La Renaissance du livre (p. 15-24).

II


Du jour de son départ de la maison, date mon entrée chez mes grands-parents.

Jusqu’alors, et, bien qu’elle connût vaguement, par les rapports des domestiques, l’état de santé de Mme Veydt, la famille s’était assez peu préoccupée de moi.

Ma mère était orpheline et beaucoup plus riche que son mari : elle avait un caractère indépendant, des idées hautes et peu bourgeoises, aussi ne s’entendait-elle guère avec ses proches, tous bourgeois entichés de l’esprit, des mœurs, des préjugés de leur caste.

M. François Lorentz, son frère, qui, du reste, n’habitait pas Bruxelles, mais Anvers, où il était armateur, trouvait ma mère romanesque et c’est à peine s’ils échangeaient les lettres banales qui sont de politesse courante entre personnes du même sang, de bonne éducation, désireuses de ne se point brouiller tout à fait : il écrivait au jour de fête de Mme Veydt, lui envoyait ses souhaits le premier janvier et, pour moi, de grands bonhommes en massepain. Quand on avait su officiellement la mort de mon père, il était venu, avec sa jeune femme, nous faire une visite de condoléances et le couple avait accepté de dîner chez nous, pour reprendre le train le soir même.

Les relations avec les Veydt — et bien que ceux-ci eussent leur demeure à deux pas de la nôtre — étaient moins cordiales encore ; je crois qu’une sourde hostilité existait entre eux et maman. Peut-être même trouverait-on là l’origine des premières discordes surgies dans le ménage de mes parents, qui s’étaient épousés très jeunes et fort amoureux l’un de l’autre, pour en venir à une rupture après si peu de temps de vie commune : ma mère et ses beaux-parents n’avaient rien pour sympathiser et le voisinage des deux maisons amenait entre elle et ceux-ci des conflits où Jules Veydt, ayant à intervenir, devait, fatalement, de quelque côté qu’il se tournât, blesser quelqu’un de cher à son cœur.

Après le départ de mon père pour le Congo, toutes relations avaient cessé entre nous et les vieux Veydt, et il fallut notre deuil, les formalités exigées par ma situation d’orpheline mineure, la réunion d’un conseil de famille, me donnant, à côté de ma tutrice naturelle, un tuteur et un subrogé-tuteur, qui furent mon grand-père, le docteur Veydt, et mon oncle François, il fallut cela pour amener un rapprochement, d’ailleurs temporaire. Maman était souffrante et révélait de graves troubles d’esprit depuis des semaines, quand la famille en fut informée par le médecin de la malade.

Alors, les formalités recommencèrent ; le même conseil de famille fut assemblé qui décida de pourvoir la pauvre femme, devenue incapable de se conduire ni de conduire qui que ce fût, des mêmes tuteurs que j’avais, moi, tandis qu’on la déclarait, du fait de sa démence constatée, déchue de la tutelle de son enfant.

Toutes choses ainsi arrangées et la malade internée à Uccle, on ferma notre jolie maison de la place du Béguinage, après avoir congédié les bonnes, vendu le chien, — qui était de race, — donné le chat, — qui était merveilleux à la chasse aux souris, — et ma tante Josine m’emmena rue Marcq, chez mes grands-parents.

Mlle Josine Veydt, la sœur aînée de mon père, avait alors quarante-cinq ans et paraissait, à mes yeux, une très, très vieille personne. Courte sur jambes et un peu boiteuse, elle n’avait jamais été jolie, devenait tout à fait laide, le savait et en éprouvait beaucoup de chagrin. Elle était de ces filles sur le retour, de qui le célibat a aigri le cœur et quelque peu déformé le caractère. Je crois que ma mère, particulièrement avait eu à en souffrir. Mais une chose exquise et profonde contrebalançait ce que ma tante Josine avait de trop acariâtre dans les manières : c’était son amour pour Jules Veydt, le culte dont elle entourait la mémoire de ce frère plus jeune qu’elle de quinze ans, qu’elle avait élevé, qui l’aimait, et qui était mort si lamentablement, si loin des siens !

Quand elle vint me chercher, place du Béguinage, pour me conduire rue Marcq, elle n’obéissait certainement qu’à un sentiment de devoir et aucune affection pour moi n’avait dicté cette démarche qu’elle accomplit elle-même alors qu’une mercenaire aurait pu l’y remplacer. Elle ne m’aimait pas, me connaissait à peine et, à cette époque, je représentais pour elle une étrangère, la fille d’Evangèline Lorentz, une enfant quelconque, plutôt antipathique, sans lien aucun avec les Veydt, mais coupable de ce grand crime de n’avoir pu retenir son père au foyer.

Je m’en souviens, je l’appelais « Madame » et elle me laissait dire sans rectifier. Elle ne me tutoyait point, trouvait moyen de ne pas prononcer mon nom de baptême qui était aussi celui de ma mère et, lorsque le voisin à qui l’on avait cédé notre chat, camarade chéri de mes feux, dont je ne pouvais me séparer sans larmes, vint chercher cette bête, ma tante vit mon désespoir et ne s’attendrit point. Elle donnait un dernier regard aux pièces désertes de ma chère maison, avant de se retirer, puis, me mena dans la rue :

— Allons, allons, avancez, fit-elle, d’un ton sec, en m’entraînant.

Et ce furent les seules paroles qu’elle m’adressa durant le trajet de chez nous à la rue Marcq. Là, ayant ouvert avec son passe-partout une porte brunâtre à un seul vantail, au milieu duquel luisait la plaque de cuivre mentionnant le nom de mon aïeul : Édouard Veydt, et, annonçant sa qualité de Docteur en médecine, ma tante me fit passer devant elle, pour traverser un vestibule long, étroit, glacial et dont le dallage, alternativement blanc et bleu sombre, faisait penser à un damier funèbre dont chaque carré eût recouvert une sépulture.

Il pouvait être quatre heures du soir ; on était en hiver, la journée avait été pluvieuse et la lumière n’arrivait là que par les vitres matées d’un très petit œil-de-bœuf donnant sur la cour. C’est dire que ce vestibule était obscur. Je ne me rappelais pas y avoir jamais mis le pied et le premier sentiment qu’il m’inspira fut la peur, une peur nerveuse, indicible, qui, malgré moi, fit venir à mes lèvres le nom de ma nourrice, la seule personne qui eût pris soin de moi depuis la maladie de Mme Veydt. Et, retournant sur mes pas, bien décidée à gagner la rue, je prononçai ce nom, dans le cri furieux et navré que je retenais depuis notre départ de la maison :

— Dauka !… Où est Dauka ? Je veux retourner près d’elle.

Ma tante ne me répondit point, ne fit rien pour m’apaiser, mais, comme ma colère, accrue à son indifférence, devenait de plus en plus tapageuse, elle me prit sur le bras, se dirigea tranquillement vers l’escalier qui était au fond du vestibule et, malgré sa claudication, malgré la défense que je lui opposais, tout mon corps agité de mouvements convulsifs, en gravit trois marches sans faiblir. Mes cris étaient devenus des hurlements ; je donnais des pieds et des mains, au hasard, dans les côtes, la poitrine, les reins de la vieille fille, poussée par une subite révolte de sauvage, et je continuais à répéter :

— Dauka, Dauka…, je veux Dauka !

Ma tante Josine qui, tout de même, n’avançait guère, finit par me dire, sans s’émouvoir pourtant :

— Si vous vous obstinez à crier comme cela, vous allez réveiller votre grand-papa qui fait sa sieste.

Elle avait imprimé à ce mot « votre grand-papa » le ton spécial, plein de componction, qu’adoptent les dévots en parlant du bon Dieu, et cet excessif respect m’impressionna, tout d’abord ; mais mon chagrin renaissant de ma défaite, de la certitude où j’étais, à présent, de ne pouvoir plus m’échapper, je recommençai mes plaintes avec rage.

Nous étions parvenues à l’entresol, devant une porte où un rideau de percale verte se fronçait sur une vitre ; et, soudain, cette porte, en s’ouvrant, livra passage à un vieillard magnifique, imposant, colossal, qui disait, les yeux gros de sommeil et la bouche tiraillée de bâillements :

— Josine, faites-la taire.

C’était le docteur Veydt ; je le connaissais, pour l’avoir vu dans toutes les circonstances solennelles de ma jeune vie. Il était inoubliable.

Sa fille, confuse, répondit :

— C’est la petite de Jules. Elle demande sa bonne.

Mais l’autre, prodigieusement méprisant, répétait, les mains sur ses oreilles :

— Faites-la taire, faites-la taire.

Et la porte au rideau de percale se referma sur mes cris, avec indignation.

Alors, je cessai de me plaindre, je ne demandai plus Dauka : je me cramponnai à ma tante Josine, de toutes mes forces, saisie d’épouvante devant ce grand vieux si beau et si terrible sous la noblesse de ses cheveux blancs bouclés, avec l’accent autoritaire de sa voix. Et il me semblait avoir aperçu un être surnaturel, quelqu’un de tout-puissant qui tenait, à la fois, du Croquemitaine dont on m’avait menacée quand je n’étais pas sage, et d’un saint apôtre dont ma bonne avait une statuette sereine et bénisseuse sur sa cheminée.

Mlle Veydt, me portant toujours sur son bras, gagnait le second étage et m’introduisait dans sa chambre. Là, les verrous tirés, elle me déposa à terre et voulut m’enlever mon chapeau.

Mais j’avais vu, tout de suite, mon petit lit de chez nous, dressé là, à côté de celui de la vieille fille : cette découverte, en me convaincant de la justesse de mes craintes, en me prouvant que j’allais rester au milieu des Veydt, à demeure, exaspéra ma peine et je reculai avec horreur, tenant à deux mains ce pauvre chapeau pour qu’on ne pût me le prendre. D’un bond, je m’étais précipitée vers la porte close et j’y déchirais mes ongles, sans parvenir à l’ébranler. Ma tante Josine haussait les épaules ; elle se défit de son manteau et de ses gants, puis, me demanda d’un ton sérieux, comme elle se fût adressée à une grande personne :

— Voulez-vous, oui ou non, me laisser vous ôter votre chapeau ?

— Non, non ! répliquais-je avec une énergie boudeuse, un profond désespoir.

Elle ôta le sien, changea de robe, noua un tablier de mérinos autour de sa taille et commença de vider une malle qui était là et que je reconnus pour avoir appartenu à maman : toutes mes petites affaires s’y trouvaient entassées. Mon émotion augmenta, et, inconsciemment, car j’étais trop jeune pour avoir la foi, je joignis les mains et murmurai, ayant, sans doute, entendu prononcer ces mots par d’autres dans les moments d’affliction :

— Mon Dieu !

Je les répétai à plusieurs reprises, torturée d’un de ces chagrins d’enfant, immenses et si cruels que, des années après, leur pensée seule évoque une image plus noire que tout ce que la pratique de la vie a pu apporter de désolant. Mais, soudain, comme je levais les yeux sur la muraille, un visage peint, un visage connu, aimé, un charmant et jeune visage d’homme m’apparut, souriant dans un cadre d’or qu’une grande couronne de pensées artificielles entourait :

— Mon papa ! fis-je, un peu consolée, ravie de la rencontre et les bras tendus vers ce portrait, tout pareil à un autre que nous avions à la maison et qu’on m’avait appris à révérer.

— Oui ; votre papa, redit Mlle Veydt.

Et ce que n’avaient pu faire mon désespoir et mon insurrection, la vue du portrait de son frère le fit : elle s’amadoua un peu, me regardant avec moins de froideur. Même, j’aperçus comme un éclair de pitié illuminant ses yeux ternes ; elle contemplait tour à tour la toile et mon visage, et elle alla jusqu’à ajouter, d’une voix radoucie :

— Vous lui ressemblez beaucoup, à votre papa.

Elle avait dit cela très bas, comme à regret, et je sentis bien qu’elle eût préféré ne pas convenir de cette ressemblance ; la phrase devait lui être échappée malgré elle, frappée qu’elle était, certainement, de l’étonnante similitude existant entre la physionomie de mon père et la mienne.

Elle s’était mise à ranger des bouquets qui levaient leurs roses blanches, sur le marbre de sa commode, en deux grands vases placés sous le portrait, de chaque côté ; et, intéressée par ce soin qu’elle prenait avec tant de dévotion et qui me la rendait sympathique, je me coulai près d’elle, moins farouche, je demandai :

— C’est pour papa, ces fleurs ?

Elle répliqua :

— Et pour qui serait-ce ?

Seulement, une larme avait roulé sur sa joue, et elle s’attendrit au point de s’écrier en me prenant la main :

— Ah ! ma pauvre, pauvre enfant !

Alors, à mon tour, je serrai sa main et, pour la première fois depuis mon départ de la place du Béguinage, je me laissai aller à pleurer. Je pleurai tant, et d’un tel cœur, et durant si longtemps que j’en étais comme suffoquée.

Heureusement, ma tante eut une inspiration divine ou, plutôt, simplement, maternelle : elle alla chercher au fond de la malle à moitié vidée, Mlle Zoone, ma poupée, et elle me la mit dans les bras. Cette présence d’une vieille chose qui, toujours, m’avait distraite, avec laquelle j’avais joué et que j’aimais passionnément, me calma un peu. Je consentis à me laisser enlever ma coiffure, baigner les yeux, laver les mains… et quand nous descendîmes pour le souper, j’étais sinon résignée, au moins très convenable.