Échalote continue/01/12

Louis-Michaud, Éditeur (p. 147-154).

XII

Ventre à table, verre en main.


M. Masespatat-Quantébist n’était pas de ces hommes vils chez qui la possession tue l’amour. À peine eut-il considéré Échalote comme un peu sienne que le souci le domina de lui rendre de légers services. Ce qu’il savait de la vie amoureuse en partie triple de cette petite ne le rebutait pas, au contraire. Appelé à rejoindre très vite sa province, il était ravi de ne pas savoir sa maîtresse citadine à la disposition du premier impertinent. Il est des hommes chez qui l’idée du partage ne prend pas les proportions d’une catastrophe, mais plutôt d’une garantie. Dans l’impossibilité où l’on est de veiller au bonheur d’une femme chère, la certitude que des gens dévoués à sa cause vous suppléent est rassurante.


Clients de Cacardasse.
Le voyage des savants de Béziers touchait à sa fin. Après avoir été reçue par quelques compatriotes lancés et brillamment arrivés dans la politique, la délégation n’avait pour séjourner à Paris aucune de ces raisons qui clouent le bec aux épouses acariâtres.

De plus, le temps des élections approchait et M. Masespatat-Quantébist, qui était un électeur influent, ne se fût pas pardonné de manquer à la veillée des urnes en faveur du sommeil parfumé d’Héliogabale.

Après les champagnes français, les vins allemands et les mélanges américains, il se devait aux « velours » et aux « panachés » des cafetiers de Béziers et aussi aux éternelles parties de jaquet-matador, qui sont encore ce qu’il y a de mieux entre bourgeois et prolétaires pour supprimer les distances et éviter les discussions.


Autres clients.
Toutefois, cet homme remarquable, ce citoyen, cet archéologue, ne voulait pas quitter Paris sans clôturer la joie qu’il y avait prise par une fête intime et bien réglée. Ayant appris à apprécier M. Plusch, sachant ce que ses millions croqués représentaient de soupers fins et d’orgies intelligentes, il se fia à lui pour organiser un dîner d’adieux dans une taverne correcte et avec des convives triés sur le volet.

Justement, M. Plusch venait de faire vendre pour la cinquième fois le café Cocardasse, et le nouveau propriétaire, qui n’ignorait pas la commission versée par son prédécesseur, se déclarait prêt à y ajouter la sienne si le président des Embêtés du Dimanche consentait à manœuvrer habilement auprès de ses nombreuses relations. Il s’agissait d’enlever aux maisons similaires la fine fleur de leur clientèle. Déjà on avait dit aux demi-mondaines huppées qu’elles auraient « l’œil » pour leur consommation personnelle, en échange des additions réglées par leurs amis galetteux.

Ces dames avaient répondu à l’invite, et, pour leur en témoigner sa reconnaissance, le patron n’avait rien trouvé de plus malin que de jouer au gentleman vis-à-vis d’elles et de les honorer d’une cour flatteuse. D’autre part, le gérant, qui était joli garçon, avait su plaire à quelques-unes. Si bien que, lorsque les élégantes Montmartroises avaient à leur dévotion un client sérieux, elles se gardaient de le conduire à Cocardasse, dans la crainte louable que les assiduités de leurs compagnons exaspérassent la jalousie des amoureux restaurateurs.

M. Plusch jugeait donc utile et juste de conduire les Bitterrois en cet établissement, d’autant que le menu, élaboré par sa science du bien-manger, serait succulent, et que, prévenues par lui, les plus exquises noctambules seraient présentes.

Friquette des Paillons fut de la partie, et Échalote eut le privilège de la place d’honneur. Quant à M. Narcisse Masespatat-Quantébist, placé vis-à-vis de son amante, il ne savait où donner de la tête pour répondre aux louanges dont il était l’objet, des mains pour servir ses voisines et des pieds pour faire comprendre à Échalote qu’il ne l’oubliait point.

Le bruit s’étant répandu sur la Butte qu’un généreux provincial régalait son prochain, un flot d’affamés prit d’assaut les tables de Cocardasse. Les nababs sont rares aujourd’hui, et il est doux pour les petites femmes de pouvoir se reposer sans perdre complètement son temps. Qui peut leur prédire le matin qu’elles souperont le soir ? Et pourtant elles ne renâclent pas sur le chemin à parcourir durant leur chasse au galant. Ne trouve-t-on personne place Blanche ? Vite on descend, par la Chaussée-d’Antin, faire un tour aux boulevards. N’y a-t-il rien d’intéressant aux boulevards ? On aiguise ses jambes vers le carrefour Châteaudun. Le carrefour Châteaudun est-il celui des pannés ? Allons, un peu de courage, on grimpe la rue Notre-Dame-de-Lorette et, prenant par la rue Henri-Monnier, on se transporte place Pigalle. D’une boîte dans l’autre, d’un sous-sol à un premier étage, on fait acte de présence dans toutes les salles, on étudie toutes les physionomies, on essaie de deviner si le soupeur solitaire pleure son célibat ou s’il n’est qu’un misogyne de bon appétit. Et des individus prétendent que le métier de marchande de sourires est un métier de paresse ! Et d’autres assurent que les filles ne s’y livrent que par fainéantise !

— Au respect que je vous dois, — disait un jour Échalote à la Grande Bringue, — j’aimerais mieux graillonner les fourneaux que de trotter comme ces imbéciles.

Échalote avait raison, Échalote avait d’ailleurs toujours raison quand il lui plaisait de développer ses vues sur la vocation de courtisane. Si elle avait quitté le commerce des pommes, où elle trouvait son profit, c’était apparemment parce qu’elle se jugeait apte au péché mignon de l’amour. Alors, elle pouvait dire leur fait à ses collègues, elle pouvait vilipender à sa manière les ratées et les laiderons qui n’ont d’espoir que dans la rencontre d’un aveugle au cœur chaud.

Certes, elle pouvait parler, elle qui ne s’adressait qu’aux êtres supérieurs, elle qui avait triomphé du scepticisme de M. Plusch, de la lucidité de Dutal, du caractère légèrement barbare de Victor, et qui, aujourd’hui, affolait l’archéologie et le Languedoc.


La place Blanche.
Au fromage, M. Bouci, le roi des Terrassiers, ayant levé son verre à la gloire du Midi, et l’Homme au Supplice Indien ayant vidé le sien en faveur de l’art et des baisers, Échalote voulut y aller à son tour d’une petite allocution.

— Mesdames, messieurs, je porte un kiosque…

Un rire général lui coupa le sifflet, et, comme le vacarme menaçait de durer, M. Masespatat-Quantébist, saisissant son frivole accroché à une patère, en redressa les bords, en creusa le fond, puis, ajustant ce fond sur son crâne, donna l’impression, les bords du chapeau montés en éventail, d’être coiffé d’une toque de juge. Pour compléter l’illusion, il glissa un côté de son mouchoir dans son faux col et, les mains élevées vers les ampoules électriques, rendit cette sentence :

— Quand on est bête et qu’on ne le sait pas, c’est qu’on n’est pas malin. Ah çà ! à quelle école avez-vous donc été pour rire d’un lapsus ? À l’école de M. Butor, sans doute. Il a fait de vous des ânes, oui, messieurs, des ânes !… et pas même des ânes savants !

Parce que M. Masespatat-Quantébist avait un verre dans le nez, et aussi parce qu’il était riche, les convives ne se formalisèrent pas de son jugement.