Louis-Michaud, Éditeur (p. 247-257).

XXII

Qui aime bien châtie bien.


Vit-on jamais en deux hommes les mêmes vertus, avec des caractères si divers, pour ne pas dire si contraires ?
Bossuet.
(Oraison funèbre de Louis
de Bourbon.)


La parcimonie d’Échalote lui fit commettre une bévue. Pour essayer de rattraper M. Dutal, si vigoureusement expédié la veille par Victor, elle se rendit chez Raff. Adhémar, fiévreux, l’y attendait. Or, par le plus grand des hasards, M. Plusch qui, d’ordinaire, ne sortait pas le matin, faisait sa correspondance à une table proche.

Quand elle entra, les deux hommes, comme projetés par le même ressort, sursautèrent et les mêmes paroles jaillirent de leurs deux gosiers :

— Enfin, te voilà !

Échalote sentit le plancher de la brasserie s’effondrer sous elle et crut s’évanouir. Cette faiblesse ne dura qu’un instant. Elle en revint pour se trouver un bras dans une main de M. Plusch et pour récolter, par la partie charnue de sa microscopique personne, des coups de genou à défoncer une futaille.

— Canaille ! crapule ! jésuite ! grue ! — répétait le vieux rigolo qui, cette fois, ne rigolait pas du tout et trouvait dans ce vocable le stimulant utile à ses gestes de vengeance.

Échalote tournait, telle une toupie, sous les cinglements précipités du fouet.

— Oh ! la la ! oh ! la la ! Assez ! — hurlait-elle. — Grâce, mon Mimi, je t’expliquerai…

— Tiens, peuh, peuh, voilà pour tes explications !

Et une nouvelle poussée remettait Échalote dans son mouvement rotatif.

M. Dutal, comme électrocuté, regardait la scène d’un air de ruminant qui verrait tomber un bolide.

— On me tue ! on m’assassine ! Adhémar, à moi ! Défends-moi.

Ce cri d’un La Tour d’Auvergne à la torture eût réveillé des morts. M. Dutal sortit de sa torpeur. Il quitta sa banquette et, d’un geste impérial séparant le couple :

— Excusez-moi, monsieur, — dit-il à M. Plusch, — mais il me semble qu’entre nous deux, c’est à moi qu’incomberait une tâche dont vous vous acquittez assez bien, mais qui n’est raisonnable que de la part d’un homme outragé. Que vous a fait Échalote ?

M. Plusch redressa son torse et bomba encore plus exagérément son ventre.

— Ah ça, monsieur, de quoi vous mêlez-vous ? Et que vient faire votre intervention dans une querelle de ménage ?

— Querelle de ménage… querelle de ménage… Je ne vous comprends pas, monsieur.

— Ni moi non plus, monsieur.

— Je suis, — annonça M. Dutal sur un ton de grand-prêtre, — l’ami de mademoiselle.

— Ah ! bah ! mais alors, monsieur, c’est donc à vous maintenant que je devrai distribuer une tripotée… Et, d’abord, rendez-moi mes chemises !

— Vos chemises…

— Oui, mes chemises, que vous avez conseillé à Échalote de me voler pour composer votre trousseau, peuh, peuh.

— Monsieur, vous êtes fou, et vous mériteriez…

M. Plusch abattit la main que M. Dutal agitait sur lui.

— Êtes-vous Toto ?

— Quel Toto ?

— Je me répète : vous appelez-vous Toto ?

— Je me nomme Adhémar Dutal.

— Tope là ! Donnons-nous la main ! Nous sommes refaits.

— Je ne saisis pas bien.

— Asseyez-vous et causons.

Et M. Plusch mit M. Dutal au courant de leur réciproque situation…

— J’étais l’amant d’Échalote, je l’avais ramassée sur le trottoir alors qu’elle vendait des pommes, je l’avais mise dans ses meubles, puis lancée au concert. Un jour il m’a fallu m’absenter pour une question d’intérêts. En rentrant j’ai trouvé la place prise, non point seulement par vous, qui m’avez l’air d’un bon garçon, mais par une horrible gouape que je crois connaître et que nous chercherons ensemble, si vous le voulez bien. Au fait, il va bien falloir que la coquine nous dise son nom. Échalote ! — cria-t-il, — où es-tu ?

— Elle vient de partir, — répondit un client tapi dans une houppelande en chèvre du Thibet et qui, sans que M. Dutal ni M. Plusch le remarquassent, ne perdait pas un détail de toute cette scène.

— Comment ! Vous ici ! — s’exclama M. Plusch en reconnaissant un riche sportsman, cent fois rencontré dans les salles de jeu d’Ostende et de Monte-Carlo. — Mais permettez-moi de vous présenter… Monsieur O’Bonzir, un des rois du teuf-teuf… Monsieur Adhémar Dutal, l’amant de ma maîtresse, peuh, peuh.

— Je l’avais compris, — fit malicieusement le nouveau comparse, tandis que M. Dutal, impressionné par le son britannique du nom, s’inclinait devant son propriétaire.

— Vous, à cette heure, à Montmartre ? — reprit M. Plusch.

— Taisez-vous, c’est une folie, un truc à moi pour avoir des petites femmes gentilles et à l’œil.

— Le fait est qu’avec un demi-louis, et même moins, on peut faire des expériences, peuh, peuh.

— À qui le dites-vous !

Et M. O’Bonzir éclata d’un rire satisfait.

— Voulez-vous que je vous confie mon secret ? — proposa-t-il soudain. — Le brevet n’en est pas pris et vous pourrez l’exploiter dans un autre quartier.

— J’allais vous le demander.

— Eh bien voilà. D’abord il faut une tenue de chauffeur comme celle-ci, après quoi on va s’attabler chez un quelconque chand de vins où l’on raconte, à la cantonade, qu’on est au service d’un homme riche, lequel vient de partir en voyage, non sans vous avoir laissé les clefs de son appartement, car on est un domestique de confiance. Des curieux vous demandent le nom du singe. On est discret, on ne le révèle pas, mais on lance que rien ne serait plus original que de faire les honneurs de ses appartements à une petite bergère… On coucherait dans ses draps, on se laverait avec ses éponges, etc… Neuf fois sur dix cette perspective enthousiasme les dames présentes. Si, par hasard, il se trouve là une femme de chambre en rupture de place ou une petite ouvrière qui profite de la loi de roulement, oh ! alors, elle vous saute au cou et vous demande comme une faveur de l’emmener se pagnoter dans des draps en dentelles.

— Et puis ? — interrogea M. Dutal qui n’avait pas l’esprit ouvert à ces sortes de combinaisons.

— Et puis, je l’emmène chez moi, tout simplement.

— C’est drôle.

Au fond, Adhémar n’était pas bien certain que cela fût amusant. Ses principes s’opposaient à la découverte du plaisir par les moyens vulgaires. Parmi tous les griefs que ses parents eussent pu lui réserver, il se flattait qu’il n’y en eût point concernant les rapts de soubrettes ou les excitations de maritornes à la débauche. Chacun son goût. Les siens étaient raffinés et le portaient vers l’élégance et l’art. Si cela ne lui réussissait que par à peu près, au moins avait-il la satisfaction de ne s’être mésallié qu’avec coquetterie.

— Le plus fort, — reprit M. O’Bonzir, — c’est que lorsque, par délicatesse ou par scrupule, on veut glisser dans la main de la visiteuse, au moment de son départ, quelque monnaie blanche, elle refuse énergiquement, outragée à l’idée qu’un confrère puisse la considérer comme une prostituée.

— Vous ne préféreriez pas, — hasarda M. Dutal, — puisque les domestiques vous attirent, leur apparaître en bienfaiteur et, puisque vous êtes riche, après avoir eu la satisfaction d’être aimé pour vous-même, vous offrir le luxe de déraciner une herbe de basse-cour pour la transformer en plante rare ?

— Ça, c’est de la littérature ou je ne m’y connais pas, — lança M. Plusch. — Oh ! ces poètes ! Ils prennent une crotte de bique, lui mettent des ailes, lui apprennent à voler et s’écrient : « Oh ! la belle étoile ! » Et leur lyre vibre et s’élève jusqu’à ce que la crotte leur retombe sur le nez.

— Pardon, — fit M. Dutal, — est-ce d’Échalote que vous voulez parler ? Dans ce cas nous fûmes poètes l’un et l’autre. Poètes du fumier peut-être, selon l’expression chère à une femme de lettres de mes amies, mais poètes par l’illusion du rêve, la foi en la beauté, poètes par la grâce d’un sourire et la griserie de l’amour.

— Cette fois c’est plus que de la littérature, c’est du maboulisme. Quand Échalote vous a-t-elle souri ? Quand l’avez-vous jugée belle ? Quand vous a-t-elle enivré de caresses savantes ? Pour ma part je n’ai connu qu’une vadrouille pétrie de malice, embouchée comme un charretier et si mal élevée qu’elle ne vous remerciait de vos bontés qu’avec des pieds de nez ou des insolences.

— Alors, quelle excuse avez-vous de lui consacrer votre cœur ?

— L’excuse de l’âge, jeune homme. Salomon, paraît-il, se confectionnait un sandwich avec deux vierges bien en viande ; la sulamite venait ensuite pour constater l’effet produit. Les temps sont difficiles et les chairs fermes se font rares. La fortune de Salomon, elle-même, s’en procurerait difficilement. Échalote n’avait pas des exigences à ruiner un roi d’Israël. Je me la suis offerte un matin pour un déjeuner chez Robinet et, durant des mois, pour un mobilier d’occasion. En somme j’ai réalisé, grâce à elle, de nombreuses économies de temps, car je n’avais plus à chercher de camarades de lit, et de forces puisqu’elle avait sans cesse mal au ventre.

— À qui le dites-vous !

— En attendant, monsieur, je la faisais soigner… ou du moins je lui donnais l’argent requis par les lumières d’un morticole. S’est-elle droguée ? je l’ignore. Où est passé cet argent ? je ne le suppose que trop. Mais vous, monsieur, qui paraissiez si bien vous intéresser à elle, peuh, peuh, vous inquiétiez-vous seulement de sa santé ?

M. Dutal prit un air déconfit.

— Faut-il vous avouer que je la respectais ? C’est à peine si les consolations, pourtant bien platoniques, du vieillard illustre que vous citiez tout à l’heure, m’étaient permises…

— Alors quoi, il n’y avait que Toto pour se régaler d’une peau aussi délicate !…

— Qui sent la menthe sauvage, monsieur, je ne sais pas si vous l’avez remarqué.

— Comment donc ! Et j’ai constaté bien d’autres choses que vous n’avez peut-être jamais vues, peuh, peuh. Les fossettes…

— Si fait, elles sont rondes comme niches à baisers, là sur les reins.

— Son petit signe…

— De velours, parfaitement, avec trois poils follets dessus, à la cuisse gauche.

— C’est vrai, peuh, peuh, vous avez vu tout ça ?

— J’y ai même touché… une seule fois, hélas ! Ça m’a coûté une paire de bottines.

— Ainsi elle se faisait payer par morceaux ?

— La première fois, non, elle ne marchanda pas. Après, après…

Ici M. Dutal n’y tint plus et fondit en larmes.

— Ah tenez, monsieur, je comprends qu’elle ne m’a jamais aimé, non certes, elle n’a tenu à moi que pour mon carnet de chèques… Le reste, elle s’en moquait… C’est au point qu’un jour où je la suppliais elle m’a déclaré qu’elle ne me chérirait complètement que le jour où je n’aurais plus aucun désir.

— Et vous n’avez pas eu le beau geste de l’obéissance ?

— Taisez-vous, j’ai connu un malheureux qui, dans un cas identique, s’y est livré. Ça se passait à Bagnères-de-Bigorre. L’ingrate a eu ensuite l’impudeur de l’abandonner en le traitant comme le dernier des goitreux.

— Et un pareil drame ne vous a pas pour toujours éloigné des femmes ?

— Je n’ai pas l’habitude de copier mes opinions sur celles des autres et de faire mon profit des expériences d’autrui. Encore aujourd’hui, malgré mes blessures, je reste confiant dans l’avenir humain. Il y a beaucoup à améliorer sans doute, mais la patience et les bons exemples triomphent de l’atavisme.

— Est-ce à dire, peuh, peuh, que vous tenteriez à nouveau de catéchiser Échalote ?

— Peut-être, s’il m’était permis de l’entraîner loin de cette dangereuse ambiance. Je songe à certaines colonies, véritables paradis terrestres, où, dans un décor de féerie, dans une nature radieuse, on pourrait revivifier les êtres et purifier les âmes.

— Jusqu’au jour où vous trouveriez votre élève dans les bras d’un orang-outang ! Vous êtes un enfant, mon pauvre ami, et ces utopies vous honorent. Quand vos chimères auront eu les griffes et le bec assez longs pour vous déchirer jusqu’au sang, vous les étoufferez une bonne fois et reviendrez de vos erreurs. En l’occasion, la sagesse n’est pas de déifier les filles, mais de leur flanquer une correction. Suivez-moi, nous allons prendre nos renseignements sur le Toto d’Échalote. Au revoir, O’Bonzir, cultivez vos caméristes, ça vaut encore mieux que d’aller au café.

— Pardon, — objecta l’homme au paletot de chèvre du Thibet, — mais j’y suis.

— C’est une manière de parler. Entre nous le café est encore moins déprimant que l’amour des femmes.

— Ah ! ça, est-ce que vous savez exactement ce que vous dites ?

— Je n’en suis pas sûr, mais il faut me pardonner. J’en ai de la douleur, moi aussi, si vous saviez !

Et M. Plusch saisit le bras de M. Dutal car, décidément, il en avait assez de lutter contre sa peine. Mais, à peine posée sur la manche de son alter ego dans la souffrance, sa main sentit une pluie de gouttelettes tièdes. M. Dutal, lui aussi, se laissait aller à son chagrin. Et les deux hommes, en cette minute, devinrent amis, tant il est vrai que rien n’est plus efficace pour l’affection que la communion des larmes.