rombières » de M. Plusch, les « poules » de M. Bouci, les « souris » de M. Pochade, les « ménesses » de M. Lièvre, les « puces » de M. Gratin, les « étuis » du docteur Benoît, les « taupes » de M. Schameusse, les « pintades » de M. Saint-Pont et les « lamproies » du Torpilleur. Une fois au courant de ce vocabulaire, on pouvait suivre leurs conversations romanesques du café Cocardasse ou de chez Robinet.

Malgré ce que les derniers conservateurs de la belle langue française pourraient croire, il n’y avait, dans ces appellations distinctes, ni mépris pour un sexe qui leur rendait des services, ni moquerie vis-à-vis des dames désignées.

M. Lapaire, qui commençait à avoir son avenir amoureux derrière lui, n’eût pas été fâché d’autoriser Mme d’Ersigny à se livrer aux péripéties du sien. Des enseignements et des exemples délicatement donnés lui laissaient l’espérance d’avoir, très bientôt, son lit et son cœur veufs. Déjà la Bretonne marivaudait avec un merlan de la place Clichy et, à la Galette, se pâmait aux chatouilles de ce cavalier en rupture de blaireau et de plat à barbe. Bientôt il allait pouvoir les abandonner à leur sort et reprendre son droit de flirter avec les danseuses.

Sur le conseil de M. d’Ersigny, Échalote fuma une cigarette. Le temps nécessité par cette opération concorda avec le sursis sollicité par M. Lapaire. Le tympan déchiré par les coups de fouet, de pistolet et de grosse caisse, complément coutumier des instruments de l’orchestre, les yeux fatigués par les lumières de la salle et le tourbillon des danses, les nerfs et les jarrets à peine remis, on s’élança, par le tobogan naturel des rues Tholozé et Lepic, vers Cocardasse. On y trouva Gratin, le Petit Vieux de la Plaine Monceau, le Roi des Terrassiers et l’Homme au Supplice Indien attelés à un polignac, tandis que M. Plusch et le docteur Benoît, les godets en main, guignaient la dame de retour de leur partie de jacquet.

Près d’eux, à une table vierge de consommations, Nini-la-moche, Lucie-aux-poux et la môme Tirelire, habituées du lieu, se morfondaient sur la faillite de la virilité payante. Vraiment, si ça continuait longtemps ainsi, on n’aurait plus qu’à se tirer des pieds vers le Tonkin, le Sénégal ou Madagascar. D’après les rapports de certains voyageurs il y avait encore « à faire » par là. Ces trois hétaïres, laides, sales et plus ou moins pourries, ne parvenaient pas à s’expliquer leur misère et s’étonnaient que le mal cher à Brieux, uni chez elles aux cheveux rares, aux dents piquées et au désordre des vêtements, n’attirassent pas l’excursionniste en route pour Cythère.

Échalote, qui les connaissait de longue date, crut politique, au début d’une époque où il lui faudrait se ménager un public, de joindre sa voix à leur chœur de revendications érotiques. Bien que tranquille sur la question vitale, il ne lui déplaisait pas, en a parte, de vilipender les hommes. Plus avantagée que ses camarades, n’ayant ni le tour de rein dans l’œil de Nini-la-moche, ni les écrouelles de Lucie-aux-poux, ni la claudication de la môme Tirelire, elle se croyait belle de tout l’éclat de son talent révélé, de ses yeux de ciel et de ses quenottes intactes. Elle ne pensait plus à l’ossature exagérée de sa figure qui, aux heures de fatigue, révélait atrocement la tête squelettique sous les chairs minces. Ragote élevée à la dignité de courtisane, elle se croyait jolie et parfois, aux minutes de ses éclats de rire, ne se trompait pas. Aussi s’arrogeait-elle le droit de critiquer et de juger ses confrères.

— C’est votre faute si vous battez la dèche. Quand vous avez le boyau de la rigolade en l’air, tous les michetons vous z’yeuxteraient que ce serait peau de balle et son ami balai de crin. Vous vous laissez prendre vos places par un tas de vieilles grognasses qui n’ont pas la flemme. Sapristi de sapristi, s’il n’y avait que vous pour maintenir le commerce, on pourrait mettre les voiles vers le suicide. Sans compter que nous avons maintenant la concurrence des tatas et que les richards vidés sont disposés en leur faveur.

— Bah ! — fit Nini-la-moche, — si c’est par là qu’ils s’amusent !

— Si vous croyez que c’est toujours drôle par chez vous ! — rétorqua Échalote qui tenait à maintenir les droits et les qualités de chacun. — Ils sont jolis, ils sont propres et parfumés. C’est pas toutes les femmes qui pourraient en dire autant.

Lucie-aux-poux, dégoûtée de ce dialogue, prit la parole.

— Assez ! Ta bouche ! Si t’es venue ici pour débiner les femmes, tu pouvais rester dans la tôle à Plusch.

Ce à quoi la môme Tirelire ajouta :

— Quand on aime tant qu’ça les tapettes, on consomme chez Adonis.

— C’est justement notre intention. Et puis, tiens, j’vous plaque, v’là les copains qui s’apprêtent.

M. Plusch et le docteur Benoît, leur match fini pour la plus grande gloire de l’amant d’Échalote, guettaient la tombée de l’embarrassant valet de pique du jeu voisin. M. Lapaire et Mme d’Ersigny terminaient l’inspection des journaux illustrés de la semaine.

— On y va ? — s’enquit Échalote en gratifiant M. Plusch d’un coup de poing sur l’abdomen.

Justement Hogier tombait, solutionnant la partie.

— On y court.

— Adieu ! — fit le docteur Benoît en tendant la main aux amis.

— Comment, vous n’en êtes pas ? — s’étonna l’Homme au Supplice Indien.

— Taisez-vous donc, — formula, en s’esclaffant, le Petit Vieux de la Plaine Monceau, — il craint d’y retrouver des connaissances !

— C’est une infamie, — s’écria le docteur Benoît en levant les mains au plafond, — c’est une infamie !

Mais, déjà la bande était dehors et traversait la place Blanche.

— Viens avec nous, va, — lança Nini-la-moche, — ce sera autrement meilleur.

Le docteur lança un regard d’expert sur le trio.

— Merci, mes enfants, ce sera pour un autre jour. À mon âge ces plaisirs-là sont dangereux après dîner.

Et, seul, appuyé sur sa canne à poignée d’acier, il prit le chemin de son nid d’impénitent célibataire.

XII

Adonis’s bar.


Détournons nos pas, mes frères, d’une pierre d’achoppement aussi dangereuse.
Sterne. (Sermons.)


Une taverne de si bon goût et si discrète qu’une maman assoiffée serait tentée d’y faire pénétrer ses filles, des rideaux de soie opaline tendus aux vitres, sur la chaussée un chasseur en uniforme bleu de roi attentif aux curiosités des passants et posté pour leur ouvrir l’huis révélateur, une atmosphère claire, gaie et fraîche, autour de la salle des banquettes de velours rubis accompagnées de petites tables fleurant l’intimité et la bonne chère, au fond le bar anglais avec ses servants en vestes blanches, ses pintes de métal, ses seaux à champagnes, ses coquettes pompes à bière, ses mignonnes étagères frangées de serviettes russes soutenant la série dégradée des verres à boire, depuis le calice à vin du Rhin jusqu’à la minuscule tulipe à curaçao hollandais, des cloisons de glace, de moelleux tapis, au plafond des branches de rosiers fleuries d’ampoules électriques, ainsi apparaît Adonis’s bar, l’endroit le plus vicieusement spécial de Montmartre, malgré son allure de restaurant chic et grâce à la présidence d’un patron habile commerçant et fier mâle.

Dans la rue Duperré, à deux pas de la place Pigalle, où s’alignent les plus hétéroclites abbayes, à la même distance de la rue Fontaine, riche en caboulots nocturnes, cet établissement semble la station reposante durant la course aux lumières des girandoles et aux regards des filles. Tout y est différent, tout y est nouveau.

Adonis d’abord, le plus beau gars de la Butte 1m78, une tête d’énergie souriante, le teint mat, un océan de cheveux d’encre, des yeux d’agate brune, un nez droit aux narines frémissantes, le carmin d’une bouche jolie sous une moustache d’ombre. La taille athlétique est souple, les gestes sont élégants, la voix chante, les mains et les pieds révèlent la pureté d’une race exempte de croisements avec d’inférieurs bipèdes : pêcheurs à la ligne ou sergents de ville retraités.

Nom ou pseudonyme, Adonis, depuis le florifère amant de Vénus, n’a jamais été si bien porté. Le limonadier de la rue Duperré vaque aux soins de sa maison et recueille les commandes des consommateurs avec la noblesse d’un jeune dieu descendu du royaume de Jupiter pour répondre momentanément aux exigences des mortels difficiles et nerveux. En réalité, il n’est issu que d’un gourbi arabe où, sous la surveillance d’une mère galeuse, il poussa, en compagnie d’autres moutards, parmi les poules étiques, les bourriquots pelés et les chiens roux et hargneux. Nourrie de couscous et de figues de Barbarie, son enfance ne fut agrémentée que de siroco et de grand soleil, La vaillance de son tempérament triompha et, à dix ans, biskri sur le port d’Alger, il stupéfiait les voyageurs par son agilité à grimper sur les navires, à les alléger de leurs bagages et à courir sur les passerelles, à l’aise, une malle sur le dos, comme s’il eût arboré un couvre-nuque.

De portefaix il était devenu garçon de brasserie. Mahomet lui défendant de se livrer à la boisson, il s’adonnait à celle des autres. Des « boums » plein les gencives, il recevait les commandes et les exécutait sur-le-champ. C’était un serviteur obéissant et aussi dévoué aux roumis qu’un Arabe patriote peut l’être. Il prenait leur argent et les méprisait. Ce sentiment s’accrut encore lorsqu’il n’eut plus à douter de l’opinion des dames françaises en sa faveur. Cent mouchoirs lancés par des mains impatientes atterrissaient vers lui. Avec la fierté du cheval de race qui ne gâche pas sa graine, il choisit parmi les joies offertes. Des caprices satisfaits ou refusés, le même dédain musulman lui resta pour l’arienne volage. Il méprisa les Européennes et s’apitoya sur leurs maris. De là à s’intéresser aux tentatives d’adultère de ces derniers, il n’y avait que la longueur d’un cheveu. Il savait que l’inclination de certains hommes à favoriser les amours de leur prochain ne va pas sans compensation vénale. Ceci n’était ni pour l’effaroucher, ni pour le faire fuir. Toutefois, comme le commerce des femmes le laissait calme et parce qu’il répugnait à s’immiscer dans des intimités où se consommeraient le déshonneur et la désorganisation des familles, il préféra se spécialiser dans le genre unisexuel et stérile. Sa conscience, d’ailleurs, s’accordait avec le vice masculin et, tout en se gardant personnellement de contacts maintes fois proposés, il reconnaissait que le corps étant, avant tout autre chose, la propriété de l’individu, celui-ci n’outrepassait pas ses droits en l’utilisant à sa guise. Il favorisa ainsi les entretiens d’une élite internationale et contribua à acclimater dans la bonne société ceux de ses compatriotes qui avaient la chair tendre et des mœurs hospitalières.

Sa réputation établie à Alger, il n’avait qu’à passer l’eau pour la parfaire. Des initiés lui avaient donné de bons tuyaux sur la clientèle à saisir. Le cosmopolitisme de Paris l’accueillerait avec transport et le demi-monde lui ouvrirait ses bras. Il avait assez d’économies pour se passer de commanditaire et, eût-il été gêné, que les quatre veines des femmes se fussent saignées pour augmenter son capital et faciliter ses projets. On apprécia comme il convenait, dans un milieu où la réputation va en raison directe de la dépravation et de l’insanité, le cynisme de cet animal superbe, enclin à faire valoir, non point ses charmes mais ceux des autres. Pendant plusieurs mois, en attendant le lancement de son entreprise, il fut la coqueluche des plus folles et des plus notoires dégrafées. On le rencontra emmi les boudoirs à la mode, aux heures où les messieurs sérieux sont à leurs affaires et il figura aux dîners que les dames donnent chez elles quand villégiaturent leurs amants.

Avec de telles relations, l’inauguration de sa maison fut un coup d’éclat. D’un bout à l’autre de la rue Duperré, les équipages à moteurs et à chevaux cornaient et piaffaient, puis déposaient, devant l’élégante boutique voilée comme une aimée, des touffes de dentelles et de plumes dans lesquelles palpitaient ces êtres de luxe, gloire de la France et orgueil des hommes. Mues par cette curiosité inguérissable qui les fait voler vers les exhibitions malsaines et le spectacle des péchés qu’elles ne pratiquent pas, elles avaient répondu à l’invitation d’Adonis qui leur offrait, avec le souper, l’occasion unique d’être présentées à tout un monde de petits jeunes gens jolis comme des cœurs, habillés comme des princes et maquillés comme des moukères. Sans se demander par quel sortilège l’Algérien avait pu réunir toute la fine fleur de la plus crapuleuse débauche, sans s’étonner que, pour un métier clandestin et honteux, il eût obtenu de la Préfecture l’autorisation de tenir, toute la nuit, une telle maison ouverte, elles firent, durant une crémaillère renouvelée des Romains, la connaissance de quelques poètes chauves bien que décadents dont la principale occupation, entre les blasphèmes aux étoiles et les rêveries à la santé des grands lacs bleus, était d’instruire des adolescents par les moyens les plus en rapport avec les poursuites judiciaires.

Brillamment étrenné, le bar n’eut qu’à entretenir son succès. Pour sa part, Adonis ne se ménagea pas : il paya de sa personne vis-à-vis des habituées chaque fois qu’elles y mettaient le prix, et il ne compta ni ses pas ni ses démarches pour dénicher les éphèbes commandés par ses abonnés masculins.

La renommée connut vite le chemin de la rue Duperré et, prostituée d’un genre plus rare, s’y installa en reine. Il ne fut bientôt plus question, dans les milieux où l’on s’amuse, que de s’aventurer, vers minuit, chez le bel Adonis. L’excursion, qui écœurait les vrais hommes, ravissait les femmes. Il fallait donc leur obéir et, malgré les nausées inévitables, aller se retremper dans la honte et l’ordure.

M. Plusch, pour sa part, n’échappait pas à ces malaises. Le beau sexe lui coûtait trop cher pour qu’il attribuât aucune valeur à celui dont il faisait partie. Toutefois, il convenait d’introduire M. Lapaire dans un milieu insoupçonné, et son amitié avait des dévouements sublimes. De plus, il savait amuser Échalote qui, en bonne petite grue, prenait un plaisir immense à la déchéance des hommes. Non point qu’elle raisonnât si philosophiquement là-dessus, mais, chez les êtres pervertis, l’instinct n’est plus de retourner vers la nature aimable, mais uniquement vers la charogne.

Quand ils pénétrèrent chez Adonis la musique et les chants animaient l’atmosphère. Des mandolinistes napolitains jouaient les dernières valses d’amour et Bobette, un pseudo jeune homme de trente-cinq printemps, sanglé dans un complet tourterelle, les joues enluminées de carmin artificiel et les cheveux décolorés, roucoulait, entre les morceaux d’orchestre, des romances particulières à la maison où les habituels cœurs et âmes étaient remplacés par des organes plus extérieurs et plus palpables. M. Manon, maigrelet de torse mais de croupe copieuse, et M. Lucienne, plus dodu et non moins callipyge, l’accompagnaient, en un coin du bar, de danses expressives et obscènes, tandis que M. Otero, le vétéran du bataillon, vieux, laid, ridé comme une pomme sèche, parachevait la mimique de gestes infâmes et d’œillades encourageantes et miteuses. Sur une banquette M. Cléo de Mérode, joli celui-là avec son visage exotique et ses cheveux bruns plaqués en bandeaux, s’étendait nonchalamment sur une sorte de gentleman à tête de palefrenier et M. Émilienne d’Alençon, modiste à ses heures, terminait, sous les yeux d’une vieille comtesse tournée à l’entremetteuse, une charlotte destinée à une femme du monde. Plus loin un pamphlétaire célèbre caressait une sorte de gamin affublé d’une chemise à jabot et d’un collier d’ambre. Ici un de ces innommables phénomènes se polissait les ongles, là un autre se tamponnait de poudre de riz. Près d’eux, entre eux, leur souriant, les frôlant, buvant leurs paroles d’immondices, des femmes, ruisselantes de gemmes, payaient leurs liqueurs et leur glissaient des rendez-vous.

— J’en suis comme une tomate, — déclara M. Lapaire qui, de fait, ne pouvait s’attendre à un tel spectacle.

— Je vous avais prévenu, — fit M. Plusch.

— J’hésitais à vous croire et c’est encore plus fort. Mais, dites-moi, que fait donc la police ?

— Chut, — murmura M. Plusch, — remarquez donc le patron.

Toujours plus triomphant, Adonis promenait sa taille olympienne à travers les tables. Il écoutait tout, riait sans éclat et distribuait des mots aimables. D’habiles gestes mettaient en valeur un diamant somptueux, don récent d’une courtisane célèbre et qui, en l’occasion, révélait une condescendance amoureuse du splendide barman.

— Nous ne pouvons supposer, — expliqua tout bas M. Plusch, — qu’Adonis jouisse de l’indulgence des autorités sans leur rendre quelques services. La Tour pointue a un œil partout, n’est-ce pas ?

— Elle n’est pas dégoûtée de le mettre ici.

M. Plusch s’amusait des révoltes verbales de M. Lapaire.

— Et si l’on vous disait pourtant que ce qui se passe dans cet établissement n’est qu’un faible échantillon de ce qui a lieu deux fois par an, au mardi-gras et à la mi-carême, en des salles publiques où le personnel présent figurera au grand complet, costumé selon son type, qui en danseuse, qui en pierrette, qui en bergère ou en marquise. Il y a, ces jours, ou plutôt ces nuits-là, des décolletages à stupéfier les artistes : les peaux sont blanches, les mains sont fines, les perruques sont du plus réputé posticheur, les robes sortent de chez les meilleurs couturiers. Chaque année, après qu’il s’est étalé, on signale le scandale, et au carême suivant on le recommence. Que voulez-vous faire ? Nous ne sommes ni gardes municipaux ni magistrats et, au fond, peuh, peuh, la corruption des autres nous laisse froids.

— Tout de même si on se mettait, une dizaine de gaillards comme nous, à faire du chahut et à distribuer une collection de coups de pied dans l’instrument de travail de cette clique.

— Nous aurions tort, Adonis est maître chez lui ; il nous ferait arrêter.

— Ça, par exemple, c’est un comble.

Le Roi des Terrassiers, si écœuré qu’il ne pouvait plus avaler sa salive, la crachait sur le tapis. Le Petit Vieux de la Plaine Monceau et l’Homme au Supplice Indien donnaient, à leur tour, des signes d’impatience. Leur écœurement étant complet, ils voulaient fuir. Par contre Échalote et Mme d’Ersigny, les yeux écarquillés et les oreilles tendues, ne perdaient pas une bribe du tableau et des auditions. On les entraîna néanmoins et, comme il fallait une diversion à cette déchéance masculine, les amis décidèrent d’aller boire dans un établissement non moins original bien que tout à fait contraire.

XIII

Le Frelon.

Je cherche un petit bois touffu
Que vous portez, Aminthe.

Voltaire. (Gaillardise.)


Tiens, mon gros Plusch !

— Bonjour, mon coco !

— Bonjour, vieux lapin !

— Bonjour, mes enfants, — répondit M. Plusch au chœur moderne des vierges folles.

Les amis s’alignèrent sur une banquette.

— Qu’est-ce que vous allez prendre ? — s’enquit une fille brune à l’allure de Minerve mûre.

— Tiens parbleu, des bocks, — répondit l’Homme au Supplice Indien, qui avait l’esprit d’à-propos.

— Et, de bière, — confirma le Petit Vieux de la Plaine Monceau.

— Vos gueules ! — fit la Minerve. — On n’est pas ici dans une chambre à coucher.

Ce rappel aux convenances mit les consommateurs en joie. Il seyait à la serveuse de faire la police dans
un endroit où les femmes étaient maîtresses et où l’intrusion des hommes, considérée comme une indiscrétion, ne valait pas d’être encouragée.

— Papa n’est pas là ? — demanda Échalote.

— Si, elle va venir, elle est aux cabinets.

— Les nymphes ne doivent-elles à ces contingences ? — s’informa le Roi des Terrassiers. — Tristes de nous, rien ne nous sauvegarde de la matière !

Papa, enfin, fit son entrée. C’était une matrone courte et obèse, au ventre pointant, aux mamelles éparses. La tête mafflue tombait net sur les épaules, supprimant le cou et complétant l’ensemble adipeux et sans formes. De quelque côté qu’on l’inspectât cette singulière femelle ne donnait que l’impression d’un saucisson à roulettes ou d’une cornemuse. Elle était pourtant célèbre à Montmartre, tant pour son lointain passé d’odalisque svelte que pour sa situation actuelle de propriétaire du Frelon.

M. Plusch avouait l’avoir connue, au sens biblique du mot, autrefois. Il lui en gardait une reconnaissance vague et sa clientèle intermittente. De son côté, Papa lui réservait la seule sympathie masculine dont elle pût disposer. Elle la lui témoignait par une expansion délicate : elle ne le rencontrait jamais, au Frelon ou dans les rues, sans lui plaquer sur la joue un de ses baisers de nourrice crépitants comme une flambée de bois mort. M. Plusch eût payé cher pour se soustraire à cette tendresse, mais Papa, qui ne remarquait pas la tête en position de défense, impitoyable comme une amie trop tendre, ne songeait qu’à une chose : soulager son cœur et ses devoirs.

Pas plus en cette nouvelle rencontre qu’au début de toutes les précédentes, elle ne tergiversa avec ses principes.

— Eh là ! eh là ! — gronda Échalote, — où allons-nous ?

— Toi ici ! — s’étonna la tenancière en toisant Mlle Laquette d’un de ses regards connaisseurs qui flattent les femmes.

— Mais zoui, comme disent les poissons, moi-même.

M. Plusch expliqua cette présence :

— Échalote est ma maîtresse.

— Quelle grue ! — sanctionna Papa, qui ne pouvait dissimuler sa déception de sentir à jamais perdu un jeune être répondant à son idéal. Enfin, elle est avec un copain, je dois m’en déclarer heureuse.

— Pourquoi ? — murmura l’Homme au Supplice Indien à l’oreille d’Échalote, — oui pourquoi, nous avoir caché vos accointances ici ?

— Vous m’auriez présenté vos poules, n’est-ce pas ? Merci bien, vieux dépravé.

Autour d’eux les clientes s’étaient remises à leurs distractions coutumières. Un quatuor perpétrait une manille, entouré de dames de tous âges, plus ou moins enlacées. Il y avait de la jeune graine germant sous les baisers de fleurs plus qu’épanouies et de dégourdies ingénues convoitées par des perruques au henné sous lesquelles vermillonnaient des visages quasi-centenaires. Des yeux de vieilles courtisanes allumaient, d’un feu voilé de cataracte, des museaux étonnés et gamins. Les antiques paupières avaient, jusque sur elles, les reflets des diamants d’oreilles, et les prunelles puériles souriaient aux yeux des pierreries. Les vieilles commençaient à être satisfaites. Chaque nuit elles étaient là, goules à fillettes, guettant leur proie d’abord hostile mais qui, à l’heure de la misère, passive, se laisserait entraîner.

Commandité par une antique et millionnaire catin, connue, en raison de ses attaches passées avec un gros bonnet de la finance, sous le nom tout court de Baronne, le Frelon devait, d’après les conventions conclues, varier ses hôtes. Papa, braconnier au flair d’ogre, avait à découvrir le gibier utile, à l’ensorceler de promesses et à l’attirer rue Pigalle. Le soir, la bailleuse de fonds estimait les recrues et amorçait ses plaisirs. La capture, vis-à-vis de certaines, était difficile. Les jeunes beautés, sans refuser les anisettes offertes, n’admettaient pas leur complément. Un inconnu les eût emmenées pour une somme infime, la richarde, par l’appât de cadeaux de toute nature, ne les séduisait point. L’instinct persistant les refusait aux caresses décrépites, alors que la même perversité, présentée par une de leurs compagnes, les eût amusées.

Échalote était passée par là, elle aussi. Papa, l’ayant rencontrée un jour où les râfles des Champs-Élysées la rendaient prudente, l’avait prise par la main et conduite à sa commanditaire. Jamais, de souvenir de prostituée, un dégoût ne l’avait annihilée comme cette fois-là. Malgré qu’il n’y eût rien à faire qu’à jouer la morte, elle n’avait pu laisser les mains tremblantes fouiller sa robe. Elle s’était enfuie, laissant Papa confuse et la vieille dame interloquée.

Aussi était-ce pour elle une joie sans mélange que de se retrouver aujourd’hui au Frelon, non point seule et sans défense, mais sous l’égide de cinq hommes solides, disposés à éconduire, à la manière de Grenoble, les vampires femelles qui l’attaqueraient.

Au fond, la patronne ne lui en voulait pas. Les échecs des gens d’argent réjouissent le cœur humain et Papa qui, sur ce terrain, travaillait parfois pour son propre compte, n’était pas fâchée quand la Baronne faisait chou blanc.

— Alors, tu me trompes avec un homme ! — dit-elle à Échalote en lui prenant amicalement le bout du nez.

— À bas les pattes, — fit celle-ci, j’aime pas les attouchements. — Et puis, si tu veux mon opinion, eh bien, au respect que je vous dois à tous, j’aimerais mieux coucher avec vingt égoutiers par jour qu’avec une seule dabuche comme celles d’ici.

— Chut ! — siffla la patronne, — tu vas froisser ces dames.

— Ces dames, ça ! Tu peux leur dire que je les méprise à la course, avec un drapeau à la main.

Et sur cette sentence lapidaire Échalote, gonflant sa poitrine, soufflant dans ses joues, ressembla soudain à la grenouille de la fable.

— Non, mais qu’elles y viennent, mon mimi est là : il est à moi, je suis à lui, et zut pour les gonzesses.

M. Plusch était aux anges. On le serait à moins. Cet esclavage d’amour, crié au grand jour des becs de gaz du Frelon, lui mettait des ailes au cœur. Il sentait son orgueil s’élever dans une atmosphère d’extase. N’y tenant plus il prit Échalote à bras-le-corps et lui versa, du front au menton, tous les baisers de ses moustaches.

— À la porte les dégoûtants, — crièrent des voix au-dessus du tapis imprimé d’as de trèfle. — On ne vient pas ici pour voir ça.

Échalote s’arracha aux bras de M. Plusch, s’élança au-dessus de son bock, agita ses jambes de myrmidon et ses bras de poupée. Déjà elle allait bondir sur la table quand le Roi des Terrassiers la tira par sa jupe.

— Je vous en prie, pas d’histoires.

Il était pacifique et ne s’amusait d’un certain monde qu’à la condition de ne pas s’y mêler.

— Non mais, — piaillait Échalote, — si elles ne viennent pas ici pour voir ça, nous pourrions leur montrer autre chose.

Tout à coup un sanglot s’éleva, d’abord étouffé, puis strident.

— Quoi, y en a qui ouvrent leurs écluses, maintenant !

Devant soi on ne voyait rien que des consommatrices furibondes et prêtes à la bataille. Mais les oreilles de M. Lapaire qui, jusqu’ici, n’avaient point quitté le pugilat oratoire oscillèrent vers le nouveau bruit. Spectacle étrange ! À sa gauche, la duchesse d’Ersigny, qui n’avait ouvert la bouche de toute la soirée, soit par prudence, soit par modestie, pleurait à fendre l’âme.

— Est-ce que, par hasard, tu deviendrais folle ? — lui demanda-t-il, en lui saisissant la main qui cachait son visage.

Une boursouflure d’yeux et de joues rougeaudes émergea des larmes.

— Hi, hi, hi, oh la la, oh la la ! — hoquetait la duchesse, — que c’est donc triste ! On ne va pas s’en aller, dis ?

Elle suppliait son amant, lequel ne comprenait toujours pas.

— Enfin, explique-toi. Quelqu’un t’a blessée ?

— Non, — formula un vagissement.

— Tu as mal aux dents ? Tu as la colique ?

— Non, — répétèrent les hoquets, — je souffre.

— D’où ?

— De voir des femmes qui s’aiment.

À sa façon, la duchesse protestait contre les amours inverties. Son naturel sauvage n’était pas encore apprivoisé et le spectacle du Frelon fouettait ses pudeurs.

— Viens, allons pleurer dehors, — décida M. Lapaire.

Aussi bien était-il temps d’en finir et le désespoir de Mme d’Ersigny venait-il à point. Cinq minutes plus tard les carafes eussent volé dans les glaces et du sang eût peut-être coulé. Les pleurs de la duchesse rafraîchissaient les esprits.

Petite pluie abat grand vent.

XIV

Il y a violons et violon.

Sonnez, tambours chinois, et dansez, bayadères.
Voici les palanquins et les hauts dromadaires.

Léon Gozlan. (Les Bayadères.)


Les débuts de Mlle Sophie Laquette, dite Échalote et, en cette nouvelle occasion, baptisée par M. Plusch du pseudonyme grisant de Mominette, furent un événement montmartrois. Ceci se passa au Casino de Clignancourt, où le président des Embêtés du Dimanche avait décroché pour sa maîtresse un engagement honorable de trente francs par semaine, plus les amendes. C’était coquet, surtout à une époque où les cabotines ont accoutumé les directeurs à les dédommager de leurs frais généraux et il n’y avait, pour Échalote, qu’à ne pas trop blaguer et à se présenter à l’heure pour toucher sa paye intégrale.

La robe de chez Schameusse, habilement réparée par une couturière de la rue Clémence, permit à Échalote-Mominette de se présenter au public sertie dans un écrin de paillettes multicolores et de taffetas glacé.

Décolletée en haut et dépantalonnée en bas, la débutante montrait tout et même au delà de ce que la pudeur tolérait. On voyait ses épaules, ses petits seins rosés et, après soixante centimètres de costume, ses cuisses empapillotées à leur sommet de tulle très illusion. Seules, des chaussettes noires habillaient le bas de la jambe et amincissaient légèrement une attache vulgaire que M. Plusch ne cessait de déplorer. « Tu es jolie, tu es bien faite, c’est dommage, — ajoutait-il, — que tu aies la cheville ouvrière. » Échalote, pour suivre jusqu’au bout les conseils de son protecteur, avait dû renoncer à de hautes bottines vert d’eau contemplées à l’étalage d’un costumier de la rue de Douai, bottines qui s’agrémentaient d’aiguillettes et de lacets d’or assez semblables à la graine d’épinard, orgueil des armées, et se contenter de souliers découverts. Ce bon goût obligatoire la navrait. Volontiers elle eût arboré, même à la ville, des bas arc-en-ciel, des chaussures panachées et des talons jaunes : il est des gens qui confondent l’élégance avec la coquetterie des Malgaches et des Caraïbes. Échalote, livrée à elle-même, avait des instincts d’Apache mexicain ; par bonheur elle avait Victor, apache parisien, pour les atténuer et M. Plusch, amateur-expert, pour les combattre.

De sa tête qu’on ne pouvait changer et qui était toujours, vu les proportions du corps, celle d’un têtard géant, M. Plusch avait composé un minois de baby casqué de boucles blondes et de plumes de paon dressées en antennes. Pas de gants : les bras pygméens, ronds et fermes, présentés en liberté et les mains de moutard au maillot entraînées aux baisers de remercîment et d’au revoir.

Pour cette exhibition initiale et sensationnelle, M. Plusch avait convoqué le ban et l’arrière-ban de ses relations mondaines. Sophie Laquette, de son côté, n’avait pas oublié ses aminches, parmi lesquels Nini-la-moche, Lucie-aux-poux, la môme Tirelire et Chouchou, dont la principale mission était d’escorter Victor et de le maintenir dans le ton d’un spectateur ordinaire, qui n’applaudit pas à se faire remarquer et ne fait pas d’esclandre à se faire sortir.

Malgré toutes les objections d’Échalote, l’amant de cœur n’avait pu, en effet, se décider à passer cette soirée en ville. Il lui fallait voir son amie, enregistrer son succès et supputer ce que ce métier pourrait procurer par la suite. Ses idées de mariage tenaient toujours et ne céderaient pas devant les sacrifices de M. Plusch, au contraire. Il savait par Échalote que l’appartement de l’impasse Blanche-Neige se meublait lentement mais confortablement. Il ne manquait que le superflu pour le rendre habitable ; les gros meubles, acquis à bon compte à l’hôtel Drouot, y occupaient leur place rationnelle. Restait le vide des planches à combler et la nudité des fenêtres à vêtir. Une bonne aubaine s’annonçait : M. Plusch, plus que jamais à la piste des affaires, était à la veille de signer une combinaison avantageuse qui l’éloignerait de Paris pour un ou deux mois. Jusqu’ici il lui plaisait d’aller, de temps en temps, promener son abdomen en province et s’assurer, dans les villes de ressources, si sa figure qui attirait ou la gifle ou le baiser en était toujours à ce second emploi. Il avait eu de Lille à Marseille et de Nancy à Bordeaux les aventures les plus flatteuses. Même il s’amusait parfois à se les remémorer comme, par exemple, cette saison à Vichy, où, durant chaque nuit passée à deux, il s’était plu à solliciter de l’affable compagne, après l’abandon de tout elle, celui de sa chemise en linon. Ainsi que Rollinat, il pouvait chanter, en regagnant son home : « Elle me la donna, sa chemise en dentelle », car peu de femmes lui refusaient ce souvenir de leurs étreintes chiffonnantes. M. Plusch n’agissant, même dans ses plus délirantes minutes, que par principes, en avait là aussi. De ces preuves d’amour il composait un trousseau et, quand il revint à Paris cette saison-là, il put offrir à Ranavalo, sa maîtresse d’alors, une pile respectable de chemises précieuses et parfumées.

Mais, si les villégiatures ont du bon, il est des périodes où elles ont du pire. Cette fois M. Plusch ne se décidait à s’éloigner qu’avec peine. Plus qu’il n’eût jamais supposé, Échalote lui tenait au cœur. On n’arrive pas à la cinquantaine sans s’attendrir sur les qualités affectueuses d’une femme. Or, Échalote était savante sur le chapitre de l’enjôlement et M. Plusch, comme un éphèbe, s’y était laissé prendre. Toutefois, pour partir avec la tranquillité du devoir accompli, il faisait des dettes pour installer sa maîtresse. Moins que jamais il ne fallait songer à la laisser se moisir dans un rez-de-chaussée et l’appartement d’en face devait se garnir. Il était convenu entre eux que, si les débuts au concert étaient brillants et précurseurs d’une situation durable, il demanderait des avances sur l’affaire à terminer et compléterait aussitôt l’installation personnelle de la nouvelle étoile.

Pour ces différentes raisons Échalote avait suivi, selon les moyens de sa cervelle d’oiseau, de sa voix suraiguë, de ses bras et de ses jambes agiles, les conseils de M. Saint-Pont. Pour plaire à l’ami Plusch celui-ci avait consenti à écrire une musique nouvelle sur des paroles non moins inédites et, après un morceau d’orchestre, après les trois coups frappés par le régisseur, après un solo de petite flûte, la toile s’enroulait jusqu’aux cintres, Échalote-Mominette apparaissait, nimbée de lumière électrique et, immédiatement, au diapason de la crécelle, piaillait en gesticulant :

Si vous n’savez pas c’que c’est
Qu’un’ p’tit’ femm’ qu’a pas d’corset,
Regardez mon maintien,
Mon chic très parisien.
Rien qu’en me voyant passer
Les homm’s commenc’nt à s’trémousser.
À moi les fêt’s et les conquêtes,
J’suis la môme, la Mominette.

Des bravos nourris, voire engraissés par M. Plusch et ses amis, accompagnaient les ritournelles des cuivres et, à la suite du quatrième et dernier refrain, qui se terminait par une invite aux messieurs présents à venir pincer

Les jamb’s et la taill’ si bien faites
De la môme, d’la Mominette.

ce fut, de la part de certains spectateurs habilement semés, un délire d’applaudissements et de rappels.

M. Bouci piétinait avec fracas, le docteur Benoît tapait de la canne, le Petit Vieux de la Plaine Monceau, levé dans un transport d’enthousiasme, cognait son fauteuil à bascule sur son support de fer, l’Homme au Supplice Indien battait ses paumes à en faire éclater la peau, M. Schameusse, ayant
découvert le matin même, dans les débarras de son magasin, un claquoir d’école, s’en servait avec rage. « Plus fort ! Plus fort ! On ne t’entend pas ! » criait M. Lapaire à la duchesse d’Ersigny, et tous deux, munis des soucoupes de leurs consommations et de leurs petites cuillers s’en servaient comme de tambours. « Hurrah ! Hurrah ! » aboyait le Torpilleur, « Bis ! Bis ! » hurlait M. Plusch. « Une autre ! Une autre ! » répliquait M. Gratin, tandis que M. de Flibust-Pélago, qui n’avait qu’à frotter ses tibias pour produire des bruits de castagnettes, usait de ce moyen pour participer à l’harmonie d’un tel succès. Aux galeries Nini-la-moche, Lucie-aux-poux, Chouchon, aidée par Victor, étaient le soprano de ce vacarme. Près d’eux Plumage et Blandine, sollicités par Échalote qui, afin de les décider à venir l’entendre, leur avait procuré une de ses parentes pour garder leur loge, ne boudaient pas à la besogne. « Elle chante aussi bien que notre locataire qui jouait à «  l’Eldérido » décrétait Blandine en agitant les bras, « Bien sûr que ça va faire un beau brin d’artiste » ajoutait Plumage, qui croyait de son devoir de répondre aux baisers d’Échalote par d’autres baisers cueillis dans sa barbe de vieux Pandore.

Rentrée dans la loge commune aux goualeuses de lever de rideau, Mominette y trouva, avec les mines stupéfaites et envieuses de ses camarades, ces quelques lignes griffonnées au dos du programme et remises par une ouvreuse :


« Impossible de gagner ma carrée sans t’avoir vue. Grouille-toi pour semer ton vieux pendant quelques broquilles. Je t’attends devant le métro de la place Pigalle. Si tu ne venais pas, je serais capable de rappliquer à Cocardasse.

« Toto. »


— La barbe et la jambe ! — s’écria Échalote qui, toute à son succès, n’avait nulle envie d’être inquiétée par des gêneurs.

— Quoi, — fit une gommeuse, — ce chahut ne te suffit pas ?

— S’agit bien d’ça. Ah ! les hommes ! Quelle plaie ! Quelle engeance !

Déjà il lui poussait, avec les rayons de la gloire, les ailes du génie de l’orgueil. On n’est pas artiste sans se révolter contre les contingences bourgeoises et l’autorité des mâles ne va pas de pair avec les aspiration des femmes affranchies. Volontiers, ce soir, elle eût accepté de souper en la compagnie d’hommes chics et sous des flots de lumière qui lui eussent permis de ne point vaseliner son maquillage et d’apparaître, devant un nouveau public, dans tout l’éclat de son blanc de perle et de son carmin.

— Ce n’est pas assez du gros Mimi qui m’attend, il faut encore que Victor m’attende aussi ! Dieu que la vie est compliquée !

M. Plusch lui avait donné l’ordre de se rhabiller vivement pour les retrouver en groupe à la sortie et, selon la quotidienne habitude, pour les suivre dans les estaminets.

Ils étaient tous là, en effet, gesticulant sur le trottoir et émettant leurs avis sur l’avenir théâtral d’Échalote.

— Elle a les cuisses en pain de sucre, c’est une bonne chose, — déclarait le Petit Vieux de la Plaine-Monceau.

— Son sourire est aguichant et sa bouche est bien garnie, — ajoutait l’Homme au Supplice Indien.

— Du chien ! — remarquait M. Schameusse.

— Du brio ! — spécifiait M. Lapaire.

— Du montant, — soulignait le Torpilleur.

— De la branche, — attestait le chevalier de Flibust-Pélago.

— Dommage, ce bas de jambe défectueux ! — déplorait le docteur Benoît qui, dans la soixantaine, estimait surtout les pieds et les attaches.

Soudain, le Roi des Terrassiers éleva la voix :

— C’est pas tout ça, — manifesta-t-il en s’adressant à M. Plusch, — maintenant que ta poule chante, nous pouvons être assurés qu’elle cessera d’être drôle. Faudrait voir à ne plus l’imposer aux Embêtés du Dimanche. Tu sais, mon vieux, moi j’ai horreur des cabotines.

— Peuh, peuh, puisque je la mets dans ses meubles, — riposta M. Plusch qui, indéniablement, était dans son tort vis-à-vis de ses associés.

— Encore une belle bourde que tu commets là ! N’importe, dépêche-toi, on est venu un soir ici pour te faire plaisir, mais tu ne nous y reprendras pas.

— Jaloux, va, — lui lança M. Plusch.

M. Bouci, qui avait encore à parler, ne se formalisa pas de ce qualificatif.

— Non, vois-tu, je ne crois pas au dévouement des poules. Tu avais pris celle-ci dans les pommes, il fallait l’y laisser. Tu verras qu’elle te plaquera au premier tournant.

— C’est toi le tournant, le mal blanc, le panari, — repartit M. Plusch. — Je te dis que tu crèves d’envie.

— Oui, — approuva M. Bouci, — d’envie de f… le camp. Non, mais elle ne va pas nous faire poireauter toute la nuit sur l’asphalte, ta Patti de mes souliers ?

À ce moment, Échalote parut par la sortie des artistes.

— Hein ! ça a un peu marché ! Ils en sont comme deux ronds de flan dans les coulisses.

— Épatant ! épatant ! — approuva M. Plusch tout en hélant des fiacres.

— C’est pas fini, — annonça Échalote, qui déjà ne s’offrait plus à occuper le strapontin et s’installait au fond de la voiture, quitte à laisser l’assiette de M. Plusch ou celle de M. Bouci en mauvais équilibre, — va falloir que je retrouve une copine qui me passera des chansons.

— Tu la verras demain, — conseilla M. Plusch.

— Demain ! tu n’y penses pas ! Je lui ai donné rendez-vous pour tout à l’heure au Rat Mort.

— Nous t’y mènerons.

Échalote, on le conçoit, ne l’entendait pas ainsi.

— C’est bien ça, — ronchonna-t-elle, — tu vas commencer à me faire remarquer en ne décanillant pas de mes jupes. Si c’est pour me conduire par la main, il fallait me mettre au couvent. Ce n’est pas votre avis, monsieur Bouci ?

— Moi ? — opina le Roi des Terrassiers, mais comment donc ! — Si vous le laissiez faire il jouerait les madame Cardinal.

Cette fois M. Plusch accueillit mal la plaisanterie.

— En voilà assez sur ce ton. À t’entendre on croirait, ma parole, que j’ai l’intention de me faire entretenir par Échalote. D’ailleurs ce n’est pas la première fois que tu agis ainsi, peuh, peuh. Je ne t’en ai jamais fait le reproche, mais je tiens à te dire que je n’ignore pas les boniments que tu fis autrefois à la duchesse du Luxembourg.

M. Bouci, stupéfait, se révolta :

— Quoi ? moi, des boniments à la duchesse du Luxembourg ? Ah ! bien, elle est raide celle-là !

— Raide ou pas raide, — reprit M. Plusch sentencieux, — ce doit être la vérité, puisque c’est la duchesse elle-même qui me l’a raconté. J’ajoute avoir tout lieu de la croire, car, que tu en doutes ou non, j’avais été bon pour cette femme et elle m’aimait.

Il est des révélations si inattendues qu’elles vous paralysent. M. Bouci se sentait devenir gâteux. Un instant il réfléchit sur le parti à prendre en de pareils cas, puis, subitement résolu à ne pas laisser un ami de vingt ans dans l’incertitude de sa loyauté, il se risqua à manger un léger morceau de ce qu’on nomme la vérité.

— Elle t’aimait, dis-tu, eh bien, un soir où tu me prias, faute de pouvoir le faire toi-même, de l’accompagner en voiture jusque chez elle, je te prie de croire qu’elle s’y est pris d’une drôle de manière pour me le prouver, qu’elle t’aimait !… Non, vois-tu, mon vieux, entre camarades comme nous, il ne faut pas s’arrêter à ce petit jeu d’écouter les potins des femmes.

M. Plusch qui, au fond, n’avait jamais eu qu’une confiance relative en la fidélité de cette maîtresse, n’insista pas. Seule, Échalote, qui avait à cœur de défendre une corporation dont elle était le seul spécimen dans ce fiacre, crut devoir mettre son grain de sel.

— Vous me faites gondoler, tenez, avec les potins des femmes. Sur quoi jaspinez-vous donc entre vous, si ce n’est sur les absents. Des potins ! mais il n’y a pas plus commères, pas plus débineurs que vous !

M. Plusch tenta de freiner cette belle éloquence :

— Princesse, je vous ferai respectueusement observer que nous ne nous occupons pas de vous. — Alors quand vous dégoisez sur les femmes, je n’ai pas le droit d’en recevoir les éclaboussures ? Qu’est-ce que je suis donc ? une bouse ? une chaussette ?

Elle se dressait, tel un coq en colère, et ne remarquait pas que le cocher, qui avait pris des chemins raccourcis, les déposait place Blanche.

— Zut ! et mon rendez !

— C’est bien pressé ? — insinua M. Plusch qui, encore sous l’impression des aveux de M. Bouci, doutait de tout.

— Viens avec moi si tu tiens à être ridicule, — proposa Échalote.

— Ça n’a jamais été dans mes habitudes et je ne commencerai pas à mon âge. Va à tes affaires, — concéda cet amant modèle, — et, si tu me trompes, fais en sorte de balader tes gigolos ailleurs que dans mon quartier, peuh, peuh. Je ne suis pas despote, mais j’ai horreur qu’on se paie ma tête.

Échalote, qui avait gain de cause, se fit câline. Prenant les joues de M. Plusch à pleines mains, elle se mit à les becqueter sans s’inquiéter des flâneurs qui la regardaient faire :

— Je l’adore, cette grosse figure qui attire la gifle ou le baiser. Ah ! ta mère n’était pas une poire en dépensant quinze cents francs de bougies pour la regarder dormir. Ça, c’est de l’argent bien employé. Pas, mon loulou ?

Elle caressait le crâne, les yeux et les moustaches de son amoureux Mécène.

— Et, qu’est-ce qui est contente ? qu’est-ce qui fera tout pour que le gros Mimi soit heureux ? C’est la fifille à son pépère, c’est Échalote, c’est la petite Mominette.

M. Plusch, enfin récompensé de ses sacrifices, souriait, béat. Que demandait-il, en somme ? un peu de dévouement et quelques mignardises. Résolu à ne jamais voir en cette pouparde majeure qu’une enfant précoce, tout le charmait de ce qu’elle pouvait employer pour lui plaire. Les années accumulées ont des fantaisies, et les vieux messieurs qui se font pincer dans les bras des petites filles doivent profiter de circonstances plus qu’atténuantes. Pour lui, il avait tous les agréments réunis en une seule personne : il pouvait jouer au satyre avec impunité et afficher une maîtresse, haute comme les gamines qui vont à l’école, sans craindre l’immixtion dans ses affaires privées d’un fonctionnaire maladroit et envieux. Il croyait fermement en la reconnaissance de cette petite. Ses gentillesses, ses minauderies, voire ses mauvaises humeurs, étaient, selon lui, des manifestations primesautières qui ne trompaient pas.

— Va, ma cocotte, va retrouver ta camarade et reviens vite. Nous t’attendons à Cocardasse.

Échalote prit ses jambes à son cou dans la direction de la place Pigalle.

— Regardez-la, — monologuait M. Plusch, — tout à l’heure ses talons vont taper son derrière. Ma parole, on dirait une écolière pour qui vient de sonner la récréation, peuh, peuh.

— T’excite pas, — préconisa M. Bouci. — Les petites filles comme ça en remontreraient à tous les professeurs de notre âge.

Cependant Échalote courait toujours et, méditant, malgré cette gymnastique, sur le temps employé à se transformer de chanteuse en promeneuse, se demandait si Victor ne serait pas furieux d’avoir attendu si longtemps.

Comme elle traversait, près de son but, la chaussée du boulevard de Clichy, elle aperçut un rassemblement étrange aux abords de la station du métropolitain. Que se passait-il ? Pourvu qu’il ne soit rien arrivé à Victor ? En quelques bonds elle fut près des curieux. Horreur ! Deux gardiens de la paix, taillés en lutteurs de chez Marseille, d’une main maîtrisaient un jeune homme blond et nerveux et, de l’autre, lui administraient des coups de poing savants, tantôt dans les côtes, tantôt sur la tête. C’était le passage à tabac en règle, et Échalote, la poitrine dans un étau, ne voulait pas encore en croire ses yeux, car, son cœur le lui avait dit : c’était Victor que l’on malmenait, son Victor bien-aimé, son gosse, son blondin aux moustaches en accroche-cœur ! Qu’avait-il fait ? Quel crime avait-il commis ? Poltronne, même dans l’affection, elle n’osait s’approcher. La force armée était une des choses qui la faisaient fuir : tout le monde n’est pas né avec une âme de conquistador et elle eût peut-être vu assassiner sa famille entière sans s’interposer. Chacun sa nature, n’est-ce pas, et l’être humain a ses faiblesses. Elle questionna quelques pierreuses assemblées, lesquelles ne perdaient pas une bouchée du spectacle.

— Que se passe-t-il ? Pourquoi arrête-t-on ce jeune homme ?

— Tiens parbleu, c’est sa faute, — expliqua une albinosse, — y a des râfles partout ce soir. Il était comme un empoté à attendre sa marmite. Les flics lui ont demandé ce qu’y faisait là. Il a pas voulu répondre. Alors y z’ont voulu voir ses papiers. Y n’en avait pas. Alors y l’ont empoigné pour le conduire au poste et, comme y f’sait la rouspèt’, y z’ont tapé d’sus. L’est beau môme, c’est dommage, i’va s’défriser au violon.

Puis, soudain, regardant autour d’elle, l’albinosse remarqua des mines de « mœurs » qui suivaient son discours.

— Cré ! cré ! — fit-elle en s’adressant à ses compagnes. — Faut caleter, ça sent la rousse !

Elles s’enfuirent comme un vol de pierrettes.

Sur le terre-plein, devant la gueule béante et puante du métro, Échalote, caponne à en mourir sur place, resta paralysée, tandis que Victor, qui avait sa ration de gnions et de coups de pied, se laissait traîner au commissariat voisin.

XV

Quand le chat n’est pas là…


Pensez-vous à son avenir s’il ne l’avait pas rencontrée ? Entre quelles jambes serait-il tombé ?
Lucien Mulhfeld.
(La Carrière d’André Tourette.)


Depuis une semaine M. Plusch avait quitté Paris. Malgré tout son désir de conserver à Échalote une égide d’autant plus paternelle que la mignonne enfant, toujours délicate du ventre, savait geindre à propos, il n’avait pu reculer un voyage d’autant plus utile que ses finances étaient basses. Parti pour quelques jours, il commençait à craindre que cette séparation se continuât. L’affaire traitée, il lui fallait rester sur les lieux pour la maintenir en forme et il s’agissait de l’exploitation, vers les Pyrénées, d’une station thermale où sa connaissance du monde des snobs et de la publicité lui donnait une compétence de tout premier ordre.

Sophie Laquette-Échalote-Mominette l’avait accompagné à la gare, les larmes aux yeux.

— Elle va bien s’ennuyer la fifille, quand son pépère va être parti, — soupirait-elle.

Ce à quoi M. Plusch, décidé à ne pas se laisser envahir par l’émotion, répondait, goguenard :

— Si tu as peur dans ton nouvel appartement, couche dans mon rez-de-chaussée et prie Plumage de monter la garde au pied du lit.

Mais Échalote, au plus fort de l’émotion, ne perdait pas le nord.

— Ce ne serait pas raisonnable, mon gros Mimi, puisque tu ne m’as mise dans mes meubles qu’à cause de l’humidité. Il faut se faire une raison, va ! Enfin, heureusement que j’ai mon concert pour m’occuper et me distraire un peu.

— Surtout, peuh, peuh, prends bien garde en rentrant la nuit, — répétait l’impeccable protecteur. — S’il n’y a plus de tramway, prends une voiture et, au besoin, paie Blandine pour t’accompagner.

— Oh ! tu sais, moi, je suis habituée aux escarpes, j’ai été élevée avec eux.

— Les escarpes de Montmartre ne sont pas les plus dangereux, — attesta M. Plusch, prudhommesque dans sa pathétique prudence. — Il y a les escarpes du monde : ceux qui convoitent les petites femmes de théâtre, les suivent et les entôlent de leurs bons principes.

Échalote éclata de rire :

— C’est toi, mon Loulou, qui parles ainsi ! Autrefois tu me permettais de prendre un petit ami, pourvu que ce ne soit pas dans le quartier !

— Je parlais ainsi parce que j’étais sûr que tu ne le ferais pas. Je te connais, ma mignonne, j’ai apprécié ta nature. Tu crânes de temps en temps, tu montes sur tes ergots afin qu’on n’oublie pas que tu existes. Au fond tu as une âme et des goûts de mère de famille, peuh, peuh.

— Ah ! bah !

— Mais oui, je l’ai compris en te meublant. Si tu étais réellement bohème, est-ce que tu aurais été aussi heureuse d’être installée en petite bourgeoise ?

Ce raisonnement clouait Échalote. Son intérêt n’étant pas de le combattre, elle préféra l’approuver en sautant au cou de son bienfaiteur :

— Tu es le premier homme qui me comprenne, — déclara-t-elle. — Mon passé est un ramassis d’imbéciles dont je ne veux plus même me souvenir.

Le soir, pelotonnée avec Victor dans le grand lit offert par M. Plusch, elle interprétait différemment les opinions des amants payeurs.

— Mon avis, c’est que, lorsqu’on rencontre des fourneaux, il faut s’en servir. Si je t’avais écouté je ne me serais jamais collée avec Plusch, or, ce n’est qu’en l’obligeant à s’habituer à moi qu’il m’a offert ce que je lui demandais. Quand je pense que ta scène de chez Robinet eût pu tout démolir ! Quelle andouille tu faisais, ce jour-là !

Mais Victor, en zig-zag dans les draps, était muet.

— T’es malade ? — lui demanda Échalote. — Pourquoi que tu ne parles pas ?

— Je rumine.

— Espèce de navet, parle tout de même.

— Pas la peine.

Un silence plana pendant lequel Échalote, froissée, fit volte-face et, le postérieur sur les genoux de son compagnon, enfouit son nez sous le traversin.

Soudain une question s’éleva :

— Tu ne sais pas à quoi je pense ?

— Flûte ! — siffla Échalote qui ne voulait plus rien entendre.

— Je pense que j’ai envie de me mettre à travailler.

— Hein !

Sa tête émergea, hérissée de crêpons et de chichis déplacés.

— Tu blagues !

— Pas le moins du monde.

Et il scanda.

— J’ai-en-vie-de-me-mettre-à-tra-vail-ler.

— C’est du maboulisme.

— Non, c’est au contraire très sensé. La sorgue au poste m’a fait réfléchir. Ce n’est déjà pas une situation si épatante d’être goujon. Ah ! les douilles que je me suis faites entre les quatre murs de ce violon, personne ne le saura jamais. Je me disais : « Tiens, pendant que tu es là, dépouillé de ta toquante et de ton morlingue, sans tire-jus et sans cordons de sorlots, elle rigole, elle, la môme, on la fête, on la flatte, on la saoûle peut-être ! » On a beau n’être que le chéri, y a des moments où de telles pensées vous feraient voir rouge. Alors j’ai conclu : « Si les affaires de la petite s’arrangent, si son vieux l’installe proprement, eh bien ! avec c’qu’elle gagnera au concert et c’que j’pourrai récolter de mon côté, on pourra s’les rouler à l’aise. »

— Oui, — fit Échalote, — tu m’as déjà parlé de ça, un soir, à la Galette, mais l’heure n’est pas sonnée. Mimile va revenir avec pas mal d’argent, ce serait idiot de le plaquer aujourd’hui, et puis quoi, tu n’es pas sûr de te débrouiller, tu ne sais rien fiche.

L’amour-propre de Victor se rebiffa.

— Rien fiche, dis-tu, mais j’étais brigadier-fourrier au régiment, je peux faire un épatant comptable.

— T’as pas de certificats.

— Ouat ! Y a des métiers qui n’en exigent guère. Tiens, par exemple, j’ai un ancien zigue à moi qu’a eu la veine : il a rencontré une vieille grenouille au sac. Pour lors, avec le pognon de la daronne y s’est fait book. Aujourd’hui, c’est un des types les plus moussus des courses : y prend des paris et encore il a, en ville, des agents qui lui ramassent des tas de braise.

— Possible, mais je ne suis pas une vieille grenouille et, comme pèze, je n’ai en ce moment que les deux thunes par jour que m’envoie Mimile.

— T’es bête, y n’s’agit pas de m’établir à mon compte, je peux commencer à celui de mon poteau.

— Dans ce cas, campe-toi au boulot. Tu penses que ce n’est pas moi qui vais te défendre de t’occuper un peu. Si nous devons nous marier un jour, j’aime autant que le monde ne m’accuse pas d’épouser un feignant. Chacun sa fierté, s’pas. Comme amant, ça m’est égal de t’aider, comme époux, je préfère ne pas te voir passer ton temps chez le bistrot et rentrer paf pour les repas.

— Entendu ! — décréta Victor ; — je vais devenir un petit homme sérieux. Ah ! c’est les bêtes-à-pain comme Plusch qui en seront baba.

Histoire d’inaugurer ses nouvelles fonctions, le lendemain, au petit lever, il inspecta, tâta, estima les meubles :

— C’est de la bonne fabrication, — déclara-t-il, — le gros Mimi, comme tu dis, ne s’est pas moqué de toi. Par exemple, s’agit de savoir si le buffet de la salle à manger n’est pas de dimensions un peu trop larges pour entrer dans une canfouine qui n’aurait pas de double porte. Au début, tu sais, on ne pourra peut-être pas se loger comme des archevêques.

— T’inquiète donc pas si vite, — conseilla Échalote, — nous n’en sommes pas au déménagement. Tant que ta situation ne sera pas assurée je me trouve très bien ici.

— T’en as de bonnes, toi, mais quand le gros rentrera ?

— Après ?

— Tu ne crois pas que je vais retourner dans mon pucier du garno.

— Puisque tu auras un emploi, tu te loueras une chambre.

— Autrement dit, tu me balanceras avec ma liquette de nuit dans un journal.

Échalote, qui, comme toutes les gourgandines, avait la marotte de porter une alliance d’or et de se faire appeler madame, n’entendait tout de même pas qu’un fiancé entravât par trop son avenir. Elle était roublarde, et, ayant à choisir entre deux amours, le légal et le profane, elle préférait ne se livrer au premier qu’après avoir tiré le plus de profit possible du second. Elle crut donc prudent de moraliser Victor à sa manière :

— Grosse bête qui veut courir comme s’il avait le feu quelque part ! mais, attends donc que notre situation soit meilleure. Qui te dit que nous ne regretterions pas d’avoir brusqué les choses ? Quand Mimile annoncera sa rentrée, il faudra que tu décanilles, c’est entendu ; mais sapristi, si on me disait de disparaître pour me récolter plus facilement des pèpètes, je te prie de croire que je ne me ferais pas prier. Et puis, veux-tu que je te raconte tout ? Eh bien, il y a un type qui me fait du boniment au caf’ conc’. J’ai mes tuyaux : c’est un homme de lettres.

Victor s’esclaffa :

— Beau chopin, si c’est un homme de lettres, y sont tous dans la purée !

Cette judicieuse observation ne troubla pas Échalote.

— Il y a des pannés qui écrivent pour les journaux, ça, oui, c’est toquard ; mais il y en a d’autres qui paient gros pour faire paraître leurs gourderies.

— Le tien est de ceux-là ?

— Paraît qu’oui. Son père a une fabrique à Aubervilliers, c’est des rupins. Alors, ce serait peut-être idiot de le repousser. Qu’en penses-tu !

— Si y casque d’avance, c’est à étudier.

— Dame, jusqu’ici j’avais Mimile qui m’attendait à la sortie, il sentait qu’il n’y avait rien à faire.

— Alors, comment sais-tu qu’il en pince pour toi ?

— Avec ça que tu ne t’en es pas servi, toi aussi, des ouvreuses ! Et puis, il me guette aux répétences.

Victor commençait à s’intéresser à l’aventure.

— Alors, il t’a déjà parlé ?

— Turellement.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Des imbécillités, comme les autres.

— Il ne t’a pas fait de cadeau ?

— Pas encore, mais il m’a demandé ce qui me ferait plaisir.

— Attention, — interrompit Victor, parcimonieux et pratique, — ne va pas te faire offrir des saloperies qui passent de mode. De l’or, des bijoux, il n’y a que ça. Des fleurs et des bonbons le Mont-de-Piété s’en bat l’œil… Et, quand le revois-tu ?

— Sûrement ce soir. Je lui ai fait dire hier que mon singe quittait Paris.

— Veux-tu que j’z’yeute aussi à la sortie ? Je verrai l’oiseau et te dirai mon opinion.

— Si tu veux, mais pas d’imprudence : ne m’aborde pas.

— Gourde ! comme si c’est moi qui irai gêner tes combines.

Cette journée d’adultère au logis fut pour les deux tourtereaux de la Butte un échantillon des joies de l’Éden. La pudibonderie et l’étiquette n’ayant rien à voir dans les intimités de cet ordre, ils évoluèrent de la chambre à coucher au cabinet de toilette et de la cuisine à la salle à manger, lui vêtu d’une des chemises de nuit de M. Plusch, elle drapée dans un peignoir si irréel qu’il donnait à sa propriétaire l’aspect d’une sardine fantastiquement perdue dans les nuages. Leurs distractions, d’heure en heure, ne varièrent guère, mais Échalote s’en amusait d’autant mieux qu’elles étaient une nique aux délicatesses masculines de M. Plusch. Chaque farce a ses triomphes et le mal de ventre simulé était, vu les exercices présents, du plus haut comique.

La nuit s’annonçant, Victor rappela Échalote à ses devoirs sociaux.

— Si qu’on s’habillait ? On irait prendre l’apéro, on dînerait quelque part et je te mènerais à ton beuglant.

— Ça colle.

Après une toilette qui consista surtout à s’enduire de cold-cream et de poudre, Échalote fut prête. Bras dessus, bras dessous, sans souci des gens frôlés et qui eussent pu être des amis de M. Plusch, ils descendirent la rue Lepic. Le spectacle, à cette heure crépusculaire, ne manquait pas de couleur. L’après-midi terminé, les horizontales, quittes envers les obligations de leurs respectives maisons de rendez-vous, retournaient vers leurs petits hommes. Affalés sur les banquettes des cafés ou juchés sur les tabourets des bars, ceux-ci les attendaient le verre en main et la plaisanterie aux lèvres. C’était l’heure douce où l’on calcule, d’après la température, le bénéfice du commerce d’amour. Chacun sait, pour l’expérimenter en lui-même, qu’avec le soleil la sève bouillonne. Le rentier, émoustillé, aura su où passer son temps et, sur les trottoirs, le gibier, musard, se sera laissé prendre. Les femmes sont exubérantes, leurs amis sont satisfaits. On se retrouve avec joie pour arroser, d’un madère ou d’une absinthe, la bonne fortune.

Échalote et Victor saluèrent des groupes, échangèrent quelques propos de circonstance.

— Ça va les « business ? »

— Tu parles, on n’savait pas où donner de la tête chez Angèle.

— La Chaussée d’Antin est pleine d’English. En deux heures on fait sa journée.

— De la poigne, et courage ! — lança Échalote tout en entraînant Victor.

La vue de ces gens l’indisposait.

— Tu ne saurais croire, — déclara-t-elle, quand ils eurent atteint la place Blanche, — jusqu’à quel point les grues me dégoûtent.

Victor se cramponna à un bec de gaz.

— Ne rigole pas, — fit-elle, — j’étais née pour être artiste, je le sens bien. Pour ce qui est de coucher avec un poilu quelconque, j’ai le cœur feignant.

XVI

Monsieur Dutal.


Les caractères de la folie que l’amour fait naître varient beaucoup entre eux.
L’Arioste.
(Roland furieux, chant XXIV.)


Une rumeur, quelques jours plus tard, circulait boulevard de Clichy et stationnait plus particulièrement dans les tavernes Cocardasse et Raff. Échalote avait remplacé l’honorable M. Plusch par un jeune gentleman qui la couvrait de bijoux, la promenait en fiacre-auto et lui commandait des robes, non plus chez les marchandes à la toilette de la rue de Provence, mais chez les plus réputés faiseurs.

M. Schameusse, qui, le premier, avait découvert cette intrigue, y trouvait matière à froisser son amour-propre. Sans se contenter de tromper un client ami comme M. Plusch, Échalote exagérait le cynisme en versant aux couturiers le produit de sa trahison. Elle eût pu, avant de préciser ses commandes, s’assurer s’il n’avait rien d’assez élégant et d’assez confortable pour elle en sa boutique. Justement il venait d’acheter la garde-robe d’une demi-mondaine huppée mais nabote ; la naine Échalote eût fait des affaires d’or en s’adressant à lui. Mais non, elle voulait, à son tour, sacrifier aux exigences du snobisme et solder des factures abracadabrantes. « Sotte, triple buse ! » avait formulé M. Schameusse, en même temps que s’agrandissait en lui la blessure de l’amitié outragée.

C’était en allant au Casino de Clignancourt proposer à Échalote une robe de gommeuse qu’il avait tapé du nez dans les bois de M. Plusch. Un jeune homme y aidait Échalote à se voiler d’une chemise. Il avait pris la petite à part :

— Tu n’es pas folle de t’habiller devant un étranger ? Pour qui va-t-il te prendre ?

Elle avait plaqué sa patte de lièvre sur la bouche de M. Schameusse.

— Tête de pipe, c’est mon amant.

En vain avait-il essayé de la ramener à la raison, en vain avait-il tenté de lui faire entrevoir les suites de ses inconséquences.

— Et puis après, — avait objecté Échalote, — qui vous dit que je n’en ai pas encore un autre ?

— Petite malheureuse, tu ferais ça ?

— Et sans ta permission encore ! Parfaitement, j’ai un joli gosse que j’aime et j’ai cette truffe-là qui m’entretient. D’ailleurs, il faut que je vous présente : « Monsieur Schameusse, propriétaire des grands magasins de La Royale Confiance, — avait-elle annoncé au jeune inconnu ; puis, désignant ce dernier : — « Monsieur Adhémar Dutal, mon fiancé. »

Les deux hommes s’étaient serré la main, après quoi M. Schameusse, trouvant qu’il en avait assez fait pour les convenances, s’était sauvé en maudissant les femmes.

On s’étonnera peut-être d’apprendre qu’Échalote-Mominette donnait du fiancé à un jeune homme qui l’avait séduite avec la rapidité d’un moineau franc.
Hélas, il est des instants où la faiblesse humaine tourne à la syncope et des circonstances où le plus opiniâtre des Hercules devrait filer, non point aux pieds d’Omphale, mais à l’anglaise. Ainsi en avait-il été de M. Dutal, qui n’était ni plus chiffe ni plus crétin qu’un autre, et que deux baisers plantés sur l’oreille avaient affolé. Il aimait Échalote à un degré qui réclame le cabanon. C’était du délire. Après lui avoir fait la cour plusieurs fois sans l’approcher, il l’avait approchée, en une seule fois, jusqu’aux plus extrêmes limites et ne l’avait quittée qu’au petit jour. Des cajoleries échangées il gardait une tenace griserie et, parce qu’il était timide dans l’ivresse, Échalote le dominait comme un homme éméché. Fils à papa, il avait en portefeuille de quoi satisfaire les caprices d’une coquette. Échalote, qui avait toujours prédit que, le jour où une poire lui tomberait sous la main, elle ne la rendrait à la société qu’à l’état de trognon, put enfin satisfaire son appétit et régaler Victor. En quinze jours, elle avait accumulé à ses doigts les bagues les plus disparates, renouvelé son linge, nippé et installé son sous-marin. Plus M. Dutal offrait, plus il demandait à offrir. Une nuit qu’Échalote avait mis sur le compte de sa nature de fille honnête une réfrigération grandissante sous les caresses de l’amant, celui-ci, pour la rendre à sa température normale, avait promis de la réhabiliter à ses propres yeux, une fois pour toutes, par un mariage d’autant plus admirable qu’il lui faudrait lutter avec sa famille pour le conclure.

Ce furent, le lendemain, entre Échalote et Victor des gorges chaudes et des tirebouchonnements prodigieux à la santé de M. Dutal.

— Tu vois que j’avais raison de vouloir connaître ce louftingue.

— Pour sûr. Tâche maintenant de le faire casquer jusqu’à son dernier rond et balance-le dès qu’il sera à sec.

— N’aie pas peur, mon coco, on sait y faire.

L’existence d’Échalote s’écoulait donc ainsi. Le matin elle recevait, de M. Plusch, l’argent nécessaire à sa journée, l’après-midi elle retrouvait Victor et allait transpirer en sa compagnie à Tabarin, le soir elle « vendait sa salade » à son concert, rejoignait M. Dutal et allait souper avec lui.

Comme elle avait un de ces heureux caractères qui répugnent à dissimuler leurs fantaisies, elle affichait son nouvel amant et arborait son luxe. Chaque soir une voiture les déposait chez Raff où ils consommaient leurs premiers sandwichs. Ce décor plaisait à M. Dutal, qui aimait entendre, en même temps que les roulements de dés des jacquets, les conversations de certains habitués, lesquelles n’étaient ni dans une bouteille ni dans une terrine. Un couple, particulièrement, l’intéressait. Il se composait d’un homme, au système pileux abondant, que l’on nommait le baron et d’une femme, jamais la même, mais qui donnait toujours l’illusion d’être la vraie compagne du monsieur à barbe. Le baron était riche, la femme invariablement jolie, leur gaieté était communicative et leurs amis nombreux. Ce baron, cas unique, n’avait pas de domicile ; il logeait tantôt ici, tantôt là, hier chez un camarade, demain dans un hôtel. Le complet qui l’habillait étant son seul costume, rien ne le contraignait à se vêtir différemment pour la rue ou le théâtre. Quand l’étoffe s’élimait il en commandait un autre et laissait aux mains d’un quelconque domestique la pelure hors d’usage. Aujourd’hui il était à Montmartre, mais on l’avait rencontré la semaine dernière à Monte-Carlo et il se promettait d’être dans quelques heures en Belgique. Celle qui se proposait pour l’accompagner était la bienvenue, à condition qu’elle n’eût ni faux cheveux à faire friser en route, ni valise. On partait les mains dans ses poches et on revenait, lui avec une nouvelle compagne, elle avec un amant de rencontre. Toujours amis on se quittait avec un shake-hand et la promesse de se revoir, et on se rencontrait chez Raff où il avait le louis facile et vous faisait mettre un couvert. La grosse Léa, pilier de la brasserie, et qui eût pu, avec ses bocks absorbés depuis quinze ans lancer un navire, tirait du baron tout le profit possible. Pour n’avoir pas été l’élue d’une de ses nuits, elle restait l’auxiliaire de ses aventures et, en maintes occasions, les lui facilitait. Ses commissions consistaient en objets utiles et en voyages. Le baron, envolé à la recherche d’une étrangère, bien souvent l’emmenait. Elle aidait les intrigues et, au besoin, faisait office de chandelier. On n’eût trop su de quoi pouvait subsister
cette femme obèse, aphone et alcoolisée si l’abjection humaine n’autorisait toutes les suppositions. Au tarif de la prostitution, Léa ne valait pas quarante sous et pourtant elle en dépensait dix fois plus chez sa logeuse et dans les caboulots. M. Dutal, volontiers, lui eût offert quelque monnaie pour les suivre, Échalote et lui. Subjectivement, il estimait qu’elle méritait tout au plus les honneurs du pied, mais objectivement, quand on avait une petite camarade à lui offrir, elle valait le spectacle. Échalote, il le déplorait, ne condescendait pas à ces pourparlers, non point qu’ils lui répugnassent outre mesure, mais elle prétendait que l’argent gaspillé en ces marchés était mieux placé dans sa poche. Il est des vertus dues à l’économie et des achats de conduite destinés à la caisse d’épargne.

Toutefois il eût été faux d’attribuer à M. Dutal des vices si compliqués qu’il convient de se mettre à plusieurs pour les satisfaire. Altruiste, il eût aimé multiplier les moyens de bonheur de sa compagne et comme le truc du mal de ventre, de nouveau employé, le contraignait à une chasteté relative, ses invites à Léa ne devaient être inscrites qu’au bilan de son grand cœur. Sa tendresse présente avait d’ailleurs, à l’instar des sentiments de M. Plusch, quelque chose de paternel. Il ne concevait pas, vis-à-vis d’Échalote, une de ces passions vulgaires d’où l’aimée peut ressortir bossuée et anémique, mais plutôt une affection vaillante et protectrice. Ainsi il lui réapprenait sa prière du soir, lui donnait des leçons d’arithmétique, lui coupait sa viande à table, lui prenait la main pour traverser les rues et rêvait de lui acheter un tablier de sarrau et un cartable.

— Je m’étonne, — disait-il à ses amis, — de la voir marcher seule. À chaque pas il me semble qu’elle va trébucher.

À son insu Échalote reprenait son métier d’antan. Elle redevenait petite fille et M. Dutal, pour compléter son illusion et l’excitante crainte des gendarmes, exigeait qu’elle l’appelât papa et lui demandât la permission de se retirer en lieux clos ou d’aller se laver les mains.

— La petite fille n’a pas été sage, elle n’aura pas de dessert.

— La petite fille a désobéi à son papa, on va lui faire un écriteau et la mettre dans le coin.

— La petite fille, ayant mal mangé sa soupe, sera privée de chocolat.

Ce à quoi Échalote répondait :

— La petite fille se fiche de vous comme un éléphant d’un bigorneau ; la petite fille vous lave les boyaux de la tête avec une brosse en chiendent ; la petite fille fera des crêpes au pétrole, et c’est vous qui boirez le jus.

— Qu’elle est drôle ! Qu’elle est drôle ! — gloussait M. Dutal.

— Si je suis drôle, vous êtes embêtant comme un boisseau de puces. A-t-on idée d’un crapaud qui veut jouer au maître d’école !

Pourtant, elle les connaissait de longue date ces natures masculines qui ont besoin de se croire grands-pères pour tenter de devenir papas. Les Champs-Élysées lui en avaient fourni des échantillons, et M. Plusch, sans pourtant extérioriser cet état d’âme, se plaisait au jeu de l’aïeul et de l’ingénue. Qu’avait-elle donc dans la peau pour qu’on la traitât toujours de même manière ?

M. Dutal, un soir, lui avait fait cet aveu :

— Tu as une odeur unique, tu sens la menthe sauvage.

Et aussitôt, hantée par les refrains de café-concert, Échalote avait fredonné :

Pétronille, tu sens la menthe,
Tu sens la pastille de menthe,
Tu sens la menthe pastillée,
Entortillée dans du papier.
Papier… papier… papier… papier…

Le lendemain, dans un troublant tête-à-tête avec Victor, elle avait voulu tirer au clair l’opinion de M. Dutal. Pour elle, tout parfum animal ne pouvait être que celui d’une haleine fétide ou fraîche. Soufflant à plusieurs reprises dans le nez de son bien-aimé elle lui avait demandé :

— Petit trésor, devine ce que j’ai mangé à mon déjeuner.

Victor avait humé la respiration de sa précieuse maîtresse.

— Des choux de Bruxelles, — prononça-t-il.

— Mais non, mon amour, de la marmelade d’oranges.

— C’est possible.

Elle était de moins en moins fixée. Dans l’ignorance de son propre bouquet l’odorat de M. Dutal lui parut une anomalie. Dès lors elle s’habitua à trouver ridicules toutes les manifestations de la personnalité de cet amant-banquier, et leurs fiançailles lui paraissant couronner brillamment un ensemble de loufoqueries sentimentales et nasales, elle les publia à grand renfort de bavardage chez tous les commerçants de la rue Lepic. Immédiatement M. Dutal passa à l’état de phénomène. On se le montrait du doigt.

— C’est curieux, — disait la fruitière, — un monsieur si distingué qui épouse une paillasse !

— Qu’est-ce que vous voulez, — ronchonnait la teinturière qui avait quatre rejetons en laissés-pour-compte, — on élève bien ses filles, on leur donne de l’éducation, personne n’en veut. Il n’y a plus que les roulures pour avoir de la chance.

— N’importe, — faisait la brocanteuse, — il y aura du grabuge quand M. Plusch rentrera. Un si brave homme, et qui avait fait tant de sacrifices !

Les Embêtés du Dimanche furent, à leur tour, au courant de la nouvelle. Ils en souffrirent pour leur ami. Encouragés par M. Schameusse ils convinrent de nommer une délégation qui tenterait de sermonner la volage. Le docteur Benoît et l’Homme au Supplice Indien, désignés par le sort, sonnèrent un matin chez Échalote. Au saut du lit où elle laissait M. Dutal, la blonde enfant était d’une amabilité relative. Sa nervosité s’accrut quand le docteur Benoît eut exposé leur mission.

— Si c’est pour me raconter des boniments à la graisse de radis vous pouviez me laisser au plumard. Non, mais ils en ont un toupet, ces frères-là !

Au bruit de la discussion M. Dutal avait sorti ses jambes des draps et enfilé un pantalon. Les pieds nus, les cheveux hirsutes et la moustache en saule pleureur il crut de son devoir d’aller s’interposer. Échalote le mit au courant de l’incident.

— C’est deux poteaux de mon ancien amant qui viennent chialer pour lui. Dites-leur qu’on va se marier et qu’ils nous fichent la paix.

M. Dutal, entraîné à l’obéissance, voulait cependant agir en galant homme.

— Si ces messieurs voulaient bien prendre la peine de s’asseoir, je me glisse dans des pantoufles et je suis à eux.

— C’est ça, — fit Échalote, — mettez vos godasses et amenez votre viande.

La conversation, grâce à l’intervention de M. Dutal, fut courtoise. Ce dernier, en regard des revendications des deux députés, exposa son bon droit : il aimait Échalote, il était aimé d’elle. Aucune loi sociale ne contraignait une femme de vingt ans à unir son existence à celle d’un homme mûr. M. Plusch, d’après ce qu’il en avait entendu dire, n’était pas un idiot ; lui-même, mis au courant de la situation, engagerait Échalote à ne pas refuser une offre de tranquillité durable.

— Car enfin, — objecta-t-il, — les hommes qui épousent ne se rencontrent pas sous les sabots des chevaux, et j’aurai une fortune suffisante pour garantir l’avenir de ma compagne. Je me permets donc, messieurs, de compter un peu sur vous pour plaider notre cause. Vous avez assez vécu, je pense, pour respecter le véritable amour et pour ne pas le confondre avec la bassesse et l’égoïsme du caprice.

Puis, s’adressant à Échalote :

— Si tu nous offrais quelque chose ; ces messieurs accepteront bien de se rafraîchir.

En vidant une bouteille de malaga on tomba tout à fait d’accord. Ces Embêtés du Dimanche étaient deux vieux renards qui comprenaient la vie. Émoustillés par le vin et la jobardise de M. Dutal, chacun à son tour parla de ses petites histoires. Le docteur Benoît, désargenté, se donnait des illusions flatteuses. Mis comme un prince, la boutonnière fleurie et le Clay aux lèvres il passait ses après-midi vautré dans un des fauteuils de la terrasse du Grand-Hôtel. Son allure distinguée ne passait pas inaperçue. D’un salut, d’un mot, d’une attention délicate il captivait la sympathie des étrangères. On se parlait. Polyglotte, il était à la hauteur de toutes les circonstances galantes. Après des échanges d’appréciations sur les différents continents il se retirait précipitamment sous le prétexte de perdre la notion d’un temps promis à son notaire. En réalité il tenait à ne pas atteindre l’heure de la tasse de thé ou du porto. Sans difficulté il obtenait un rendez-vous pour le lendemain et, en suivant sa combinaison, il parvenait de temps en temps à savourer les plaisirs d’un gentleman affairé qu’on ne rencontre ni pour aller au théâtre ni pour dîner.

L’Homme au Supplice Indien, plus riche, n’en était pas à ces machinations. Il venait d’emménager dans une maison modeste mais peuplée de femmes qui ne l’étaient guère. Transformant une des pièces de son appartement en salle d’hydrothérapie du plus confortable modernisme, il avait fait distribuer à ses voisines un billet ainsi conçu : « Le locataire du second, possesseur d’une baignoire et des divers ustensiles qui s’y rattachent, met son eau chaude à la disposition des personnes délicates et soignées. Nota : Pour éviter la cohue, prière de se faire inscrire chez la concierge. » Depuis cette innovation
ni lui ni les cygnes nickelés alimentant sa baignoire ne savaient où donner de la tête. Fixées sur ce qui les attendait, les dames de l’immeuble n’hésitaient pas. En peignoir et en espadrilles elles trottinaient à tour de rôle dans l’escalier et s’engouffraient chez M. Pochade. Tout ce que cet ingénieux humanitaire eût pu reprocher à son système c’était de lui fatiguer les bras et d’accentuer son ataxie. Car il se proposait pour les massages, pour les frictions au gant de crin et pour bien d’autres choses encore.

M. Dutal écoutait cette conversation avec un certain malaise. Amoureux sincère, il avait de la pudeur pour l’objet chéri et respectait la chasteté de ses oreilles. D’après ce qu’il en pouvait déduire, Échalote avait dû, avec M. Plusch et ses amis, être mise à une rude école. Il n’était que temps d’enrayer et d’épargner à l’ingénue une promiscuité dont leur félicité conjugale n’aurait nul besoin.

L’heure du déjeuner approchait. Timidement M. Dutal la rappela aux deux délégués. Ceux-ci comprirent l’allusion et comme, après tout, ils n’avaient que faire dans cet antre du ridicule de leur camarade, ils serrèrent des mains au hasard et retournèrent chez eux.

XVII

Le retour de l’homme prodigue.


« — La Société devient d’une tolérance…
— De maison…
 »
Paul Bourget.
(Cruelle Énigme.)


Après avoir, pour cause de bénéfices successifs, reculé sans cesse son retour, M. Plusch, dans une lettre pleine de tendresses et de promesses de cadeaux, l’annonça enfin.

Victor prit bien la chose. Au fond il en avait assez de la figuration de M. Dutal impasse Blanche-Neige. Il jugeait avec raison que, plus Échalote aurait à prétexter de sorties pour se rendre libre, plus il aurait de chances de la happer à tous les coins de rue.

— Va falloir que tu éloignes ton jeune pétrousquin pour recevoir l’ancien.

— C’est fait, — fit Échalote. — Je lui ai dit que mon père débarquait de son bateau de pommes demain matin et qu’il descendait chez moi.

— Au fait, ousqu’il perche ton daron ?

Échalote soupira :

— Le pauvre ! Il est clamsé depuis dix ans ! Ça ne fait rien, il n’aurait pas refusé de me rendre service.

M. Dutal, qui lui-même vénérait sa famille, accepta donc de s’éclipser pendant quelques jours.

— Promets-moi au moins, — fit-il en pliant sa chemise de nuit, — de m’avertir dès que ton papa sera parti. Je t’avoue que notre séparation va me rendre malheureux.

— Vous inquiétez pas. Mais avant de vous en aller vous devriez bien me laisser un peu de filoustitir. Je ne tiens pas à avoir l’air d’une fille qui ne réussit pas.

— Qu’est-ce donc que du filoustitir ?

— De la galette, quoi ! C’est le gros Mimile qui l’appelait comme ça.

Digne, M. Dutal la rappela à la bienséance.

— Je te prierais, ma bonne chérie, de ne pas me servir à chaque instant ton gros Mimile. Je ne doute pas de l’honorabilité de ce monsieur, mais je préfère ne pas en entendre parler sans cesse, surtout par toi.

— Pensez-vous donc me clouer la langue avec votre pied et croyez-vous que j’oublierai jamais les largesses d’un homme aussi distingué que Monsieur Plusch ? Faudrait voir à voir ! Vous arrivez dans un appartement coquet, confortable, bien tenu, vous n’avez qu’à vous poser sur une chaise et à avancer votre bide vers la nappe, vous couchez dans un bon lit, vous vous lavez dans une grande cuvette et qu’est-ce qui a payé tout ça, vous ou lui ?

— Ta question est maladroite. Si j’étais complètement le maître ici, j’exigerais que l’on bazardât jusqu’au dernier des souvenirs du passé.

Échalote revendiqua ses droits de propriétaire :

— Non mais, j’te le dis ! Vous allez laver mon mobilier maintenant ! D’abord je suis une femme d’ordre, je tiens à mes affaires.

— Je les renouvellerais en mieux.

— Vous bilez pas, on en reparlera plus tard.

À l’arrivée du train ramenant M. Plusch, Échalote était à la gare. Leurs effusions furent d’autant plus prolongées qu’elles étaient naturelles d’un côté et intéressées de l’autre. La vénalité ressemble à s’y méprendre au véritable amour. Les sentiments s’extériorisent en raison directe de la chaleur du cœur ou des tentacules de l’avarice. Depuis qu’ils s’étaient quittés M. Plusch avait bien convoqué quelques femmes dans sa chambre à coucher, histoire de consigner leurs chemises, mais son esprit avait été d’autant moins attaqué par ce jeu que sa chair demeurait paisible. Échalote, seule, occupait ses pensées et troublait la tranquille somnolence de ses sens. Aussi sa joie de la rejoindre était-elle sans restriction et sans mélange.

Dans le fiacre qui les emporta, eux et sa malle, Échalote lui explora les poches. Ravi, M. Plusch se laissait faire, guettant les surprises et les exclamations. Dans le cache-poussière elle cueillit un écrin emprisonnant un sautoir d’or, dans le veston deux bracelets, une broche, une boucle de ceinture et dans le gilet trois délicieuses bagues, parmi lesquelles un anneau massif et incrusté de trois brillants n’était pas pour les doigts mignons, caressants et agrippeurs des petites femmes.

— Celle-ci est à moi, — annonça M. Plusch, — je me la suis offerte un jour de veine au jeu.

Mais déjà Échalote en avait cerclé son pouce.

— Oh ! Mimi, mon bon Mimi, faut me l’offrir aussi.

M. Plusch s’amusait de cette rapacité indéfectible.

— Tout de même, peuh, peuh, si j’y tenais comme à la prunelle de mes yeux.

— Penses-tu, les hommes de goût comme toi ne portent pas de clinquaillerie.

— Garde-la donc, si elle t’amuse, — finit par prononcer le gros homme.

À pleines mains Échalote lui saisit les joues et les picota de baisers.

— Merci, merci, mon Mimi, mon Loulou, mon trésor, t’es un bath coco et je t’aime.

Rue Clémence ils trouvèrent Plumage posté en éclaireur sous le porche.

Les principes de la hiérarchie sociale étaient inconnus de ce portier. Pourvu qu’on lui donnât de fréquents pourboires et qu’on lui permît de prendre un plumet à votre santé on était son camarade. Libre à vous de maintenir les distances, mais à la première occasion on vous donnait congé.

Plumage, coiffé d’une malle anglaise, et Blandine, exagérément ventrue par l’addition d’une valise havane, précédèrent, après force compliments de bienvenue, M. Plusch dans son rez-de-chaussée.

— Eh bien, — leur fit ce dernier, une fois débarrassé de son pardessus et de son porte-cannes, — tout s’est bien passé ? La petite a été sage ?

Ils échangèrent un regard.

— Très sage, très sage, — assura Blandine, — c’est une bonne petite fille que vous avez là.

Pourtant ils savaient l’un et l’autre ce qui se passait impasse Blanche-Neige. Les dérèglements d’Échalote, connus de tout Montmartre, leur avaient fourni de profonds sujets de méditations. Fallait-il ou ne fallait-il pas en informer M. Plusch ? Après avoir, dans la balance de leur conscience, pesé le pour et le contre, ils s’étaient décidés à garder le plus complet mutisme. Leur sacerdoce de pipelets les avait, peu à peu, initiés aux finesses de la diplomatie. Ils comprenaient le danger inhérent à la garde des vertus et méprisaient l’esclandre. Tout bien calculé, il y avait plus d’avantage à favoriser l’adultère que le divorce. La paix des nations et des foyers entretient les petits bénéfices des larbins et telle somme, glissée pour un silence, risquerait de « passer à l’as » dans le désordre des scandales bourgeois. Blandine eut donc soin, après avoir si bien renseigné M. Plusch, de tourner un œil malin vers Échalote. Les prunelles interrogées conclurent le marché. Grâce à cette correspondance visuelle M. Plusch pouvait être heureux.

Il le fut, en effet, tout le jour et même une partie de la nuit.

Au déjeuner, chez Robinet, il retrouva, devant le chevalier de Flibust-Pélago et son masticateur, cet excellent M. Lapaire. La duchesse d’Ersigny ne l’accompagnait pas. Au retour d’une petite villégiature qu’il lui avait offerte sur les bords de la Manche, elle lui avait déclaré en pincer pour les matelots et s’était collée avec un pontonnier des bateaux parisiens. Philosophe, il prenait son parti de cette défection sentimentale et, pour l’instant, oubliait toutes les maîtresses d’aujourd’hui et d’hier au profit d’un deuil touchant, suivi d’un incident non moins délicat.

Personne, sur la Butte, n’ignorait sa manie de photographier les femmes et de collectionner leurs effigies dorsales, lombaires et autres. C’était une des attractions de son appartement comme, chez M. Plusch, les objets d’art profane de la cuisine. Cependant, il ne savait pas que son renom d’amateur d’images charnues dépassait la périphérie où il évoluait en compagnie de ses modèles. Il venait d’avoir la preuve de la presque universalité de sa réputation. La veille, au matin, un coup de sonnette l’avait arraché, en même temps que des bras de Morphée, de ceux d’un sujet de la veille. Vêtu d’un pyjama il était allé ouvrir et avait eu à introduire un couple de gens bizarres : une femme voilée de crêpe et un homme au bourgeron de charpentier. Ils s’annoncèrent comme les parents d’Ernestine Béjot, débarqués à la minute même de Pantin. Ce nom ne lui rappelant rien, M. Lapaire avait demandé d’autres explications et savait maintenant qu’Ernestine Béjot et Mlle Nini-Tutu, ex-habituée de la Galette, ne faisaient qu’une et même trottinette, ronde comme une mandarine et futée comme un musaraigne. Il avait chéri (autant que les exigences de son objectif l’y autorisaient) cette Nini-Tutu, or, les deux inconnus, les larmes aux yeux et des sanglots dans la gorge, venaient lui apprendre qu’elle était morte. Imprudente oiselle, elle avait semé ses plumes aux vents de tous les moulins dansants puis, vaincue par les éléments et les poumons détruits, était allée offrir son dernier soupir à sa banlieue natale. M. Lapaire, très compatible à la peine des autres, souffrait instinctivement chaque fois qu’un être plus jeune que lui disparaissait. En cette occasion il trouva des condoléances où ses regrets personnels mettaient leurs soupirs. Toutefois, il ne savait pas, jusqu’ici, à quelle cause attribuer cette attristante visite. Il pensait à un « tapage » pour la tombe. Décidé à faire honneur au souvenir de la pauvrette il se fût exécuté. Soudain, l’homme avait accéléré le mouvement rotatif de la casquette qu’il gardait entre ses mains, puis il avait parlé. Ce qu’ils désiraient, lui et sa femme, c’était un portrait de l’enfant disparue. Ils n’avaient rien d’elle, pas même une épreuve de baraque foraine ou sa silhouette dans un groupe scolaire. Nini-Tutu, qui était bavarde, les mettait au courant de ses aventures ; ils n’ignoraient pas son passage chez M. Lapaire et savaient de quelle manière celui-ci utilisait ses loisirs. Alors, tout simplement, tout timidement, ils venaient lui demander une épreuve photographique de leur fille : celle qu’il voudrait pourvu qu’on la reconnût. On juge de la gêne de M. Lapaire devant une telle sollicitation. Il n’avait fait poser Nini-Tutu qu’en nymphe, car il méprisait les vêtements qui changent de mode et les corsets qui déforment les torses juvéniles. Dans l’impossibilité où il était de se dérober à la prière de ces vieilles gens, il leur exposa ses sentiments artistiques et leurs nécessités afférentes. Il les trouva disposés à tout comprendre, à condition qu’on leur remît l’image de leur morte bien-aimée. Alors M. Lapaire, élevant le bras vers une panoplie de nudités de toutes envergures, y avait cueilli l’épreuve suggestive d’une Nini-Tutu allongée sur une peau d’ours et habillée d’une seule jarretière. Les parents avaient reçu ce don comme un dépôt sacré. Pendant quelques minutes ils s’extasièrent sur la ressemblance : tout y était, même la petite tache de velours près d’une aisselle. Et, dans son inconsciente simplicité, leur contentement n’était ni impudique, ni ridicule.

M. Lapaire, dont les premiers pas avaient été étayés par les principes de la morale chrétienne et chez qui les distractions adultes, voire caduques, n’annihilaient pas les croyances avouait à ses amis présents n’avoir point trouvé impudente cette démarche des parents affligés.

M. de Flibust-Pélago, toujours enclin à s’apitoyer sur la mentalité de son prochain, prêcha à son tour pour l’indulgence envers l’amoralité du peuple et, les comparaisons s’imposant, flagella de mots cinglants les rentiers pervers dont l’influence malsaine trouble des générations de pauvres filles. C’était eux les coupables, et c’était à eux de faire amende honorable devant les ignorants.

— Ah ! ça, — fit M. Lapaire, — est-ce pour me remercier de m’être laissé entôler par vous que vous me catéchisez maintenant ?

Il portait haut l’orgueil de la nature humaine et ne croyait pas à la force qui peut vous incliner devant la misère quand on a pour soi le triomphe de l’argent et l’estime du monde. D’ailleurs, le chevalier était son débiteur et, des trente mille francs échangés, quelques mois auparavant, contre des promesses de mirifiques bénéfices, il semblait ne résulter qu’un grand courant d’air dans son porte-monnaie.

Le Torpilleur tenta de mettre son grain de sel marin dans ces controverses.

— La pudeur, c’est une affaire de latitude. En Islande, dans les cales de leurs bateaux, si vous saviez ce que les pêcheurs racontent à leurs morues !

— Pas de saletés ici, n’est-ce pas, — commanda Échalote, — on n’est pas plus tôt entre gens distingués, qu’on vient vous parler de poissons !

Les clients de chez Robinet acclamèrent l’interruptrice.

M. Plusch, de plus en plus satisfait des reparties de sa bonne amie, l’encouragea d’un baiser où demeuraient quelques fils de macaroni et un peu de tilleul, car il était au régime des boissons chaudes pour combattre son obésité grandissante.

— Eh bien, chère petite Mademoiselle, — s’enquit M. de Flibust-Pélago, toujours galantin, — faisons-nous des progrès au concert ?

— Ça pige, ça barde, ça boulotte.

Les yeux désorbités, la bouche ouverte en u, le chevalier laissa tomber un « Vraiment ! » si interloqué que toute la tablée en éclata de rire.

— Encore quelques mois de contact avec nous, — déclara M. Plusch, — et vous serez mûr pour les réunions oratoires de Ménilmuche et de la Popinque.

— Vous dites ?…

L’u de la mâchoire édentée devenait majuscule.

— Ne vous frappez pas. L’argot mène à tout, à condition de n’en pas sortir. Voyez Échalote, elle vendait des pommes il y a six mois ; aujourd’hui elle est artiste ; demain, si ça l’amuse, elle sera grande étoile ou femme du monde.

— À moins, — interrompit M. Lapaire, — qu’elle ne tienne un kiosque à journaux.

M. Plusch prit un air de bataille :

— Croyez-vous ? Il y a, en France, des ministresses qui ont commencé comme elle, peuh, peuh.

— Comment donc ! il y a même, un peu partout, des rois qui finissent garçons de bains ! J’en ai rencontré un sur la petite plage où se noya la fidélité de Mme d’Ersigny. Il donnait des leçons de natation pour dix sous.

— C’est peut-être lui qui vous supplanta dans le cœur de la duchesse.

— J’en doute. Il était nègre, et ses sujets, mécontents de sa dynastie, lui avaient, en le détrônant, fait une oblation radicale contre la paternité.

Cette histoire impressionnait Échalote.

— Pauvre ange, — murmura-t-elle, — c’est un mari comme lui qu’il m’aurait fallu.

— Ah ! ça, tu es louf-louf, — fit M. Plusch.

— Pas du tout, rapport à mon ventre.

Elle commençait à prendre ses précautions contre les ardeurs possibles du doyen de ses protecteurs. Maintenant qu’elle avait les bijoux il convenait de rendre à Victor ce qui revenait à Victor, et à M. Dutal ce que ni l’un ni l’autre de ces messieurs n’utilisaient.

XVIII

Encore un endroit où l’on s’amuse.


La meilleure sauce pour une réunion se fait avec des coulis d’imbéciles.
Nestor Roqueplan. (Parisine.)


Président des Embêtés du Dimanche, M. Plusch eût pu s’inscrire aussi à la société du Doigt dans l’Œil.

De tous les prétextes invoqués par Échalote pour remettre à la Trinité ce qu’il lui demandait à Pâques, rien ne le désenchantait. C’est une coutume chère aux amants légitimes que d’apprécier la froideur sensuelle de leur compagne. Les exigences et les fantaisies, qui les flattent et les amusent au début d’une liaison, les effraieraient par la suite. C’est ainsi qu’on admire le sang bouillant et les nerfs à fleur de peau de la femme de son voisin, mais qu’on se planterait au cœur tous les poignards de la jalousie si de tels nerfs et un tel sang se manifestaient à vos côtés. Or la nature, qui fait bien toutes choses, pallie à ces angoisses. La satiété trompe les intéressés au profit des comparses, et ce qui part de chez vous pour aller chez vos amis, n’étant déjà qu’un souvenir, semble intangible ou mort.

Sérieusement, M. Plusch comparait Échalote à ces objets pratiques qui se plient, s’emportent en voyage, s’utilisent quand on y pense et ne récriminent jamais si on les oublie au fond des valises. Elle était son amusette, son joujou articulé, et, en la laissant quelques mois seule à Paris, il ne soupçonnait pas que les rouages de son cervelet eussent pu se remonter d’eux-mêmes.

Touchante confiance et non moins touchant aveuglement qui afflige tous les hommes ! Un tempérament de feu, même s’il ne brûle que pour eux, les affole ; une complexion contraire, capable de réfrigérer les rayons du soleil, les tranquillise. Ils ne soupçonnent pas que ce qui peut s’annihiler, s’anéantir par leur présence, peut s’exalter auprès d’un tiers. Leur vanité n’entrevoit pas cette hypothèse et ne solutionne pas ce problème. Quiconque ne les aime pas, doit n’aimer personne ; quiconque, devant eux, ne tombe pas à la renverse, restera inattaquable à tous les assauts et invulnérable aux flèches des Cupidons les mieux armés.

Convient-il d’ajouter que les femmes, dans leur for intérieur, raisonnent pareillement et que, pour n’utiliser que les exemples actuels, Mlle Sophie Laquette, dite Échalote, dite Mominette, ne se prenait pas davantage pour une crotte de chien que M. Plusch ne se confondait avec de la roupie de sansonnet. Crieuse de pommes, vendeuse d’amour, cabote et apache, Échalote ne se fût pas étonnée des hommages d’un roi ou de la demande en mariage d’un héritier présomptif. Avec cinquante années de bouteille, une ligne de cheveux au-dessus du faux-col et un ballon captif dans le gilet, M. Plusch eût trouvé logique d’attraper au vol les mouchoirs armoriés et d’attendre, en son rez-de-chaussée enluminé d’enseignes et de grivoiseries, la venue de dames lascives et mariées.

Ces considérations établies, comment eût-il pu, dédaignant des archiduchesses imaginatives, douter de l’attachement d’une Échalote ?

— Je vais chez un musicien faire orchestrer mes chansons, — avait prétexté Mominette pour se rendre libre.

On devine chez quel instrumentiste elle était allée !

M. Plusch avait passé l’après-midi dans un farniente admissible après une nuit de voie ferrée. Il n’en sortit qu’à l’heure du dîner et se rendit à Cocardasse où, en réponse à des lettres expédiées du midi, il pouvait compter retrouver des camarades.

Retenus par leurs occupations ou leurs plaisirs la plupart des Embêtés y brillaient par leur absence. Seuls — et pour cause — M. Gratin et le Petit Vieux de la Plaine Monceau étaient là.

Le premier, dans un coup de tête, et avec l’intention de rajeunir la vieille gaieté montmartroise et nocturne, venait de se rendre propriétaire de Cocardasse. Déjà il avait embauché des joueurs d’ocarina et enrôlé des danseuses hottentotes. Il comptait sur des dompteurs d’écrevisses, un ventriloque égyptien et des femmes-torpilles du Paraguay. Ah ! comme attractions inédites ses clients n’auraient pas à se plaindre ! Sans compter que la légendaire soupe à la plume mijotait dans sa marmite, que son ancienne épouse, devenue sa maîtresse et son associée, correspondait avec l’Amérique pour se faire expédier des conserves d’amourettes, que son cuisinier, à titre d’ancien chef de chez Lapérouse, excellait dans l’assaisonnement des animaux marins, que la préposée au lavatory était la fille naturelle d’un chef malgache et que les garçons, promus au grade de valet de pied, promèneraient la note de leurs tuniques bleu de roi, de leurs culottes maïs et de leurs souliers bouclés d’argent dans l’harmonie des tentures à semis de grenouilles et de nénuphars.

Le Petit Vieux de la Plaine Monceau séjournait à Cocardasse pour des raisons personnelles que Gratin respectait. Dégoûté des locations meublées, des commis et des concierges, il avait transféré son agence de renseignements sur une banquette de cet estaminet et, grâce au téléphone et au papier de la maison, correspondait avec ses clients et ses sous-ordres. On connaît la façon de procéder de ces entreprises. Quand un quidam quelconque vous charge de lui avoir des références sur une personne avec laquelle il tient à traiter une affaire, on commence par lui faire verser une petite somme destinée aux démarches nécessaires pour cette mission, après
quoi en envoie chez l’individu visé un employé assez habile pour lui faire comprendre que, en échange de la souscription d’une centaine de fiches pour tous les renseignements dont il aura besoin lui-même par la suite, on lui constituera un dossier où seront établies ses qualités sociales et ses multiples points d’honneur. Si d’aventure ledit individu se soucie de la respectabilité de ses contemporains comme d’une datte et qu’il n’ait point à utiliser les bons offices de l’agence, il peut remplacer l’abonnement par un chèque régulier ou quelques pièces d’or à l’effigie d’un monarque ayant cours.

M. Lièvre, surnommé le Petit Vieux de la Plaine Monceau, se composait ainsi, grâce à son intelligente initiative et à l’habileté de ses rabatteurs, une existence facile où les dîners fins et les petites femmes avaient leur place.

— Comment va ? — firent ces deux lascars en apercevant leur ami Plusch.

— Plus que bien… Que faites-vous ce soir ?

— Rien de particulier.

— En ce cas je vous donne rendez-vous à minuit dans le sous-sol du Moulin Rouge. La veine, et je l’ai, a besoin d’être arrosée.

— Tu parles de ta maîtresse ? — se permit Gratin.

— D’Échalote, de mes affaires, de tout.

— Il me semble alors que tu pourrais bien gueuletonner chez moi. Tu entres ici me souffler mes clients. C’est cynique.

— Tavernier de mon cœur, tais-toi. Ce soir il me faut des lumières, des danses et des mirlitons. Quand tu auras inauguré tes soupers cosmopolites nous ne t’abandonnerons plus. En attendant, peuh, peuh, fiche-nous la paix et viens, toi aussi, cette nuit, sabler le champagne du confrère et prendre de la graine d’orgie et de rigolade.

— Ah bien, elle est fraîche leur rigolade. On s’embête à crever dans cette cave.

— Prouve-nous que tu fais mieux qu’eux.

— Ma maison vient de naître.

— L’avaleur n’atteint pas le nombril des almées.

— Et, avec tant d’esprit, qu’est-ce que tu prends ? — questionna M. Gratin chez qui le limonadier réapparaissait entre et pendant les discussions.

— La porte… L’air est fraîche, comme dit Plumage, l’atmosphère est ambiante, comme déclare une de mes voisines qui couche avec un homme de lettres. Je pars convoquer les copains.

M. Plusch, de plus en plus en veine, eut celle de trouver ses amis, et, à l’heure fixée, de les contempler le ventre à table, la serviette sous le menton et le verre en main. Échalote, mal démaquillée, figurait à ce repas nocturne, mais son humeur, radieuse le matin à la réception des gages d’amour palpables, s’était assombrie avec la fuite du jour. Elle songeait à Victor, tellement taciturne qu’il n’avait pu regagner sa chambre sans aller, au Casino de Clignancourt, pleurer dans son corsage, à M. Dutal, qui, par pneumatique, venait de la supplier d’éloigner son père, ne fût-ce qu’une minute, le lendemain. « Vers six heures, — écrivait-il, — une petite fille, même honnête comme toi, peut suggérer à son papa d’aller prendre une absinthe à la brasserie. Je ne peux vivre à l’idée que nous serons séparés complètement pendant plusieurs jours. Donc, ma mignonne, je sonnerai chez toi à l’heure indiquée. Reçois-moi dans le costume que tu voudras… Tu sais celui que je préfère. » Or, pour calmer Victor, elle lui avait promis de se débarrasser de M. Plusch vers le même moment et de l’attendre impasse Blanche-Neige. Ils avaient omis de spécifier le costume de la réception. C’était un détail auquel elle ne s’arrêtait même pas, n’en étant point à ces cérémonies ridicules entre gens pressés de goûter une copieuse et fougueuse revanche. « Que de turbin, — se disait-elle, — que de boulot pour concilier ses intérêts, pour contenter son chéri et les poires. »

Pourtant les tziganes râclaient, sur leurs violons, leurs valses les plus entraînantes. L’air, empesté de tabac, de sueur et de peau d’Espagne, était à la joie. Des odalisques dansaient des bras et de l’abdomen, des Espagnoles agitaient leurs croupes drapées de châles écarlates, des petites négresses se désarticulaient dans de diaboliques cake-walks et des Parisiennes, entraînées aux soubresauts de la « Mouillette » de la « Tanguette » et de la « Craquette » frôlaient les soupeurs et, en cadence, suivant les accords des crins-crins, s’étreignaient les reins et choquaient leurs coccyx. C’était écœurant et infâme, mais, ainsi qu’il est d’usage chez les gens bien élevés qui s’amusent, tout le monde applaudissait.

De tous les endroits où l’on soupe, la taverne du Moulin Rouge tient le record du luxe, du bruit, de la lumière à profusion et des attractions folâtres. Aménagé en palais, ce souterrain associe la richesse de pacotille à l’architecture en pastillage. C’est un panthéon de cold-cream, un temple engaillardi de fresques chahutantes, un hall d’électricité et de musique, un bazar de poupées empanachées et vivantes où les visiteurs trouvent à boire et à aimer.

Lancé à coups de publicité par le journal, les hommes-sandwich et l’affichage, cet établissement connaît la gloire des habitués millionnaires et du plus huppé demi-monde. Parqués par petites tables fleuries, du tremplin de l’orchestre à la cloison d’un immense aquarium, les fracs batifolent avec les robes décolletées, tandis que les masques rasés de snobs et d’Américains se complètent de cigares bagués et que les doigts scintillants des soupeuses décortiquent des écrevisses et martyrisent des roses. Les bouchons du Cliquot claquent dans l’air ; emmitouflées de serviettes, les bouteilles ventrues trempent dans la glace pilée ; les corbeilles de fruits enluminent les nappes, les foies gras odorants garnissent les assiettes et les rigides homards reposent sur des plats d’argent où frisotte le persil.

Quand sonnent deux heures du matin, c’est la folie : la loterie se tire, et quelle loterie ! Des animaux vivants : poules, canards, pigeons, pintades, échouent aux favorisés du sort. Puis, vient le gros lot : un cochon rond comme un aérostat, ou un mouton frais lavé et peigné, ou une vache aux cornes gainées de métal et au col cravaté de ruban pompadour. L’heureux gagnant n’aura qu’à les attacher à son automobile. La joie des viveurs et la tranquillité des concierges, quoi !

L’orgie continue parmi les cris des bêtes. La foule, à son tour, hurle et s’exalte. Le chef-d’œuvre de la création veut, comme toujours, faire montre de sa supériorité : il beugle plus fort que la vache, bêle comme le mouton et imite à s’y méprendre le compagnon de saint Antoine.

Cette fois la fête était particulièrement tonitruante. Les coups de pistolet du champagne, les serviettes lancées de table en table, les sifflets aboutissant à une baudruche qui se gonflait de manière obscène, les étendards, les soleils et les tulipes de papier gaufré brandis comme des trophées, tout cet attirail de cotillon sauvage, encombrant, tapageur, transformait la fête en fantasia nouveau jeu où tout figurait de ce qui pouvait donner l’illusion de l’emballement barbare, hormis la grandeur naturelle d’une vraie race.

Profils de levantins, têtes crêpelées de métis, figures rondes de Japonais, ganaches allongées de Yankees, prunelles de Parisiennes, crânes chauves et tignasses rousses émergeaient du chaos d’habits noirs et de robes claires. Ici un grand-duc russe régalait des écuyères, là un prince de la finance réunissait des théâtreuses, à droite un directeur de journal entraînait ses commanditaires dans l’art de perdre ou de semer des billets de banque, à gauche un Rothschild, plus loin un Vanderbilt, puis, de-ci, de-là, des industriels en bonne fortune, des boursiers, des officiers permissionnaires, des rastaquouères en quête d’aventures, des rats d’hôtel en disponibilité, des femmes classées, d’autres qui ne l’étaient pas, des jeunes fils à papa, des papas en goguette, des aïeuls à conseils judiciaires, des ménages saphiques et des clients d’Adonis’s bar.

Au centre de la salle, une table servait de cible à la plupart des convives. M. Plusch et ses amis, pour leur part, ne la ménageaient pas. Les roses et les lilas n’y échouaient d’ailleurs qu’avec des interjections sympathiques. « À toi, capitaine des cadets de Gascogne ! Attention, roi du duel et de la chronique ! Gare au monocle, seigneur de la haute noce et du talon rouge ! » C’était un trio de fines lames : Guadalquivir, le plus terrible spadassin de notre époque, Brasier d’Acières, l’inamovible directeur de combats et César de Ménilmontant, le toujours jeune reporter, lanceur de beautés inconnues, de potins indiscrets et de mots à l’emporte-pièce. À eux trois ils avaient ressuscité l’allure, l’ardeur, la bravoure et le panache des chevaliers d’antan et, fiers de leur réputation, avaient réorganisé un corps de mousquetaires où, sans uniformes rouges ou gris, on se battait comme Porthos et l’on aimait comme d’Artagnan.

Chacun, cette nuit-là, avait sa chacune. Hélas, les conquistadors d’aujourd’hui ne trouvent pas d’amazones pour partager leur couche et, dans l’impossibilité de se choisir des compagnes dignes d’eux, s’en rapportent aux quelconques volailles pour statuer sur leurs qualités guerrières en champs clos. César de Ménilmontant chaperonnait une ingénue d’hier, fraîche comme l’aubépine, ferme comme un brugnon et empanachée comme François Ier au camp du Drap d’Or. Désireuse de faire croquer toutes les pommes du paradis terrestre, y compris celles de ses joues et quelques autres, elle se fiait à César pour la piloter dans les établissements chics. Brasier d’Acières avait à sa droite une brune et piquante comédienne dont on le disait si amoureux qu’il fallait rouler plusieurs fois ses yeux dans leurs orbites avant de les arrêter sur elle. Pour un regard il vous eût provoqué, pour une parole il vous eût embroché. La belle le savait et, gentiment peureuse, se contentait de contempler le décor, ce qui, pour tout le monde, était sans importance. Quant à Guadalquivir, admirateur, comme au premier jour, des formes harmonieuses du Lapin-russe, il la chérissait à sa manière, soit en la gavant comme une dinde prête à tuer, soit en la bourrant, dans les régions charnues, de coups de poing affectueux et de claques creuses. On en avait plein la main partout où l’on tapait, et Guadalquivir se plaisait d’autant mieux à ce sport que, M. Plusch étant présent, il avait l’occasion rare d’affirmer sa supériorité séductrice et la continuité des béguins inspirés. Au surplus, cela n’attaquait pas, comme il l’aurait cru, la susceptibilité virile de M. Plusch. Le Lapin-russe, même au beau temps de leurs amours, ne lui avait jamais inspiré qu’une intense chasteté. Les mâles, eux aussi, sont lunatiques, et la maîtresse dont s’enorgueillissait Guadalquivir n’avait été, pour le président des Embêtés du Dimanche, qu’une experte raccommodeuse de chaussettes et une non moins appréciable femme de ménage. Sur les planches où, pour ne point déroger à ses habitudes, il l’avait fait monter, elle n’avait pu que remplir des maillots et pincer des amendes. C’était aléatoire pour son avenir artistique, et elle avait agi prudemment en accueillant un amant généreux.

Le trio des mousquetaires, à son tour, projetait des corolles. Échalote en était bombardée et, rageuse chaque fois qu’un pédoncule lui tapait sur un œil, y répliquait en expédiant aux adversaires tout ce qui lui tombait sous les doigts.

— Halte là ! — fit le Roi des Terrassiers, quand il se fut aperçu qu’une poignée de havanes avait pris la fille de l’air.

Mais Échalote n’entendait rien. Maintenant elle faisait voler les tranches de rosbif et les cubes tremblants de gelée de veau. Ce jeu faisant des dégâts parmi les toilettes environnantes, on commença à huer la malpropre batailleuse.

— À la porte ! Cassez-lui la gueule ! Asseyez-vous dessus !

Tout à coup elle saisit une bouteille de kummel et, vigoureusement, en aspergea l’assistance. C’en était trop. M. Gratin se déclancha et, les biceps en avant, paralysa ceux de la combattante.

— Bravo ! bravo ! — crièrent les spectateurs. — Déshabillez-la ! Servez-la sur un plat avec du cresson dans les narines !

M. Plusch commençait à en avoir assez. La crise d’hystérie d’Échalote menaçait de lui attirer des histoires.

— Maintiens-la, — souffla-t-il à Gratin, — et sortons.

Dehors, le grésil faisait battre les semelles des derniers ouvreurs de portières.

— Écoute bien, mon parti est pris, — déclara M. Plusch à Échalote, — si tu ne te calmes pas à la minute même, nous nous associons, mes amis et moi, pour t’administrer la plus magistrale fessée que tu auras reçue de toute ton existence, peuh, peuh. C’est bien entendu ?

Échalote, dégagée de l’étreinte de M. Gratin, le regarda bien en face, lui tira une langue digne de figurer dans les étalages des charcutiers, puis se sauva à toutes jambes dans la direction du boulevard de Clichy.

— Où va-t-elle ? — questionna M. Plusch, médusé.

— Chez son gigolo, probablement.

— Son gigolo !…

— Viens avec nous, viens, — fit le docteur Benoît, — on a des choses à te dire.

Et M. Plusch se laissa entraîner chez Raff, en répétant comme dans un cauchemar :

— Son gigolo… son gigolo…

XIX

Monsieur Plusch opère lui-même.


La femme est un chameau que Dieu nous donne pour traverser le désert de la vie.
Le Coran


Au petit jour, en remontant la rue Lepic pour regagner son home, M. Plusch était fixé sur sa situation cornue. Le coup avait été rude, mais il en avait remercié ses amis.

— À mon âge on a tous les droits, — leur avait-il dit, — sauf celui d’être grotesque. Je vous sais gré de m’avoir arrêté au bord de la sottise. Sans vous j’y tombais, et de quelle irrémédiable manière !

Il ne songeait pas à ses dépenses pour la perfide, mais à la fonction vaudevillesque à laquelle elle l’eût réduit. Et cela surtout le révoltait dans son bon sens d’homme indulgent. Puisqu’il comprenait la vie et la jeunesse, pourquoi ne lui avait-elle pas avoué ses inclinations et ses caprices. Il les lui eût pardonnés et ils fussent restés des camarades. « Les femmes sont imbéciles, — pensait-il, — avec de la franchise elles seraient nos égales et, même dans leur cruauté, on les estimerait. » Toutefois la propension à absoudre les fautes d’autrui ne supprime pas leur effet. Il était cruellement blessé et ne le cachait pas. Au Petit Vieux de la Plaine Monceau qui, compatissant, lui proposait de l’accompagner jusqu’à sa porte, il avait répondu : « Les vieilles bêtes ne doivent pas montrer leurs peines, et j’ai besoin de pleurer. » Ses larmes, maintenant qu’il était seul, arrosaient sa figure (cette figure qui attirait ou la gifle ou le baiser), et se gelaient aux poils de ses moustaches. Ah ! il ne l’avait plus, en ce moment, le fin et ironique sourire du vieux rigolo qu’il voulait rester, malgré les difficultés et les déceptions de la vie, et qu’un mensonge de femme venait d’abattre comme la massue du boucher fait tomber la bête. Son ventre lui semblait plus lourd, ses jambes lui paraissaient molles et, au-dessus de ce gros corps blessé, sa tête, vide comme un grelot, oscillait de l’une à l’autre épaule. Un rebord de trottoir, soudain, le fit trébucher. Cette secousse fut salutaire. « Du nerf ! bon Dieu ! — s’ordonna-t-il. » Et il reprit son chemin avec plus de courage.

Devant l’impasse Blanche-Neige, une idée saugrenue et bien digne d’un amant meurtri lui pinça la cervelle :

— Si je montais chez elle ? Assurément elle n’y est pas. Je prendrais sa clef chez la concierge et, en inspectant ses tiroirs, j’apprendrais peut-être avec qui et depuis combien de temps je suis trompé.

Les projets raisonnables sont les seuls auxquels on ne s’arrête pas en de tels instants. Cinq minutes plus tard, M. Plusch avait exécuté son programme et se retrouvait dans le nid où, tenture par tenture et meuble par meuble, il avait installé son idole. Du train où ses pattes de grue l’avaient menée, on pouvait conclure qu’Échalote était loin et qu’elle n’en reviendrait pas tout de suite. Il connaissait sa poltronnerie et, pour qu’elle se fût hasardée dans les rues à pareille heure, c’était qu’un gîte proche s’offrait à elle ou l’attendait. Il put donc fouiller les tiroirs à son aise.

Ce qui le frappa d’abord, dans cette singulière autopsie, ce fut l’inénarrable désordre de sa maîtresse. Pêle-mêle avec des rubans défraîchis, des dentelles déchiquetées, des bouts de chiffons, des plumes, des baleines de corset, des crêpons de cheveux, des programmes de concert, des bonbons desséchés, il trouva ses épîtres à lui, puis le paquet de mandats qu’il expédiait quotidiennement, ce qui expliquait assez que la volage n’avait nul besoin de son argent pour subsister. Mais sa propre correspondance, en ce moment, ne l’intéressait guère. Il apercevait, griffonné sur du papier d’hôtel, des : « mon Échalote à moi, mon petit chéri, ma gentille louloute ».

— Étais-je idiot, — murmura-t-il. — Comme quoi on ne devrait jamais écrire de gentillesses aux femmes, attendu qu’elles peuvent les lire sur la poitrine de leurs gigolos et s’en faire des gorges chaudes entre deux polissonneries.

D’un tiroir il passa à un carton à chapeau, des
rayons de l’armoire à glace au mystère des traverses du sommier, d’une boîte à chaussures à la corbeille à linge. Ici la surprise commença. Dans l’enchevêtrement de bas troués et de jupons sales, il cueillit une chemise de nuit à lui. Il n’y avait pas à s’y méprendre, lui seul possédait ces gaines nocturnes faites de satinette jaune rehaussée de concombres bleus. Il les faisait faire chez une confectionneuse et en avait déposé trois ou quatre chez Échalote pour les soirs où, ayant dîné impasse Blanche-Neige, il lui serait désagréable de retourner en son rez-de-chaussée. Ainsi donc l’intrus ne se contentait pas de profiter d’une installation qui ne lui avait rien coûté, mais encore usait son trousseau ! Quel pouvait être ce purotin indélicat, ce coucou dépenaillé et sans scrupules ? Ses amis lui avaient parlé d’un monsieur correct, qui se croyait aimé et respectait son prochain. Ce souci du bon ton s’arrêtait-il au linge et, après avoir rendu hommage à ses contemporains notoires, ce gentleman usait-il leurs caleçons ?

Il explora encore. Bon ! une autre chemise, blanche cette fois, avec les initiales A. D. La batiste en était fine. Était-elle au même visiteur ? La question, à son avis, ne se posait même pas. Celui qui fait broder ses dessous ne se nippe pas au décrochez-moi-ça.

— Malgré tout, — monologua M. Plusch, — les chemises sont d’une éloquence relative pour imposer les personnalités. Comme dit la sagesse des nations : l’habit ne fait pas le moine, peuh, peuh. Cherchons toujours.

Il n’avait plus qu’à perquisitionner dans la cuisine. Dans un appartement normal cette opération eût été supplémentaire, mais Échalote qui, pour ses repas, faisait venir, de chez les gargottiers, des côtelettes à la sauce, des lapins en gibelotte et des légumes cuits, utilisait ses casseroles comme vide-poches, comme caisses à clous et à ficelle ou bien aussi pour isoler ses brosses à cirage. Sa cuisine, de ce fait, était un réceptacle où tout pouvait échouer, sauf les relents d’un solide déjeuner.

Commençant par la boîte à lait il continua par le fait-tout, la cocotte, le pot-au-feu et la bouilloire. Tout à coup une lèche-frite crispa ses doigts fureteurs. Cachée derrière une rôtissoire elle laissait bomber, au-dessus des rayons visuels de M. Plusch, des parallélépipèdes de papiers pliés. Vite, il sauta sur un escabeau et saisit l’ustensile et son contenu. C’étaient bien des lettres et de plusieurs écritures. Il alla s’installer sur la table de la salle à manger pour les mieux lire et commença par des feuillets de japon dont le début ne variait guère : « Je crains, ma petite fifille très aimée, que tu te méprennes sur mes intentions. Elles ne sont pas de faire de toi une maîtresse exquise, mais plutôt une épouse adorable et adorée… » « Quand tu le voudras, mon bébé chéri, nous irons demander à un maire quelconque de sceller nos amours. En écoutant mes conseils, en restant une petite mignonne bien soumise, tu seras en même temps une femme parfaite… » « Plus je t’apprécie, mon enfant, plus je sens que le bonheur de ma vie sera de te tenir dans mes bras et de baiser tes cheveux… » Ces lettres étaient signées : Adhémar.

— Voilà l’homme du monde, — jugea M. Plusch, — c’est complètement stupide, peuh, peuh.

Il abandonna le japon pour prendre un alfa vulgaire coloré d’azur et empoisonnant le trèfle incarnat. En quelques secondes il fut édifié : « Ma poupoule en or. Ma bibiche en pain d’épices. » Au hasard des lignes il lut : « Tu es la préférée de toutes mes maîtresses, lâche ton vieux et je ne serai qu’à toi… » « Quand tu n’avais que ton père Plusch on pouvait s’arranger encore, mais maintenant tu attelles à trois. Ça ne va plus. Entre nous, il en a une bobêche ton homme de lettres ! J’aimais mieux la grosse bidoche du vieux… » « À propos, as-tu pensé à lui chaparder des morvettes, j’ai à me fringuer pour entrer en ménage. Prends aussi les limaces que Mimile a laissées chez lui et n’oublie pas de lui annoncer, pour qu’il ne les réclame pas jusqu’à perpète, que la blanchisseuse les a perdues. »

— Le fait est, — s’écria M. Plusch hors de lui, — qu’il a besoin de costume pour dissimuler ses nageoires ! Ah ! infect personnage ! Et c’est avec une pareille immondice qu’Échalote se moquait de nous !… Car, enfin, nous sommes deux ! Deux pigeons contre un poisson, la victoire eût dû rester pour nous. Quelles armes ont donc ces animaux pour nous supplanter dans le cœur des filles ?

Les colères de l’homme trompé ont cette particularité d’enrôler, d’emblée et sans autorisation, l’amour-propre de ses semblables. Sans rien savoir d’Adhémar Dutal, M. Plusch l’associait à son infortune et, volontiers, lui eût proposé un pacte de vengeance. Ah ! l’exquise volupté de prendre les deux criminels, de les ligotter en place publique et de s’essuyer avec fracas les semelles sur leurs reins ! Il comprenait les pénitences d’autrefois, quand on promenait, à moitié nus et à califourchon sur un âne, les coupables dans toute la ville. Chacun pouvait les invectiver, on avait même le droit de leur lancer de la boue et des pierres. Il souhaitait le retour des tribunaux de l’Inquisition, les tortures des oubliettes, le pal, l’estrapade, voire le gibet.

Mais, tout ça ne lui disait pas le nom de l’individu aquatique. Prudent comme un diplomate, ou il ne signait pas ses lettres ou les terminait par le pseudonyme impersonnel de Toto.

— Toto… Toto… Je ne vois pas.

Une lueur se fit en son imagination.

— À moins que ce soit le voyou qui, un matin, vint la souffleter chez Robinet… Si je m’en souviens, peuh, peuh, il s’appelait Victor.

Il regarda sa montre ; elle marquait cinq heures. Il ne fallait pas songer à interviewer les voisins qui dormaient tous. Le plus sage était de rentrer chez lui et, si possible, de les imiter. Il mit les preuves de la trahison dans sa poche et quitta ce repaire de crapulerie.

Dehors, un brouillard estompait les maisons. Le mystère, le froid et la tristesse pesaient dans l’air. Il tourna dans la rue Clémence et, que vit-il au beau milieu de la chaussée, à la hauteur de sa maison ? Plumage, l’unique, l’inimitable Plumage qui, un pistolet d’ordonnance d’une main et un couteau de l’autre, se tenait immobile, dans la pose chère aux chasseurs de fauves.

— Eh bien, mon bon, que faites-vous là ? — lui demanda M. Plusch qui, tout à sa douleur, n’entrevoyait pas le danger de se présenter sans cuirasse ni cotte de mailles devant un homme ivre.

— Ce que j’fais, ce que j’fais… je guette des saligauds qui, si ça continue, vont me faire tourner en bourrique.

« Figurez-vous, — continua Plumage, — que tous les matins, au petit jour, on tire la sonnette d’entrée. Une fois… J’me méfie des farceurs ; deux fois… je mets la main au cordon ; trois fois… j’ouvre. J’attends alors le nom du retardataire ou le bruit de ses pas dans le collidor. Rien, personne, la porte reste béante et n’importe quel malfaiteur peut pénétrer. « Bon Dieu, de bon Dieu, de bon Dieu ! que je crie, c’est encore ces feignants, ces propre à rien qui m’ont fait une niche ! Attends un peu, si j’arrive à leur mettre la main dessus ! » Je me lève. « Enfile ta culotte, me dit Blandine ». Ouais, je m’en fiche bien d’une culotte ! Je glisse à pas de loup jusqu’au porche, je passe le nez dans l’entre-bâillement… et je vois un gaillard qui file comme un zèbre et va retrouver ses complices embusqués au tournant… Ah ! mais, ils ne savent pas à qui ils s’adressent, non, ils ne le savent pas !… À partir d’aujourd’hui, je ne me couche plus, je passe la nuit sur un pliant derrière la porte, en compagnie de ces deux amis que vous voyez là (il désignait à M. Plusch ses armes homicides)… C’est Blandine qui tire le cordon et j’vois qui passe… J’ai attendu jusqu’à maintenant… Ils viennent de me faire leur coup… Malheureusement ils ont filé trop vite ou j’ai attendu trop tard… Mais ils verront demain le chien de ma chienne que je leur réserve.

— Que ferez-vous ? — questionna le président des Embêtés du Dimanche, pour qui cet incident était une bienfaisante diversion à ses idées sombres.

— Ce que j’ferai… Je leur déchargerai mon pistolet dans le dos, pardi. Et, quand ils seront étendus morts, je bondirai sur eux et je leur ouvrirai le ventre avec mon couteau.

— Non, mon vieux Plumage, vous ne commettrez pas un crime pareil, vous êtes un vieux brave homme un peu rageur, mais pas méchant pour un sou.

— Vous croyez ça. Je les étriperai, vous dis-je, et je me fabriquerai un cordon de sonnette avec leurs boyaux.

— En attendant, peuh, peuh, puisque leur farce est accomplie, vous feriez mieux d’aller vous coucher, vous allez vous enrhumer.

— Vous parlez comme un livre, monsieur Plusch. Je vous obéis, mais c’est bien parce que c’est vous qui me l’ordonnez. N’importe, j’me glisserai au lit tout habillé et avec mon couteau.

— Prenez garde, en rêvant, de ne pas le plonger dans les jambes de Blandine.

— Que non, que non, l’habitude de tenir la poire, vous savez, la poire pleumatique… Nous, les concierges, on a toujours quelque chose dans la main… C’est pas une raison, s’pas, pour en blesser nos bourgeoises.

Il esquissa un petit sourire malin qui atténua sa mine patibulaire de tout à l’heure et rétablit à peu près la bizarre harmonie de sa figure de vieux brisquard.

Après quoi il suivit M. Plusch, lequel, juge clairvoyant des hommes, des événements et des choses, n’estima pas le moment favorable pour questionner ce témoin possible des dérèglements d’Échalote et, harassé, désemparé, rentra chez lui.

XX

Le Rédempteur.


Balbinus trouvait des charmes jusque dans le polype d’Agna.
Horace. (Livre I. Satire III.)


M. DUTAL, bien que jeune, n’était pas de son époque. Croyant à sa manière, il mettait sa religion dans le respect de la femme. Pour lui, l’artisan de toutes les misères terrestres, c’était l’homme, rien que l’homme. À qui devait-on l’incapacité de la femme ? Aux lois masculines. Qui devait-on rendre responsable de sa faiblesse, de son manque d’initiative ? L’homme qui la ravalait au rang de servante ou d’esclave. Quel était le criminel instigateur de la prostitution ? Le mâle vicieux et exigeant, qui, pour exacerber ses sens, voulait des théories de filles complaisantes, des phalanges de vierges soumises dont il dirigerait les ébats et accaparerait les charmes.

Il avait, sur ces profondes questions, amassé des documents sans nombre. Chez lui, des fiches, relatives à ce sujet, s’accumulaient en des boîtes oblongues, étiquetées suivant les âges, les contrées et les civilisations. À l’aide de ces notes détaillées il comptait échafauder, un jour ou l’autre, quelque gigantesque ouvrage. Le titre était à définir. N’ayant pas encore commencé la rédaction de cette œuvre, il avait le temps d’en mûrir l’inscription capitale et la dénomination des chapitres. Cependant il en prévoyait l’épilogue où seraient exposées les règles d’un remaniement complet de la société et le texte d’un code plus sage.

Littérateur amateur il avait à partager son temps entre la tenue des livres de la maison commerciale de son père, ses discernements humanitaires et ses études vécues. Par tout ce qu’il avait déjà recueilli, son opinion s’affirmait.

Sa première maîtresse l’avait lâché en faveur d’un sous-officier de hussards : Prestige de l’uniforme inventé par les chefs guerriers pour épater les femmes de leurs vaincus. Il voulait la suppression des chamarrures, brandebourgs et quincailleries qui mentent sur la valeur de celui qu’ils affublent et troublent les cerveaux faibles.

La seconde lui avait tiré sa révérence pour aller rejoindre un flibustier, panier percé et bluffeur : Prestige de l’argent détenu par le sexe fort. Il interdisait ce vil métal ou le répartissait également entre les individus mâles et femelles. Quand les biens seraient égaux il faudrait à l’homme autre chose que l’exhibition de son portefeuille pour lui attirer des sourires.

La troisième, qui était mariée, prise soudain de scrupules, était rentrée au gynécée : Prestige des décrets judiciaires qui condamnent les escapades de l’épouse et essaient de réduire à leur plus simple responsabilité celles de l’époux.

Enfin la quatrième avait opté pour l’irrémédiable demi-monde : Prestige du luxe imposé par les viveurs et qui tend à faire croire aux femmes qu’en dehors des robes de cinquante louis, des coupés attelés de pur-sang et des hôtels dans le quartier Bréda leur beauté n’est pas en valeur.

Chaque rupture, en extirpant un petit morceau du cœur d’Adhémar Dutal, comblait le vide douloureux par de nouveaux aperçus philosophiques et saupoudrait le tout de la graine consolatrice de l’expérience.

Ainsi, au fur et à mesure de ses déceptions, notre analyste sentait mûrir son éducation moralisatrice et se parfaire sa grandeur d’âme. Sa fierté de lui-même s’en accentuait. On ne fait point, chaque jour, un pas vers la perfection, sans se réjouir, in petto, du chemin parcouru.

Il en était à l’apothéose de ses réflexions et de ses travaux quand Échalote lui était apparue. Tout de suite il l’avait jugée digne de l’aider à la récolte du succès et même apte à poser sur son front de penseur la couronne de gloire.

L’homme est un animal si primaire qu’il en est attendrissant. L’instruction acquise ne le complique pas. Où la brute choisit, le savant décide les yeux fermés. Le plus souvent on décide pour lui. Bonnasse il se laisse faire, escomptant la reconnaissance de la partenaire et supposant ingénument que toute pécheresse repentie est deux fois femme.

M. Dutal, lui aussi, voulait accomplir un sauvetage. Échalote-Mominette, de son tremplin, lui semblait un joyau à sertir comme exemple dans l’orfèvrerie de ses études. Déjà il l’avait, croyait-il, délivrée de la gangue malsaine. Le polissage allait commencer avec les bons principes et le mariage ferait d’elle un bijou rare.

Dans les vingt-quatre heures de recueillement que lui accorda la soi-disant venue du vieux papa, la maturité de sa conscience fit un nouveau progrès. C’est-à-dire qu’il se fortifia dans ses convictions et jalonna complètement la route de son bonheur.

Entre autres efforts, il fit une démarche auprès de sa famille. Il s’agissait de bien plaider sa cause, d’auréoler Échalote de toutes les vertus célestes et d’imposer à ses parents une opinion d’autant plus irréfutable qu’elle était saugrenue.

Il parla pendant quelques heures, mangea du bout des dents durant les repas, songea pendant ses digestions et attendit le verdict patriarcal. Comme toujours, en de pareils événements, l’atmosphère fut tiède. Son niveau thermométrique ne s’éleva que lorsque le père prit la parole. Oh alors, ça chauffa dur et la sentence fut virulente. Introduire dans une famille de commerçants honnêtes, de bourgeois travailleurs, une traînée de concert ! Assurément Adhémar était fou ou allait le devenir !

— Je me souviens, — fit le père, — d’une opérette où un gazier, en venant réparer le compteur d’une modiste, proposait son cœur à toutes les employées. Il ajoutait, pour corser le présent : « Et puis, vous savez, je suis un homme qui épouse, moi. » Je ne me doutais pas que mon fils ressemblerait à ce pauvre imbécile.

— Merci, — clama Adhémar.

— Il n’y a pas de quoi.

La discussion s’envenima.

— Mais, enfin, mon père, — objecta l’amoureux, — comment pouvez-vous vilipender une enfant privée jusqu’ici de conseils et chez qui peuvent germer les meilleurs principes et les plus belles résolutions ?

— Tu bafouilles, — répondit l’interpellé, — les principes qui germent ne vont pas éclore dans les bouis-bouis et les belles résolutions ne vont pas s’échouer au beuglant.

— Et si l’innocente s’y est laissée pousser malgré elle ?

— Une innocente qui chante des cochonneries ne me dit rien qui vaille.

— Pourtant, il faut manger…

— Il est un pain empoisonné que les êtres sains repoussent.

Adhémar s’emballa :

— Est-ce leur faute à eux, s’ils n’ont eu des ascendants assez intelligents ou assez retors pour leur permettre une vie d’oisiveté !

— Brisons là, — ordonna le père, digne comme un Jéhovah à moustaches gauloises, — couche avec ta donzelle tant que ça te plaira, et tant que nous n’y verrons pas d’inconvénients. Quant à lui faire franchir le seuil de cette maison, il n’y faut pas penser, mon fils, avant que ta vénérable mère et moi ayons quitté ce monde.

Mais des sanglots montaient en hoquets gutturaux. C’était la mère qui se lamentait :

— Mon enfant, mon pauvre petit, le voilà aux prises avec les créatures ! Lui si studieux, qui avait tous les prix au collège ! lui si respectueux, qui ne s’endormait pas sans m’avoir embrassée !…

— Tais-toi, — fit le père, — laisse-le jeter sa gourme. Tout ce que nous lui demandons c’est de ne pas venir nous en empester.

Cette fois Adhémar se révolta :

— Ah ! c’en est trop ! ma patience est à bout. J’estime, dans la vie, raisonner en homme et point en petit garçon. Si j’aime, c’est sciemment… Adieu.

Puis, se rappelant que l’heure approchait de la visite promise à Échalote, il s’enfuit comme la flèche lancée par une main sûre.

XXI

La lettre de rupture.


Mais, dites-moi, je vous prie, qu’est-ce qu’un homme, si ce n’est une créature sens dessus-dessous, ses facultés animales perpétuellement maîtresses de ses facultés raisonnables, la tête à la place des talons, rampant sur la terre !
Swift.
(Méditations sur un balai.)


Dehors ! M. Dutal était dehors !

Comment une pareille défaite était-elle survenue ?

Il s’était présenté les bras pleins de fleurs et des baisers au bord des lèvres. Échalote voulait le recevoir sur le palier ; il avait pénétré jusque dans la salle à manger malgré elle. Et puis après ?… C’était embrouillé dans sa cervelle à l’envers. Comment un homme bien élevé comme lui, un poète, un penseur, s’était-il laissé aller à un tel genre d’altercation ?

Il avait conscience d’une dispute, d’une de ces disputes où l’on se lance à la tête toutes les infamies plus ou moins exagérées de son passé, en même temps que les menus bibelots mis, par la providence ironiste, à la portée de votre main.

Il l’avait traitée de plusieurs noms d’oiseaux, mammifères et échassiers. Il n’exagérait pas. Mais elle, menteuse comme ses semblables, l’avait soudain assimilé à certain individu de la gent aquatique. Alors, il avait vu rouge et, vlan ! lui avait administré, de toutes les forces de ses biceps et de son métacarpe, une gifle digne de compter dans la vie d’une femme. Ensuite, il ne se rappelait plus rien, sinon qu’il en était resté plus abasourdi qu’elle, qu’un homme avait surgi d’un placard ou d’une chambre, que deux mains s’étaient abattues sur ses épaules, que la porte d’entrée s’était ouverte comme par enchantement et qu’il s’était senti précipité dans l’escalier. Encore une fois, vlan !

Maintenant, il était dans la rue, jeté comme un paquet d’ordures, lui, Adhémar Dutal, qui avait ramassé cette fille sur les planches d’un infect casino, qui rêvait de mettre, entre elle et ce milieu de honte, le mur indémolissable de sa protection et qui, tout à l’heure encore, bataillait avec sa famille pour lui obtenir une place dans l’arbre généalogique des Dutal.

Que de cadeaux n’avait-il pas déjà entassés dans ce petit appartement meublé, hélas, par un autre mais où il avait dormi, la tête pleine de rêves et le cœur bercé d’illusions ! Il en voyait les fenêtres, lumineuses et voilées, devinait les propos émis autour de la lampe à colonne, les lazzis que l’on devait faire sur son dos, les pieds de nez qu’on ne manquait pas de lui décocher à distance.

Qu’est-ce que tout ça voulait dire, et son père aurait-il eu raison de prétendre qu’où la prostitution a passé, la délicatesse et la gratitude — telle l’herbe sous les pas du cheval d’Attila — ne poussent plus ?

Après tant de confiance en l’aimée, après tant de lutte pour l’imposer parmi les siens, lui fallait-il arriver à une si décevante déduction et comprendre que la plus élémentaire pudeur lui défendait de continuer une liaison aussi avilissante ? Devait-il donc à son amour-propre de dire adieu à ses délicatesses pécuniaires accumulées là-haut, à la femme perfide et insolente, à ses satisfactions de tendresse, si réelles et si raffinées qu’il n’y songeait point, même dans la colère, sans un frisson voluptueux et troublant ?

— Gredine ! gredine ! — proféra-t-il, en montrant le poing aux vitres tamisées. — Tu vas voir s’il est permis à une courtisane de ton espèce de se moquer d’un homme comme moi !

Il bondit à la plus prochaine brasserie, commanda un bock pour le principe et pria qu’il fût accompagné de ce qu’il faut pour écrire.

Sans s’arrêter à des réflexions complémentaires, inutiles vu son irrémédiable parti-pris, d’un trait il bâcla sa lettre

« Tout en ignorant où les créatures de votre espèce placent leur point d’honneur, je dois constater que la générosité, la bonté et l’affection ne déclenchent chez vous que la plus noire ingratitude.

« Pour quelles raisons un homme était-il caché dans votre appartement en mon absence ? Qu’y faisait-il ? De quel droit s’est-il mêlé à notre querelle ? À un autre moment, vous eussiez pu me raconter qu’il était tapissier ou frotteur — tapissier de qui ? frotteur de quoi ? — mais à l’heure du dîner, et justement un soir où je vous avais prié de m’attendre chez vous !

« Cette dernière goujaterie a fait feu : elle casse ce que j’avais lieu de croire solide, et en teinte le souvenir du plus colossal mépris.

« Triste batracien des bassins de la Villette ou de la place Pigalle, il vous incombait de blesser un bienfaiteur, coupable seulement de vous avoir trouvée belle.

« Trêve d’erreurs : je vous rends à votre bourbier, je vous replonge dans la fange d’où vous n’auriez jamais dû sortir.

« Il restera comme l’opprobre de ma vie d’avoir aimé, à cœur débridé, une vadrouille de faubourg, une scorie humaine, ce qu’il y a enfin de plus abject dans tous les mondes.

« Sur ce, accouplez-vous avec votre visqueux défenseur et félicitez-le pour moi de m’avoir épargné la promiscuité de son aquarium.

« Vous êtes une gueuse, une plate gueuse.

« Ah ! nous avons reculé, depuis Aspasie et Sapho ! »

Il signa, après quoi il relut son épître.

À la réflexion, il la trouva d’une grossièreté regrettable. À quoi bon se salir soi-même rien que par l’emploi d’injures faciles ? Il but son bock et alluma une cigarette. Ce temps d’arrêt lui parut bon pour coordonner ses pensées. L’air de la brasserie était tiède, les manilleurs étaient paisibles. Du repos stagnait après l’agitation d’une journée d’affaires.

Après tout, pourquoi avait-il frappé Échalote ? Si tous les amants outragés en venaient aux coups, les visages des femmes ne seraient plus que des poires blettes. L’homme fort est celui qui dompte ses nerfs et chez qui la prudence domine l’instinct. À bien réfléchir, il n’était pas sans reproche. C’était lui qui avait inauguré les voies de fait. Il n’y a aucun orgueil à constater que l’on possède des mains et qu’elles tapent dur. Possible, mais aussi pourquoi l’avait-elle comparé à ce poisson excellent à la maître d’hôtel, mais peu en faveur dans l’échelle des qualificatifs ?

Sa cigarette grillée, il en prit une autre et commanda un demi. L’atmosphère était de moins en moins lourde, vu les ventilateurs. La banquette était moelleuse et la bière fraîche.

Tout ça, au fond, n’eût pas été grand’chose sans l’irruption du chevalier anonyme. Qu’est-ce que cet inconnu fabriquait là et qui était-il ? Assurément, il n’avait fait que défendre une femme battue ; mais, encore une fois, pourquoi était-il là, à écouter aux portes ?

— D’après le peu que j’en ai vu et senti, — raisonna M. Dutal, — il est jeune et vigoureux, ce ne peut être son père. Et puis un homme de la campagne n’agit pas ainsi.

Il chercha dans les relations de sa maîtresse. Par sotte prétention, il avait toujours refusé de leur être présenté. « Comme quoi on a toujours tort de le faire à la pose », se dit-il. Il se souvint d’une famille, souvent invoquée, où grouillaient des frères exilés et de nombreux cousins. L’un d’eux était peut-être revenu du régiment ou de Cayenne pour embrasser sa parente, et lui, comme un idiot, avait profité de cet instant d’expansion pour susciter une querelle de ménage. N’importe, elle aurait dû le prévenir d’une telle présence. Elle risquait de lui faire commettre des gaffes, licencieuses devant des collatéraux.

Malgré les inconvenances ou légèretés d’un être auquel il croyait avoir inculqué pour jamais les règles de la probité morale, il convenait de recommencer sa lettre. Celle-ci n’était pas dans la note voulue et, plus il la relisait, plus il la trouvait incorrecte. Il déchira les feuillets noircis, en prit des blancs et commença :

« Quoique peu évangéliste, je trouve qu’il est bête de rendre le mal pour le mal, surtout quand le mal vient d’une femme à responsabilité physiologiquement atténuée.

« Étant donné qu’en dehors de vos crises de semi-folie, vous êtes au-dessus de l’étiage moyen des filles entretenues, je consens à avoir avec vous une explication que je m’efforcerai de maintenir sur le ton de la bonne compagnie.

« Je suis trop indulgent, c’est certain, et si votre cervelle, aux rudimentaires méninges, est susceptible d’une minute de méditation, elle s’imaginera mon état d’esprit en ce moment.

« Vous pouviez, en suivant votre méthode, me faire planter un couteau dans le ventre par le monsieur caché chez vous, lequel est peut-être simplement de votre famille.

« Misérable enfant, songes-tu à ce qui pouvait résulter de tes inconcevables procédés ?

« En attendant, tu as égratigné, éraflé mon amour, et rien, par la suite, ne pourra le guérir.

« Si tu veux de plus amples détails sur ta sottise, viens me trouver chez moi : je te promets une semonce dont, si tu raisonnes un peu, tu tireras profit par la suite. Il te faut un directeur de conscience et non point un amant. À défaut de ne plus pouvoir être ce dernier, je serai, si tu le veux, ton moraliseur ».

Une fois de plus, il parapha ses pages et, une fois de plus, les relut.

L’examen n’en fut pas encore salutaire.

— C’est imbécile, ce que je lui débite là, — conclut-il. — Je l’ennuie de mes sempiternelles phrases et elle ne viendra pas.

Or, il avait besoin d’elle, comme l’enfant a besoin de sa marâtre et l’automobile de son frein. Et puis, on n’a pas dépensé toutes ses économies pour une femme sans courir ensuite après son argent. S’il avait été dupé, du moins avait-il droit à une revanche. Enfin, il devait se l’avouer, Échalote possédait une chair affriolante et il savait chercher longtemps avant d’en découvrir une du même grain et de la même senteur.

Il redéchira son inutile griffonnage et, une seule demi-feuille restant à sa disposition, il l’employa logiquement, au gré de ses appétits sensuels et de ses espoirs :

« Je ne comprends rien à ce qui s’est passé ce soir. J’ai eu tort en m’emballant : je m’en excuse. De ton côté, tu devais me prévenir que tu n’étais pas seule et éviter ainsi un fâcheux incident.

« Prouve-moi que tout cela n’a que l’importance d’une discussion d’amoureux, vite suscitée et plus vite oubliée, en venant déjeuner chez Raff, avec moi, demain matin.

« Je compte sur toi, n’est-ce pas, petit cœur si loin du mien ?

« Un baiser de lion sur tes lèvres de jolie vipère. »

Cette fois, le paraphe fut net, quelque peu en massue, comme il sied aux gens qui, après avoir longtemps tergiversé, prennent une détermination sur laquelle ils ne reviendront pas.

Et, fier de sa magnanimité, Adhémar Dutal paya sa bière et s’en fut, l’esprit allégé, porter sa lettre à la poste voisine.

XXII

Qui aime bien châtie bien.


Vit-on jamais en deux hommes les mêmes vertus, avec des caractères si divers, pour ne pas dire si contraires ?
Bossuet.
(Oraison funèbre de Louis
de Bourbon.)


La parcimonie d’Échalote lui fit commettre une bévue. Pour essayer de rattraper M. Dutal, si vigoureusement expédié la veille par Victor, elle se rendit chez Raff. Adhémar, fiévreux, l’y attendait. Or, par le plus grand des hasards, M. Plusch qui, d’ordinaire, ne sortait pas le matin, faisait sa correspondance à une table proche.

Quand elle entra, les deux hommes, comme projetés par le même ressort, sursautèrent et les mêmes paroles jaillirent de leurs deux gosiers :

— Enfin, te voilà !

Échalote sentit le plancher de la brasserie s’effondrer sous elle et crut s’évanouir. Cette faiblesse ne dura qu’un instant. Elle en revint pour se trouver un bras dans une main de M. Plusch et pour récolter, par la partie charnue de sa microscopique personne, des coups de genou à défoncer une futaille.

— Canaille ! crapule ! jésuite ! grue ! — répétait le vieux rigolo qui, cette fois, ne rigolait pas du tout et trouvait dans ce vocable le stimulant utile à ses gestes de vengeance.

Échalote tournait, telle une toupie, sous les cinglements précipités du fouet.

— Oh ! la la ! oh ! la la ! Assez ! — hurlait-elle. — Grâce, mon Mimi, je t’expliquerai…

— Tiens, peuh, peuh, voilà pour tes explications !

Et une nouvelle poussée remettait Échalote dans son mouvement rotatif.

M. Dutal, comme électrocuté, regardait la scène d’un air de ruminant qui verrait tomber un bolide.

— On me tue ! on m’assassine ! Adhémar, à moi ! Défends-moi.

Ce cri d’un La Tour d’Auvergne à la torture eût réveillé des morts. M. Dutal sortit de sa torpeur. Il quitta sa banquette et, d’un geste impérial séparant le couple :

— Excusez-moi, monsieur, — dit-il à M. Plusch, — mais il me semble qu’entre nous deux, c’est à moi qu’incomberait une tâche dont vous vous acquittez assez bien, mais qui n’est raisonnable que de la part d’un homme outragé. Que vous a fait Échalote ?

M. Plusch redressa son torse et bomba encore plus exagérément son ventre.

— Ah ça, monsieur, de quoi vous mêlez-vous ? Et que vient faire votre intervention dans une querelle de ménage ?

— Querelle de ménage… querelle de ménage… Je ne vous comprends pas, monsieur.

— Ni moi non plus, monsieur.

— Je suis, — annonça M. Dutal sur un ton de grand-prêtre, — l’ami de mademoiselle.

— Ah ! bah ! mais alors, monsieur, c’est donc à vous maintenant que je devrai distribuer une tripotée… Et, d’abord, rendez-moi mes chemises !

— Vos chemises…

— Oui, mes chemises, que vous avez conseillé à Échalote de me voler pour composer votre trousseau, peuh, peuh.

— Monsieur, vous êtes fou, et vous mériteriez…

M. Plusch abattit la main que M. Dutal agitait sur lui.

— Êtes-vous Toto ?

— Quel Toto ?

— Je me répète : vous appelez-vous Toto ?

— Je me nomme Adhémar Dutal.

— Tope là ! Donnons-nous la main ! Nous sommes refaits.

— Je ne saisis pas bien.

— Asseyez-vous et causons.

Et M. Plusch mit M. Dutal au courant de leur réciproque situation…

— J’étais l’amant d’Échalote, je l’avais ramassée sur le trottoir alors qu’elle vendait des pommes, je l’avais mise dans ses meubles, puis lancée au concert. Un jour il m’a fallu m’absenter pour une question d’intérêts. En rentrant j’ai trouvé la place prise, non point seulement par vous, qui m’avez l’air d’un bon garçon, mais par une horrible gouape que je crois connaître et que nous chercherons ensemble, si vous le voulez bien. Au fait, il va bien falloir que la coquine nous dise son nom. Échalote ! — cria-t-il, — où es-tu ?

— Elle vient de partir, — répondit un client tapi dans une houppelande en chèvre du Thibet et qui, sans que M. Dutal ni M. Plusch le remarquassent, ne perdait pas un détail de toute cette scène.

— Comment ! Vous ici ! — s’exclama M. Plusch en reconnaissant un riche sportsman, cent fois rencontré dans les salles de jeu d’Ostende et de Monte-Carlo. — Mais permettez-moi de vous présenter… Monsieur O’Bonzir, un des rois du teuf-teuf… Monsieur Adhémar Dutal, l’amant de ma maîtresse, peuh, peuh.

— Je l’avais compris, — fit malicieusement le nouveau comparse, tandis que M. Dutal, impressionné par le son britannique du nom, s’inclinait devant son propriétaire.

— Vous, à cette heure, à Montmartre ? — reprit M. Plusch.

— Taisez-vous, c’est une folie, un truc à moi pour avoir des petites femmes gentilles et à l’œil.

— Le fait est qu’avec un demi-louis, et même moins, on peut faire des expériences, peuh, peuh.

— À qui le dites-vous !

Et M. O’Bonzir éclata d’un rire satisfait.

— Voulez-vous que je vous confie mon secret ? — proposa-t-il soudain. — Le brevet n’en est pas pris et vous pourrez l’exploiter dans un autre quartier.

— J’allais vous le demander.

— Eh bien voilà. D’abord il faut une tenue de chauffeur comme celle-ci, après quoi on va s’attabler chez un quelconque chand de vins où l’on raconte, à la cantonade, qu’on est au service d’un homme riche, lequel vient de partir en voyage, non sans vous avoir laissé les clefs de son appartement, car on est un domestique de confiance. Des curieux vous demandent le nom du singe. On est discret, on ne le révèle pas, mais on lance que rien ne serait plus original que de faire les honneurs de ses appartements à une petite bergère… On coucherait dans ses draps, on se laverait avec ses éponges, etc… Neuf fois sur dix cette perspective enthousiasme les dames présentes. Si, par hasard, il se trouve là une femme de chambre en rupture de place ou une petite ouvrière qui profite de la loi de roulement, oh ! alors, elle vous saute au cou et vous demande comme une faveur de l’emmener se pagnoter dans des draps en dentelles.

— Et puis ? — interrogea M. Dutal qui n’avait pas l’esprit ouvert à ces sortes de combinaisons.

— Et puis, je l’emmène chez moi, tout simplement.

— C’est drôle.

Au fond, Adhémar n’était pas bien certain que cela fût amusant. Ses principes s’opposaient à la découverte du plaisir par les moyens vulgaires. Parmi tous les griefs que ses parents eussent pu lui réserver, il se flattait qu’il n’y en eût point concernant les rapts de soubrettes ou les excitations de maritornes à la débauche. Chacun son goût. Les siens étaient raffinés et le portaient vers l’élégance et l’art. Si cela ne lui réussissait que par à peu près, au moins avait-il la satisfaction de ne s’être mésallié qu’avec coquetterie.

— Le plus fort, — reprit M. O’Bonzir, — c’est que lorsque, par délicatesse ou par scrupule, on veut glisser dans la main de la visiteuse, au moment de son départ, quelque monnaie blanche, elle refuse énergiquement, outragée à l’idée qu’un confrère puisse la considérer comme une prostituée.

— Vous ne préféreriez pas, — hasarda M. Dutal, — puisque les domestiques vous attirent, leur apparaître en bienfaiteur et, puisque vous êtes riche, après avoir eu la satisfaction d’être aimé pour vous-même, vous offrir le luxe de déraciner une herbe de basse-cour pour la transformer en plante rare ?

— Ça, c’est de la littérature ou je ne m’y connais pas, — lança M. Plusch. — Oh ! ces poètes ! Ils prennent une crotte de bique, lui mettent des ailes, lui apprennent à voler et s’écrient : « Oh ! la belle étoile ! » Et leur lyre vibre et s’élève jusqu’à ce que la crotte leur retombe sur le nez.

— Pardon, — fit M. Dutal, — est-ce d’Échalote que vous voulez parler ? Dans ce cas nous fûmes poètes l’un et l’autre. Poètes du fumier peut-être, selon l’expression chère à une femme de lettres de mes amies, mais poètes par l’illusion du rêve, la foi en la beauté, poètes par la grâce d’un sourire et la griserie de l’amour.

— Cette fois c’est plus que de la littérature, c’est du maboulisme. Quand Échalote vous a-t-elle souri ? Quand l’avez-vous jugée belle ? Quand vous a-t-elle enivré de caresses savantes ? Pour ma part je n’ai connu qu’une vadrouille pétrie de malice, embouchée comme un charretier et si mal élevée qu’elle ne vous remerciait de vos bontés qu’avec des pieds de nez ou des insolences.

— Alors, quelle excuse avez-vous de lui consacrer votre cœur ?

— L’excuse de l’âge, jeune homme. Salomon, paraît-il, se confectionnait un sandwich avec deux vierges bien en viande ; la sulamite venait ensuite pour constater l’effet produit. Les temps sont difficiles et les chairs fermes se font rares. La fortune de Salomon, elle-même, s’en procurerait difficilement. Échalote n’avait pas des exigences à ruiner un roi d’Israël. Je me la suis offerte un matin pour un déjeuner chez Robinet et, durant des mois, pour un mobilier d’occasion. En somme j’ai réalisé, grâce à elle, de nombreuses économies de temps, car je n’avais plus à chercher de camarades de lit, et de forces puisqu’elle avait sans cesse mal au ventre.

— À qui le dites-vous !

— En attendant, monsieur, je la faisais soigner… ou du moins je lui donnais l’argent requis par les lumières d’un morticole. S’est-elle droguée ? je l’ignore. Où est passé cet argent ? je ne le suppose que trop. Mais vous, monsieur, qui paraissiez si bien vous intéresser à elle, peuh, peuh, vous inquiétiez-vous seulement de sa santé ?

M. Dutal prit un air déconfit.

— Faut-il vous avouer que je la respectais ? C’est à peine si les consolations, pourtant bien platoniques, du vieillard illustre que vous citiez tout à l’heure, m’étaient permises…

— Alors quoi, il n’y avait que Toto pour se régaler d’une peau aussi délicate !…

— Qui sent la menthe sauvage, monsieur, je ne sais pas si vous l’avez remarqué.

— Comment donc ! Et j’ai constaté bien d’autres choses que vous n’avez peut-être jamais vues, peuh, peuh. Les fossettes…

— Si fait, elles sont rondes comme niches à baisers, là sur les reins.

— Son petit signe…

— De velours, parfaitement, avec trois poils follets dessus, à la cuisse gauche.

— C’est vrai, peuh, peuh, vous avez vu tout ça ?

— J’y ai même touché… une seule fois, hélas ! Ça m’a coûté une paire de bottines.

— Ainsi elle se faisait payer par morceaux ?

— La première fois, non, elle ne marchanda pas. Après, après…

Ici M. Dutal n’y tint plus et fondit en larmes.

— Ah tenez, monsieur, je comprends qu’elle ne m’a jamais aimé, non certes, elle n’a tenu à moi que pour mon carnet de chèques… Le reste, elle s’en moquait… C’est au point qu’un jour où je la suppliais elle m’a déclaré qu’elle ne me chérirait complètement que le jour où je n’aurais plus aucun désir.

— Et vous n’avez pas eu le beau geste de l’obéissance ?

— Taisez-vous, j’ai connu un malheureux qui, dans un cas identique, s’y est livré. Ça se passait à Bagnères-de-Bigorre. L’ingrate a eu ensuite l’impudeur de l’abandonner en le traitant comme le dernier des goitreux.

— Et un pareil drame ne vous a pas pour toujours éloigné des femmes ?

— Je n’ai pas l’habitude de copier mes opinions sur celles des autres et de faire mon profit des expériences d’autrui. Encore aujourd’hui, malgré mes blessures, je reste confiant dans l’avenir humain. Il y a beaucoup à améliorer sans doute, mais la patience et les bons exemples triomphent de l’atavisme.

— Est-ce à dire, peuh, peuh, que vous tenteriez à nouveau de catéchiser Échalote ?

— Peut-être, s’il m’était permis de l’entraîner loin de cette dangereuse ambiance. Je songe à certaines colonies, véritables paradis terrestres, où, dans un décor de féerie, dans une nature radieuse, on pourrait revivifier les êtres et purifier les âmes.

— Jusqu’au jour où vous trouveriez votre élève dans les bras d’un orang-outang ! Vous êtes un enfant, mon pauvre ami, et ces utopies vous honorent. Quand vos chimères auront eu les griffes et le bec assez longs pour vous déchirer jusqu’au sang, vous les étoufferez une bonne fois et reviendrez de vos erreurs. En l’occasion, la sagesse n’est pas de déifier les filles, mais de leur flanquer une correction. Suivez-moi, nous allons prendre nos renseignements sur le Toto d’Échalote. Au revoir, O’Bonzir, cultivez vos caméristes, ça vaut encore mieux que d’aller au café.

— Pardon, — objecta l’homme au paletot de chèvre du Thibet, — mais j’y suis.

— C’est une manière de parler. Entre nous le café est encore moins déprimant que l’amour des femmes.

— Ah ! ça, est-ce que vous savez exactement ce que vous dites ?

— Je n’en suis pas sûr, mais il faut me pardonner. J’en ai de la douleur, moi aussi, si vous saviez !

Et M. Plusch saisit le bras de M. Dutal car, décidément, il en avait assez de lutter contre sa peine. Mais, à peine posée sur la manche de son alter ego dans la souffrance, sa main sentit une pluie de gouttelettes tièdes. M. Dutal, lui aussi, se laissait aller à son chagrin. Et les deux hommes, en cette minute, devinrent amis, tant il est vrai que rien n’est plus efficace pour l’affection que la communion des larmes.

XXIII

Quand les veufs vont par deux.


Cette leçon-là — où se sent pourtant à pleines narines la main vengeresse d’un Dieu las et exaspéré — eût dû, ce semble, porter ses fruits.
Courteline.
(Henriette a été insultée.)


Des jours suivirent, qui fortifièrent cette amitié née un matin d’épanchement et de pleurs, mais maintinrent l’inéluctable : Échalote ne voulait plus être à l’un ou l’autre, ni même à tous les deux. Elle était à Victor et ses fiançailles étaient officielles. Tout le quartier s’en réjouissait, sans que MM. Plusch et Dutal prissent part à une allégresse qui mettait la pierre tombale sur leurs derniers espoirs.

— Au moins, peuh, peuh, consolons-nous par la vengeance, — décréta M. Plusch.

— C’est un sentiment que je ne veux pas connaître, — avait répondu Adhémar, — d’ailleurs, je ne saurais pas m’en servir.

— Laissez-moi faire.

Mais le vieux rigolo n’avait trouvé, pour laver les injures reçues, que des moyens de collégien. C’est ainsi que, pendant une semaine, il dévalisa toutes les poissonneries de la rue Lepic de leur stock de maquereaux. Muni de ces petits cadavres, il allait se poster impasse Blanche-Neige et chaque fois qu’Échalote ouvrait sa fenêtre, soit pour secouer une descente de lit, soit pour guetter Victor, il visait juste et lançait chez son ex-maîtresse un ban de ces inoffensifs scombéroïdes. Si, par malheur pour elle, Échalote s’absentait en oubliant de clore ses prises d’air, elle avait l’impression, en rentrant chez elle, de pénétrer dans un vivier, ce qui était naturel quand elle y rejoignait Victor, mais avait le pouvoir, en cette occurrence, de lui donner des nausées, et, parfois aussi, des crises de nerfs.

À son tour elle engagea la lutte. Un matin que M. Plusch trouvait, dans un sommeil prolongé, le palliatif à ses émotions cérébrales, elle sonna chez lui. Pieds nus, il alla ouvrir. Échalote n’avait d’yeux que pour le plancher dans l’entre-bâillement de la porte. Soudain M. Plusch qui, mal éveillé, n’avait rien deviné de la silhouette blottie dans l’ombre, poussa un cri à bouleverser une caserne, en même temps qu’il ramenait, d’un mouvement sec, son pied droit vers son côté pile et faisait suivre son exclamation initiale de tous les « oh ! la la ! oh ! la la ! » de la souffrance.

Échalote avait visé juste. Son talon Louis XV, de toute la violence de sa rage, s’était abattu sur les orteils de M. Plusch. Après quoi elle s’était sauvée comme une voleuse. Les femmes ont des moyens d’attaque que les hommes ne prévoient pas et auxquels ils peuvent d’autant moins riposter que les combattantes prennent la poudre d’escampette dès leur forfait commis. M. Plusch en fut quitte pour se frictionner la place endolorie et pour décider de ne plus circuler chez lui sans chaussures. Justement il se souvint d’une paire de galoches bizarres, commandées pour un bal de carnaval et qui devaient moisir dans un placard. Il les découvrit. C’étaient deux formidables pieds de carton-pâte chaudement doublés de flanelle et qui, lorsqu’on les avançait, produisaient le plus formidable effet. Un pouce hérissé, des callosités dans tous les sens, des corn-plasters couronnant les doigts et tout cela boursouflé, monumental, vrai jouet d’horreur et de dégoût.

— C’est bête, — songea-t-il, — voilà longtemps que je possède ces pantoufles et je ne les utilise pas.

Dès lors il les chaussa chaque jour aux heures du chez soi. Et ce ne fut pas une des moindres attractions du 14 de la rue Clémence que de voir le locataire du rez-de-chaussée et ses extrémités titaniques traverser la cour, aux moments présumés du courrier, pour aller demander à Blandine une correspondance que la paresse reconnue de Plumage dédaignait de porter aux intéressés.

Qu’attendait-il ? quel présage divin ? quel rameau d’olivier porté par la colombe ? comme eût dit le héros de la si admirable et si angoissante Guenille de Charles Derennes. Peut-être un mot d’Échalote, un murmure écrit de repentir, une excuse par carte postale. Après l’avoir meurtri dans le cœur et sur les pieds, après avoir compris que la jonchée de maquereaux n’était, en somme, qu’une autre preuve d’amour, après que tant de malédictions auraient confirmé une jalousie tenace, peut-être réfléchirait-elle sur le bien perdu et balancerait-elle Victor. Rien n’est insondable comme les décisions des femmes. Si elle faisait un retour sur elle-même, si un beau jour elle se voyait, non point dans un miroir, mais dans son âme, si un grain de repentir allait germer… si elle lui en offrait la gerbe expiatoire !… Peut-être alors, oui peut-être alors par donnerait-il. Oh ! pas à la première supplication (il est si consolant de voir gémir ceux-là mêmes qui vous ont martyrisé), mais plus tard, quand le temps aurait estompé les souvenirs cruels, plus tard, pas trop tard non plus, car rien n’est plus dangereux que de lasser les bonnes volontés. Il raconterait cela, bribe par bribe, à ses amis, il se ferait l’avocat d’une mauvaise cause, et il la gagnerait ! Quelle imbécile, tout de même, ce Schameusse ! car il était au courant de son rôle dans cette histoire. Quelle nécessité le poussait à dénoncer une cliente ? Il y aura toujours des gens pour compliquer les affaires, les leurs et celles des autres. Et quels stupides naïfs, ce docteur Benoît et ce Petit Vieux de la Plaine Monceau qui avaient reçu le mot d’ordre pour interviewer Échalote !… Qui prouvait que, sans eux, les choses ne se fussent pas calmées d’elles-mêmes. Ils avaient exaspéré cette petite par leurs indiscrétions et leurs démarches. Se sentant perdue, elle avait centuplé sa nervosité et précipité le dénouement… Et ce Dutal, quel besoin avait-il de faire scintiller sa promesse de mariage, d’agiter ce miroir où toutes les alouettes de l’irrégularité vont se taper la tête ?

À l’encontre de ses contemporains, M. Plusch, pour des raisons d’expérience, de confortable et de race, mettait l’amour au-dessus de l’amour-propre. Que signifient les trahisons éphémères, les caprices d’une minute, en regard d’une existence ouatée de bien-être ? Les amants de Ninon eussent-ils été aussi exultants auprès de leur divine maîtresse s’ils s’étaient préoccupés de l’emploi de sa soirée de la veille et des visites de ses petits levers ? Tout est dans tout, comme prétend Jean de Bonnefon. Certaines béatitudes se bercent du bruit de la tempête, certains bonheurs conjugaux s’accommodent d’un adultère discret. Bon pour les bourgeois de s’émouvoir d’un geste plus ou moins folichon ! Bon pour les coupeurs de cheveux en quatre, comme ce Dutal, de crier au déshonneur pour un festin auquel on ne les convie pas ! Mais lui, Émile Plusch, roi des rigolos de Montmartre, président des Embêtés du Dimanche, qu’avait-il à faire dans ces sottises ?

Il raisonnait ainsi, après ses repas, tandis que la somnolence, compagne d’une digestion tranquille, embrumait ses idées. Et des rêves le hantaient musicalement. Échalote, revenue dans son rez-de-chaussée, comme à la première phase de leurs amours, lançait, dans la cuisine-lavatory où elle se livrait à ses ablutions, des refrains peuplés de vols d’hirondelles et d’invites à l’alcôve. Et l’écho enchanteur d’une voix chérie vibrait dans le tub et les cuvettes, et les nymphes et les satyres des robinets d’eau et des appareils à gaz s’animaient, s’étiraient, se tendaient la main pour une ronde lascive.

Parfois l’arrivée de M. Dutal, toujours avide de renseignements, venait l’arracher à ses songes ailés ; d’autres fois c’était l’irruption d’un quelconque Embêté qui, ne sachant comment tuer le temps, venait griller une cigarette et arrêter le menu des prochaines agapes. La conversation ne languissait pas longtemps sur des sujets politiques ou sociaux — le dernier drame sensationnel, la dernière prise de bec à la Chambre, l’impôt sur le revenu des autres — et Échalote, éternel sujet de discussions, faisait vite les frais d’une causerie plus fiévreuse que sentimentale.

M. Dutal, de son côté, avait tenté d’indirectes démarches auprès de la fiancée qui n’était plus pour lui. Il voulait reconquérir certains objets pratiques laissés chez elle, entre autres son rasoir mécanique et son frise-moustaches. M. Plusch, plus noble dans la rupture, avait fait abnégation de ses chemises et critiquait M. Dutal sur sa ladrerie. Au fond, la vengeance aux poissons d’une part, et les réclamations d’Adhémar d’autre part, ne tendaient qu’au même but : revoir l’infidèle. Aucun d’eux ne l’avouait, mais chacun savait à quoi s’en tenir. À ce point de vue, M. Dutal allait jusqu’à envier M. Plusch, lequel, favorisé d’un coup de talon Louis XV sur les orteils, avait cette supériorité sur lui d’avoir revu et même senti Échalote. Embarrassé de la pension que lui doublait son père depuis la rupture de ses négociations matrimoniales, il eût payé cher un retour, même agressif, de sa Mominette. Doit-on se quitter sur des scènes après que l’on s’est adoré, et le plus sage ne sera-t-il toujours, à l’heure de l’adieu, de se saluer avec courtoisie ?

Cette consolation, alors qu’ils ne l’espéraient plus, leur était réservée, et cela grâce à M. Lapaire.

Un jour donc, ce dernier s’amena vers midi, en compagnie d’Échalote, au restaurant Robinet.

— Ne vous étonnez pas, — annonça-t-il en entrant, — je vous amène une femme aimable, qui veut faire la paix.

En réalité, il ne croyait rencontrer que son ami Plusch, mais M. Dutal, qui avait rôdaillé toute la matinée aux abords de l’impasse Blanche-Neige, était venu se réconforter en cet endroit où, présenté par M. Plusch, il s’était fait des relations.

Les deux amants, l’un le nez dans son verre, l’autre une feuille de salade dans la bouche, restèrent dignes.

Échalote, dès l’instant où elle avait accédé au désir amical de M. Lapaire, était résolue à prendre, — si l’on peut ainsi parler, — le taureau par les cornes.

— Non, mais, en voilà un accueil pour un malentendu ! Allons, gros Mimi, — proposa-t-elle, en tapant sur l’épaule de M. Plusch, — serrons-nous les abatis.

Puis, se mettant à chanter à tue-tête, sur ce ton de soprano crapuleux qui avait le don de faire grincer les dents de M. Saint-Pont, son ancien professeur :

Oublions le passé,
Les heur’s sont à l’ivresse,
Tu n’as rien de cassé,
Embrasse ta négresse.

— Peuh, peuh, que signifie cette plaisanterie ? — clama M. Plusch en sursautant.

— Un air d’une revue que j’répète pour jouer dans les salons. Je fais la reine des Béni-bouf-tou.

— Le salon de la charcuterie, à l’exposition de l’alimentation, peut-être, — siffla M. Dutal, froissé qu’on ne se soit adressé qu’à son compère et, pour cela même, tentant d’être cinglant.

— Tiens Dutal, ce bon Dutal, ça va bien, ma vieille ? — lança Échalote qui, décidément, ne voulait pas se fâcher.

Elle lui tendait sa main boudinée aux doigts cerclés d’anneaux.

— Notre bague de fiançailles, — murmura l’inutile Rédempteur.


— Tous mes achats de pierres précieuses, — soupira le président des Embêtés.

— Au moins ton ennemi de l’hameçon eût pu te payer un chapeau ! — suffoqua soudain Adhémar en reconnaissant un couvre-chef acheté par lui et dont le prix l’avait estomaqué.

— Quoi, il n’est pas beau mon galurin ?

Mais Adhémar, devant le panache caroubier de cette coiffure, voyait rouge.

— Rends-moi mes plumes ! — hurla-t-il.

— Vous êtes fou ?

— Rends-les-moi, te dis-je. Au fait je saurai bien les prendre.

Et, d’un élan, il arracha le chapeau d’Échalote et l’aplatit sous son bras.

— Ça, c’est bête, — fit Échalote qui, dépeignée par le saut des épingles, avait le visage inondé de chichis.

— Voyons, rendez-lui son chapeau, — prononça M. Plusch, — c’est une querelle d’enfant, peuh, peuh.

Déjà il voulait la conciliation mutuelle et ce procédé de Dutal lui déplaisait.

— Alors, qu’elle me demande pardon, là, tout de suite, à genoux sur le carreau !

— Vous divaguez. Elle va vous demander pardon, c’est entendu, mais en femme et non en petite fille. Obéis, — ordonna-t-il à Échalote.

— Zut.

— Bien, je garde le chapeau. Je l’offrirai à la première toupie qui passera.

Échalote tenait à son bien et ce chapeau valait dix louis. Courageuse, puisqu’un morceau de sa fortune était en jeu, elle s’avança vers M. Dutal.

— Adhémar, mon petit Adhémar, j’ai eu tort de te faire de la peine. Excuse-moi. Je reconnais que tu es un bon fieu et que je n’aurais pas dû te tromper.

Les paupières de M. Dutal, comme automatiquement, s’ouvrirent jusqu’à laisser les yeux s’arrondir en boules de loto.

— Miracle ! miracle ! — s’écria-t-il. — C’est la première fois qu’elle me tutoie !

Puis, s’adressant à Échalote et exagérant d’autant plus sa fureur que la placidité de M. Plusch lui apparaissait comme une désertion :

— À genoux ! ou j’arrache les plumes, je les ébarbe, je les pulvérise !

Échalote lui mit doucement les mains sur la figure, et, prenant sa voix de bébé :

— On veut donc punir sa fifille, même si elle a eu des torts ?

Ses doigts caressaient les pommettes et le menton d’Adhémar.

— Est-ce ma faute à moi, si j’ai été mal élevée ?

— Dis : pas élevée du tout.

— Bon, je le dis… Rends-moi mon chapeau.

— Soit, rien que le chapeau, j’arrache toujours les plumes.

— Gros Mimi, — supplia Échalote en s’adressant à M. Plusch, — conseille-lui de prendre modèle sur toi. Tu n’es pas méchant, au moins, tu comprends ce que j’suis.

— Laissez-la, quoi, — fit l’interpellé, — qu’elle aille se faire corriger ailleurs.

Mais M. Dutal devinait la tactique de M. Plusch qui, en faisant le doux apôtre, récolterait le fruit de son indulgence.

— Qu’es-tu donc, à la fin ? — questionna-t-il, sans prendre la peine de répondre à la sommation d’un personnage qui était juge et partie.

Elle eut un sourire à damner tous les vieux marcheurs.

— Une gentille cocotte, pas autre chose.

— Que ne me l’as-tu annoncé plus tôt !

— Me l’as-tu donc demandé ?… Mon chapeau maintenant.

— Il y a cent cinquante francs de plumes dessus.

— Ce sera ton cadeau de rupture.

— Et le tien, quel sera-t-il ?

— Une bonne bise sur ton nenœil.

Et, ce disant, Échalote lui plaqua ses lèvres sur le sourcil droit.

— Tiens, prends ton chapeau, petite hypocrite, — scanda M. Dutal. — Je ne crois rien à tes grimaces.

Mais, ce qu’il devait croire, et même enregistrer à part lui, c’était la sensation chatouilleuse d’un contact durant lequel cette odeur, — que seules, entre tous les organes olfactifs du genre humain, ses narines analysaient, — cette fameuse odeur de menthe sauvage lui était montée au cerveau.

— Tu déjeunes avec nous ? — s’enquit M. Plusch.

— En voilà une question, — remarqua M. Dutal, désireux de ne pas être en reste de politesse vis-à-vis d’une personne leur tenant conjointement au cœur.

— Il est midi et demie, nous n’allons pas la laisser partir sans lui avoir fait partager notre bifteck.

— Certes, ce serait de la pignouferie, — pontifia M. Lapaire en coupant ainsi la parole au séculaire chevalier de Flibust-Pélago, lequel lui racontait cette stupéfiante aventure qui, le matin même, avait perturbé la chasteté de sa chambre d’anachorète et troublé son imagination vouée aux chiffres, — aux chiffres de ses créanciers :

« Pendant qu’il révisait le dossier où les vingt-cinq mille francs de M. Lapaire étaient représentés par des bordereaux d’agents de change, un timide frappement derrière la porte l’avait distrait de son travail. Il était allé ouvrir et s’était trouvé en présence d’une toute jeune et petite femme qui, candide, lui avait demandé :

« — Pardon, monsieur, vous avez du feu chez vous ?

« — Mais oui, mademoiselle.

« — Et de l’eau, et une cuvette ?

« — Mais oui.

« — Oh ! alors, monsieur, m’autorisez-vous à laver ma chemise dans votre chambre ? La mienne est au-dessus, mais il y fait froid et je n’ai pas de sous pour acheter du charbon.

« — Entrez, pauvre enfant, vous êtes chez vous.

« Lors, la petite avait traversé son tapis de paperasses puis, naïvement, avait quitté sa vieille robe, son jupon de cotonnade, ses bas, sa chemise et, nue comme un ver, mais un ver qui aurait des rondeurs, avait saisi ladite chemise pour la plonger dans la cuvette pleine d’eau et ensuite la savonner énergiquement. Puis, l’ayant bien rincée et tordue, elle l’avait étendue sur une chaise, devant la cheminée rougeoyante. Tant que sécha le linge elle resta dans son costume de Vérité, parlant de la pluie, du froid et des difficultés, pour les modèles apprentis, de s’employer chez les peintres. C’était là comme partout : la réputation devait vous précéder. Et l’on connaissait des concurrentes qui ne la valaient pas. Elle cita des noms : Fifine l’Enflée, qui n’a de bien que les jambes, Suzy Panard, qui ne pose que pour la gorge, Trotte-mouillée, utilisée depuis vingt ans par Pamphile Lanturnet, un hors concours qui ne fait que des naïades, genre Bouguereau mais portant moins à la peau. Elle avait
presque tout bien. Une tare, pas plus : un oignon à un pied, et de méchantes camarades l’avaient baptisée la Vierge-aux-Tulipes. A-t-on idée d’être si peu charitables ! Si on avait voulu les débiner, celles-là, c’eût été facile.

« Maintenant, la chemise était sèche. Elle la tira dans tous les sens, de ses doigts redressa les dentelles, l’endossa toute chaude, se revêtit, après quoi, tendant la main au vieillard :

« — Au revoir, monsieur, voudrez-vous que je revienne encore quand il gèlera et que je n’aurai pas de feu ?… Je n’ai que cette chemise… »

— Eh bien, croyez-moi si vous voulez, — termina M. de Flibust-Pélago, — c’est à ces moments-là qu’on regrette de ne point posséder la fortune d’un Milord l’Arsouille ! Ah ! comme on serait heureux de soulager de telles pauvretés ! Mais, ouat, les hommes préfèrent porter leurs billets de banque aux dames de Mabille ou dîner en cabinet particulier à la Maison d’Or ! Quel égoïsme, foi de gentilhomme, quel égoïsme !

Et le chevalier continua, tandis qu’Échalote prenait place entre ses deux anciens protecteurs, à déplorer des sottises masculines commises, pour le moins, cinquante ans auparavant.

XXIII

Compote de poires.

J’avais toujours rêvé le bonheur en ménage.
Arvers.


Tant de grandeur d’âme, le pardon et les déjeuners offerts n’entamaient pas l’entêtement d’Échalote. Elle avait résolu d’être une femme mariée comme l’épicière, la boulangère, la fruitière, la teinturière, et avait promis sa main à Victor. Toutefois, ainsi que les esprits très chrétiens n’accomplissent les actes importants de leur vie qu’en état de grâce, elle tenait à entrer en ménage la conscience allégée de tout scrupule et sa tranquillité assurée.

Victor lui ayant signifié que les facéties de M. Plusch devaient prendre fin, elle n’avait trouvé d’autre moyen, pour les éviter, que d’user une fois encore de l’autorité de son sourire et de prier M. Lapaire de lui faciliter une entrevue où, en cas de mornifles, les tiers pareraient les chocs.

Cette fois, la concorde était consentie et elle
pouvait compatir aux gémissements de ses amants sans les craindre.

Deux mois plus tard, par un matin de printemps où les commères fleurissaient sur le pas des portes, elle convolait en justes et sanctifiées noces avec l’élu de son cœur atrophié.

Ce fut une belle cérémonie. L’arrière-ban des relations de Victor et ses amies de la Butte furent de la noce, du banquet et de la soirée dansante. On sua moult lanciers, on se partagea la jarretière, et l’oranger de la mariée vint se ternir, au petit jour, dans les draps offerts par M. Plusch et où M. Dutal avait si béatement dormi.

Tout passe, tout lasse. Les plus belles nuitées ont des réveils ternes et la constance du bonheur n’est pas un bien sur lequel on peut tabler. Victor, un après-midi d’Auteuil où son patron eut des difficultés avec la police, perdit sa place. Ses références n’étant pas suffisantes pour qu’un autre bookmaker l’engageât, le couple connut des jours gris où, sans travail, on ne se levait guère que pour aller porter au clou quelque bijou dont l’État se ferait le gardien.

Rien ne prédispose au torchon brûlé comme le lavage de la fortune. Ce phénomène, contraire à tous les éléments, se manifeste chaque jour et, particulièrement, aux époques où les propriétaires ont accoutumé de vous réclamer leurs loyers.

Pour la première fois Échalote reprocha à Victor de ne pas fournir sa quote-part au foin du râtelier. Très joli de s’aimer, mais des gens mariés avaient autre chose à faire que de rester au lit. Et puis, elle avait horreur de la paresse des autres.

— Et moi donc ! — laissa échapper Victor dans un soupir qui en disait long.

En vain Échalote le questionna-t-elle sur le sous-entendu de sa réplique. Victor, en guise de réponse, se contenta de siffler un air de gigue. Mais Échalote avait compris. Elle savait maintenant que ses petits bénéfices, tels les ordures des sujets de Vespasien, pour l’odorat de son mari n’auraient pas d’odeur. Cependant elle se permit quelques critiques et quelques parallèles entre eux et certains de leurs amis rivés aussi par les boulons du code.

— Les femmes ne sont pas mises au monde rien que pour turbiner. Les hommes aussi peuvent faire quelque chose. Naturellement je ne te dis pas d’aller te salir les mains et de devenir ouvrier, mais enfin chacun son rôle, et puisqu’on s’est épousé il faut s’aider, s’pas ? Grouille-toi de ton côté, moi du mien. Tiens regarde Nini-la-moche, son époux travaille.

— Joli emploi à avouer sur ses cartes de visite ! — rétorqua Victor.

— Il n’y a pas de sots métiers…

— Oui, Chochote, il n’y a que de sottes gens. On la connaît cette balançoire. En attendant je voudrais voir ta binette si tu avais un mari danseur à poil pour cabinets particuliers !

Le fait était : les deux jeunes hydrocéphales que Nini-la-moche promenait le matin dans la rue des Abbesses avaient un père légitime, M. Nini, ou, plus justement M. Pipo lequel, de joueur de mandoline pour cours populaires, s’était de lui-même élevé à la dignité de danseur excentrique.

Florentin, doué d’un de ces corps que le ciseau de Donatello se plaisait à donner à ses Jean-Baptiste, il avait accepté les propositions d’un tenancier de restaurant de nuit et, quand un riche étranger voulait s’offrir une petite fête à la Sardanapale, il se tenait à sa disposition pour exécuter, en compagnie de demoiselles comme lui vêtues de rayons électriques et de poudre de riz, des quadrilles olympiens et des valses païennes.

Les situations les plus hétéroclites s’exercent à Montmartre. Échalote, qui avait déjà le couple Pipo-Nini-la-moche dans ses relations, connaissait encore un autre ménage où le chef de la communauté s’occupait du placement de cartes postales pornographiques et de bonbons d’Hercule et un troisième où l’homme, très prudemment, faisait la traite des blanches tandis que la femme rédigeait des annonces pour renouveler la clientèle. Jusqu’à Chouchon, sa camarade d’autrefois, qui, mariée elle aussi, tenait avec son époux, un petit commerce de primeurs.

Victor avait sa morale à lui : il préférait ne rien faire et vivre de la prostitution d’une autre que de laisser sa compagne fainéanter et de se prostituer lui-même. Échalote, qui le chérissait beaucoup trop pour contrecarrer ses idées, respecta son désir de n’accepter qu’un emploi avouable et, d’autre part, comme son état aquatique très établi lui interdisait certaines atmosphères, elle résolut de se remettre en campagne et de saisir, au porte-manteau de sa malice, ses armes à peine rouillées de séduction et de mensonge.

Sa première visite fut pour M. Plusch. À tout seigneur toute préséance ! Et elle ne répugnait pas à éponger, d’un coup de langue, le tableau noir des mauvais souvenirs. Elle tomba en plein conciliabule des Embêtés du dimanche. M. Plusch, chaussé de ses pieds de carton, écoutait les revendications de ses collègues et avait à leur rendre des comptes au sujet de son refroidissement vis-à-vis de la société. Il n’y avait plus, pour lui, à se retrancher derrière ses ennuis domestiques. Les Embêtés, après l’avoir plaint dans son écroulement, lui refusaient des circonstances atténuantes pour sa dépression prolongée. Depuis plusieurs mois les dîners avaient perdu leur exactitude et, de plus, ils étaient mauvais. Si les femmes étaient indispensables à sa bonne humeur on lui en présenterait, mais il devait promettre de ne pas les accueillir uniquement pour compter son linge sale ou frotter son parquet. Il allait rejeter cette offre d’une amitié plus que complaisante quand Échalote prit la parole :

— Si vous voulez que je m’occupe du boulottage tous les dimanches soirs, je vous fiche mon billet que vous n’aurez pas à vous plaindre… En tout bien tout honneur, naturellement… (et elle coulait des regards d’almée vers M. Plusch). Mon mari est employé dans un cercle, je suis libre tous les soirs…

— Que répondez-vous ? — s’enquit le président.

Tous se consultèrent. Le cas se présentait de reprendre leurs habitudes. Ils aimaient l’ordre et aucun d’eux n’était assez jeune pour réorganiser sa vie. De plus, l’expérience douloureuse de M. Plusch avait assez duré. On savait que la plaie de ce cœur de drille endurci ne serait guérie que par celle-là même qui l’avait faite.

— Bien vrai, — fit le Petit Vieux de la Plaine Monceau, — votre gigolo légal ne viendra pas troubler nos réunions ?

Échalote, sous ses cheveux oxygénés, leva un front hautain.

— Voulez-vous bien retirer vos paroles ? Je n’aime pas ces plaisanteries. Sachez donc que le mariage a fait de moi une femme nouvelle, très différente de celle que vous avez connue.

Mais, pour atténuer l’effet de cette déclaration sur celui qu’elle avait intérêt à ne point décourager, tandis que ses bras lilliputiens battaient la mesure à sa harangue, ses pieds cherchaient les jambes de M. Plusch et, délicatement cette fois, refaisaient connaissance avec un mollet ami.

— Affirmez-nous, au moins, — supplia le Roi des Terrassiers, — que, si le monde de la galanterie a perdu un de ses plus brillants ornements, celui de l’art n’a pas été lésé dans sa glorieuse fortune ? Depuis plusieurs mois nous n’avons vu le nom de Mominette sur aucune affiche. Cette retraite n’est pas définitive, je suppose, et les feux de la rampe n’ont pas fini d’éclairer pour vous ?

— Ça dépend, — répondit Échalote, — mon mari ne tient guère à ce que je me montre en public.

— Est-ce à dire qu’il vous laisse le droit de vous dévoiler dans l’intimité ? — insinua l’Homme au Supplice Indien.

— Mon Mimi, veux-tu faire taire ton aminche ? — sollicita Échalote en s’adressant à M. Plusch. — Je vous répète à tous que je ne suis plus celle que vous croyez… et la preuve, puisque vous voulez tout savoir, c’est que Victor a deux invitations pour la prochaine soirée de l’Élysée et qu’il va m’y conduire !

— Mazette ! — déclara le chœur des Embêtés, — Madame se lance dans la politique, Madame va faire de la diplomatie !

— Vos gueules ! — ordonna Échalote.

— Vos gueules, — répéta M. Gratin, avec la mine dégoûtée qu’il prenait pour apprécier une sauce farineuse, — voilà un mot qui ne se dit pas chez Fallières.

— Eh va donc à tes fourneaux, tête de lard !

— Tête de lard, — insinua le docteur Benoît, — encore une expression que n’admettra pas le protocole.

— Allons, assez, tas de gniafs ! ou tout à l’heure je vais vous buter dans la pêche !

— Tas de gniafs ! buter dans la pêche ! — reprirent les Embêtés. — Non, certes, ce vocabulaire n’est pas à l’usage des ambassadeurs.

Mais les doigts de M. Plusch tapotaient la croupe rebondie de son amie Sophie Laquette et, pour la première fois depuis le cataclysme de ses illusions, le vieux rigolo retrouvait son rire à glous-glous et son intrépide gauloiserie.

— La voilà, c’est bien elle, — déclarait-il, — c’est Échalote, encore et toujours mon Échalote ! Oui, va, peuh, peuh, tu nous le feras notre repas du dimanche et même on te paiera pour t’asseoir avec nous !

— Bien sûr qu’on ne la laissera pas se dessécher à la cuisine ! — ripostèrent les Embêtés qui, cette fois, avaient les cartes en mains pour gagner la bataille contre la neurasthénie de leur président. Échalote, atout suprême, leur devenait sacrée.

Comme un seul homme, avec le même prétexte d’un rendez-vous d’affaires oublié, ils se levèrent, échangèrent des shake-hands vigoureux et encourageants avec leur ami Plusch, baisèrent les bagues d’Échalote et disparurent. Ferrés sur la science de l’âme masculine ils comprenaient leur devoir.

Quand Échalote s’échappa du rez-de-chaussée, quelques heures plus tard, la première personne qu’elle eut à heurter fut M. Dutal qui, sans aucun doute, allait aux nouvelles chez M. Plusch. Gentiment, elle s’offrit à les lui donner. Puis, comme une pluie fine commençait à tomber et qu’elle avait une course à faire, elle lui proposa de héler un fiacre et lui accorda de l’accompagner.