Louis-Michaud, Éditeur (p. 71-84).

VII

Le Restaurant Robinet.


Là on faisoit nopces à la mode du pays.
Rabelais.
(Pantagruel, liv. IV, chap. IX.)


Pour M. Plusch il s’agissait, après le jugement de ses amis personnels, de recueillir celui des habitués du restaurant Robinet.

Au carrefour des rues Lepic, de Maistre et des Abbesses, avec une première salle qui était un bistrot et une seconde meublée de trois tables parallèles, ce restaurant étalait sa bâche en toile à matelas et sa devanture flanquée de fusains rabougris et de lauriers secs. C’était là que M. Plusch venait chaque jour, vers midi, se lester de deux œufs et d’une côtelette et échanger, avec les pensionnaires, des aperçus sur les événements du monde et les incidents de Montmartre. Depuis dix ans cet établissement jouissait de la même clientèle un peu hétéroclite et très bohème. Là, M. Plusch avait le droit d’ancienneté et de parole. On écoutait le récit de ses fredaines, on accueillait ses recrues de la veille, et les patrons, qui finissaient par traiter les clients comme leurs propres enfants, encourageaient ses folies.

Échalote accomplit à ce restaurant modeste une entrée sensationnelle. M. Plusch la précédait. Soudain, entre eux deux, alors qu’ils n’avaient pas encore franchi la seconde salle, un homme se dressa, deux bras s’élevèrent, deux pieds s’agitèrent et Échalote reçut la plus belle raclée, la plus belle avalanche de claques et de coups de botte qu’une femme ait jamais enregistrée.

M. Plusch voulut s’interposer. Trop tard. L’homme, comme dans les feuilletons de M. Jules Mary, avait fui en criant :

— Souvenez-vous que je m’appelle Victor !

Les consommateurs se tenaient les côtes.

Une des manifestations caractéristiques de Montmartre, c’est la joie avec laquelle on regarde une rixe entre batailleurs des deux sexes quand c’est la femme qui prend la plus grande tripotée. Pour un peu on exciterait le mâle vainqueur : « Ksst ! Ksst !… » L’adversaire féminin, tant qu’il n’est pas à l’état de chair à pâté, n’inspire que la plus française hilarité. Est-ce donc que tout le monde a quelque peu à se plaindre de cette suave créature à laquelle nous devons le jour et le lait de notre jeune âge ? N’approfondissons pas davantage les raisons qui font de l’homme l’ennemi déclaré ou caché de sa compagne et jetons un pleur sur la pauvre Échalote dont la toilette, fraîche sortie de chez la marchande de soldes, est en loques et dont les yeux au beurre noir louchent sur le bout du nez saignant.

Mais, chose plus barbare encore, M. Plusch, qui était d’un naturel compatissant, se mordait les lèvres et la moustache pour ne pas éclater de rire. Ç’avait été d’un si haut comique cette apparition d’un homme en fureur, sa tombée à bras raccourcis sur Échalote et cette phrase finale : « Souvenez-vous que je m’appelle Victor ! » Certes, il n’avait peur d’aucun Victor au monde, n’étant pas de cette espèce d’individus qui renâclent devant les coups à donner ou à recevoir, cependant il s’agissait de protéger sa maîtresse et de la mettre en garde contre de pareilles tentatives.

Tout en lui épongeant le visage il lui demanda compte de celle-ci, car il était de son devoir de connaître les motifs qui pouvaient, ayant Échalote au bras, lui attirer une semblable histoire. Elle avoua que ledit Victor avait été son amant durant une semaine, qu’elle avait été très gentille pour lui et son porte-monnaie, donnant à l’un et à l’autre son cœur et son argent, que Victor avait apprécié une situation lui permettant de rompre avec son métier de garçon coiffeur au profit du pari mutuel d’Auteuil et de Longchamp, que d’ailleurs il l’aimait et que le tas de gueules de cochons qui était là à rire de son aventure n’avait qu’à continuer ainsi, s’il tenait à ce que Victor lui fît son affaire.

Maintenant M. Plusch se prenait le ventre, tapait des mains sur la table et des semelles sur le sol :

— Eh bien, à la bonne heure, tu les choisis, tes greluchons ! Ah ! ah ! ah ! ah ! laisse-moi me tordre.

Échalote, exaspérée, s’élança sur lui et, les griffes en avant, tenta d’entamer cette bonne figure qui attirait la gifle ou le baiser et en faveur de laquelle une mère avait dépensé quinze cents francs de bougies pour la regarder dormir. Mais les doigts de M. Plusch saisirent les poignets de la naine, les mâtèrent, tandis que sa voix se faisait bonne pour entraîner la paix.

— Allons, bisez votre ami, vous êtes un ange : on peut compter sur vous dans les jours de dèche, peuh, peuh.

— Et Dieu sait s’ils sont fréquents à Montmartre, — soupira un habitué, amant d’un modèle pour peintres et que ses années de service dans la marine faisaient désigner ici sous ce sobriquet : Le Torpilleur. On ne lui connaissait pas d’autre nom, on ne s’était jamais informé de son état civil et, amusé lui aussi de cet incognito, il acceptait un titre qui répondait, non seulement à ses fonctions d’antan, mais à ce qu’il croyait être son succès auprès du beau sexe. La devise de ce Montmartrois sous-marin se résumait ainsi : Torpille or not Torpille, et il en tirait sa raison de vivre.

— Ça ne va pas les poses ? — questionna le musicien Saint-Pont, qui affichait de s’intéresser à toutes les questions d’art où il y avait des cuisses.

— Au contraire, ça va trop bien, Alphonsine n’a pas même le temps de numéroter ses séances. Le malheur c’est qu’elle oublie ses devoirs et ne rentre au logis que pour changer de linge.

Un rire général s’éleva, puissant et gaulois.

— Non, mais je voudrais vous y voir, — fit le Torpilleur, — si encore elle prenait des précautions et n’emportait pas ma galette.

— Bah ! elle va la manger au moulin du même nom.

— Alors, qu’elle m’emmène !

— Un demi-setier de blanc ! — s’écria M. Lapaire, autre client de fondation de l’établissement et qui demeurait comme la plus grande attraction du lieu.

— On est là à se tirebouchonner comme un poisson dans la ferraille et on ne boit pas.

Puis, s’adressant à la grande fille brune qui partageait avec lui un cassoulet toulousain :

— Tâche de ne pas perdre ton temps et remarque comment on se tient dans le monde. La voilà la belle éducation ! Si tu es intelligente prends-en de la graine.

M. Lapaire, qui était riche, faisait de la brocante à ses heures. Nul mieux que lui ne savait découvrir, pour celui qui en avait besoin, le meuble utile, le vêtement indispensable et le bijou convoité. L’hôtel Drouot ne lui cachait pas de secrets. Il y connaissait les trucs des marchands, la roublardise des experts et les ficelles des commissaires-priseurs. Ami d’un de ces derniers, il aidait parfois aux ventes, et ce n’était pas un mince plaisir pour lui que de glisser, dans le capharnaüm mis aux enchères, les bibelots dont il ne voulait plus dans son appartement, les hardes qu’il avait portées et ses chapeaux hors d’usage. Par contre, dans les ventes élégantes, il se ravitaillait à bon compte. Ce métier, qui n’était qu’un passe-temps, lui avait valu d’être baptisé par M. Saint-Pont, chef d’orchestre de beuglants à la mode et autre habitué du restaurant Robinet, de ce titre à la fois pompeux et significatif : le Vicomte des Ribouis d’Occase ! M. Lapaire était beaucoup trop intelligent pour se fâcher. Son esprit de vieux gavroche n’était pas de ceux que l’on démonte et il avait trop fréquenté les quartiers excentriques pour ne pouvoir lutter contre les assauts verbaux et les facéties. Il plaisait infiniment à M. Plusch qui, en bon sémite, appréciait ses dons pour la « bedide gommerce » et trouvait une excuse à sa propre vie, dans celle, similaire, que menait M. Lapaire.

Ce dernier ne le cédait en rien à M. Plusch pour la variété de ses maîtresses. Aux fortifs où il aimait flâner, dans les foires à puces de toutes les barrières, dans les banlieues de Saint-Ouen et de Billancourt, il avait découvert des échantillons tout à fait remarquables de la plus belle moitié du genre humain. De la jeunesse, des cheveux en casque, des yeux crapuleux, des voix cassées, des sentiments de gibier de correctionnelle, il y avait de tout cela dans ses conquêtes.

À l’encontre de M. Plusch, M. Lapaire payait. Estimant que les femmes qui coûtent le plus sont celles à qui on ne donne rien, il entamait les pourparlers par des propositions d’argent. Le plus singulier était que, de ses liaisons baroques et téméraires, il sortît indemne de tout entôlage. Il avait beau coudre ses épingles de brillants dans ses cravates, ne jamais quitter ses bagues et river son porte-monnaie à son pantalon par une forte chaîne d’acier, on pouvait craindre pour lui la tentation des apaches femelles vers lesquelles il se sentait attiré. Heureusement pour lui il savait parler à ces sortes d’amazones. Sans effort sa voix prenait l’accent des faubourgs, son allure se transformait, un rictus abaissait sa bouche, son torse se déhanchait, il tanguait des épaules et roulait des reins, et les colombes de Pantin et de La Chapelle, échouées au bal de la Galette où il les pourchassait, se laissaient apprivoiser sans danger et sans peine.

Pour l’instant, comme on était au printemps, M. Lapaire trouvait sage de se mettre au vert. C’était du moins l’explication qu’il donnait de sa liaison avec la plantureuse personne présente, Bretonne des côtes venue à Paris pour y torcher les enfants d’un couple d’herboristes. Vite dégoûtée de la senteur des derrières de Parisiens nouveau-nés, elle s’était fait, sur le mariage, une opinion dont eût rougi son fiancé du dernier pardon. Mais elle était trop nouvellement installée dans la capitale pour soupirer après le compère de ses accordailles et l’exemple de ses compatriotes, enfin dégourdies, la laissait rêveuse.

M. Lapaire, en allant acheter son chiendent et sa salsepareille pour ses infusions matinales, avait vu la servante. À sa première sortie avec les rejetons herbacés il l’avait suivie et, au square d’Anvers, en lui offrant une chaise à la musique et une limonade glacée, il lui avait fait une conférence agressive contre les anciens domestiques acquéreurs de boutiques, qui s’autorisent à infliger à autrui l’état de domesticité qui fut le leur. Cette vengeance ne devait pas être acceptée par les âmes bien nées et il persuadait à Mlle Barbe Perbec que l’honneur armoricain exigeait d’elle qu’elle ne s’acharnât pas dans une fonction dégradante et sale. La Bretonne s’était laissé convaincre et, en la guidant vers son appartement de la rue Lepic, M. Lapaire ne se doutait certes pas qu’il allait ravir au chœur des vierges actuelles un de ses plus fins échantillons. La liaison durait. Après une telle offrande et un tel holocauste, M. Lapaire avait des scrupules. Il eût été désolé de s’entendre reprocher une initiation que d’ailleurs, l’ayant devinée, il eût évitée à tout prix. Il gardait donc chez lui Mlle Barbe Perbec, dont les huit jours donnés aux herboristes avaient été des plus orageux (elle avait échangé des crêpages de chignons avec la patronne et lutté à mains plates sur un sac de tilleul avec le patron) et l’accompagnait chez Robinet où les clients ne manquaient pas de tourner à leur distraction la naïveté paysanne et l’ignorance quasi bestiale de la bretonnante odalisque. C’est ainsi que, pour l’avoir vu étudier pendant dix minutes et épeler, lettre par lettre, le menu entouré d’acajou de la maison et pour l’avoir entendu crier d’une voix de quartier-maître : « Une crème d’Ersigny ! » on l’avait immédiatement gratifiée du nom et du titre de duchesse d’Ersigny, hommage qu’elle avait accepté avec un rugissement de fauve, car elle le soupçonnait malveillant.

La duchesse d’Ersigny d’une part et les invitées, souvent changées, de M. Plusch d’autre part, donnaient à cette gargote une allure très pittoresque, accentuée encore par un fantastique pensionnaire, le chevalier de Flibust-Pélago, noble authentique chargé d’ans et de papier timbré, à la recherche vers son quinzième lustre, d’une situation sociale à se faire aux dépens des autres, homme d’affaires du monde qui avait roulé plusieurs générations et, à travers les malédictions des dupés, sauvé son allure de grand d’Espagne, son indiscutable distinction et ce ton de protection qui est la voix même de l’aristocratie et la flûte qui fait obéir tous les moutons d’Arcadie, voire de Panurge. M. de Flibust-Pélago, comme tous les gens qui ont beaucoup vécu, savait des anecdotes qu’il racontait volontiers. Elles remontaient pour le moins à cinquante ans, c’est-à-dire à l’époque de sa jeunesse brillante et de ses succès dans les ambassades et aux Tuileries. Perpétuellement, comme Jean Réhu, l’académicien nonagénaire de Daudet, il répétait : « J’ai vu ça, moi, monsieur ! » Il avait vu la reine d’Angleterre à Boulogne, le mariage de l’empereur,
les premiers pas du petit prince, avait fréquenté Morny et M. de Musset, la princesse Mathilde et la famille Regnaud de Saint-Jean d’Angely. Cet homme était un volume complet de notre histoire de France. Il en récitait des pages tout en mâchant son bœuf bouilli ou son petit salé aux choux et quand il avait remué les légendes, les diamants de la couronne, la cassette particulière de Napoléon, les fortunes de la Cour, les milliards de la désastreuse indemnité et ses propres millions à lui, à l’époque de sa richissime épouse, il terminait en additionnant lui-même les plats demandés : « Un demi-setier : 0 fr. 20 ; un bouillon-légumes : 0 fr. 20 ; une demi-blanquette : 0 fr. 30 ; un pruneau 0 fr. 15 ; pain 0 fr. 05 ».

— Tenez, garçon, ça nous fait dix-huit sous.

— C’est bien ça, monsieur le chevalier.

Il tendait un franc.

— Voilà, gardez pour vous la monnaie.

Après quoi, tout en pilonnant son croûton de pain dans le reste de son picolo, il reprenait ses conférences :

— C’était en 1861, monseigneur le prince Victor…

L’éloquence rétrospective et de bon ton de M. de Flibust-Pélago avait eu le don d’emballer M. Lapaire qui y voyait une nouvelle preuve de la supériorité intellectuelle des vieilles races sur nos jeunes couches irrespectueuses et laïques. Il avait transcrit son admiration de la manière la plus sensible au chevalier en s’intéressant à un projet que celui-ci mûrissait et qui n’était rien moins qu’un camouflet à donner à tous les agents de change, coulissiers et marchands d’argent, si une première mise de fonds permettait à son inventeur de révolutionner le monde de la finance et de stupéfier la Bourse. M. Lapaire avait allégé la sienne de vingt-cinq mille francs. C’était suffisant, non seulement pour un début, mais pour la suite des opérations, à condition que les opérateurs fussent prudents. Malheureusement, M. de Flibust-Pélago ne le fut pas. Les premiers bénéfices de ses reports, de ses ventes et de ses achats à découvert le grisèrent vite. Il voulut jouir d’un gain qui n’existait que sur le papier et, brûlant ses vaisseaux pour couvrir des dettes semées un peu partout, exigea de son système plus qu’il ne pouvait donner. L’argent de M. Lapaire se trouva ainsi englouti. Des paroles aigres-douces s’échangèrent entre les deux associés. M. de Flibust-Pélago avait beau objecter : « En 1881, j’ai confié mon secret à M. Pierpon Morgan. Eh bien, monsieur, son coffre-fort s’en est enrichi, en trois mois, de plus de cent trois millions », M. Lapaire n’avait qu’une réponse : « Il faut vous trouver une nouvelle vache à lait. Vous m’avez bien monté le bourrichon, vous pouvez le monter à d’autres. En attendant je ne vous lâcherai pas jusqu’à ce que vous m’ayez restitué mes vingt-cinq mille balles. » Et, pour permettre aux jambes plus que septuagénaires du chevalier de se livrer au steeple du capital et de la commandite, il surveillait ses repas, lui versait des quinquinas généreux et, pour suppléer aux offices de ses dents disparues et ménager son estomac, lui avait offert un masticateur mécanique. M. de Flibust-Pélago, l’appareil en main, pouvait continuer ses discours et broyer sa viande simultanément. Toutefois il gémissait sur ses infirmités de vieillesse, ses dents absentes et son ventre en bateau. Sa maigreur lui faisait pitié à lui-même.

— Eh ne geignez donc pas comme ça, — lui lançait M. Lapaire. — De quoi vous plaignez-vous ? De faire du rabiot ? Mais, mon cher, à votre âge nous serons tous morts.

M. de Flibust-Pélago accentuait le rictus de son masque décharné et, pour éviter à M. Lapaire de lui rappeler sa créance, minaudait à la cantonade :

— En vérité, il est drôle, il est très drôle !…

— Il me dégoûte ce vieux grigou qui bave dans sa barbe ! — avait déclaré Mlle Sophie Laquette, dite Échalote, lors de son premier repas chez Robinet.

Mais M. Plusch, qui était indulgent au gâtisme des autres, avait pris la défense du vieillard, au nom des droits de la caducité et de la supériorité des nobles, mêmes déchus, sur les « Victors » de la pègre et de la marée.

Échalote, à l’encontre de la plupart des femmes, savait clore son bec quand la conversation se gâtait à son détriment. Elle se tut donc, et chacun estima un silence qui autorisait une prudente circulation des chopines et des assiettes pleines.