À travers la jungle politique et littéraire/5

Librairie Valois (Première sériep. 197-230).

Gustave Hervé


GUSTAVE HERVÉ, l’homme qui fit tant parler de lui avant la guerre, à l’époque où il était considéré comme « général » des troupes insurrectionnelles, a risqué, ces temps derniers, une réapparition sensationnelle.

Il était parti de la bataille de Wagram, ce qui lui avait permis de planter le drapeau napoléonien dans le tas d’ordures d’une cour de caserne, et vient d’aboutir à la Salle Wagram[1].

Mais, cette fois, il ne barbouille plus le drapeau, même césarien ; il le brandit avec véhémence. Et l’antipatriote de naguère nous déclare avec fougue : « La Patrie ! nous l’avons dans le sang, dans les moelles. Qu’on y touche ! »

De Wagram, il a voulu essayer son nouveau répertoire à Belleville. Ça n’a pas réussi. Les révolutionnaires du faubourg sont demeurés fidèles aux idées de l’ancien Hervé.

Naturellement, ces virevoltes, ces changements de tactiques, ces rectifications de tir suscitent des commentaires, pour la plupart dépourvus d’aménité. Le mot « renégat » claque comme un fouet. Ce qu’on peut entendre sur la personnalité de Gustave Hervé, c’est inouï. Pour les uns, c’est un vendu, livré pieds et poings liés à la bourgeoisie qui le paie. Pour d’autres, il ne cède qu’à la vanité et à la manie du scandale. On rappelle les propos de Paul Lafargue : « Hervé tire des pétards pour faire retourner le passant ! »

La vérité, c’est qu’on le connaît fort mal. Moi qui ai vécu des années à ses côtés et qui, je puis le dire, le « sais par cœur », je ne saurais souscrire à de tels jugements définitifs. Hervé vendu ? Il n’a pas le sou. Hervé vaniteux ? On ne le voit aucune part. Il fuit le monde, les soirées, les brasseries, rentre tranquillement dans son petit logement de la rue de Vaugirard, une fois sa besogne terminée. Alors ? C’est à la fois très simple et très compliqué.

Gustave Hervé est un homme qui passe sa vie à chercher « sa vérité » ; Chaque fois, il croit l’avoir trouvée et il fonce avec toute l’ardeur brutale de son tempérament. Jadis, c’était la Révolution qui l’appelait. Il s’y donna avec passion, consentit à tous les sacrifices. Aujourd’hui, c’est la Patrie qui lui fait de l’œil. Il se jette dans ses bras, avec le même emportement. Comme il possède, en même temps, une remarquable faculté d’oubli, il asperge ses fidèles d’hier des épithètes et des injures les plus invraisemblables : crétins, lamentables idiots, brutes épaisses… Il ne paraît vraiment pas se douter que ces malheureux ainsi catalogués et marqués ont été formés à son école et à son image.

Il y a des années que j’ai cessé de le voir — depuis la guerre. Un jour, cependant, je le rencontrai sur les boulevards. Il allait, paisible, la tête dans les épaules, ses yeux de myope clignotant derrière les lorgnons. Je l’arrêtai. Après quelques mots, il me confia :

— Tu vois, j’ai changé… Que veux-tu, il me faut une « foi ». Je ne peux pas vivre sans « foi ».

— Crois-tu que ce soit vraiment indispensable ?

— Oh ! toi tu as toujours été un « dissolvant ». Quand nous marchions tous dans la religion révolutionnaire, tu demeurais sceptique. Tu nous regardais avec le sourire. Mais, pour moi, c’est tout à fait différent.

Il me contempla un instant ; puis, avec une sorte de solennité :

— J’ai cru à la Révolution… Je n’y crois plus. La guerre m’a ouvert les yeux. Alors, n’ayant plus de religion, je me suis rallié à la « foi » de mes pères.

— Laquelle ?

— La foi des Bretons, mes ancêtres… la foi catholique.


J’étais quelque peu abasourdi. Il ajouta :

— Tu y viendras, toi aussi, un jour ou l’autre…

Il s’en alla, de son pas pesant, traversa le boulevard. Figé sur le trottoir, je le suivais des yeux, songeant au disparu, à celui qu’on avait surnommé le « nouveau Blanqui », et qui collectionnait les années de prison. Était-ce bien le même ? Quelles personnalités rivales se livrent, en nous, des luttes confuses, et sommes-nous tellement sûrs de nous connaître ?

Certes, j’ai pu voir, depuis près de trente années que je tiens une plume et que je suis mêlé à toutes les bagarres, plus d’un de mes compagnons de jeunesse tourner brusquement comme le lait qu’on approche d’un feu trop vif. Je pourrais citer des noms et des noms, y compris celui de mon vieil ami Émile Buré, jadis anarchisant, mais qui, tout en changeant son fusil d’épaule, n’a cessé de conserver son sourire de sceptique amusé. Car lui ne cherche pas obstinément la foi, mais tourne autour de la sagesse, déité fuyante, qui se dérobe et se joue de ses soupirants… Oui, combien sont-ils qui n’ont rien gardé des ardeurs et des emportements d’autrefois et qui cultivent, peut-être, des regrets ?

Mais Hervé, l’homme des paysans de l’Yonne, le défenseur de Liabeuf, le théoricien de l’antipatriotisme !… Hervé jouant les saint Paul ! Un comble.

Pourtant peu d’hommes ont moins changé que Gustave Hervé. Au fond, il est demeuré le même.

Je m’explique. Avant d’être journaliste et homme politique, Hervé est un pédagogue. Il enseigne, il professe. Avec ses méthodes à lui, qui sont toutes d’outrance, de grossissement des traits, afin, dit-il, de mieux frapper les esprits. Seulement, voilà, la leçon qu’il développe aujourd’hui n’est plus celle d’hier. Mais la méthode n’a pas varié. Et c’est toujours le pédagogue brutal, affirmatif, péremptoire que nous avons devant nous.

Un pédagogue, d’ailleurs, qui s’allie au paysan bon vivant, malicieux, prompt au sarcasme, voire à l’injure. Un professeur doublé d’un pamphlétaire. Un mystique qui hanterait Rabelais. Vous voyez ce que ça peut donner.

Quand il aura traversé les milieux catholiques, bien pensants ; qu’il les aura jugés, pesés, condamnés ; quand il aura bien vu l’inanité de ses tentatives de « redressement national » et qu’il aura compris qu’il tourne le dos à l’avenir, Gustave Hervé redeviendrait farouchement révolutionnaire et ferait son « mea culpa » sensationnel que cela ne m’étonnerait nullement.

Il apparut un beau soir, en l’année 1903, à la salle du Tivoli-Vaux-Hall. C’était l’année de l’unité socialiste. À l’issue du premier Congrès, on avait organisé un grand meeting. La salle était bondée.

Soudain, on vit se dresser à la tribune un petit homme, gras et replet, figure joviale, lorgnon en bataille, qui, d’une voix aux inflexions étranges, allant du mode suraigu aux profondeurs caverneuses des basses nobles, se mit à expliquer ce qu’il entendait par antimilitarisme.

Pour lui, il était simplement le délégué des paysans de l’Yonne et mandaté par ses camarades pour faire savoir au parti et au peuple parisien qu’en cas de guerre, « ils ne marcheraient pas ».

Comme en s’en doute, cette déclaration tranchante, sans vaines fioritures, provoqua quelque émotion dans l’assistance. Et l’orateur insistait. Il montrait l’opération, telle qu’elle devait se produire et, la décomposait en trois temps : résistance passive, refus formel, insurrection. Et voilà ! Simple et à la portée de tous.

Mais le lendemain, quel chahut dans la presse ! On donnait le nom de cet orateur surprenant. C’était un petit professeur d’Histoire, de Sens, déjà poursuivi, déjà condamné pour des articles et des discours d’une rare violence. On l’appelait Gustave Hervé. Mais ce qu’on lui reprochait le plus violemment c’était, dans un article scandaleux du Travailleur socialiste, d’avoir planté le drapeau de la France dans le fumier.

Après ça, il avait fondé le Pioupiou de l’Yonne où il publiait d’effroyables articles. On le jetait à la Cour d’assises où un avocat socialiste, d’un très grand talent, venait le défendre. Cet avocat se nommait Aristide Briand.

Alors, ce petit professeur, hier absolument inconnu, bondit, d’un seul coup, au sommet de la popularité, pendant que, même dans le Parti socialiste, auquel il appartenait, pleuvent les invectives. On le traite de « réclamiste », de « névrosé », de « loufoque ». Mais lui continue paisiblement sa besogne.

Telle fut l’entrée en lice — et en matière — de Gustave Hervé. Je n’ai pas l’intention de retracer ici sa carrière. Je veux examiner simplement l’homme tel que je l’ai approché et connu.

Il faut que je note, pourtant, qu’après une nouvelle condamnation provoquée par une affiche violente aux conscrits, Hervé, avec l’aide de quelques amis : Eugène Merle, Almereyda, Louis Perceau, Henri Fabre et le signataire de ces lignes, fonda cette terrible Guerre Sociale qui allait faire quelque bruit. À la tête de cet hebdomadaire, qui groupait derrière lui tous les éléments révolutionnaires, le petit professeur de Sens mena des campagnes retentissantes. Il devint tout-puissant sur les masses. Sur un signe de lui, l’insurrection pouvait se déclencher.

Je n’exagère en rien. On le vit bien, l’inoubliable mercredi soir, lors de l’exécution de Ferrer. La Guerre Sociale avait convié ses troupes à l’ambassade espagnole. Ce fut une véritable émeute. On se battit toute la nuit. Un agent fut tué, d’autres blessés. Le préfet de police d’alors, Lépine, eut l’oreille effleurée par une balle. Et jusqu’à l’aube, les bagarres se poursuivirent furieusement. On le vit également au matin de la guillotinade de Liabeuf, un innocent condamné à mort. Et je pense que si, à l’heure de la déclaration de guerre, Hervé avait tenu ses promesses d’antan et donné le mot d’ordre à ses troupes, il eût pu se produire un sérieux grabuge.

Pourtant, cet homme extraordinaire, qui peut se vanter d’avoir joui d’une popularité immense, était, dans le privé, un brave bourgeois, tranquille, sans besoins, sans ambitions. Son existence s’écoulait de la rue de Vaugirard, où il demeurait, à la rue Montmartre, où se trouvaient les bureaux du journal. C’était toujours le même itinéraire. Chaque soir, il partait de son pas paisible, descendait jusqu’aux Halles où il s’engloutissait dans le métro. Cette monotonie n’était rompue que par les réunions publiques ou clandestines et les séjours à la Santé ou à la Conciergerie.

Parfois, il prenait son bâton et se mettait à parcourir la province. Il s’intitulait alors « commis-voyageur en socialisme ».

Nous l’appelions le « général ». Cela venait de son costume d’apparence militaire. Il portait un veston qui lui serrait la taille, au col étroit, à allure de dolman. On le blaguait là-dessus. La vérité, c’est que par mesure d’économie, il avait fait tailler cet habit dans un uniforme de son frère, le commandant d’artillerie mort pendant la guerre, dans la Somme, à quelques pas du lieu où je me trouvais moi-même.

Du reste, aucun souci vestimentaire chez Hervé. Sur ce point, il pouvait être comparé à Jaurès. Je l’ai vu, à la Santé, le soir venu, au moment où le guichetier nous mettait sous clef pour la nuit, entrer dans sa cellule et se dépouiller en un clin d’œil de ses habits. Il jetait son veston au milieu de la pièce ; puis le pantalon allait le rejoindre ; après quoi v’lan ! les chaussures. Ah ! c’était promptement fait. Et le « général » tombait dans son lit, éteignait la lumière. Deux minutes après, il ronflait.

C’était un dormeur merveilleux et méthodique. Pas un événement n’était capable de le distraire de son sommeil. Il nous expliquait, en riant, qu’il avait deux tiroirs dans son cerveau : le tiroir aux noirs soucis ; le tiroir aux pensées roses.

— Alors, vous comprenez, comme je veux dormir tranquille, je ferme le mauvais tiroir et j’ouvre le bon.

Le lendemain matin, il se précipitait, à la première heure, sur ses vêtements qui gisaient pêle-mêle à terre et se coulait dedans. Jamais un coup de brosse. Le col du veston était poudrerizé de poussière et de pellicules. À telle enseigne qu’Almereyda le surnommait dans les coins : Silvio Pelliculo. Mais ce calembour avait déjà servi pour Drumont et quelques autres. Hervé, je crois, a toujours ignoré ce détail.

Il cultivait, du reste, lui aussi, le calembour et l’à-peu-près. Mais de quelle façon naïve et maladroite ! Et quand il tenait un mot, il ne le lâchait pas. Il nous l’aurait servi plutôt cent fois qu’une, sans paraître s’apercevoir que c’était autour de lui une vaste rigolade.

L’art du calembour tel que le pratiquait Hervé était simple, facile, à la portée de tous. Par exemple, il avait trouvé : Méric… Agricole. Pendant des années, il ne m’a jamais appelé qu’ainsi Agricole. Eugène Merle était devenu la Merluche. Quant à Almereyda, je n’ai jamais pu savoir pourquoi ni comment il était surnommé le Nègre.

Plus tard, il y eut de Marmande qui devint collaborateur de la Guerre Sociale. En raison de sa particule, Hervé le baptisa le Ci-devant. Mais, comme à cette époque, de Marmande était très lié avec l’avocat Jacques Bonzon et qu’on les voyait fréquemment ensemble, celui-ci suivant celui-là, nous avions ajouté à l’adresse de l’avocat : le Ci-derrière.

Cependant, les meilleurs de ses calembours, Gustave Hervé nous les sortait à table, dans la petite cellule qui nous servait de salle à manger. Il y avait


là, outre Hervé et moi-même, Almereyda, Merle, et le gérant Marchal, un brave travailleur du Bâtiment, barbu et ingénu. À chaque repas, le « Général », levant son verre, commençait ainsi :

— Je bois… t’au lait !

Après quelques minutes, il reprenait :

— Je bois… t’aux lettres !

Enfin, il achevait :

— Je bois… t’en fer blanc !

Et il s’esclaffait.

C’étaient à peu près les seules plaisanteries qu’il risquait. Il n’en connaissait pas d’autres. Mais le plus curieux, c’était l’horreur que ce polémiste plein de truculence manifestait pour toute trivialité de langage. Quand on osait devant lui un de ces mots colorés et décisifs qui disent si bien ce qu’ils veulent dire, Hervé fronçait les sourcils. Peu à peu, cependant, il s’accoutuma à en entendre de vertes et de pas mûres. Un jour même, il s’oublia jusqu’à lâcher le mot de Cambronne.

Ce jour-là Almereyda s’exclama :

— Eh ! eh ! le général se dessale.

*
* *

Gustave Hervé n’avait ni besoin ni passion. Un peu de gourmandise, seulement. Il aimait la bonne chère. Et, en qualité de fils adoptif de la Bourgogne, ce Breton prétendait s’y connaître mieux que quiconque, en vins.

C’était là son péché mignon : un bon petit repas et une bonne bouteille de derrière les fagots. À part ça, il méprisait souverainement l’argent et, au besoin, savait vivre comme un ermite.

Le plus amusant, c’était de voir Hervé, le soir, quand nous revenions d’une réunion. Nous nous efforcions de l’entraîner dans quelque brasserie. Impossible. Il refusait absolument. Hervé n’entrait jamais dans un café, sauf le cas de force majeure, et toujours à regret.

Mais nous étions quelques-uns à connaître ses petites faiblesses et nous tentions de le prendre par ses vices. Nous lui disions :

— Allons, viens ! Nous allons manger une bonne choucroute. Ça nous remettra de nos émotions.

Alors Hervé hésitait un instant. Il paraissait disposé à nous suivre. Il sentait déjà l’odeur de la choucroute. Puis, brusquement :

— Non, je rentre.

— Mais, puisque nous n’en avons que pour un quart d’heure !

Il hésitait encore, pris entre sa gourmandise et sa sainte horreur de la brasserie. Et, finalement, il reprenait son chemin. La vertu l’emportait.

Il faut l’avoir approché pour savoir comment il adorait la table et les fins morceaux. À la Santé, il présidait nos mangeailles. Et il se déclarait capable de reconnaître un vin, de déterminer l’année du cru. Je dois dire que, par moments, nous possédions une cave impressionnante… sous l’une de nos couchettes, dans une cellule. Des amis et des partisans nous expédiaient fréquemment d’excellentes bouteilles. L’un d’eux, Raquillet, gros propriétaire et maire de Mercurey (il fut célèbre quelque temps pour avoir fait jeter le drapeau dans la… chose et mourut, après la guerre, grand patriote et administrateur de la Victoire), nous rendait volontiers visite. Il n’arrivait jamais les mains vides.

Hervé se chargeait de veiller sur les bouteilles. Il tenait à les déboucher lui-même et à servir. Il accomplissait cette opération avec une solennité souriante. Il versait, d’abord, deux doigts de la sympathique liqueur dans son verre, portait le verre à ses lèvres, lentement, du côté droit, les yeux au plafond. Puis, un claquement de langue. Et :

— Ça, mes enfants, c’est épatant ! Du 1904.

Peu à peu, cependant, nous finîmes par nous demander si Hervé était vraiment aussi connaisseur qu’il l’affirmait. Le premier, Almereyda eut quelques doutes. Et nous résolûmes de lui faire une blague. Certes, si ces lignes tombent sous les yeux du directeur de la Victoire, il va crier à l’imposture et que cette histoire est inventée de toutes pièces. Mais il demeure encore quelques témoins : Marchal et Eugène Merle.

Voici ce que fit Almereyda. Il prit une bouteille vide, étiquetée Musigny, et l’emplit avec le vin de l’ordinaire qui était bien le plus affreux et le plus imbuvable — de quoi vous ronger l’estomac. Il reboucha soigneusement, barbouilla la bouteille de poussière, la plaça parmi d’autres.

Et nous attendîmes. Cela ne tarda guère. Le lendemain, comme nous achevions le repas que nous prenions en commun, le général cligna des yeux vers une planche et dit :

— Si nous goûtions un peu de ce Musigny !

— Si tu veux…

Hervé se leva, sans la moindre méfiance. Il s’empara de la bouteille, fit sauter le bouchon, leva les yeux vers le ciel absent et commença à déguster :

— À la vôtre, les enfants !

Le vin était encore plus aigre et plus nauséabond que d’habitude. Nous y trempâmes à peine nos lèvres. Mais Hervé, lui, se versa une large rasade :

— Fameux, tout de même. Allons ! Je bois t’en fer-blanc !

Nous avions du mal à ne pas éclater de rire…. Et naturellement, nos verres demeuraient pleins. Si bien qu’Hervé, candidement, nous dit :

— Eh bien ! quoi ! vous ne buvez donc pas ? Ah ! je vois que vous ne savez pas ce qui est bon.

Et il se versa une deuxième tournée.


Le soir, il finit la bouteille. Très charitablement et connaissant son goût pour les « bonnes choses », nous le priâmes de s’adjuger notre part.

Il y eut aussi une histoire de vin du Loupillon qui nous amusa fort.

Chaque fois qu’il venait à la Santé, Hervé réclamait un peu de ce vin délicieux, du Loupillon dont L’Œuvre nous avait fait cadeau. On trinquait à la ronde. Ils sont assez nombreux les militants qui ont dégusté cet admirable pinard, aigrelet et fade tout à la fois. Mais Hervé est celui qui en a absorbé le plus (ce n’est certes pas un reproche). Gustave Téry ne s’est jamais douté de ça. Et le président Fallières, pas davantage.

*
* *

Le goût que Gustave Hervé manifestait pour les « bonnes choses » faillit lui jouer un mauvais tour. Cela menaça aussi de lui faire un grand tort dans l’opinion, toujours prête à accueillir les pires bobards.

Le général manqua tout simplement trépasser, une nuit, dans sa cellule.

Il avait englouti une douzaine d’huîtres à son repas du soir.

Ah ! ces huîtres ! quels commentaires elles provoquèrent dans la grande presse ! L’indignation coula à flots. On représenta Hervé et ses compagnons comme des sybarites, faisant la noce dans leur prison. On demanda des explications au gouvernement.

L’histoire des huîtres, cependant, se réduisait à fort peu de chose.

Dans l’après-midi, un brave militant, un de ces « bons bougres » dévoués qui avaient mis tout leur espoir dans Hervé, et qu’Hervé traite aujourd’hui comme du poisson pourri, s’était amené avec, dans les mains, un paquet mal ficelé contenant une douzaine de ces fâcheux mollusques. Ce pauvre diable avait acheté ces huîtres à une marchande de quatre-saisons.

Les huîtres étaient en piteux état. Elles avaient dû faire un long séjour dans la voiture de la marchande. Mais Hervé, lui, n’y regardait pas de si près. Le soir, il se régalait de ces friandises, dévorait les huîtres jusqu’aux coquilles, exclusivement.

Mais dans la nuit !…

Soudain un branle-bas. Des pas dans le couloir, des appels. On ouvre les cellules. Le général Hervé était vert, en proie à d’effroyables coliques. Il se tortillait sur sa couchette. Autour de lui, on perdait la tête. Le directeur s’arrachait les cheveux, hurlait :

— N… de D… On va dire que je l’ai fait empoisonner.

En effet, Hervé trouvé mort dans sa cellule, quelle catastrophe ! Quel chahut dans Paris !

On finit par s’expliquer. On apprit qu’il s’agissait des huîtres. Il fut, dès lors, facile de guérir Hervé.

Mais après !… Quel déluge de plaisanteries, de sarcasmes, de récriminations. Hervé prit quelque chose pour ses huîtres ! Mais il s’en moquait.

Tel apparaissait, voici bientôt une vingtaine d’années, le terrible, le redoutable Hervé, chef d’une bande de malfaiteurs, épouvante des bourgeois avant de devenir leur défenseur. Ceux qui voudraient le juger uniquement sur son attitude d’aujourd’hui risqueraient de se tromper lourdement. Pour bien comprendre cet homme dont je n’ai peint que l’aspect familier, il faut le saisir à ses débuts, le suivre, étudier sa lente évolution, ses réactions. Pour peu que cela intéresse le lecteur, je vais vous montrer un autre aspect de ce diable d’homme.

*
* *

Longtemps, Hervé fut victime des légendes qui couraient sur lui et qu’il acceptait d’ailleurs avec la plus sereine philosophie. Il se moquait royalement de tous les contes qu’on forgeait sur lui et qui faisaient le tour de la presse.

Dans les débuts, il fut assailli par une formidable vague d’impopularité. Même, dans son parti, parmi les socialistes, on lui tenait rigueur et il ne pouvait aborder une réunion publique sans soulever des incidents. Mais cela lui était parfaitement indifférent. Au contraire ; il paraissait trouver un attrait particulier à cette hostilité qui se manifestait autour de lui. Sous ce rapport, il n’a pas changé beaucoup.

Mais, à l’époque dont je parle, il avait sur la conscience toute une série de méfaits. Ces méfaits, il les a classés et réunis dans un volume qu’il a intitulé carrément : « Mes Crimes ».

Premier crime. Le drapeau dans le fumier. Ce fut le point de départ de sa scabreuse notoriété. Quand les réactionnaires et les conservateurs voulaient accabler les partis de gauche et le socialisme, ils ne manquaient jamais de ressusciter l’homme au drapeau dans le fumier. De même qu’aujourd’hui — les méthodes demeurent les mêmes — ils brandissent le spectre du communisme pour stimuler l’épouvante des timorés et des hésitants.

Le fameux drapeau dans le fumier, cependant, n’était, si j’ose m’exprimer ainsi, un véritable bateau. D’un mot, Hervé aurait pu dissiper l’équivoque, rétablir la vérité des faits, confondre ses adversaires. On lui disait souvent :

— Voyons ! Tu devrais protester… publier ton article. Ainsi l’opinion sera fixée.

Il se mettait à rire, en haussant les épaules :

— Bah ! Laissons dire. Ça n’a aucune importance.

Ce drapeau, si malencontreusement barbouillé, c’était, je l’ai déjà expliqué, celui de la bataille de Wagram, qui fut une des plus sanglantes boucheries napoléoniennes. De quoi s’agissait-il, en réalité ? D’un article publié par le petit professeur de Sens dans le Travailleur socialiste de l’Yonne à l’occasion de l’anniversaire de Wagram. Qu’on me permette d’en donner quelques extraits. On verra que pas un républicain ne pouvait trouver prétexte à s’indigner :

« Wagram, journée de honte et de deuil !

« Une grande nation, qui venait de proclamer les Droits de l’Homme et du Citoyen, était, depuis dix ans, amoureuse d’un bandit en uniforme. Arrivé aux grandeurs par la guerre, il jugeait la guerre indispensable au maintien de son trône ; elle était devenue pour lui un besoin impérieux, une vraie passion de joueur. Il avait su communiquer à la France sa folie de meurtre par l’appât de beaux plumets, d’uniformes criards et tapageurs, par l’appât de décorations, de galons, de dotations ; tout ce qu’il y avait de jeune et de vigoureux dans le pays se ruait sur un signe du maître, tantôt sur l’Allemagne, tantôt sur l’Autriche. »

Après ce couplet, l’auteur entreprenait le récit de la bataille. Il citait Thiers, montrait les vainqueurs, ivres, lâchés au milieu de populations paisibles et désarmées, finissant dans l’orgie la plus crapuleuse. Et il disait :

« C’est cette victoire napoléonienne, cette victoire de l’homme qui étrangla la Première République, que la Troisième République fait glorifier par ses soldats…

« C’est ce carnage, cette grillade de blessés et de mourants, cet incendie de récoltes que la République française, au XXe siècle, fait célébrer par des fils d’ouvriers pacifiques et de jeunes paysans laborieux…

« C’est cette soulographie de toute une armée, vidant les caves des paysans autrichiens, avant de maltraiter leurs filles !

« À quand la glorification de Cartouche, de Pranzini, de Vacher ! »

Certes, la page était truculente. Mais qu’est-ce qu’un républicain pourrait bien y répondre ?

Mais voici l’objet du délit, c’est-à-dire la conclusion, le passage qui permit de flétrir Hervé et de le dénoncer comme un ennemi du Drapeau :

« Tant qu’il y aura des casernes, pour l’édification et la moralisation des soldats de notre démocratie, pour déshonorer à leurs yeux le militarisme et les guerres de conquête, je voudrais qu’on rassemblât, dans la cour principale du quartier, toutes les ordures et tout le fumier de la caserne et que solennellement, en présence de toutes les troupes en tenue n° 1, au son de la musique militaire, le colonel, en grand plumet, vint y planter le drapeau du régiment. »

Isolée, cette phrase se retournait terriblement contre le journaliste. Elle fut férocement exploitée. Nul ne se soucia d’expliquer aux lecteurs qu’il s’agissait du drapeau impérialiste et qu’Hervé l’avait souligné lui-même : « C’était la seule façon vraiment digne et symbolique de célébrer l’anniversaire de Wagram. » Si Hervé avait consenti à rétablir la vérité, il eût recueilli l’approbation de tous. On sortait de l’affaire Dreyfus et l’on en avait entendu bien d’autres.

Mais il trouvait la chose très drôle. Cette notoriété brusquement conquise à la faveur d’un malentendu, ne lui déplaisait nullement. Je le vois encore, hilare, la tête enfoncée dans son dolman, se frottant joyeusement les mains :

— Les imbéciles !… Ils finiront par croire ce qu’ils disent.

*
* *

Après ça, Hervé devint l’homme qui criait : « À bas la République ! »

L’histoire est tout aussi amusante que celle du drapeau. Car Hervé était surtout républicain, et jamais l’idée de proférer semblable blasphème ne l’aurait effleuré. Le coupable, c’était son secrétaire de la rédaction, à la Guerre Sociale, Almereyda.

Hervé venait d’écrire un article « très enlevé » dans lequel il signalait l’apathie des masses, leur détachement du régime. Il criait aux responsables :

« Attention ! Si vous continuez, le peuple va de plus en plus se désaffecter de votre République. Bientôt, ce sera le cri : À bas la République ! qui retentira à vos oreilles ! »

Comme on voit, il s’agissait d’un cri d’alarme, d’une mise en garde brutale. Rien qui fût de nature à émouvoir ou à provoquer le scandale.

Seulement, Almereyda était là, qui veillait et qui confectionnait le journal. Sa principale préoccupation, c’était de découvrir, chaque semaine, la manchette sensationnelle. Il était prêt à tout sacrifier à la manchette par une sorte de déformation professionnelle. Quand il eut terminé la lecture de l’article, il sauta de joie :

— Ça va ! ça va ! s’exclamait-il.

Le lendemain, mercredi, — la Guerre Sociale paraissait tous les mercredis, — les camelots se répandaient en hurlant sur les boulevards, envahissaient les faubourgs, étalant largement la feuille sur laquelle on lisait, en caractères énormes : « À bas la République ! ». Cependant, Almereyda, pris de scrupule à la dernière heure, avait eu soin de placer la phrase terrible entre guillemets.

N’importe. Le chahut fut formidable. Tous les journaux se jetèrent, avec avidité, sur cette manchette, ceux de droite joyeusement, ceux de gauche pleins d’une sainte colère. On oublia l’article, son véritable sens, pour ne plus voir que le cri fatidique : À bas la République !

Hervé était devenu l’homme qui voulait étrangler la Gueuse.

*
* *

Autre crime. Autre légende.

Après des années de détention, Hervé venait de sortir de son cachot de la Conciergerie. Le pauvre général était bien mal en point. Il dut partir, quelques jours après sa libération, se reposer dans sa Bretagne. Il y demeura près de trois mois, et quand il revint à Paris, il nous avoua qu’il ne se souvenait plus du tout de ce qui s’était passé, à sa sortie de prison.

L’abus de l’internement vous joue de ces mauvais tours.

Or il se trouvait qu’Hervé n’ayant pas complètement fini son temps, venait de recevoir le présent de la liberté des mains du ministre, Aristide Briand, son ancien défenseur devant la Cour d’assises de l’Yonne. Il n’avait rien réclamé. Il ne devait rien au ministre. Il résolut de le dire dans son premier article d’homme libre…

Mais Almereyda était toujours là.

Je me souviens que le mardi, dans la soirée, nous nous trouvions au Café du Croissant — le café où fut assassiné Jaurès — attendant épreuves et morasses. Le journal s’imprimait en face, chez Dangon. Soudain, Almereyda apparut, radieux. Il déposa, sur la table, sa « manchette ». Et, non sans stupéfaction, je lus ceci : « Et je vous dit M… ! »

Le mot, naturellement, était en toutes lettres. Je fis la grimace :

— Quoi, demanda Almereyda, ça ne te va pas ?

Je secouai la tête. J’objectai que cette façon de répliquer produirait la plus mauvaise impression.

— Un mot pareil, c’est très bien, lancé dans la bataille, parmi la mitraille et les obus… si toutefois ?… Mais, lancé par les camelots, à travers les rues, au milieu des passants !…

— Ça va faire un effet !…

— Désastreux… Tu vois d’ici la stupeur du public, les coups de g… des camelots… Sale affaire !

Mais Almereyda s’enthousiasmait de plus en plus. L’administrateur, Eugène Merle, se montrait indécis. Quant à Hervé, l’air absent, il dit simplement :

— Faites pour le mieux.

Le lendemain, il prenait le train pour la Bretagne.

Finalement, Almereyda l’emporta. Le journal parut avec sa manchette. Comme on pouvait s’y attendre, le numéro s’enleva, la vente atteignit des proportions inespérées. Tout le monde voulait savoir ce que le nouveau Blanqui, revenu au soleil, allait dire.

Mais quelle déception et quelles mines indignées ! Ce que j’avais prévu se produisit. La plupart des confrères exprimèrent leur dégoût. De nombreux lecteurs protestèrent avec véhémence.

Hervé, lui, était déjà loin, et plutôt déprimé. J’ai déjà dit que lorsqu’il revint à Paris, il ne se souvenait que fort vaguement des derniers incidents. Il se mit à feuilleter la collection du journal, et quand la manchette, l’inoubliable manchette lui tomba sous le regard, il tiqua :

— Vous êtes allé un peu fort, dit-il.

Puis il eut son haussement d’épaules ordinaire et n’y songea plus.

C’est ainsi qu’après avoir planté le drapeau dans le fumier et crié : À bas la République ! Hervé devint quelque chose comme le rival ou l’émule de Cambronne.

Il ne protesta pas plus contre cette nouvelle et fâcheuse plaisanterie que contre les autres. Il en avait déjà assez sur le dos. Une histoire de plus ou de moins !

Et puis, il commençait à « évoluer » et rêvait de changer sa tactique. Déjà, en prison, il nous avait sorti de singulières théories. L’homme qui venait de formuler la doctrine de l’antipatriotisme et qui s’écriait : « Pas un centimètre carré de notre peau pour la défense de la Patrie bourgeoise », allait, maintenant, nous parler de la conquête de l’Armée et du problème de l’Alsace-Lorraine.

Cela bien avant la guerre. Et c’est encore une légende qui veut que Gustave Hervé ait retourné sa veste, par poltronnerie, au moment de la déclaration de guerre. On le voit, en suivant la marche de son évolution — ou, si vous voulez, de ses évolutions, car le girouettisme possède en Gustave Hervé, directeur de La Victoire, son type le plus éminemment représentatif.

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* *

Que Gustave Hervé, parti du plus péremptoire antipatriotisme, ait abouti à une sorte de nationalisme suraigu ; que cet homme qui affirmait : « La Patrie est une marâtre ! » clame aujourd’hui qu’il « a la Patrie dans le sang, dans la peau, dans les nerfs », voilà qui peut confondre l’imagination et autorise quiconque est étranger à la psychologie de ce pamphlétaire doublé d’un professeur à crier au renégat.

Cependant, quand on examine de près cette étrange carrière, quand on connaît l’homme, on ne voit rien d’extraordinaire à cette évolution.

On l’avait surnommé le « Général », ai-je dit, à cause de la tournure militaire de ses habits. Mais il y avait d’autres raisons. Il y avait que Gustave Hervé possédait l’étoffe d’un « critique militaire », tout comme le lieutenant-colonel Rousset ou le général Cherfils.

Seulement, il était beaucoup plus fort. Il savait les détails précis des grandes batailles de l’Histoire, les expliquait avec autorité, les commentait, corrigeait les erreurs de tactique des chefs. L’épopée napoléonienne, notamment, n’avait pas de secrets pour lui. Je l’ai entendu, durant des heures, nous conter les péripéties d’Iéna, d’Austerlitz ou de Waterloo. Tout cela revivait les charges, les canonnades, la ruée sur l’ennemi, et les fautes commises, les omissions, les sottises…

Dès son enfance, il donnait ainsi des leçons d’histoire à son frère qui devait devenir militaire professionnel et trouver la mort, durant la guerre, dans la Somme. Il traçait des plans compliqués sur le sable, du bout de son bâton. Ici les Prussiens… là un corps d’Autrichiens… Plus loin, sur les sommets, l’artillerie russe. Alors l’empereur fit donner trois régiments…

Il grandit ainsi, invinciblement aiguillé vers l’Histoire. Je note, en passant, qu’il eut des débuts pénibles. Il conquit ses diplômes à la force des bras. Il prépara son agrégation seul, sans maîtres, presque sans ressources, travaillant obstinément avec tout l’entêtement du Breton. C’est là un joli tour de force. Et, sans la politique qui s’empara de lui, à laquelle il devait se donner corps et âme, il aurait pu faire un remarquable historien, quoique…

Quoique… tenez ! il a écrit une courte histoire de l’Internationale dans laquelle, parlant du premier congrès dans la salle du Tivoli Vaux-Hall, il cite plusieurs fois le citoyen Flora Tristan. Or ce citoyen était tout simplement une citoyenne. Ailleurs, il fait pendre, sous la Révolution, je ne sais quel ennemi du peuple à un « bec de gaz ». Mais Jaurès, lui-même, avait fait casser la tête du gouverneur de la Bastille d’un coup de « revolver ». Lapsus amusants, mais fréquents et très explicables.

Ajoutez à cela qu’Hervé, anticlérical farouche, faisait fort bon ménage avec les curés. Il professa quelque temps, deux années, je crois, au petit séminaire de Lesneven où, seul, le professeur d’histoire était un laïque. Quand il lui arrivait de ressusciter ces heures de sa jeunesse, il nous disait avec attendrissement les longues parties de boules jouées avec les prêtres. Les hommes d’Église l’aimaient beaucoup.

Voilà donc l’homme antipatriote, antimilitariste, avec la passion des choses militaires ; anticlérical, bouffeur de curés et tout à fait à son aise dans la compagnie des ecclésiastiques. J’ai toujours pensé que ses incartades révolutionnaires, ses pétarades d’insurrectionnel, ce fut en quelque sorte comme le jet de gourme d’un homme studieux, austère, casanier, un peu timide devant la vie. Erreur de jeunesse qui s’est poursuivie fort tard, dans l’âge mûr. Il devait, fatalement, revenir à ses goûts et à son naturel.

Et puis, le pédagogue a toujours dominé chez lui. Ah ! celui-là est terrible, ne lui laisse aucun répit.

Hervé faisait le cours d’antipatriotisme et de révolutionnarisme, en plusieurs leçons. Un cours complet, détaillé. Après quoi, il se lança dans une autre leçon, oubliant complètement la première, sans se soucier le moins du monde des contradictions. Le seul problème qui le passionne, c’est celui du moment.

On voit où ça peut mener. Un professeur péremptoire, évadé des salles d’études et armé de la plume du polémiste. Un militaire rondouillet, grand amateur de pyrogènes, le disputant à l’onctuosité grassouillette d’un pasteur d’âmes. Capitaine d’habillement et curé de campagne.

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Après avoir accumulé les années de prison, Gustave Hervé était devenu le véritable chef de l’armée révolutionnaire. Sa popularité, dans la classe ouvrière, était formidable. Ce fut, à ce moment, qu’il décida de changer son fusil d’épaule.

La chose se fit tout doucement, par étapes. Un beau jour, comme nous lui rendions visite, dans sa cellule, il nous confia gravement qu’il avait réfléchi.

Résultat de ses réflexions ? Il fallait s’occuper de lancer les troupes révolutionnaires à l’assaut de la citadelle capitaliste. Mais pour cela, il était indispensable de se grouper, de s’unir, de se sentir les coudes et, même, « d’accepter une discipline indispensable ». Il fallait aussi s’assurer la force. D’où nécessité de conquérir l’armée. Vous voyez la suite.

C’était la formule du « militarisme révolutionnaire » — une préface aux méthodes communistes d’aujourd’hui. Mais cette nouvelle tactique ne fut pas du goût de tout le monde, dans les milieux révolutionnaires. Les anarchistes ruèrent dans les brancards. J’avoue que, moi-même, rebelle à toute discipline et n’ayant pas l’esprit de parti, je me séparai du général.

Une vaste armée antimilitariste à opposer à l’autre ! C’était peut-être logique. Ça ne me disait rien. Malgré tout, je m’obstinais à défendre Hervé. Dans les Hommes du Jour, — c’était en septembre 1911, — j’affirmais qu’en dépit de ses changements de tactique, « Hervé avait conquis tous les droits à la plus large et à la plus inaltérable confiance ».

Je ne puis relire ces lignes, aujourd’hui, sans faire un peu la grimace.

Mais ce qu’il importe de marquer, c’est que l’homme de l’antipatriotisme, cédant à ses instincts militaristes, rêvait de devenir général pour tout de bon et de faire régner la discipline dans une armée de révoltés. En même temps, il conseillait l’entrée à la caserne, la conquête des galons ; défendait les retraites ouvrières — les retraites pour les morts, disait-on — qu’il avait violemment combattues quelques années avant ; s’efforçait de réunir, en un faisceau solide, toutes les tendances des partis d’avant-garde, mariant ainsi la carpe et le lapin. Et il lançait un mot d’ordre retentissant : « Le désarmement des haines ».

Après une nouvelle condamnation pour avoir injurié ceux qu’il appelait les « Cosaques de la République », Hervé résolut, dès sa sortie de prison, de prendre contact avec les foules, pour exposer ses nouvelles méthodes. Mais il voyait se dresser contre lui, outre l’élément libertaire, les révolutionnaires syndicalistes de la vieille C. G. T. Il allait au-devant d’une bagarre. N’importe. Un grand meeting fut annoncé à la salle Wagram.

Le mot « Wagram » aura joué un certain rôle dans la carrière d’Hervé.

Le meeting eut lieu parmi les coups de revolver et le fracas des vitres brisées. C’était Maxence Roldes qui présidait, au milieu d’un chahut indescriptible. Mais le général était entouré d’un bataillon de jeunes gardes. Les récalcitrants furent mis promptement dehors. Le désarmement des haines débutait par des batailles rangées.

La rupture entre Hervé et les extrémistes était consommée. Au lendemain d’ailleurs, le polémiste publiait un article insolent, dans la Guerre Sociale, intitulé : « La bataille de Wagram ». Cette provocation ne pouvait qu’élargir encore le fossé.

Quelque temps après, nouvelle marotte. Le professeur s’était mis dans la tête de régler définitivement la question de l’Alsace-Lorraine. Il publia sur ce sujet palpitant toute une série d’études réunies depuis en un volume. Déjà, il montrait le bout de l’oreille. Il annonçait la guerre inévitable, si l’on ne s’arrangeait pas pour résoudre le problème alsacien-lorrain. Et, de fil en aiguille, il en vint à batailler pour la Patrie républicaine, rejetant son intransigeance d’autrefois.

Il avait rompu avec ses compagnons. Un peu partout, l’on murmurait le mot : renégat. Le Gustave Hervé de 1912 et 1913 n’était plus du tout celui des débuts. Il était mûr pour la guerre.
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Elle tomba sur nous sans crier gare. Mais, lui, l’annonçait depuis des mois. C’était sa leçon favorite. Il insistait sur les conflits, sur les divisions d’intérêts, sur les dangers qu’offraient les peuples balkaniques. Les lecteurs disaient : « Hervé devient rasoir avec ses histoires de Serbie, de Slovaques ou de Valaques… » Son journal, qui avait connu des tirages fabuleux, tombait lentement. Finis les temps héroïques.

Il ne possédait plus la moindre influence sur les milieux révolutionnaires.

La guerre déclarée, Hervé était prêt. Il écrivit sa fameuse lettre au ministre de la guerre, demandant à être incorporé dans le premier régiment qui partirait pour la frontière. Évidemment, il aurait pu se contenter de se rendre simplement au bureau de recrutement. Mais, pour lui, son geste avait la valeur d’un enseignement. Cela voulait dire : « Mes amis, fini de rire… plus de drapeau dans le fumier ! plus de paradoxes antipatriotiques !… La France est menacée. Tous debout ! »

Pour un peu, il se serait écrié comme Coppée : « On bat Maman ! » Déjà, quelques semaines avant, il avait écrit un article à la gloire de Paul Déroulède. Je le répète : il était mûr pour la guerre. Son attitude fut logique, exempte de calculs. La guerre était versée ; il fallait la boire.

On était loin des affirmations retentissantes : Pas un homme, pas un sou, par un centimètre carré de notre peau pour la guerre !… Mais il n’était pas le seul à se renier ainsi. Almereyda, son ancien lieutenant, alors directeur du fameux Bonnet Rouge, hurlait dans la salle du Café du Croissant : « On les aura… jusqu’au trognon ! » Et le père Vaillant, dans l’Humanité ? Et le sympathique Marcel Cachin, qui tendait le poing vers les « Boches » et versait des larmes d’enthousiasme. Du reste, ils étaient nombreux, ceux qui pleuraient, parmi les plus farouches militants de l’antimilitarisme, les uns de peur (Carnet B…), les autres de rage. D’autres encore d’ivresse patriotique. Pleurs et clameurs ! À Berlin ! Aux larmes, citoyens !

Je vis Hervé, avant de partir (le deuxième jour de la mobilisation). On me devait, pour ma collaboration, des sommes folles à la Guerre Sociale. Il me dit : « Ne t’inquiète pas pour ta femme et ton enfant tant que je serai là. Tes appointements seront payés régulièrement. »

Il a tenu parole. D’autres, qui furent mes compagnons et mes amis, et qui s’étaient installés dans la guerre tant bien que mal, me rayèrent de leurs papiers.

Après ?… Ah ! après !… Hervé ne m’appartient plus. Celui que j’évoque, c’est l’autre, le brave homme de général, le « Blanqui moderne ». Je puis attester sa probité, son immense désintéressement, son courage tranquille… Quand je revins, la guerre terminée, j’allais le voir une dernière fois. Il me proposa, naturellement, d’entrer à La Victoire.

— Mais, lui dis-je, un peu embarrassé, c’est que… j’aime autant te le dire… je n’ai pas beaucoup changé… je crois même que je suis encore plus enragé qu’autrefois.

Il leva les bras au ciel :

— Ça y est… je m’en doutais… te voilà bolcheviste, maintenant… je parie que tu es bolcheviste ?

Il ajouta :

— Tu n’y entends rien… Tu n’es qu’un rêveur… Une espèce de poète…

Nous nous séparâmes. Rentré chez moi, songeant au fossé que la guerre avait creusé entre cet ancien compagnon et moi, devant tant d’illusions qui croulaient, je me sentais presque envie de pleurnicher, comme un gamin à qui l’on vient d’ôter son jouet.

Que le diable emporte Gustave Hervé ! 


  1. Gustave Hervé venait, au moment où furent écrites ces pages, d’organiser un grand meeting du parti socialiste national, salle Wagram.