À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 62-66).


viii

AUX CORTÈS

Le ministère — Les partis — Contrebandiers et politiciens — Les orateurs — Emilio Castelar.

J’ai assisté à une séance des Cortès, que le roi est venu ouvrir avec la pompe et la solennité qui sont d’usage dans les pays constitutionnels ; mais je n’ai rien compris aux débats, non plus qu’à l’organisation des divers partis politiques qui composent la Chambre.

Les personnalités les plus marquantes du ministère sont M. Posada-Herrera, président du cabinet, M. Lopez Dominguez, ministre de la guerre, et M. Moret, ministre de l’Intérieur. J’avais une lettre d’introduction pour ce dernier ; mais par une suite de malentendus, qui arrivent souvent en voyage, je n’ai pu le rencontrer.

C’est un ministère de coalition. M. Moret est un radical rallié à la monarchie, et il représente ce qu’on appelle la gauche dynastique. M. Lopez Dominguez est le neveu du maréchal Serrano, et représente les serranistes. M. Posada-Herrera tient le milieu entre les deux groupes rivaux des libéraux dynastiques.

L’ancien ministère se composait surtout de conservateurs centralistes et de libéraux constitutionnels ; mais je ne puis pas même me rappeler les noms des nombreuses fractions qui composent tous ces partis. N’estce pas malheureux de voir ce peuple si catholique se diviser ainsi pour la politique ?

Il va sans dire que les partis s’accusent réciproquement, ici comme ailleurs, de corruption et de malhonnêteté.

Il y avait jadis en Espagne beaucoup de contrebandiers, qui ne voyaient aucun mal dans le métier qu’ils exerçaient. « Nous volons le gouvernement, disaient-ils, mais le gouvernement nous vole le premier avec ses taxes et contributions » ; et ils citaient ce proverbe andalou : « celui qui vole un voleur gagne cent ans d’indulgence ! »

Les politiciens d’Espagne raisonnent peut-être comme les anciens contrebandiers. Au reste, dans certains pays, qui ne sont pas dans la lune, je connais des hommes politiques qui ne sont ni Espagnols, ni contrebandiers, et qui ne sont pas plus scrupuleux avec le gouvernement.

Les Andaloux disent encore : « trois choses forment un homme, la science, la mer et la maison du roi ! »

Pourquoi la maison du roi ? Parce qu’elle représente la faveur, et contient les caisses de l’État.

Mais quittons le terrain glissant de la politique, et parlons plutôt littérature.

Je me suis fait montrer les principaux orateurs de l’Espagne contemporaine : Canovas, l’un des hommes les plus remarquables de l’Europe, Pidal, brillant représentant des Carlistes, Rios Rosas, Martos, Rodriguez, et surtout Emilio Castelar, que les Espagnols proclament le plus grand orateur de l’Europe.

C’est un vif regret pour moi de n’avoir pu l’entendre, et je ne puis que reproduire ce que d’autres en ont dit. Voici comment de Amicis l’a jugé :

« Il est la plus complète expression de l’éloquence espagnole. Il pousse le culte de la forme jusqu’à l’idolâtrie ; son éloquence est une musique, son raisonnement est esclave de son oreille ; il dit une chose ou ne la dit pas, ou la dit dans un sens plutôt que dans un autre, selon qu’elle convient ou non à la période ; il a une harmonie dans la tête, et la suit ; il lui obéit, il lui sacrifie tout ce qui pourrait l’offenser ; sa période est une strophe, il faut l’entendre pour croire que la parole humaine, sans rythme poétique et sans chant, puisse arriver aussi près de l’harmonie du chant et de la poésie. Il est plus artiste qu’homme politique ; il a de l’artiste non-seulement l’esprit, mais encore le cœur : un cœur d’enfant, incapable de haine ou d’inimitié. Dans tous ses discours on ne trouverait pas une injure ; dans les Cortès il n’a jamais provoqué une sérieuse querelle personnelle, il ne recourt jamais à la satire, il n’emploie jamais l’ironie ; dans ses plus violentes philippiques il ne verse pas une goutte de fiel, et la preuve c’est que, républicain, adversaire de tous les ministres, journaliste militant, accusateur perpétuel de quiconque exerce un pouvoir, et de quiconque n’est pas fanatique de liberté, il ne s’est fait haïr de personne. Et c’est pour cela qu’on jouit de ses discours et qu’on ne les craint pas ; sa parole est trop belle pour être terrible, son caractère trop sincère pour qu’il puisse exercer une influence politique ; il ne sait pas jouter, comploter, conduire sa barque ; il n’est bon qu’à plaire et à briller ; son éloquence est d’autant plus grande qu’elle est plus tendre, et ses plus beaux discours font pleurer. Pour lui, la chambre est un théâtre. Comme ces poètes qui improvisent, pour avoir l’inspiration pleine et sereine, il a besoin de parler à telle heure, sur tel point déterminé, et avec telle latitude de temps devant lui. Aussi, le jour où il doit parler, il prend ses mesures avec le président de la chambre. Le président s’arrange de façon à lui donner la parole au moment où les tribunes sont garnies, et où tous les députés sont à leur poste ; les journaux annoncent la veille au soir qu’il doit parler, pour que les dames puissent se procurer des billets ; il a besoin d’être écouté. Avant de parler, il est inquiet, il ne peut poser nulle part ; il entre dans la chambre, il en sort, il rentre, sort de nouveau, erre dans les corridors, va feuilleter un livre dans la bibliothèque, s’échappe au café pour boire un verre d’eau, semble saisi par la fièvre : il croit qu’il ne pourra pas coudre deux mots ensemble, qu’il fera rire, qu’il sera sifflé ; il ne lui reste pas dans la tête une seule idée nette, il a tout confondu, tout oublié. — Comment va le pouls ? lui demandent en souriant ses amis. Le moment arrive : il monte à son banc, la tête baissée, tremblant, pâle comme un condamné qui marche à la mort, résigné à perdre en un seul jour la gloire conquise en tant d’années, et au prix de tant de fatigues. En ce moment ses ennemis mêmes ont pitié de son état. Il se lève, regarde autour de lui et dit : « Señores ! » Il est sauvé : son courage se raffermit, son esprit s’éclaire, son discours se recompose dans sa tête, comme un air oublié ; le président des Cortès, les tribunes disparaissent, il ne voit plus que son geste, il n’entend plus que sa voix, il ne sent plus que la flamme irrésistible qui le brûle, et la force mystérieuse qui le soulève. Il est beau de l’entendre dire : « Je ne vois plus les murs de la salle, je vois des peuples et des pays lointains que je n’ai jamais vus. » Et il parle pendant des heures, et pas un député ne sort, personne ne bouge dans les tribunes, pas une voix ne l’interrompt, pas un geste ne le distrait ; même quand il manque au règlement, le président n’a pas le courage de l’interrompre ; il fait briller à son aise l’image de sa république vêtue de blanc et couronnée de roses, et les monarchistes ne se risquent pas à protester, parce qu’ainsi vêtue ils la trouvent belle, eux aussi. Castelar est maître de l’assemblée : il tonne, il éclate, il chante, il brille comme un feu d’artifice, il fait sourire, il arrache des cris d’enthousiasme, il achève au millieu d’un tonnerre d’applaudissements, et s’en va la tête à l’envers. Tel est ce fameux Castelar, professeur d’histoire à l’Université, écrivain fécond dans les questions de politique, d’art, de religion ; publiciste qui gagne cinquante mille francs par an dans les journaux d’Amérique, académicien élu à l’unanimité par l’Academia Española, montré avec admiration dans les rues, adoré du peuple, aimé même par ses ennemis politiques, jeune, beau, un peu vain, généreux et heureux. »