Louis-Michaud, Éditeur (p. 129-138).

XII

Adonis’s bar.


Détournons nos pas, mes frères, d’une pierre d’achoppement aussi dangereuse.
Sterne. (Sermons.)


Une taverne de si bon goût et si discrète qu’une maman assoiffée serait tentée d’y faire pénétrer ses filles, des rideaux de soie opaline tendus aux vitres, sur la chaussée un chasseur en uniforme bleu de roi attentif aux curiosités des passants et posté pour leur ouvrir l’huis révélateur, une atmosphère claire, gaie et fraîche, autour de la salle des banquettes de velours rubis accompagnées de petites tables fleurant l’intimité et la bonne chère, au fond le bar anglais avec ses servants en vestes blanches, ses pintes de métal, ses seaux à champagnes, ses coquettes pompes à bière, ses mignonnes étagères frangées de serviettes russes soutenant la série dégradée des verres à boire, depuis le calice à vin du Rhin jusqu’à la minuscule tulipe à curaçao hollandais, des cloisons de glace, de moelleux tapis, au plafond des branches de rosiers fleuries d’ampoules électriques, ainsi apparaît Adonis’s bar, l’endroit le plus vicieusement spécial de Montmartre, malgré son allure de restaurant chic et grâce à la présidence d’un patron habile commerçant et fier mâle.

Dans la rue Duperré, à deux pas de la place Pigalle, où s’alignent les plus hétéroclites abbayes, à la même distance de la rue Fontaine, riche en caboulots nocturnes, cet établissement semble la station reposante durant la course aux lumières des girandoles et aux regards des filles. Tout y est différent, tout y est nouveau.

Adonis d’abord, le plus beau gars de la Butte 1m78, une tête d’énergie souriante, le teint mat, un océan de cheveux d’encre, des yeux d’agate brune, un nez droit aux narines frémissantes, le carmin d’une bouche jolie sous une moustache d’ombre. La taille athlétique est souple, les gestes sont élégants, la voix chante, les mains et les pieds révèlent la pureté d’une race exempte de croisements avec d’inférieurs bipèdes : pêcheurs à la ligne ou sergents de ville retraités.

Nom ou pseudonyme, Adonis, depuis le florifère amant de Vénus, n’a jamais été si bien porté. Le limonadier de la rue Duperré vaque aux soins de sa maison et recueille les commandes des consommateurs avec la noblesse d’un jeune dieu descendu du royaume de Jupiter pour répondre momentanément aux exigences des mortels difficiles et nerveux. En réalité, il n’est issu que d’un gourbi arabe où, sous la surveillance d’une mère galeuse, il poussa, en compagnie d’autres moutards, parmi les poules étiques, les bourriquots pelés et les chiens roux et hargneux. Nourrie de couscous et de figues de Barbarie, son enfance ne fut agrémentée que de siroco et de grand soleil, La vaillance de son tempérament triompha et, à dix ans, biskri sur le port d’Alger, il stupéfiait les voyageurs par son agilité à grimper sur les navires, à les alléger de leurs bagages et à courir sur les passerelles, à l’aise, une malle sur le dos, comme s’il eût arboré un couvre-nuque.

De portefaix il était devenu garçon de brasserie. Mahomet lui défendant de se livrer à la boisson, il s’adonnait à celle des autres. Des « boums » plein les gencives, il recevait les commandes et les exécutait sur-le-champ. C’était un serviteur obéissant et aussi dévoué aux roumis qu’un Arabe patriote peut l’être. Il prenait leur argent et les méprisait. Ce sentiment s’accrut encore lorsqu’il n’eut plus à douter de l’opinion des dames françaises en sa faveur. Cent mouchoirs lancés par des mains impatientes atterrissaient vers lui. Avec la fierté du cheval de race qui ne gâche pas sa graine, il choisit parmi les joies offertes. Des caprices satisfaits ou refusés, le même dédain musulman lui resta pour l’arienne volage. Il méprisa les Européennes et s’apitoya sur leurs maris. De là à s’intéresser aux tentatives d’adultère de ces derniers, il n’y avait que la longueur d’un cheveu. Il savait que l’inclination de certains hommes à favoriser les amours de leur prochain ne va pas sans compensation vénale. Ceci n’était ni pour l’effaroucher, ni pour le faire fuir. Toutefois, comme le commerce des femmes le laissait calme et parce qu’il répugnait à s’immiscer dans des intimités où se consommeraient le déshonneur et la désorganisation des familles, il préféra se spécialiser dans le genre unisexuel et stérile. Sa conscience, d’ailleurs, s’accordait avec le vice masculin et, tout en se gardant personnellement de contacts maintes fois proposés, il reconnaissait que le corps étant, avant tout autre chose, la propriété de l’individu, celui-ci n’outrepassait pas ses droits en l’utilisant à sa guise. Il favorisa ainsi les entretiens d’une élite internationale et contribua à acclimater dans la bonne société ceux de ses compatriotes qui avaient la chair tendre et des mœurs hospitalières.

Sa réputation établie à Alger, il n’avait qu’à passer l’eau pour la parfaire. Des initiés lui avaient donné de bons tuyaux sur la clientèle à saisir. Le cosmopolitisme de Paris l’accueillerait avec transport et le demi-monde lui ouvrirait ses bras. Il avait assez d’économies pour se passer de commanditaire et, eût-il été gêné, que les quatre veines des femmes se fussent saignées pour augmenter son capital et faciliter ses projets. On apprécia comme il convenait, dans un milieu où la réputation va en raison directe de la dépravation et de l’insanité, le cynisme de cet animal superbe, enclin à faire valoir, non point ses charmes mais ceux des autres. Pendant plusieurs mois, en attendant le lancement de son entreprise, il fut la coqueluche des plus folles et des plus notoires dégrafées. On le rencontra emmi les boudoirs à la mode, aux heures où les messieurs sérieux sont à leurs affaires et il figura aux dîners que les dames donnent chez elles quand villégiaturent leurs amants.

Avec de telles relations, l’inauguration de sa maison fut un coup d’éclat. D’un bout à l’autre de la rue Duperré, les équipages à moteurs et à chevaux cornaient et piaffaient, puis déposaient, devant l’élégante boutique voilée comme une aimée, des touffes de dentelles et de plumes dans lesquelles palpitaient ces êtres de luxe, gloire de la France et orgueil des hommes. Mues par cette curiosité inguérissable qui les fait voler vers les exhibitions malsaines et le spectacle des péchés qu’elles ne pratiquent pas, elles avaient répondu à l’invitation d’Adonis qui leur offrait, avec le souper, l’occasion unique d’être présentées à tout un monde de petits jeunes gens jolis comme des cœurs, habillés comme des princes et maquillés comme des moukères. Sans se demander par quel sortilège l’Algérien avait pu réunir toute la fine fleur de la plus crapuleuse débauche, sans s’étonner que, pour un métier clandestin et honteux, il eût obtenu de la Préfecture l’autorisation de tenir, toute la nuit, une telle maison ouverte, elles firent, durant une crémaillère renouvelée des Romains, la connaissance de quelques poètes chauves bien que décadents dont la principale occupation, entre les blasphèmes aux étoiles et les rêveries à la santé des grands lacs bleus, était d’instruire des adolescents par les moyens les plus en rapport avec les poursuites judiciaires.

Brillamment étrenné, le bar n’eut qu’à entretenir son succès. Pour sa part, Adonis ne se ménagea pas : il paya de sa personne vis-à-vis des habituées chaque fois qu’elles y mettaient le prix, et il ne compta ni ses pas ni ses démarches pour dénicher les éphèbes commandés par ses abonnés masculins.

La renommée connut vite le chemin de la rue Duperré et, prostituée d’un genre plus rare, s’y installa en reine. Il ne fut bientôt plus question, dans les milieux où l’on s’amuse, que de s’aventurer, vers minuit, chez le bel Adonis. L’excursion, qui écœurait les vrais hommes, ravissait les femmes. Il fallait donc leur obéir et, malgré les nausées inévitables, aller se retremper dans la honte et l’ordure.

M. Plusch, pour sa part, n’échappait pas à ces malaises. Le beau sexe lui coûtait trop cher pour qu’il attribuât aucune valeur à celui dont il faisait partie. Toutefois, il convenait d’introduire M. Lapaire dans un milieu insoupçonné, et son amitié avait des dévouements sublimes. De plus, il savait amuser Échalote qui, en bonne petite grue, prenait un plaisir immense à la déchéance des hommes. Non point qu’elle raisonnât si philosophiquement là-dessus, mais, chez les êtres pervertis, l’instinct n’est plus de retourner vers la nature aimable, mais uniquement vers la charogne.

Quand ils pénétrèrent chez Adonis la musique et les chants animaient l’atmosphère. Des mandolinistes napolitains jouaient les dernières valses d’amour et Bobette, un pseudo jeune homme de trente-cinq printemps, sanglé dans un complet tourterelle, les joues enluminées de carmin artificiel et les cheveux décolorés, roucoulait, entre les morceaux d’orchestre, des romances particulières à la maison où les habituels cœurs et âmes étaient remplacés par des organes plus extérieurs et plus palpables. M. Manon, maigrelet de torse mais de croupe copieuse, et M. Lucienne, plus dodu et non moins callipyge, l’accompagnaient, en un coin du bar, de danses expressives et obscènes, tandis que M. Otero, le vétéran du bataillon, vieux, laid, ridé comme une pomme sèche, parachevait la mimique de gestes infâmes et d’œillades encourageantes et miteuses. Sur une banquette M. Cléo de Mérode, joli celui-là avec son visage exotique et ses cheveux bruns plaqués en bandeaux, s’étendait nonchalamment sur une sorte de gentleman à tête de palefrenier et M. Émilienne d’Alençon, modiste à ses heures, terminait, sous les yeux d’une vieille comtesse tournée à l’entremetteuse, une charlotte destinée à une femme du monde. Plus loin un pamphlétaire célèbre caressait une sorte de gamin affublé d’une chemise à jabot et d’un collier d’ambre. Ici un de ces innommables phénomènes se polissait les ongles, là un autre se tamponnait de poudre de riz. Près d’eux, entre eux, leur souriant, les frôlant, buvant leurs paroles d’immondices, des femmes, ruisselantes de gemmes, payaient leurs liqueurs et leur glissaient des rendez-vous.

— J’en suis comme une tomate, — déclara M. Lapaire qui, de fait, ne pouvait s’attendre à un tel spectacle.

— Je vous avais prévenu, — fit M. Plusch.

— J’hésitais à vous croire et c’est encore plus fort. Mais, dites-moi, que fait donc la police ?

— Chut, — murmura M. Plusch, — remarquez donc le patron.

Toujours plus triomphant, Adonis promenait sa taille olympienne à travers les tables. Il écoutait tout, riait sans éclat et distribuait des mots aimables. D’habiles gestes mettaient en valeur un diamant somptueux, don récent d’une courtisane célèbre et qui, en l’occasion, révélait une condescendance amoureuse du splendide barman.

— Nous ne pouvons supposer, — expliqua tout bas M. Plusch, — qu’Adonis jouisse de l’indulgence des autorités sans leur rendre quelques services. La Tour pointue a un œil partout, n’est-ce pas ?

— Elle n’est pas dégoûtée de le mettre ici.

M. Plusch s’amusait des révoltes verbales de M. Lapaire.

— Et si l’on vous disait pourtant que ce qui se passe dans cet établissement n’est qu’un faible échantillon de ce qui a lieu deux fois par an, au mardi-gras et à la mi-carême, en des salles publiques où le personnel présent figurera au grand complet, costumé selon son type, qui en danseuse, qui en pierrette, qui en bergère ou en marquise. Il y a, ces jours, ou plutôt ces nuits-là, des décolletages à stupéfier les artistes : les peaux sont blanches, les mains sont fines, les perruques sont du plus réputé posticheur, les robes sortent de chez les meilleurs couturiers. Chaque année, après qu’il s’est étalé, on signale le scandale, et au carême suivant on le recommence. Que voulez-vous faire ? Nous ne sommes ni gardes municipaux ni magistrats et, au fond, peuh, peuh, la corruption des autres nous laisse froids.

— Tout de même si on se mettait, une dizaine de gaillards comme nous, à faire du chahut et à distribuer une collection de coups de pied dans l’instrument de travail de cette clique.

— Nous aurions tort, Adonis est maître chez lui ; il nous ferait arrêter.

— Ça, par exemple, c’est un comble.

Le Roi des Terrassiers, si écœuré qu’il ne pouvait plus avaler sa salive, la crachait sur le tapis. Le Petit Vieux de la Plaine Monceau et l’Homme au Supplice Indien donnaient, à leur tour, des signes d’impatience. Leur écœurement étant complet, ils voulaient fuir. Par contre Échalote et Mme d’Ersigny, les yeux écarquillés et les oreilles tendues, ne perdaient pas une bribe du tableau et des auditions. On les entraîna néanmoins et, comme il fallait une diversion à cette déchéance masculine, les amis décidèrent d’aller boire dans un établissement non moins original bien que tout à fait contraire.