La Renaissance du livre (p. 85-92).

IX


Des années passèrent…

Je portais les cheveux très longs, séparés en deux nattes tombantes qu’allongeaient encore des nœuds de ruban. Je crois que de là venait ma ressemblance avec Henriette Erlanger et qu’un observateur attentif n’eût pas découvert entre nous d’autre rapport physique : elle était, comme moi, une petite fille de dix ans et nous avions la même coiffure. Ses cheveux étaient noirs et les miens blonds ; ses yeux étaient bruns et les miens bleus ; elle était très forte et moi très frêle. Pourtant, je ne pouvais pas entrer dans la boutique de ses parents — ils vendaient des merceries et des flanelles au détail — sans que j’entendisse de nombreuses voix s’écrier :

— On dirait notre Henriette. C’est tout à fait Henriette :  !

Henriette était en pension, loin de Bruxelles, et les siens aimaient à me voir parce que je la leur rappelais. Pour moi, c’était tout bénéfice : on me fêtait chez les Erlanger ; ils étaient nos voisins et je courais chez eux aussitôt mon retour de l’école, à tout propos et hors de propos pour un lacet, un bouton, une aiguille à acheter… ; nos maisons étaient contiguës et, dès que j’entrais dans le vaste magasin, on m’accueillait d’un :

— Bonjour, Henriette ! dix fois répété et qui venait des parents, des enfants, des bonnes, des commis.

Le bébé de la famille, qui ne voyait sa sœur aînée que de loin en loin, fut maintenu jusqu’à l’âge de vingt mois dans cette erreur que j’étais une demoiselle Erlanger, et il me faisait des risettes, il me tendait les bras. Un des premiers mots qu’il articula distinctement, ce fut Yette, qui, pour lui, demeura l’appellation courante de la seule Henriette qui lui fut familière. Quand on lui présenta la véritable, il ne voulut jamais admettre son identité.

Je connaissais peu Henriette ; je savais qu’elle était très studieuse, que sa mère en était fière et que cette petite fille passait, dans son couvent de province, pour le modèle des jeunes élèves ; voilà tout. On nous avait bien présentées l’une à l’autre et M. Erlanger s’était plu, aux dernières vacances, à nous placer exactement contre le même chambranle de porte, afin de mesurer et de marquer nos hauteurs respectives qui se trouvèrent être identiques, mais l’intimité ne s’était point produite ; nous n’avions pas eu cet élan spontané, ce bon mouvement instinctif qui jette deux enfants aux bras l’un de l’autre, tout d’un coup, irrésistiblement. Réunies, nous n’éprouvions, elle et moi, d’autre plaisir que celui de rechercher, par voie de comparaison, les preuves de cette étonnante ressemblance qu’on disait exister entre nous. Une fois la fillette chez elle, j’y allais moins : je me sentais inutile dans cet intérieur. Henriette me gênait.

Or, peu après ma première communion, que je fis sous la direction de M. l’aumônier, en l’église du Béguinage, dans la plus grande ferveur, comme je m’en allais seule à mon école, par un matin d’avril, je vis la boutique des merciers close du haut en bas, les stores baissés, à l’étage, les volets mis aux vitrines et, sur un morceau de carton bordé de noir que quatre clous retenaient à la porte d’entrée, cette annonce laconique, tracée d’une main hâtive :

FERMÉ POUR CAUSE DE DÉCÈS.

J’eus comme un éblouissement et mon cœur se serra. — Qui donc était mort chez les voisins ? L’idée énigmatique et déconcertante de la mort m’épouvantait à cette époque ; le mot seul me faisait frissonner et, pendant des années, on évita de le prononcer en ma présence. Aussi, quand je rentrai rue Marcq ce soir-là, personne ne parla du malheur qui frappait les Erlanger, et mon effroi de ce que j’aurais pu apprendre était tel que je n’osais pas même formuler la question qui me brûlait les lèvres. Le jour suivant, je fis un détour, plutôt que de revoir ce logis lugubre d’une famille qui venait de perdre l’un des siens.

Du temps s’écoula et ma lâcheté s’accrut : je me creusais la tête à chercher qui pouvait bien être mort chez nos voisins ; je les plaignais tous sincèrement, j’aurais voulu leur dire mon inquiétude à leur sujet, mon affiliction de les savoir dans la peine. Je ne le fis pas.

Assurément, le système nerveux s’était développé d’une manière anormale en mon frêle organisme et la sensibilité y avait pris une acuité exceptionnelle, devenue, en quelque sorte, maladive.

Un peu plus tard, en pleines vacances de Pâques, Mme Erlanger sonnait à la maison et, rien qu’à la manière dont elle m’embrassa, je devinai que c’était Henriette qui était morte. La pauvre créature entreprenait vis-à-vis de moi la plus étrange démarche que jamais la perte de son enfant ait suggérée à une mère au désespoir : Henriette était morte en province, à la pension ; les Erlanger ne possédaient aucun portrait d’elle, et ils avaient réfléchi qu’un portrait de moi pourrait bien leur remplacer celui de leur petite fille ; il suffisait que ces dames Veydt consentissent à me laisser, à cette fin, poser chez un photographe.

Ce fut chose entendue tout de suite. Le caprice, pour extravagant qu’il parût, était si respectable que personne, rue Marcq, ne pouvat songer à y mettre obstacle. Quand il fut question de m’habiller pour la suivre, on consulta Mme Erlanger sur les moindres détails de ma toilette : elle souhaita me voir vêtue de blanc et comme j’avais, par hasard, les cheveux dénoués et flottants dans le dos, elle les tressa : elle-même en deux nattes qu’elle noua de rubans larges : notre coiffure habituelle, à Henriette et à moi-même, ce qui constituait le plus clair, le plus positif de notre ressemblance.

Tout en me parant ainsi, la mercière s’exaltait : sa combinaison lui paraissait admirable, et il lui semblait que sa grande douleur ne pourrait s’atténuer que par la réalisation de cette image qui, sensément, représenterait sa fillette.

Elle désirait que j’y parusse en pied, debout, un bouquet dans la main, le plus gaie possible. Puis, son projet se compliqua : elle grouperait tous ses autres enfants autour de moi, qui simulerais la sœur aînée ; ils seraient échelonnés par rang de taille, les plus grands à droite ; les autres à gauche, et le baby à mes pieds. On les prendrait dans leur deuil sévère, dans leur petite blouse noir à biais de crèpe, tandis que, toute blanche, je resplendirais au milieu d’eux.

J’apercevais là les éléments d’une allégorie mystique : Henriette, un instant redescendue sur la terre, devait faire penser aux joies sereines du paradis, à la félicité idéale des bienheureux… et cela plaisait à mon imagination d’enfant ; peu à peu, je dépouillais mon « moi », ma jeune personnalité remuante et vive, pour m’identifier avec cette forme vague, nuageuse, insaisissable que me représentait l’âme d’Henriette.

J’étais devenue très grave, gagnée à la bizarrerie de la situation, ayant conscience de ce que j’allais représenter la figure principale d’une scène. Mme Erlanger m’’entraînait, et elle ne m’appelait plus Henriette, comme naguère ; il y aurait eu là, après la mort de la vraie titulaire de ce nom, une insouciance profane. La mère me disait : « Yette », à l’imitation de son petit. Yette, c’est-à-dire ni Henriette, ni Evangline, mais quelqu’un qui figurerait l’une et l’autre, sans être réellement aucune des deux.

En rien de temps, tous les enfants Erlanger furent prêts à sortir et nous partîmes. Dans la rue, la pauvre femme m’accablait de prévenances :

— Yette, veux-tu des gâteaux ?

— Yette, veux-tu des images, une poupée, un nécessaire à ouvrage ?

Je marchais, silencieuse et droite, les yeux levés, les nerfs à fleur de peau, un goût de larmes dans la bouche. Je faisais « non » chaque fois, de la tête, surprise et un peu choquée de ces offres prosaïques.

L’atelier du photographe était situé place Sainte-Gudule, dans les combles d’une très vieille maison aménagés de la façon la plus sommaire. On me plaça au beau milieu de cette espèce de grenier, tous les enfants en cercle autour de moi, Et, sous le chaud soleil qui tombait du toit vitré, ces petites têtes candides émergeant de costumes funèbres, avaient une grâce triste, attendrissante. Les cloches de l’église tintaient solennellement, tout près. Il y avait même des moments où leurs vibrations étaient assez fortes pour nous faire craindre que le clocher de la tour neuve ne tombât parmi nous. On m’avait piqué une fleur en papier rose dans les cheveux, près de l’oreille ; une de mes nattes revenait devant, sur le corsage décolleté. C’était la pose. Nul ne bougeait.

Alors, un trouble extraordinaire m’envahit : j’eus l’impression que mon cerveau se vidait, j’éprouvai je ne sais quelle béatitude surhumaine il me sembla que je devenais un pur esprit, que je touchais le ciel du doigt. Mon être s’était métamorphosé, décidément, au profit d’une autre : J’étais Henriette et, pour un rien, je me serais envolée vers les éternités bleues, dans la douce lumière de ce matin de printemps.

La première épreuve tirée de ce portrait avait réussi. On me remena chez nous toute froide et blanche, le front moite, les dents claquant. Dès qu’on m’eût laissée seule, j’éclatai en sanglots, je pleurai mon rêve.

Je n’ai jamais voulu regarder le groupe photographique où je posai pour une morte. Les parents de celle-ci affirment que la petite fille représentée là ressemble à Henriette plus encore qu’à moi-même. Et, si paradoxale qu’elle puisse paraître, leur assertion n’a rien qui m’étonne. Cela doit être vrai.

Pendant longtemps, je vécus dans le regret inconsolable de n’être pas Henriette, d’exister si loin du séjour de paix et de lumière, pressenti, comme par miracle, tandis que je posai pour elle et où j’aurais juré avoir vu des archanges m’appelant, tendant vers moi des bras ailés, alors qu’un objectif était braqué sur ma forme matérielle et que sonnaient les cloches de Sainte-Gudule, en ce jour d’avril, si suavement lumineux.