Louis-Michaud, Éditeur (p. 275-283).

XXIII

Compote de poires.

J’avais toujours rêvé le bonheur en ménage.
Arvers.


Tant de grandeur d’âme, le pardon et les déjeuners offerts n’entamaient pas l’entêtement d’Échalote. Elle avait résolu d’être une femme mariée comme l’épicière, la boulangère, la fruitière, la teinturière, et avait promis sa main à Victor. Toutefois, ainsi que les esprits très chrétiens n’accomplissent les actes importants de leur vie qu’en état de grâce, elle tenait à entrer en ménage la conscience allégée de tout scrupule et sa tranquillité assurée.

Victor lui ayant signifié que les facéties de M. Plusch devaient prendre fin, elle n’avait trouvé d’autre moyen, pour les éviter, que d’user une fois encore de l’autorité de son sourire et de prier M. Lapaire de lui faciliter une entrevue où, en cas de mornifles, les tiers pareraient les chocs.

Cette fois, la concorde était consentie et elle
pouvait compatir aux gémissements de ses amants sans les craindre.

Deux mois plus tard, par un matin de printemps où les commères fleurissaient sur le pas des portes, elle convolait en justes et sanctifiées noces avec l’élu de son cœur atrophié.

Ce fut une belle cérémonie. L’arrière-ban des relations de Victor et ses amies de la Butte furent de la noce, du banquet et de la soirée dansante. On sua moult lanciers, on se partagea la jarretière, et l’oranger de la mariée vint se ternir, au petit jour, dans les draps offerts par M. Plusch et où M. Dutal avait si béatement dormi.

Tout passe, tout lasse. Les plus belles nuitées ont des réveils ternes et la constance du bonheur n’est pas un bien sur lequel on peut tabler. Victor, un après-midi d’Auteuil où son patron eut des difficultés avec la police, perdit sa place. Ses références n’étant pas suffisantes pour qu’un autre bookmaker l’engageât, le couple connut des jours gris où, sans travail, on ne se levait guère que pour aller porter au clou quelque bijou dont l’État se ferait le gardien.

Rien ne prédispose au torchon brûlé comme le lavage de la fortune. Ce phénomène, contraire à tous les éléments, se manifeste chaque jour et, particulièrement, aux époques où les propriétaires ont accoutumé de vous réclamer leurs loyers.

Pour la première fois Échalote reprocha à Victor de ne pas fournir sa quote-part au foin du râtelier. Très joli de s’aimer, mais des gens mariés avaient autre chose à faire que de rester au lit. Et puis, elle avait horreur de la paresse des autres.

— Et moi donc ! — laissa échapper Victor dans un soupir qui en disait long.

En vain Échalote le questionna-t-elle sur le sous-entendu de sa réplique. Victor, en guise de réponse, se contenta de siffler un air de gigue. Mais Échalote avait compris. Elle savait maintenant que ses petits bénéfices, tels les ordures des sujets de Vespasien, pour l’odorat de son mari n’auraient pas d’odeur. Cependant elle se permit quelques critiques et quelques parallèles entre eux et certains de leurs amis rivés aussi par les boulons du code.

— Les femmes ne sont pas mises au monde rien que pour turbiner. Les hommes aussi peuvent faire quelque chose. Naturellement je ne te dis pas d’aller te salir les mains et de devenir ouvrier, mais enfin chacun son rôle, et puisqu’on s’est épousé il faut s’aider, s’pas ? Grouille-toi de ton côté, moi du mien. Tiens regarde Nini-la-moche, son époux travaille.

— Joli emploi à avouer sur ses cartes de visite ! — rétorqua Victor.

— Il n’y a pas de sots métiers…

— Oui, Chochote, il n’y a que de sottes gens. On la connaît cette balançoire. En attendant je voudrais voir ta binette si tu avais un mari danseur à poil pour cabinets particuliers !

Le fait était : les deux jeunes hydrocéphales que Nini-la-moche promenait le matin dans la rue des Abbesses avaient un père légitime, M. Nini, ou, plus justement M. Pipo lequel, de joueur de mandoline pour cours populaires, s’était de lui-même élevé à la dignité de danseur excentrique.

Florentin, doué d’un de ces corps que le ciseau de Donatello se plaisait à donner à ses Jean-Baptiste, il avait accepté les propositions d’un tenancier de restaurant de nuit et, quand un riche étranger voulait s’offrir une petite fête à la Sardanapale, il se tenait à sa disposition pour exécuter, en compagnie de demoiselles comme lui vêtues de rayons électriques et de poudre de riz, des quadrilles olympiens et des valses païennes.

Les situations les plus hétéroclites s’exercent à Montmartre. Échalote, qui avait déjà le couple Pipo-Nini-la-moche dans ses relations, connaissait encore un autre ménage où le chef de la communauté s’occupait du placement de cartes postales pornographiques et de bonbons d’Hercule et un troisième où l’homme, très prudemment, faisait la traite des blanches tandis que la femme rédigeait des annonces pour renouveler la clientèle. Jusqu’à Chouchon, sa camarade d’autrefois, qui, mariée elle aussi, tenait avec son époux, un petit commerce de primeurs.

Victor avait sa morale à lui : il préférait ne rien faire et vivre de la prostitution d’une autre que de laisser sa compagne fainéanter et de se prostituer lui-même. Échalote, qui le chérissait beaucoup trop pour contrecarrer ses idées, respecta son désir de n’accepter qu’un emploi avouable et, d’autre part, comme son état aquatique très établi lui interdisait certaines atmosphères, elle résolut de se remettre en campagne et de saisir, au porte-manteau de sa malice, ses armes à peine rouillées de séduction et de mensonge.

Sa première visite fut pour M. Plusch. À tout seigneur toute préséance ! Et elle ne répugnait pas à éponger, d’un coup de langue, le tableau noir des mauvais souvenirs. Elle tomba en plein conciliabule des Embêtés du dimanche. M. Plusch, chaussé de ses pieds de carton, écoutait les revendications de ses collègues et avait à leur rendre des comptes au sujet de son refroidissement vis-à-vis de la société. Il n’y avait plus, pour lui, à se retrancher derrière ses ennuis domestiques. Les Embêtés, après l’avoir plaint dans son écroulement, lui refusaient des circonstances atténuantes pour sa dépression prolongée. Depuis plusieurs mois les dîners avaient perdu leur exactitude et, de plus, ils étaient mauvais. Si les femmes étaient indispensables à sa bonne humeur on lui en présenterait, mais il devait promettre de ne pas les accueillir uniquement pour compter son linge sale ou frotter son parquet. Il allait rejeter cette offre d’une amitié plus que complaisante quand Échalote prit la parole :

— Si vous voulez que je m’occupe du boulottage tous les dimanches soirs, je vous fiche mon billet que vous n’aurez pas à vous plaindre… En tout bien tout honneur, naturellement… (et elle coulait des regards d’almée vers M. Plusch). Mon mari est employé dans un cercle, je suis libre tous les soirs…

— Que répondez-vous ? — s’enquit le président.

Tous se consultèrent. Le cas se présentait de reprendre leurs habitudes. Ils aimaient l’ordre et aucun d’eux n’était assez jeune pour réorganiser sa vie. De plus, l’expérience douloureuse de M. Plusch avait assez duré. On savait que la plaie de ce cœur de drille endurci ne serait guérie que par celle-là même qui l’avait faite.

— Bien vrai, — fit le Petit Vieux de la Plaine Monceau, — votre gigolo légal ne viendra pas troubler nos réunions ?

Échalote, sous ses cheveux oxygénés, leva un front hautain.

— Voulez-vous bien retirer vos paroles ? Je n’aime pas ces plaisanteries. Sachez donc que le mariage a fait de moi une femme nouvelle, très différente de celle que vous avez connue.

Mais, pour atténuer l’effet de cette déclaration sur celui qu’elle avait intérêt à ne point décourager, tandis que ses bras lilliputiens battaient la mesure à sa harangue, ses pieds cherchaient les jambes de M. Plusch et, délicatement cette fois, refaisaient connaissance avec un mollet ami.

— Affirmez-nous, au moins, — supplia le Roi des Terrassiers, — que, si le monde de la galanterie a perdu un de ses plus brillants ornements, celui de l’art n’a pas été lésé dans sa glorieuse fortune ? Depuis plusieurs mois nous n’avons vu le nom de Mominette sur aucune affiche. Cette retraite n’est pas définitive, je suppose, et les feux de la rampe n’ont pas fini d’éclairer pour vous ?

— Ça dépend, — répondit Échalote, — mon mari ne tient guère à ce que je me montre en public.

— Est-ce à dire qu’il vous laisse le droit de vous dévoiler dans l’intimité ? — insinua l’Homme au Supplice Indien.

— Mon Mimi, veux-tu faire taire ton aminche ? — sollicita Échalote en s’adressant à M. Plusch. — Je vous répète à tous que je ne suis plus celle que vous croyez… et la preuve, puisque vous voulez tout savoir, c’est que Victor a deux invitations pour la prochaine soirée de l’Élysée et qu’il va m’y conduire !

— Mazette ! — déclara le chœur des Embêtés, — Madame se lance dans la politique, Madame va faire de la diplomatie !

— Vos gueules ! — ordonna Échalote.

— Vos gueules, — répéta M. Gratin, avec la mine dégoûtée qu’il prenait pour apprécier une sauce farineuse, — voilà un mot qui ne se dit pas chez Fallières.

— Eh va donc à tes fourneaux, tête de lard !

— Tête de lard, — insinua le docteur Benoît, — encore une expression que n’admettra pas le protocole.

— Allons, assez, tas de gniafs ! ou tout à l’heure je vais vous buter dans la pêche !

— Tas de gniafs ! buter dans la pêche ! — reprirent les Embêtés. — Non, certes, ce vocabulaire n’est pas à l’usage des ambassadeurs.

Mais les doigts de M. Plusch tapotaient la croupe rebondie de son amie Sophie Laquette et, pour la première fois depuis le cataclysme de ses illusions, le vieux rigolo retrouvait son rire à glous-glous et son intrépide gauloiserie.

— La voilà, c’est bien elle, — déclarait-il, — c’est Échalote, encore et toujours mon Échalote ! Oui, va, peuh, peuh, tu nous le feras notre repas du dimanche et même on te paiera pour t’asseoir avec nous !

— Bien sûr qu’on ne la laissera pas se dessécher à la cuisine ! — ripostèrent les Embêtés qui, cette fois, avaient les cartes en mains pour gagner la bataille contre la neurasthénie de leur président. Échalote, atout suprême, leur devenait sacrée.

Comme un seul homme, avec le même prétexte d’un rendez-vous d’affaires oublié, ils se levèrent, échangèrent des shake-hands vigoureux et encourageants avec leur ami Plusch, baisèrent les bagues d’Échalote et disparurent. Ferrés sur la science de l’âme masculine ils comprenaient leur devoir.

Quand Échalote s’échappa du rez-de-chaussée, quelques heures plus tard, la première personne qu’elle eut à heurter fut M. Dutal qui, sans aucun doute, allait aux nouvelles chez M. Plusch. Gentiment, elle s’offrit à les lui donner. Puis, comme une pluie fine commençait à tomber et qu’elle avait une course à faire, elle lui proposa de héler un fiacre et lui accorda de l’accompagner.