Échalote continue/01/14

Louis-Michaud, Éditeur (p. 167-177).

XIV

Autre histoire d’occultisme.


Le roman d’Échalote était en pleine gestation quand une catastrophe imprévue et irréparable vint perturber l’horizon azur et rose de son auteur responsable. Au moment où allait flamboyer l’astre de gloire du plus aguichant des plus aguichants bas bleus une éclipse survint. Le destin des femmes tient dans les doigts d’un dieu malin et les créatures sages se munissent, sous l’averse des faveurs, du parapluie de la prévoyance. Certaines, trop accoutumées aux privilèges pour être prudentes, sont particulièrement guettées par le plaisantin de l’Olympe.

Plaignons-les et plaignons Échalote qui, depuis huit jours, était veuve.

Cela s’était fait en un tour d’aile. Son mari bienaimé, le jeune et complaisant Victor, au lieu de prendre son essor vers les nues, s’était, au cours d’une malheureuse expérience, abattu sur les vieux murs à contreforts de l’ancienne abbaye de Montmartre.
On avait ramassé Victor plat comme une limande et les ouïes décollées.
On l’avait ramassé plat comme une limande et les ouïes décollées. C’était horrible, et Échalote eût pu en mourir à son tour si des consolateurs n’avaient eu pitié d’elle.

— Courage ! Soyez forte ! — lui répétait la Grande Bringue, — le ciel vous devra une compensation. Songez à la réclame que ça va vous faire pour le lancement de votre livre.

— Hélas ! — pleurait l’inconsolable épouse, — il ne sera pas là pour le lire.

— Oui, mais vous trouverez un éditeur à l’œil et vous gagnerez de l’argent.

— Que m’importe la fortune : je n’aurai plus mon Titi pour la partager.

La Grande Bringue, qui était arriviste dans le sang, sans pour cela être jamais arrivée, trouvait cette sensiblerie ridicule. Ah ! si elle avait eu un mari, si ce mari était mort de façon à apitoyer les masses, si le récit de ses derniers instants avait rempli les journaux, quelle notoriété elle en eût tirée pour elle-même ! Elle essayait de convaincre Échalote qui, en cette occasion, faisait preuve de crétinisme et rompait un peu trop brusquement avec ses habitudes d’esbrouffe.

Occupée de sa toilette de deuil, des condoléances reçues de toutes parts, des dépêches pleuvant de Béziers, la petite n’était plus à son intrigue romanesque. Victor avait cassé son appareil au moment où l’héroïne du livre se livrait à un laïus sur la faillite de la prostitution. Comment Véronique Sirop, vierge acharnée, le terminerait-elle ? Il lui fallait les confidences d’Échalote, ses impressions et ses dégoûts toujours éloquemment traduits en cette langue gauloise qui, héritière du latin, comme lui brave l’honnêteté.

— Plus tard, plus tard, — répondait Mme Victor. — Aujourd’hui, je ne pense qu’à revivre avec mon cher grand écrasé. Laissez-moi souffrir à mon aise.

Les êtres, même les plus dissipés, ont des ressources de délicatesse. C’est ainsi qu’Échalote se dégoûta tout à coup au milieu de ses souvenirs d’amours fugitives et vénales et qu’elle décida, dans un bel élan de réparation, de changer leur cadre et par cela leur aspect.

Elle eût pu vendre son mobilier et se constituer
La rue Saint-Vincent.
ensuite une installation en harmonie avec son état d’âme. La crainte seule d’être estampée par un amateur d’occasion gêna ce fier projet. Elle était économe et, à l’école de M. Plusch, savait l’âpreté des fervents de la brocante.

On avait conduit Victor en ce vieillot cimetière de Montmartre qui, perché sur la Butte, laisse ses croix de pierre dominer Paris. Les voisins de l’aviateur étaient, pour la plupart, d’ex-personnages célèbres entre le boulevard de Clichy et le Sacré-Cœur ; d’autres avaient connu les honneurs et la gloire. Échalote jugeait Victor à sa place parmi ces squelettes notoires et, pour jouir elle-même du monument que sa piété conjugale faisait ériger sur les restes de l’apprenti oiseau, elle transporta ses lares en pitchpin et palissandre dans un immeuble de la rue Saint-Vincent dont les fenêtres plongeaient sur le champ mortuaire.

— Ainsi, je serai avec lui la nuit et le jour et nous nous parlerons, soupirait-elle.

Les décès triomphent des haines, et pour cause. M. Plusch pardonnait à Victor depuis qu’il était sous la terre. D’autre part, le désespoir d’Échalote lui était une heureuse surprise. Parce qu’il croyait cette petite dans l’incapacité absolue de pleurer pour une chose sérieuse, il extrayait sa réhabilitation de ses sanglots actuels.

— Si tu as peur dans ton nouvel appartement, — proposa-t-il à la veuve, — ne crains pas de me le dire. Je me ferai installer un lit près du tien, et je te protégerai.

— Merci, mon gros Loulou, — répondit Échalote, — mais tu n’es plus assez jeune pour changer tes habitudes, et puis l’ombre de mon Titi veillera sur moi.

Malgré des évocations illusoires, il lui restait une vague croyance dans les esprits. La Grande Bringue lui avait tant raconté d’histoires d’au delà qu’elle avait fini par se laisser persuader. Elle supposait son déménagement propice à sa continuelle communion matrimoniale et comptait sur certain guéridon qui, jusqu’ici, lui avait servi de table de nuit, pour aider aux conversations alphabétiques.

Au crépuscule, après avoir grillé à sa fenêtre quelques cigarettes de consolation, après avoir adressé à la tombe de Victor un au-revoir ému, elle s’attelait à son guéridon. Parfois le meuble était rebelle au bavardage ; lors de certaines expériences il était incongru. La loquacité des tables tournantes n’est pas invariablement le résultat d’une éducation raffinée. Les spirites ont enregistré des conversations singulières durant lesquelles de très notoires âmes révélaient leur éternelle muflerie. Des morts courts et précis abondaient dans leurs réponses et ces incorrections atténuaient, chez Échalote, l’angoisse surnaturelle de l’exercice.

Cependant, un soir d’orage, tandis que des éclairs déchiraient le ciel, que le tonnerre roulait et grondait, que les maisons semblaient trembler d’épouvante, elle fut prise à son tour d’un trac immense.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! mais c’est la fin du monde, — murmurait-elle, non sans avoir la chair de poule.

Or, une fin du monde qui vous surprendrait entre votre table et votre armoire à glace serait affreuse. Il convient, dans ces moments rares, de se serrer les coudes, de se tenir les mains et d’attendre stoïquement.

Sur son palier logeait un célibataire rencontré plusieurs fois déjà dans l’escalier et qui, toujours armé d’un alpenstock, paraissait ne craindre ni les hommes ni les éléments.

Elle osa aller frapper à sa porte et lui confier son effroi. Le locataire accueillit avec grâce la femme et la chair de poule.

— Voulez-vous rester un moment ici ? J’ai du café.

— J’en ai aussi, — répliqua Échalote, — venez plutôt chez moi.

Il accepta. L’orage dura la nuit entière et Échalote ne commença à se rassurer qu’au petit jour. Son voisin était aimable et avait la manière, la bonne manière qui rend braves les oiselles affolées.

Vers neuf heures du matin un vigoureux coup de sonnette arracha les deux nouveaux amis à leur confiance.

— Ne nous troublons pas, — fit Échalote, — c’est sans doute la boulangère.

Mais s’étant levée quelques instants après, elle trouva, glissée sous sa porte, une carte cornée, la carte de M. Masespatat-Quantébist. Quelques mots y avaient été griffonnés au crayon : « Impossible, mon cher trésor, de vivre plus longtemps loin de toi te sachant malheureuse. Je suis à Paris pour quelques jours. Viens déjeuner chez Raff, où je serai à midi. »


M. Masespatat-Quantébist, sans oser davantage, baisa le gant de Suède qui lui était présenté.
Elle fut au rendez-vous, drapée dans son affliction et son crêpe.

— Pardonnez-moi de ne pas vous avoir ouvert ce matin, — gémit-elle en serrant les phalanges du Biterrois, — mais j’étais en communication avec mon pauvre mari, et vous m’auriez arrachée de l’astral.

Les cœurs généreux respectent les religions et les douleurs. M. Masespatat-Quantébist essuya une larme qui perlait au coin de sa paupière et, sans oser davantage, baisa le gant de suède qui lui était présenté.