À travers l’Espagne/Voyage dans le nord de l'Afrique/3

À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 367-389).


iii

LE DÉSERT.

Les approches du désert. — El-Kantra. — Les premières oasis. — Le col de Sfa. — Biskra. — Les Oulad-Naïls. — Sidi Okba. — Les Arabes et leur genre de vie. — Les tribus nomades. — Campements. — La vie au Désert. — Le chameau.

Voir le désert, était un de mes rêves. Je voulais chevaucher sur cette mer qui poudroie en poussière d’or, sous le soleil qui brûle et sous les palmiers qui rafraichissent, dans la lumière qui éblouit et dans l’ombre des nuits où le ciel poudroie en poussière de diamants.

Ce rêve est accompli, et je veux vous montrer le désert tel qu’il m’est apparu.

Je ne vous décrirai ni mon voyage par mer d’Alger à Bougie, ni cette dernière ville qui, avec ses constructions arabes, ses vieilles portes sarrasines et ses fortifications romaines en ruines, est un vrai monument historique, ni l’étonnant défilé du Chabet-el-Akra. Nous espérions y rencontrer le roi des animaux… de loin ; mais il y devient rare, et quand Bombonnel, le grand chasseur de lions, annonce qu’il y en a un dans son voisinage, c’est pour faire accourir les chasseurs d’Europe auxquels il sert de guide à raison de cent francs par jour.

Je supprime également le voyage en chemin de fer de Sétif à Batna, et notre course à Lambessa, village arabe bâti au milieu des ruines imposantes d’une ancienne ville romaine, et je cours au bord du Sahara.

À cinq heures du matin nous quittons Batna, en route pour le Grand Désert.

Les coqs chantent, mais avant le temps ; car le 24 janvier, à 5 h. A. M., je doute que les yeux des coqs eux-mêmes soient assez perçants pour voir l’aurore.

La nuit est belle, calme, merveilleusement étoilée. Six chevaux robustes emportent au grand trot notre diligence dont les lanternes éclairent la route. Autour de nous tout est solitude et silence ; mais bientôt nous nous apercevons que d’autres voyageurs ont été plus matineux que nous ; car la lueur vacillante des lanternes éclaire trois fantômes blancs qui cheminent à pied devant nous. Nous sommes dans un défilé de montagnes, et cette apparition me fait songer à Dante, Virgile et Béatrix parcourant l’un des vallons du purgatoire.

Un peu plus loin, nous voyons se dessiner et s’avancer des silhouettes étranges : c’est une caravane venant du désert et se dirigeant vers la ville. Les chameaux au nombre de 25, bâtés de sacs, de colis, de paniers, entassés sur leurs bosses comme des montagnes, défilent à nos côtés de leur pas lourd et régulier. Les Arabes marchent à côté, drapés dans leurs burnous blancs, avec leurs capuchons ramenés sur leurs têtes, et tenant des bâtons dans leurs mains croisés — comme une procession de moines qui porteraient des palmes.

L’aube rougit l’horizon. La route serpente dans une grande plaine de sable bornée par de hautes montagnes dont le soleil dore les sommets.

Les caravanes succèdent aux caravanes, et quelques-unes ont fait halte autour d’un feu pour prendre le repas du matin.

Il nous semble que nous sommes déjà en plein désert, et inconsciemment je me mets à fredonner un air qui me vient je ne sais d’où, et dont je ne me rappelle d’abord que quelques mesures. Mais peu à peu l’air tout entier me revient avec les mots, et je m’aperçois que je chante la marche de la caravane, de Félicien David,

Allons, trottons,
Cheminons, chantons,
Marchons gaiement
Et librement.
Dans l’air si pur,
Dans ce ciel d’azur,
Nous respirons
À pleins poumons.

Le cocher, très habile à faire claquer son fouet, dont la mèche sillonne l’air de pétillements électriques, fait un accompagnement semblable à celui des castagnettes.

Après le relai d’Aïn-Kouta, où nous prenons le café, nous entrons dans des gorges de rochers nus, ressemblant à de gigantesques remparts, dentelés de créneaux. Çà et là, quelques versants gazonnés où pendent des troupeaux de chèvres.

Après s’être éloignés, pendant quelque temps, les remparts cyclopéens se rapprochent. Ce sont des montagnes de granit brun et rouge. Un pic isolé, tout-à-fait blanc, s’appelle la Montagne de sel. Un autre, rose et transparent, se nomme la Montagne d’albâtre, et les rayons du soleil y produisent un effet merveilleux.

Toute végétation disparaît. La solitude grandit, et nous nous croirions au bout du monde, si les caravannes ne continuaient de défiler à nos côtés et de varier le spectacle.

Soudain, voici que les colossales murailles de granit, en se rapprochant toujours, ont complétement fermé l’horizon. Au-delà, sans doute, est le Désert, et ces chaînes de montagnes sont les bornes dans lesquelles Dieu le tient captif en lui disant, comme à l’Océan : tu n’iras pas plus loin. Mais comment y pénétrer ?

Dieu a bien fait toutes choses, et s’il a emprisonné dans un cercle de montagnes la vague mobile du Désert, il n’a pas voulu en fermer complètement l’entrée à la civilisation, et ses mains divines ont taillé dans le granit d’El-Kantra une porte monumentale. Les Arabes l’ont appelée la Bouche du Désert, et ce nom est d’autant mieux trouvé que les montagnes qui lui servent de cadre sont garnies de dents comme d’énormes mâchoires.

El-Kantra offre un contraste d’une incomparable beauté. En deçà de cette porte du Désert, un parterre de fleurs variées, un bosquet d’orangers et de citronniers, des haies verdoyantes, un restaurant français, caché dans un massif de verdure, semblent représenter la civilisation à laquelle nous tournons le dos. Et, au-delà de l’étroite ouverture percée dans la montagne, nos yeux aperçoivent, au fond d’un vallon, une forêt de cent soixante mille palmiers souriant dans son éternel printemps, et plus loin les sables du Désert déroulant à perte de vue leurs mornes solitudes.

Au bord de l’Oued, torrent qui coule dans la porte, sur le petit pont de pierre qui le traverse, nous sommes vraiment placés entre deux mondes. Derrière nous, c’est encore l’Europe et l’empire de la Chrétienté ; devant nous, s’ouvrent les domaines de l’inconnu et le royaume de l’Infidélité.

El-Kantra n’est pas seulement une oasis ; c’est aussi une petite ville arabe que nous traversons. Un dôme blanc indiquant une koubah, tombeau d’un marabout, une mosquée qu’un minaret crénelé domine ; des maisons en pisé — boue séchée au soleil — sans fenêtres, percées seulement de trous de pigeons qui servent à la fois de ventilateurs et de meurtrières ; un cimetière sans enceinte que la route traverse, et marqué par des pierres brutes plantées sur chaque tombe ; des lavandières horribles, penchées sur les flots de cristal de l’oued, et suspendant leur linge blanc aux branches des palmiers dans un paysage d’une merveilleuse beauté ; des enfants malpropres jouant au milieu des tombeaux ; des groupes de flâneurs (tous les Arabes le sont) étendus dans les rues à l’ombre des maisons, quelques femmes tatouées et mal vêtues travaillant sous des appentis en branches de palmiers : tel est le spectacle que présente la ville. Il n’est pas beau mais très curieux ; et l’oasis est en revanche admirable à contempler. Ce n’est pas sans regrets que nous la voyons disparaître derrière nous.

À peine avons-nous franchi la porte du Désert, que la température s’élève subitement de plusieurs degrés. En deçà de cette porte, il pleut trois mois par an ; à 1500 pieds de distance, il pleut une fois tous les deux ans. Le soleil devient brûlant. Il n’y a plus de route carossable, mais un mauvais sentier à travers une plaine de sable et de petits cailloux roulés, dans lequel la diligence cahote affreusement. Heureusement, pour nous distraire et nous reposer, nous rencontrons de distance en distance tantôt une caravane, tantôt un campement arabe, tantôt une oasis.

De temps en temps, nous roulons au fond de quelques ravins et nous traversons des rivières sans ponts, confiants dans la Providence des voyageurs. Les chevaux regimbent, la diligence se détraque, le cocher crie et fouette dru, mais nous allons toujours ; ce qui est dangereux dans la traversée des rivières, ce n’est pas l’eau, il n’y en a pas ; ce sont les cailloux, et je puis vous assurer qu’ils ne sont pas tendres pour les voyageurs.

Après la Fontaine de la Gazelle, toute petite oasis nouvellement formée par le creusement de puits artésiens, vient El-Outaïd, vaste oasis et village arabe. Quelques agriculteurs français s’y sont fixés, et, grâce à des arrosements artificiels, ils y cultivent les céréales avec succès. Le 24 janvier, j’y ai vu des champs où l’orge était épié.

Au coucher du soleil, nous arrivons au col de Sfa. Je renonce à vous décrire le panorama qui se déroule alors sous nos yeux. Les premiers soldats français qui le virent s’écrièrent : la mer ! la mer ! C’est en effet l’océan de sable, l’immense Sahara avec ses vagues jaunâtres, ses insondables profondeurs, et ses habitants inconnus. Ce premier coup d’œil sur l’immensité du désert est vraiment saisissant, et j’en ai été profondément impressionné. Une heure après nous étions à Biskra.

Biskra est une oasis de 400,000 palmiers, sur les confins de laquelle s’élève une petite ville. Après un bon souper dans l’unique hôtel de l’endroit, nous sortons. La lune, à son premier quartier, semble accrochée comme un croissant musulman à la flèche du minaret de la mosquée. Le firmament est de velours cramoisi, piqué de diamants. Quoique nous soyons en janvier, la nuit est aussi tiède que nos belles soirées de juin.

Dans les rues peu éclairées glissent des formes blanches et silencieuses. D’autres sont couchées ou accroupies en travers des portes. D’autres encore défilent comme une procession de fantômes à la lueur d’une lanterne.

Voici un caravansérail. C’est une grande cour carrée, flanquée de galeries couvertes, qui sert de gîte pour la nuit à une caravane. Trente ou quarante dromadaires y sont réunis, les uns debout, les autres couchés, et sous les galeries latérales sont étendus ou groupés les chameliers et leurs maîtres.

Çà et là, des arabes prosternés prient Allah ! Tout à coup nous entendons une musique bruyante, et devant une porte ouverte, d’où rayonne une lumière blafarde nous voyons remuer des burnous blancs. Il y a danse au café more, et l’on nous y attend. Car la nouvelle s’est répandue que des touristes américains sont arrivés, et le maître du café a organisé une danse pour notre amusement. Les danseuses sont des Oulad-Naïls, courtisannes du Désert. Les Arabes sont assis par terre sur deux lignes, et, comme ils veulent nous recevoir poliment, ils nous font asseoir sur un banc de bois. Un flûtiste et un tambourineur font une musique infernale, et la danse commence, pendant que des nègres nous servent du café où il y a autant à manger qu’à boire.

Les Oulad-Naïls ne sont pas jolies ; mais ce sont des filles très étranges, et dont les toilettes sont plus étranges encore. Elles sont couvertes d’étoffes flamboyantes, et de bijoux grossièrement travaillés mais souvent de grande valeur. Elles portent généralement plusieurs colliers de sequins d’or, suivant leur richesse, qui dépend de leurs succès, des chaînettes d’argent ou d’or qui partent de leurs coiffures et se balancent sur leur poitrine où pendent des amulettes, des bracelets aux bras et aux jambes, et des boucles d’oreilles de la dimension d’un fer à cheval.

Elles sont coiffées d’une façon extraordinaire. Leurs cheveux sont mêlés à des tresses de laine, et sont relevés au moyen de fils de laiton, je suppose, de manière à former au-dessus de leurs têtes un échafaudage qui ressemble à une pyramide renversée, c’est-à-dire dont la base est en haut, — et qui dure un mois !

Quant à leur danse, c’est un mouvement assez gracieux des bras et des mains, qui déplie ou replie leur voile, un glissement des pieds plutôt qu’un pas, rythmé par un coup de talon brusque qui fait sonner leurs bracelets. On l’apprécierait mieux, sans doute, sans l’horrible musique qui nous déchire les oreilles.

Pour finir, la prima dona des Oulad-Naïls nous donne le spectacle d’une N’bitta. C’est le nom arabe d’une danse des Almées, que je ne saurais convenablement vous décrire.

Les poètes arabes célèbrent la beauté des Oulad-Naïls. Les uns disent que leurs sourcils sont des arcs, et leurs yeux des flèches qui percent les cœurs ; mais j’avoue que les flèches canadiennes sont plus redoutables. D’autres poètes comparent les sourcils (toujours les sourcils) des Oulad-Naïls aux traits de plume d’un savant écrivain. Eh bien, franchement, j’aurais une piètre opinion d’un savant qui n’en ferait pas d’autres.

Non, la plupart des Oulad-Naïls, et des Biskrises en général ne sont pas belles. En vérité, chez les Arabes, c’est le sexe fort qui est le beau sexe. La femme y a pris notre laideur, sans nos vertus.

Biskra est la dernière oasis où l’on trouve encore des Européens, et, comme vous tenez sans doute à voir le désert vierge et l’oasis barbare, veuillez bien me suivre à Sidi-Okba, sans nous arrêter au vieux Biskra, ni à la villa Landon. M. Landon a le bonheur d’être le fils d’un inventeur de vinaigre : et le produit de ce vinaigre lui permet d’avoir un paradis terrestre à Biskra, un château à Philippeville au bord de la mer, un palais au Caire, une villa et des jardins à Constantinople, sans compter plusieurs hôtels à Paris. Hélas ! le vinaigre dont j’assaisonne mes écrits ne me rapporte pas autant !

Vous avez vu, sans doute, dans certaines baies sablonneuses de la mer ou de notre fleuve, des grèves immenses que la marée en se retirant a laissées à sec ? Eh bien, c’est l’aspect que présente le désert. Le sable ondule légèrement et forme une série de petites lames inégales qui se prolongent à perte de vue, et dont la surface jaune va se noyer dans un large horison bleu, qu’on croit être la mer.

Mais vous avez beau marcher, galoper, courir et courir encore, la barre bleue que vous croyez être la mer recule toujours, et l’horizon ne change jamais, et la plaine jaunâtre et onduleuse étend au loin ses dunes monotones, que le soleil embrase.

Pas un arbre, pas un brin de gazon vert pour reposer vos yeux ; seulement quelques petites touffes d’herbes desséchées que le chameau seul peut manger, et qui sont à demi enterrées par le sable que le vent charrie.

Le ciel est de plomb fondu, et pas un nuage ne vient tempérer l’ardeur du soleil. Vous vous inclinez vers la terre dans l’espoir d’y trouver quelque fraîcheur, mais le sable est un réflecteur qui vous brûle encore. Vos chevaux sont haletants ; la chaleur vous accable vous-même, et bientôt la soif se fait sentir.

Alors vous regardez au loin, et vous apercevez enfin à l’extrémité de l’horizon un point noir qui grossit, s’étend et se soulève comme une île au milieu de l’océan. Béni soit Dieu ! c’est une oasis !

Bientôt les grands palmiers se dessinent, se multiplient, s’allongent, étendent leur verte dentelle sur le ciel de feu. La joie vous envahit, vous oubliez vos fatigues, et vous sentez le besoin de chanter un hymne à Allah.

Deux cent, trois cent, quatre cent mille palmiers sont là devant vous, abritant toute une ville sous leurs têtes en parasols. Mais quelle ville étrange et sauvage ! Des rues étroites comme des corridors, tortueuses, inégales, et bordées de huttes carrées en boue séchée au soleil. Ces huttes se touchent, n’ont pas de fenêtres, mais des portes basses soigneusement fermées. Au pied de ces murs de terre, dans tous les angles où il y a un peu d’ombre, des Arabes et des Nègres, grands et petits, tous vêtus de blanc, sont assis dans le sable, et causent tranquillement en fumant.................... quand ils causent. Les femmes sont à l’intérieur et travaillent, ou préparent le kouskouss pour le repas du soir.

Dans la rue principale se dressent, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, de petits comptoirs en branches de palmiers où sont offerts en vente, des ouvrages en laine et en cuir, des broderies grossières en soie, des tapis en poil de chameau, des paniers et des nattes faits avec des linéaments de palmiers, des bijoux d’or et d’argent bizarrement ciselés, des fruits, du riz et surtout des dattes.

Nous entrons dans un café, et nous nous asseyons par terre les jambes croisées comme des naturels du pays. Un Arabe, d’une propreté fort douteuse, y tient toujours, sur un petit fourneau installé dans un coin, un vase de plomb indescriptible, qui renferme la précieuse liqueur, et il nous la sert dans des tasses de faïence, qui ont peut-être servi à Mathusalem.

Il faut un certain courage pour avaler ce café ; mais le courage est récompensé, car le café est bon.

Nous montons dans la tour de la Mosquée, et nous apercevons toute la ville sous nos pieds, avec ses toits plats en terre grisâtre, formant comme une vaste terrasse, divisée en carrés comme un damier.

Quand vient la nuit, toute la population monte sur ces toits pour y dormir, sans autres lits que les tapis du Dgebel-Amour, et sans autres couvertures que le velours bleu du firmament étincelant d’étoiles.

La richesse des habitants de Sidi-Okba consiste dans leurs palmiers-dattiers, et de petits murs de terre, de deux ou trois pieds de hauteur, séparent les propriétés, grandes comme des jardins.

Un ruisseau alimente l’oasis, et l’on en distribue l’eau aux propriétés par de petites rigoles, comme on nous la distribue à Québec par les tuyaux Beemer ; mais les rigoles coûtent moins cher. Sans cette eau, les palmiers mourraient, car ils vivent d’humidité et de soleil.

Un palmier-dattier peut rapporter 25 francs par an. Dès lors, un Arabe qui en possède seulement 20 est un homme à l’aise. Avec 600 francs, soit 100 dollars de revenus, il vit comme les marchands en gros de la basse-ville de Québec.

Les Arabes sont un peuple enfant qui ne veut pas grandir. Est-ce philosophie ou paresse ? C’est difficile à dire ; je suis porté à croire qu’il faut attribuer à l’une et à l’autre cette perpétuelle enfance.

Sans doute, l’Arabe est l’indolence personnifiée, et il regarde même le travail comme déshonorant ; mais cette paresse est raisonnée, et il soutient qu’elle est raisonnable. Simplifier la vie le plus possible, réduire de plus en plus ses besoins, ne s’accorder que les choses absolument nécessaires à sa conservation, voilà sa philosophie ; et il repousse la civilisation, parce qu’elle augmente ses besoins.

La terre n’est pour lui qu’un lieu de passage, et l’on n’y reste pas assez longtemps pour prendre la peine de s’y installer. Une maison est donc un luxe inutile, et qui ne vaut pas le travail qu’elle coûte. Une hutte en terre, et, ce qui est mieux encore, une tente que l’on emporte avec soi et qui permet de changer de latitude, voilà l’habitation qui lui convient. Les meubles dont nous encombrons nos maisons seraient un embarras pour lui. Qu’a-t-il besoin de lits, de tables, de chaises et de mille choses que nous croyons indispensables ? Il dort, il s’assit et mange très bien par terre.

Ce qu’il aime, c’est la vie en plein air, libre, insouciante du lendemain, c’est le far niente, à l’ombre des palmiers quand il fait chaud, et sous les rayons du soleil quand vient l’hiver ; c’est la course vagabonde au galop de son cheval, à travers les vastes solitudes du désert ; c’est l’éternel voyage en caravane vers une terre promise imaginaire qu’il n’atteint jamais.

Certes, tout n’est pas faux dans cette philosophie arabe, et l’on pourrait même dire peut-être : ce n’est que l’exagération de la vérité. Mais vous savez qu’il n’y a pas que les Arabes qui exagèrent la vérité !

Le lien qui rattache l’Arabe à la vie du désert, est l’amour de la liberté ; et l’on en voit qui, après avoir reçu à Paris une éducation brillante, reviennent sous le ciel de feu qui les a vus naître, et recommencent la vie patriarchale sous la tente.

Sous la tente, l’horizon est borné, mais au dehors quelle immensité ! Et comme il est vaste le pays des rêves ! Comme il s’élargit le domaine contemplatif dans ces mornes solitudes, où l’homme est si petit et Dieu si grand ! Voyager, quand on se sent des ailes, quelle jouissance ! Changer de latitude et d’horizon, sans changer de patrie, pour désaltérer sa soif de pensée, et donner quelques douces illusions à la nostalgie de l’âme exilée du ciel, quel triomphe sur la monotonie de l’impuissance humaine, et sur cette loi de gravitation qui vous tient fixé à terre !

Un poète contemporain, M. Jean Aicard, a mis ce chant dans la bouche de l’Arabe nomade :

Loin des hommes, bien loin des hommes et des villes ;
Loin des Juifs, des marchands dont les âmes sont viles ;
Loin des Chrétiens qui sont nos maîtres détestés ;
Sous le désert divin des cieux illimités,
Sur les plateaux des monts ou dans la plaine immense,
Dans l’oasis, dans les déserts où Dieu commence,
Où finit la puissance humaine, — où le soleil
S’assied comme un grand roi sur un trône vermeil,
Dans le sable qui couvre une mer inconnue,
— Errants comme la vague, et les vents et la nue,
Comme le brin de paille au hasard emporté —
Nous vivons pauvres, seuls, riches de liberté !
Vois-tu luire là-bas, dans la plaine éclatante,
Cette tente rayée, au soleil ? — c’est ma tente
..................................................

Je l’ai plantée hier auprès d’un pâturage :
Dès qu’il sera brouté, j’arracherai les pieux,
Et nous repartirons librement sous les cieux…
Repartir et marcher, c’est là tout mon travail ;
Mon rêve est une source au bord d’une prairie ;
Toute la solitude immense est ma patrie ;
Mes ennemis sont ceux qui voudraient m’empêcher
De faire aujourd’hui halte et demain de marcher…
Je n’ai besoin que d’un peu d’eau, de quelques grains,
Et c’est tout. Mes chameaux m’habillent de leurs crins ;
Je sais le goût du lait de mes chamelles rousses,
Et du vin des palmiers chargés de dattes douces…
Ah ! que d’autres assis, couchés dans leur maison,
Esclaves de la pierre — ignorent l’horizon,
Comme l’arbre dont la racine est prise en terre !
Qu’ils soient dans leur tombeau comme un mort solitaire…
Moi, j’ai des pieds ! vers l’horizon toujours nouveau
Je vais ! j’irai partout où se pose l’oiseau !
Au nord, l’été ! l’hiver, au sud ! comme la caille.
Pour nous la pluie est bonne et le soleil travaille ;
Personne mieux que nous ne connaît le printemps ;
Pas un beau ciel n’échappe à nos regards contents ;
Nous jouissons de tout ce que Dieu nous envoie…
Chez vous que de beaux jours sont beaux sans qu’on les voie !
Pour vous, sur les sommets d’un feu rouge inondés,
Que de couchants sont beaux sans être regardés !
Vos yeux ne savent pas où luit la Belle Étoile !
Les merveilles de Dieu votre mur vous les voile ;
La rue est un fossé de tombe, un caveau noir…
— Nous, nous ne laissons pas passer Dieu sans le voir !

Les tribus arabes sont nomades ou sédentaires. Ces dernières s’établissent dans les oasis et y bâtissent des villages ou des villes de huttes en terre. Telles sont les populations d’El-Kantra, de Biskra, de Sidi-Okba, de Tougourt.

Les nomades vont et viennent à travers le désert, et mènent la vie pastorale primitive. Au printemps, ils quittent leurs campements d’hiver, ou l’oasis dans laquelle ils ont séjourné quelques mois, et ils se dirigent vers le Nord, emportant avec eux tout ce qu’ils possèdent, et surtout une grande quantité de dattes.

Arrivés dans le Tell, c’est-à-dire dans la partie septentrionale de l’Algérie qui avoisine la mer, ils vendent leurs dattes ou les échangent contre des marchandises, et ils s’engagent pour l’été chez les colons Français et Kabyles, comme laboureurs ou comme bergers. La caravane se trouve ainsi dispersée pendant quelques mois ; puis, quand l’automne arrive, la caravane se reforme et reprend sa course vers le midi, remportant dans le désert les corps de ceux qui sont morts pendant l’été. Les grands paniers de dattes sont remplacés par des cercueils sur le dos des chameaux.

Et ils s’en vont ainsi, à petites journées, jusqu’à ce que les rayons du soleil les avertissent qu’ils ont atteint la latitude désirée. Alors ils font un traité avec une tribu sédentaire pour passer l’hiver. S’ils ne peuvent pas s’entendre, ils vont se camper dans le voisinage de quelque ruisseau ou d’une oasis, d’où ils peuvent se procurer l’eau nécessaire à leurs besoins.

J’ai vu des campements arabes dans le désert, et je doute que l’homme civilisé puisse rien voir de plus poétique comme paysage, et de plus primitif comme genre de vie.

Le soleil est couché, mais le crépuscule se prolonge, et le firmament garde longtemps une teinte rouge qui répand au loin sa lueur.

À quelques pas des tentes, les chameaux épars broutent les herbes sèches, ou étendent sur le sable leurs membres fatigués. Leurs silhouettes étranges se profilent au milieu des tentes brunes, sur l’horizon rougeâtre, et donnent une vie singulière au paysage.

Au-dessus d’un grand feu, où flambent des branches de palmiers, un mouton qu’on vient d’écorcher, empalé au bout d’une perche, rôtit en entier et pétille joyeusement, pendant qu’un homme tenant l’autre bout de la perche le tourne et le retourne au besoin de la cuisson.

Des femmes puisent de l’eau dans une outre en peau de bouc, d’autres vont traire les chamelles et les chèvres, d’autres enfin préparent le kouskouss, ou prennent soin des enfants.

Quand le mouton est rôti, on le place dans une grande corbeille d’alfa, et tous les mangeurs assis autour se servent eux-mêmes et dépècent l’animal, les uns avec leurs doigts, les autres avec des espèces de couteaux de chasse. On goûte surtout la peau bien rôtie et croustillante, et on l’arrache par longues bandes que l’on croque avidement.

Pour arroser ce plat succulent, le vin fait défaut ; mais on boit une boisson qui se nomme leben. C’est du lait de chamelle, qui a sûri et fermenté dans une peau de bouc, et qui a pris un goût de musc affectionné par les Arabes. Cela ne vaut probablement pas le champagne.

Si jamais vous êtes invités à un pareil repas, le chef de la caravane, en vous servant du leben dans une écuelle de fer bossuée, ou peut-être dans votre fez, vous dira : Saa, ce qui veut dire : « à votre santé », et vous devrez répondre : Allah y selmeck, « Que Dieu vous bénisse ! »

La vie nomade n’a pas toujours le calme monotone d’une température immuable, et d’une solitude que la lumière inonde et que le soleil brûle. Elle a ses jours d’orage.

Il arrive quelquefois que la caravane est soudainement arrêtée dans sa marche, et si vous demandez pourquoi, on vous montrera avec terreur à l’horizon un petit nuage gris.

Qu’est-ce donc que ce petit nuage, et que peut-il avoir de menaçant ? Attendez, et voyez comme les Arabes se hâtent de dresser les tentes et de les assujettir fortement au sol. La chaleur grandit, l’atmosphère est immobile et lourde comme du plomb. Vous croiriez qu’un embrasement vous entoure et se resserre. Le nuage s’étend, s’élève, s’épaissit et se rapproche.

Chacun court et travaille, et l’on croirait que le douar va être attaqué par un ennemi invisible.

Le jour baisse, et le soleil prenant une teinte jaune ressemble à un grand œil éteint. Le nuage monte toujours, comme un rideau sombre obéissant à un mécanisme invisible, et il couvre bientôt la moitié du firmament.

Tout-à-coup, l’ouragan se déchaîne, et un tourbillon de sable lancé avec la rapidité d’une locomotive à grande vitesse, enveloppe et ébranle toutes choses. On ne voit plus rien que du sable, au ciel comme sur terre, et l’on ne respire, l’on ne mange, et l’on ne boit que du sable.

Cela dure trois, six et quelquefois douze heures. Puis le calme se fait, et le soleil impitoyable reprend possession de son empire qu’il incendie sans cesse et qu’il ne détruit jamais. Mais la mer de sable a changé d’aspect, et, toute calme qu’elle soit, elle a conservé la surface d’un océan en furie. Les ravins d’hier sont comblés, les collines sont changées en ravins ; où il y avait de simples dunes s’élèvent des montagnes bouleversées. Parfois une tente a disparu, et le tourbillon connaît seul où il l’a emportée.

Enfin, la nuit est venue. Le ciel est ensemencé d’astres flamboyants. Les chiens hurlent et les chacals répondent, pendant que l’on prend le dîner. Puis tout s’apaise, les Arabes s’étendent sur la terre calcinée, comme des cadavres ensevelis dans leurs blancs linceuls, et l’on n’entend plus que le gardien des chevaux qui les gourmande, ou quelque marabout qui prie.

Cette esquisse du désert et de la vie nomade ne serait pas complète si je ne vous parlais un peu d’un animal qui y joue un grand rôle, et qui a été créé uniquement pour le désert — je veux dire le chameau.

Peut-être vous êtes-vous demandé quelquefois pourquoi le chameau est bossu, et pourquoi il est affligé d’autres formes disgracieuses.

Veuillez bien remarquer d’abord que tout est relatif en ce monde ; même en fait de beauté et de grâce, il n’y a pas de règle absolue. J’ai vu des chameaux au bord d’un étang, qui paraissaient s’y mirer avec une certaine complaisance et, si vous me dites qu’ils avaient tort, je vous rappellerai que nous-mêmes prenons assez souvent nos défauts pour des vertus.

Mais, pour le chameau, la bosse n’est pas un défaut ; c’est une qualité qui lui permet de mieux remplir la fin pour laquelle il a été créé. Le chameau est le portefaix du désert, et, comme il est très fort, on entasse sur son dos une montagne de colis. Or, ce qui retient solidement cette charge sur son dos c’est sa bosse, et sans elle la charge se déferait chaque fois que le chameau s’agenouille ou se couche dans le sable.

Je pourrais vous dire aussi que ses larges pieds plats l’empêchent d’enfoncer dans le sol, et que son long cou penché vers la terre lui permet de respirer un air plus frais, et de se cacher la tête dans les dunes quand arrive le simoun, vent de feu ; mais j’aime mieux vous parler de ses vertus.

J’ai d’abord pris cet animal en pitié, et j’ai fini par l’aimer. Si j’étais un poète arabe, j’en ferais le héros de quelque poème.

Il est d’une douceur et d’une patience que n’ont pas les meilleurs notaires. Il est plus sobre que le plus sévère teetotaler ; car il peut passer une semaine sans boire, ni manger. Il est désintéressé à l’égal des hommes politiques ; et si je cherchais un terme de comparaison pour vanter son dévouement à son maître et sa docilité, je n’en trouverais pas même parmi les journalistes. Ce n’est pas en Canada qu’un partisan politique pousserait l’oubli de lui-même jusqu’à s’agenouiller devant son chef, pour qu’il puisse monter sur son dos, et gravir les hauteurs du pouvoir !

Voulez-vous maintenant connaître toute l’utilité du chameau ? Écoutez. Outre le chameau porteur (le djemel) il y a le chameau de course (le méhari), qui fait le service des malles aussi rapidement que les chemins de fer de l’Espagne. En effet, le méhari fait 150 à 200 milles par jour.

La chair du chameau et le lait des chamelles servent à l’alimentation des Arabes. De son poil, ils font des cordages, des tapis magnifiques et des tissus de toutes espèces. Avec sa peau, ils font des chaussures et des selles. Enfin, il est un de ses produits que je ne veux pas nommer, et qui sert de combustible.

Après cela, je pourrais faire défiler devant vous tous les animaux de la création, même les raisonnables, individuellement, et vous en trouveriez peu qui soient plus pratiquement utiles.

Pour compléter ce portrait, il faut ajouter qu’après une vie misérable, le chameau meurt misérablement.

C’est le martyr du Désert, et il y est attaché, comme l’homme à sa patrie. Il y naît, il y souffre, il y meurt, et toute sa vie se passe à voyager à travers les dunes de sable d’une oasis à l’autre, brûlé par le soleil et par le simoun, écrasé par les fardeaux dont on l’accable, mal nourri, et souvent très mal traité.

Cette vie de misère dure vingt ans, trente ans, quarante ans. Mais un jour, la pauvre bête n’en peut plus. Ses forces sont épuisées ; sa peau terreuse, devenue chauve, couvre à peine sa charpente osseuse démesurée et sans grâce. Le travail, la misère, les mauvais traitements, le soleil et enfin les années l’ont brisé. Il s’affaisse, et les coups de matraque ne le font plus relever.

Il s’étend sur le sable brûlant, il y plonge sa tête, et il attend la mort. On le décharge, on distribue les fardeaux qu’il portait, sur le dos de ses compagnons qui sont parfois ses enfants, et la caravane reprend sa marche, laissant derrière elle le vieux serviteur dont l’utilité a cessé.

Alors il relève la tête, et il suit d’un œil mélancolique la caravane qui s’éloigne, et qu’il ne reverra plus. Il se sent condamné à mort, et le soleil impitoyable le consume. Quelques herbes sèches, où passe un souffle de vent, bruissent à deux pas. Il s’y traîne dans un dernier effort, et les mange pour prolonger encore son existence pendant un jour, deux jours, peut-être ; mais la soif le dévore, et le sable que le vent apporte commence à s’amonceler autour de lui pour lui faire un tombeau.

C’est fini, il va mourir. Soudain un bruit a frappé son oreille. Il dresse son cou démesuré, et il inspecte l’horizon. C’est une caravane qui passe à quelques pas de lui.

Comme un naufragé flottant sur une épave, et qui voit passer un navire à l’horizon, il lève bien haut la tête afin qu’elle domine les dunes comme un signal de détresse ; mais la caravane passe, et d’autres passeront encore sans faire attention au pauvre moribond, parce qu’il ne peut plus rendre service.

Cependant, il ne pousse pas un cri, pas une plainte ; et, la nuit prochaine, si le sable du désert n’a pas jeté sur lui son linceul, les chacals viendront et le dévoreront !

Telle est la fin du chameau ; et si nous voulions jeter un coup d’œil sur la vie humaine nous verrions des hommes de mérite qui ne finissent pas autrement. Si j’étais un homme de grand mérite, j’aurais peur.

Un jour viendra-t-il où l’utilité du dromadaire comme véhicule du Désert cessera ? et sera-t-il jamais remplacé par des chemins de fer ou des steamers qui sillonneront le Sahara et y sèmeront au milieu des sables par la bouche des missionnaires le grain de sénevé de la vérité chrétienne ?

Espérons-le, et que l’impression de cet espoir soit mon dernier mot.