Échalote continue/01/02

Louis-Michaud, Éditeur (p. 25-38).

II

Le Fakir.


La vie domestique d’Échalote n’avait pas sensiblement changé depuis que l’écharpe d’un magistrat avait légalisé ses accordailles. Nous savons comment elle employait ses journées pour le plus grand bénéfice du ménage et le repos de Victor. L’ordinaire de la maison était confortable et l’argent ne manquait pas. Cependant, Échalote n’était pas heureuse. Vivre de la prostitution est assurément une profession comme une autre, et plus appréciable, n’en doutons pas, que celle de mère gigogne. Mais il y a un hic. Le hic, c’est le béguin. Qu’est-ce que le béguin ? pourraient demander les ignorants du mécanisme des sens. Répondons vite : beaucoup moins qu’une passion, un peu moins qu’un caprice, mais quelque chose qui vous bouleverse et vous crispe et vous martyrise. En trois mots : le tord-boyaux de la gent amoureuse, le gingembre qui anime la cavale fourbue, le coup de trident qui fait rugir le fauve.

Donc, Échalote souffrait. Elle raffolait d’un fakir, et ne se fait pas aimer d’un fakir qui veut.

Elle l’avait connu à la foire de Montmartre, où il tenait boutique et, pour dix sous, prédisait aux gogos de stupéfiantes choses. Qu’avait-il annoncé à Échalote ? Elle ne s’en souvenait pas. Il lui avait pris la main pour y lire, et, tout de suite, elle s’était senti envahir par un frisson voluptueux qui lui avait mouillé les paupières et séché les lèvres. C’était la première fois qu’un tel symptôme se manifestait en elle. D’habitude, il lui fallait la patience de Victor pour le même résultat.


…Qu’elle chevauchât sur les vaches à cornes d’or ou les très gros cochons
Elle était sortie de la baraque mal remise de cette émotion, et tout le long de la fête, qu’elle chevauchât sur les vaches à cornes d’or ou les très gros cochons, qu’elle montât dans les balançoires ou glissât sur le tobogan, l’impression avait duré.

— Eh quoi ! — monologuait-elle, — il ne me manque plus maintenant que de faire comme les femmes du monde et de tomber à la renverse parce qu’on me chatouille un brin.

Le fakir, à vrai dire, ne l’avait pas chatouillée. À peine avait-il serré sa main boudinée de chanoine ; à peine avait-il, pour étudier le mont de Mars et les rascettes, promené un doigt d’ambre sur l’épiderme de la consultante.

Mais voilà : le fakir, comme beaucoup d’autres individus, avait des yeux ; seulement il y a z’yeux et z’yeux, — n’est-ce pas, Échalote ? — comme il y a fagots et fagots. Ceux du fakir étaient noirs comme le plus fin cirage, allongés en oreilles de lapin, velourés comme la patte caressante du chat, et assurément plus scintillants qu’une crotte de chien dans une lanterne. Ah ! ce regard ! Il n’avait fait qu’un tour dans les veines d’Échalote. Entré par les pupilles, il avait sautillé au cœur, puis aux doigts de pieds, et était remonté dans la paume que maintenait le séducteur. Une semaine après cette consultation, Échalote avait encore le fakir dans la main. Elle sentait ses ongles qui avaient suivi les lignes en grilles, elle conservait sa chaleur tropicale et l’empreinte de ses phalanges.

Ah ! tenir cet homme, rien qu’un moment dans ses bras de naine.

— Quand je devrais en dévisser mon billard, j’aurai ce coco-là ! — confiait-elle à Friquette des Paillons.

Il lui paraissait, en effet, que se donner à ce troublant personnage serait un peu mourir. Que ferait-il d’elle ? de son corps menu ? Était-il satyre, vampire ?

— Tout, tout, il doit être tout, — se disait-elle.

Et, pour la première fois de sa vie, elle n’avait pas peur. Qu’est le supplice sous une caresse ? Qu’est l’assassinat dans un baiser ? Sinon la réalisation du rêve impossible, le spasme béni qui vous porte au ciel et vous y laisse ?

Elle en était à ces réflexions quand Mlle Sirop se présenta chez elle.

— Eh bien, mon colon, vous l’avez, le flair, pour venir me barber avec une grammaire, en ce moment-ci ! — s’écria Échalote.

L’institutrice ayant reçu, de Friquette des Paillons, un pneumatique lui annonçant que, pour cause de « casuel supplémentaire », son élève garderait le lit, avait cru de son devoir de ne point faire subir à Mme Victor le jeûne de science dont se privait l’éclectique Friquette. Confuse, elle allait se retirer, quand Échalote lui saisit le coude :

— Au fait, restez. Vous allez peut-être me rendre un service.

— Lequel ?

— Boutez vos reins sur cette chaise et écoutez-moi : vous savez écrire une babillarde, s’pas, vous qui torchez des livres ? Alors, accouchez-en d’une pour un zèbre que j’aime.

— L’adresse de son écurie ? — questionna Véronique, qui, résignée à tout, ne demandait qu’à gagner son argent.

— Tourte, c’est pas un animal, c’est un homme en chair et en os comme vous et moi, et qui est bath comme il n’y a pas plus, et que j’ai dans la peau comme si j’en étais farcie.

— Que faut-il lui raconter ?

— Minute ! Je vais vous le souffler.

Et Échalote dicta à Mlle Sirop la lettre suivante :

« Monsieur et fakir,

« Je vous ai vu sous votre toile, il y aura demain huit jours. Vous m’avez dit mon avenir en me tenant la main, et je vous ai donné dix ronds. En échange vous m’avez rendue toquée, oui, toquée de vous. Je veux vous voir. Dites-moi <nowiki/ où. Si c’est au bi du bout du monde, j’irai tout de même. Je vous adore à en claquer.

Votre gosse que vous connaîtrez bientôt.

Échalote,
poste restante, rue Fontaine ».

— Maintenant que je comprends le sens de votre épître, on pourrait la recommencer, — proposa Mlle Sirop.

— Penses-tu, chochotte, pour que tu y mettes des bourdes. Va, ma grande bique, lorsque tu con naîtras les gonzes, tu sauras qu’on ne les attrape pas avec des histoires de brigands. Quand on veut des fioritures, on court chez toi ; quand on veut du bonheur, on vient chez moi. Tu verras si le fakir ne s’amène pas.

Deux jours plus tard il était là. Non point chez Mme Victor, mais devant la grille du château des Brouillards. Échalote, avec le prétexte d’aller prendre sa leçon chez son institutrice, lui avait donné rendez-vous chez Mlle Sirop.

Par amitié pour M. Plusch, la Grande Bringue était indignée de ce procédé.

— Non, je vous assure, ma petite, on ne fait pas de ces farces-là.

— Ta bouche, eh, pou !

— Madame Échalote, je vous prie : primo, de pas me tutoyer ; secundo, de prendre la porte ; tertio, d’aller retrouver votre individu au dehors.

Mme Victor se radoucit :

— Allons, ne vous fâchez pas, vous verrez que je ne suis pas balouffe quand on me connaît. Laissez entrer mon fakir, on ne fera pas de mal propretés chez vous, je vous en fiche mon pouce à téter. Comprenez que si j’allais le rejoindre sur le trottoir, il pourrait me prendre pour une fille.

— Vous me promettez d’être correcte ?

— Je le jure.

Et, selon son habitude, Échalote cracha à terre, puis passa vigoureusement la semelle sur son incongruité. Après quoi, ouvrant la fenêtre, elle se hâta d’agiter le signal convenu par correspondance, et qui était un petit drapeau tricolore de la dimension des étendards pour chevaux de fiacre lors des 14 Juillet.

Le fakir pénétra. C’était une sorte de grand serpent vêtu d’un complet à damiers. Bien que ses talons, nimbés de la stupide rondelle de caoutchouc, désespoir de la cordonnerie moderne, lui donnassent la marche ouatée des rats d’hôtels, il
Ce qu’il reste du château des Brouillards en 1910.
n’intimida pas Véronique. Par contre, Échalote resta pétrifiée.

Le silence et la gêne glaçaient l’atmosphère. Mlle Sirop qui, cependant, n’avait aucune aptitude pour le rôle d’entremetteuse, crut aimable d’intervenir.

— Ainsi donc, monsieur, vous êtes fakir ?

Le serpent s’inclina.

— Mon Dieu, oui, madame, pour vous servir.

— Oh ! moi, vous savez…

Elle n’osait traduire son sentiment exact, qui eût révolté Échalote. Ce fakir lui donnait l’impression d’un arracheur de dents ou d’un marchand de pâte à rasoir. Elle se demandait pourquoi une personne dessalée comme Mme Victor s’enflammait au contact d’une peau de réglisse. Le goût des femmes se limite comme l’emplacement d’un pénitencier. Tout phénomène présenté, tout flibustier à figure de lynx, tout rasta à crinière en tête de loup les subjugue et les mate. Dans Victor, Échalote n’aimait, en somme, qu’un homme du modèle courant. Comment, après tant et tant d’expériences, se laissait-elle ensorceler avec la naïveté d’une pensionnaire ou d’une vieille roumie ? Véroc nique n’y comprenait goutte. En attendant, il lui fallait entretenir la conversation.

— Après votre beau pays au soleil généreux, le nôtre doit vous paraître fade ?

Le fakir eut un sourire rectificatif.

— Hum ! hum ! pas tous les jours, — zézaya-t-il, tandis que le bout de sa chaussure jaune explorait vers le petit quarante de Mlle Sirop.

— Pardon, — s’exclama la Grande Bringue, — mais vous vous méprenez. Votre amoureuse, la voici.

Et elle désignait Échalote, toujours médusée.

— Allons, gentille madame, secouez un peu votre torpeur. Je ne sais plus que dire à monsieur et c’est votre tour de prendre la parole.

Échalote fit un effort surhumain pour retrouver sa langue. Que prononcer ? Quelles paroles lapidaires ? Quoi d’assez tapé pour en imposer à son béguin ?

— Y a-t-il longtemps que vous êtes fakir ? — bafouilla-t-elle.

— Deux ans tout au plus.

— Et avant que faisiez-vous ?

— J’étais employé aux Pompes funèbres.

— Vous dites ?

— J’ai dit.

Les avant-bras de Mme Victor et ceux de Mlle Sirop en claquèrent sur leurs cuisses. Em ployé aux Pompes funèbres, un fakir ? Non, c’était impossible, elles avaient mal entendu.

— De quel patelin êtes-vous donc ? — questionna Échalote sur un ton déjà plus ferme.

Le fakir, comme toute réponse, fredonna :

À Paris, près de Pantin,
Je naquis un beau matin
De décembre…

— Ah ! ça, est-ce que vous avez entrepris de vous payer ma cafetière ? — siffla Échalote devenue serpent à son tour.

— Plaignez-moi, jeune déesse, votre cafetière serait trop chère pour mon gniasse, mon gniasse pâteux.

— Oh ! c’est trop fort, — hurlait l’amoureuse, — mais il se moque de moi à présent ! Employé aux Pompes funèbres ! Employé aux Pompes funèbres !

— C’est très honorable, — riposta Véronique, qui eût donné gros pour détourner l’orage grondant. — Seulement, pourquoi en êtes-vous parti ?

— Si on vous le demande… Et puis, non, je vais vous le confier : je n’avais pas une âme de rond-de-cuir, moi. Penses donc, ma mère était cocotte, grande cocotte, et mon papa était triangle.

— Triangle ?

— Oui, triangle dans les cafés-concerts. Alors, s’pas, arriver tous les matins à l’heure, c’était pas mon affaire, et puis, pour comble de guigne, on m’avait mis dans le service des cercueils.

— Eh bien ça, ça ne m’étonne pas, — lança Échalote, en tapant vigoureusement des poings dans le vide. — T’as la vraie gueule de croque-mort à mettre derrière la boîte à dominos.

— Pardon, madame, je n’avais rien à voir avec les cadavres.

— Et avec l’empeigne de mes flacons, penses-tu avoir quelque chose à voir ? — tempêta Échalote, en désignant son pied brandi en signe de châtiment.

— À voir, à voir, à voir, — fredonna à nouveau le simili-fakir.

Mais Échalote vociférait :

— Qu’il sorte ! qu’il sorte ! ou je fais un malheur !

Le malheur était là, près d’elle, sous la forme d’une botte de poireaux dont la Grande Bringue pensait se régaler dans son potage du soir.

— Zut ! v’là mon rafraîchissement compromis ! — s’écria Mlle Sirop, trop tard, hélas, pour le rattraper.

Échalote, à grands coups de légumes, chassait le fakir et, dans le jardin du château des Brouillards, la rue Girardon et la descente de la Galette, ce fut la course effrénée d’un serpent en complet à damiers et d’une Échalote furibonde, l’une fouettant l’autre des vestiges échevelés d’une superbe botte de poireaux.