À propos de théâtre/XVIII

Trois années de théâtre. 1883-1885
Calmann Lévy, éditeur (À propos de théâtrep. 284-302).
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XVIII

Le Bourgeois Gentilhomme avec la Cérémonie. — Hombourg. — Les Directeurs d’Été. — Sacountala. — Une Esther et une Griselidis de l’Inde.

On sait que M. Perrin a eu l’idée, il y a quelques années, de reconstituer le Bourgeois gentilhomme, tel qu’il fut joué, en 1670, devant le roi, à Chambord, avec la musique de Lulli, les intermèdes, les ballets et la mascarade. M. Perrin vient de remettre le Bourgeois gentilhomme complet sur son affiche ; ç’a été à l’occasion des jours gras ; la pièce persiste en carême. MM. Delaunay, Coquelin cadet, Thiron, madame Jouassin, madame Samary, madame Broisat, de plus, M. Vauthier, dans le mufti, sont chargés de la faire valoir. Parmi les rôles de Molière, il n’en est pas un qui aille mieux à M. Thiron que celui de M. Jourdain. M. Got déploie le meilleur de son talent dans le maître de philosophie. Le rôle de Covielle est interprété à merveille par Coquelin cadet. Pour M. Vauthier, on pourrait soutenir qu’il est le héros de la pièce, tant il donne d’ampleur et de furia au personnage du mufti. Avec une exécution aussi près d’être parfaite, il n’est pas étonnant que le Bourgeois gentilhomme attire à la Comédie autant de monde que la salle en peut contenir. Le gros public, d’ailleurs, a toujours eu un faible pour le Bourgeois gentilhomme ; le travers qu’il y trouve peint au naturel est de ceux qu’il connaît le mieux, qui le choquent le plus et dont aime le plus à rire. Je ne m’associerais pas sans réserve au goût du public. Le Bourgeois gentilhomme a au moins un défaut : il n’en finit pas, surtout avec les divertissements. Molière n’excellait pas précisément dans l’art de composer une pièce, art où les Français n’ont pas eu de rivaux, et le Bourgeois gentilhomme est l’un des ouvrages de Molière dont la composition est le plus insuffisante. Cependant, quand on sort de voir le Bourgeois gentilhomme comme il est maintenant joué, il faut féliciter d’une façon toute particulière M. Perrin de l’avoir, après un si long temps, rétabli en son appareil primitif. M. Perrin a eu là une idée d’art originale, une idée de véritable adepte. Il nous a fait distinguer chez Molière des percées d’invention que nous ne savions plus reconnaître ou que nous avions oubliées.

Molière, chez qui l’on s’habitue à voir exclusivement le premier de nos auteurs comiques, a pratiqué, indiqué ou esquissé diverses formes de théâtre, qui ne se sont développées qu’après lui. Excepté la tragédie, il a tout tâté le premier ou l’un des premiers. Je ne crois pas que le drame bourgeois et l’adaptation du vers alexandrin à ce drame datent de la Chaussée ; Tartufe est déjà par parties un drame bourgeois en vers. Je ne crois pas qu’on puisse attribuer par privilège à Quinault l’honneur d’avoir créé l’opéra français. Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus ne sont que de 1672. À l’état fragmentaire, l’opéra nettement caractérisé surgit dans les Amans magnifiques (1670). C’est bien l’opéra que Louis définissait quand il demandait à Molière « un divertissement qui fût composé de tous ceux que le théâtre peut fournir », et, avec la partie versifiée et chantée des Amans magnifiques, Molière réalisait l’idée de Louis. Ni nos auteurs contemporains, ni Beaumarchais avant eux n’ont inventé de toutes pièces le vaudeville imbroglio ; il est dans l’Étourdi. Favart n’a pas trouvé tout seul la comédie villageoise ; le romantisme n’est pas né avec les drames de Dumas et de Victor Hugo ; Don Juan est une composition romantique, la plus vaste et la plus diverse qu’il y ait dans notre théâtre. Et ce même Don Juan contient en germe, avec beaucoup d’autres choses, la comédie villageoise. Pour les scénarios de ballet, Molière en a dessiné un grand nombre ; il a deviné le genre de féeries que nous pratiquons aujourd’hui ; il est allé plus avant dans l’opérette que les auteurs d’Orphée, de la Belle Hélène, de la Vie parisienne et de la Grande Duchesse.

Tout cela apparaît bien clairement dans le Bourgeois gentilhomme, reconstitué par M. Perrin. Molière avait intitulé le Bourgeois gentilhomme : comédie-ballet. Plusieurs autres ouvrage de Molière portent le même titre. Deux de ses comédies les plus fortes, notamment, M. de Pourceaugnac et le Malade imaginaire, ont été conçues sous forme de comédies-ballets. Je ne pense pas, à la vérité, que Molière tînt beaucoup à la partie de ballet ; il prenait soin, en effet, de composer ses pièces mixtes de telle manière que le chant et le ballet pussent être au besoin détachés de la comédie sans que celle-ci, en tant que comédie, parût mutilée et tombée en fadeur. Comme il lui est arrivé de faire représenter la même comédie à la cour avec le ballet et à la ville sans le ballet, on peut supposer que le désir de satisfaire au goût du roi plus que son inspiration personuelle l’a amené à concevoir sous forme de ballet des œuvres qui, au juger, semblaient aussi peu appeler le ballet que M. de Pourceaugnac, le Bourgeois gentilhomme et le Malade imaginaire. Mais, même en admettant qu’il ait imaginé seulement sur commande d’encadrer ses comédies de divertissements mêlés de chants et de danses, il n’en reste pas moins acquis que, en des genres qui ne sont pas la comédie, il a fait office de pionnier, d’initiateur et de maître. Molière fait l’effet d’un vaste réservoir, d’une immense nappe d’eau, d’où s’échappent en tous sens les flots de l’inspiration théâtrale française ; comme de la région des lacs de l’Afrique centrale se détachent les beaux et grands fleuves qui s’écoulent vers le nord, vers l’ouest et le sud-est.

Vous rappelez-vous la farandole des cuisiniers au Châtelet, il y a vingt années, dans Cendrillon ? Elle était charmante à l’œil, mais pas plus ni autrement que l’entrée des marmitons dans le Bourgeois gentilhomme. Je cite, entre autres, cette rencontre. Mais je ne veux pas insister sur les détails. J’arrive tout de suite au gros morceau que M. Perrin a restitué en toutes ses parties et sous son aspect véritable. C’est la cérémonie. Notre temps n’a pas risqué d’opérette plus folle et plus effrontée ; mais quelle opérette grandiose ! Je disais tout à l’heure qu’il était possible que Molière ait pris ou imaginé la forme de comédie-ballet seulement sur commande et pour se conformer aux désirs du roi. Sur le fonds général d’une chose commandée, voyez avec quelle liberté et quelle spontanéité se développe par degrés l’invention géniale du poète, à quel épanouissement prodigieux elle aboutit ! L’idée lui vient de mettre en scène le travers capital d’un bourgeois enrichi qui s’entête de la qualité, qui aime s’y frotter, qui finit par vouloir l’acquérir pour lui-même. Il songe à ce moment que le roi aime le ballet et les travestis, et tout ce qui se fait en pompe. Si l’on pouvait joindre à la portraiture comique du bourgeois gentilhomme une mascarade et une cérémonie ! Ainsi, Molière passe de l’idée de la comédie à celle de la cérémonie finale. Simple idée, en ce premier germe, d’amusement et de métier scénique ! On fera M. Jourdain mamamouchi ; on aura de beaux costumes turcs, un cortège magnifique, et des éclats de rire. Et voici que, après cette première trouvaille d’ordre inférieur, la secousse et l’illumination du génie se produisent ! Que serait une mascarade, pour la mascarade ? Rien. Il est donc désirable, il est nécessaire que la cérémonie sorte des entrailles mêmes de la comédie, qu’elle soit comme innée dans le cerveau de M. Jourdain, qu’elle apparaisse à tous comme une vision antérieure et préalable du travers ou du vice qu’elle vient satisfaire. Molière imagine un divertissement extravagant ; et, tout aussitôt, il conçoit que cette extravagance est la destinée finale et infaillible du sujet dont il étudie la maladie. La scène admirable, immense, où Covielle vient annoncer à M. Jourdain l’arrivée du fils du Grand Turc et la passion qu’a ce grand Turc en herbe de s’allier avec un homme tel que M. Jourdain, naît de la nécessité d’agencer la mascarade plus qu’il ne la provoque. Ne criez pas à l’invraisemblance ! Ne dites pas que l’histoire du Grand Turc et la cérémonie n’ont pas le sens commun ou qu’il faut supposer que M. Jourdain est fou à lier. M. Jourdain n’est pas fou ; tout au plus demi-fou, comme dirait Bertillon. Et non pas même demi-fou. N’étant pas gentilhomme, il s’est piqué de l’être, rien de plus ! Vous êtes, vous qui me lisez de sang-froid, M. Jourdain ; vous ferez tout ce qu’il fait si vous avez son travers, ne fût-ce qu’à l’état de radicelle et, si vous ne l’extirpez pas, ce travers deviendra manie, et de cette manie, vous serez, quand l’occasion s’offrira, l’absolu pantin, le pantin inconscient. Invraisemblance, la cérémonie du mamamouchisme ! Mais vous ne lisez donc pas la Gazette des tribunaux ! Mais vous ne vous souvenez donc pas des aventures du notaire Mary Cliquet ! Mais vous avez donc oublié cette duègne castillane qui, en faisant appel à l’avarice de ses clients sous la forme la plus grossière et la plus propre à éveiller la défiance, n’a rencontré que la parfaite crédulité des avaricieux disposés à être plus parfaitement incrédules sur tout autre point que leur passion dominante, et a failli un moment absorber dans sa caisse tout l’or de l’Espagne et de Cuba ! Mais vous ne savez donc déjà plus l’histoire de l’agence à décorations et à mamamouchisme qui venait expirer devant la police correctionnelle avec sa cohorte de témoins bien posés dans le moment même que M. Perrin reprenait le Bourgeois gentilhomme ! Quand M. Jourdain brame après le turban, il n’est point frappé d’aliénation mentale ; il n’est que M. Jourdain arrivé au paroxysme de son travers.

Molière, avec sa vision générale et son emportement de vision à travers tout, tend du reste à bien autre chose qu’à percer l’abîme de la crédulité humaine. Une dérision de tout ce qu’il y a de plus sacré parmi les hommes plane au-dessus de la cérémonie du Bourgeois gentilhomme. Tous les mouvements et tous les traits de la cérémonie sont empreints d’un caractère d’adoration et de culte qui tournent au burlesque. Ce n’est pas un titre de noblesse, c’est un sacrement que vient recevoir M. Jourdain. Ce ridicule bourgeois de Paris, en robe de catéchumène, ce grand-prêtre, ces derviches qui portent en cérémonie le Coran avec le même appareil qu’on place les Évangiles sur l’autel, ces culbutes sur le livre saint, cette confession de foi mahométane par manière d’orthodoxie, cette énumération et cette abjuration bouffonne de toutes les religions professées par les hommes !… Mais tout cela ressemble à s’y méprendre à un chapitre de l’Essai sur les mœurs ou du Dictionnaire philosophique mis en action ! On est confondu quand on songe que tout cela a été composé et représenté, en 1670, devant la cour de France et pour l’édification du roi très chrétien.

Il me faut changer d’air. Je vais partir pour Hombourg. Autant que les nécessités d’une cure m’en laisseront le loisir, j’adresserai des notes sur mon séjour en Allemagne.

Une ville à la fois allemande et cosmopolite comme Hombourg n’est pas pour l’observateur qui s’y concentre un mince sujet d’observation. Hombourg a été de 1622 à 1866 la capitale d’un petit État souverain, le landgraviat de Hesse-Hombourg. C’est maintenant le chef-lieu du cercle du Taunus, district de Wiesbaden, province de Hesse-Nassau, royaume de Prusse. La population de Hombourg, en temps ordinaire, hors saison, est de huit mille habitants dont deux tiers protestants, le reste catholique ou israélite. La ville est la résidence d’un Landrath, d’un directeur de police, d’un tribunal civil et criminel. Elle possède cinq lieux de culte : une église pour les luthériens et les réformés, une église pour les Anglais épiscopaliens, une église pour les Anglais presbytériens, une église catholique et une synagogue. Sa garnison se compose d’une compagnie d’infanterie. Cette compagnie est pourvue d’une caserne spacieuse et d’un champ d’exercice qui s’étend au pied de la caserne. L’instruction se distribue aux enfants et aux jeunes gens dans un Progymnasium, une Bürgerschule, une école de filles et une école supérieure de filles. Enfin Hombourg a son casino, auquel est joint un théâtre coquet où viennent se faire entendre, pendant la saison, les artistes de Cassel et de Francfort. Ainsi tout l’organisme allemand est représenté et en fonction dans cette ville de huit mille âmes. Que de questions à s’y poser ! — Qu’est-ce qu’un Kreis ? — Qu’est-ce qu’un Landrath ? — Qu’est-ce que l’école obligatoire allemande ? — Qu’est-ce qu’un soldat allemand, pris dans sa vie de caserne et dans son cadre de compagnie ? — Qu’est ce qu’un volontaire d’un an ? — N’est-il pas vrai que si, tout en me réconfortant des eaux de la source Élisabeth, je pouvais, sans rien de méthodique en quelques traits fugitifs et disséminés qui ne dépasseraient pas le ton d’une lettre de voyage, donner à mes lecteurs un croquis de ces divers sujets, ils ne m’en voudraient pas trop de délaisser pour un moment nos auteurs et nos comédiens ? Il y a bien des choses que nous nous figurons savoir depuis la dernière guerre et que nous ne savons guère plus qu’avant. Nous avons imité certaines formes extérieures et toutes matérielles de l’Allemagne, par exemple l’école obligatoire et le volontariat d’un an, et nous croyons nous être approprié la substance que ces formes recouvrent. Je tâcherai d’y voir, s’il m’est possible.

En tout cas, cher lecteur, je dis adieu à Paris et à ses spectacles pour six semaines. Je pars, je fuis, je vole ; je ne veux pas rester la proie des directeurs d’été.

Cette profession nouvelle et pas mal bizarre a surgi, cette année dans Paris, avec les fausses chaleurs, bien fugitives, dont nous avons joui aux derniers jours de mai. Il s’agit ici, entendons-nous bien, de directeurs d’été et pas du tout de théâtres d’été, c’est bien différent.

Quand le directeur ordinaire d’un théâtre parisien, le directeur d’automne, d’hiver ou de printemps, vient de fermer ses portes pour un trimestre, faute de public, un monsieur, généralement très bien, homme à idées, se présente devant lui et offre de lui prendre à loyer son théâtre pour ces trois mois. — Et qu’en prétendez-vous faire ! s’écrie le directeur titulaire, interloqué. — Le monsieur se rengorge et dit : « je ferai une direction d’été. Je serai directeur d’été. Voici le chiffre que j’offre. » Et on conclut l’affaire.

Il existe plus d’un type de directeur d’été. La famille des directeurs d’été fournit une grande variété de caractères et poursuit les buts les plus divers. Celui-ci est déjà directeur, le reste de l’année, d’une scène mignonne, située vers l’ouest, qui est assidûment fréquentée. La canicule approche ; il a clos prudemment le théâtre qui est le sien, vu que Paris devient désert. Il a un confrère, du côté de l’est, aussi prudent que lui, qui a fermé en même temps que lui. Qu’imagine notre homme ? Il loue pour l’été la salle du confrère et il y transporte son répertoire et sa troupe. Son raisonnement est bien simple. Il a calculé que ce qui ne fait plus d’argent à l’ouest de la ville en fera peut-être à l’est ; et, chose surprenante, le succès semble justifier le raisonnement. Cet autre a ramassé une belle fortune en conduisant, pendant vingt années, le théâtre municipal de Carcassonne ou celui de Charleville. Il n’aurait plus qu’à se retirer dans quelque coin départemental et à jouir de l’oisiveté du sage. Mais comme ça vous a bel air d’être sage seulement avec le titre d’ancien directeur de Carcassonne ! Il devient directeur d’été, et, à la fin de la saison, il aura le droit de mettre sur sa carte de visite : « Ancien directeur des théâtres de Paris. » Celui-là, là-bas, est un gentleman que vous avez quelquefois rencontré dans le meilleur monde. Personne n’est parfait ; il a le faible de composer des pièces en vers ; on ne les lui reçoit jamais qu’à correction ; cela ne le corrige pas, et il entreprend une direction d’été, afin qu’il y ait au moins un directeur dans Paris qui rende justice à son dernier chef-d’œuvre et le joue. Avec mademoiselle Tata, ce n’est pas du tout la même chose et c’est la même chose exactement. Vous rappelez-vous mademoiselle Tata ? Elle aurait maintenant toutes les raisons de se croire « arrivée ». Du temps qu’elle se montrait de loin en loin sur la scène des Folies-Dramatiques, les auteurs n’osaient lui confier à dire un seul couplet. Elle en trouva un jour un qui se laissa attendrir et la chargea d’un bout de rôle ; elle eut à débiter trois mots : « Es-tu content, Zozor ? » et rien de plus. Cela fit un effet foudroyant sur le gros Blumschein, le coulissier favori des deux faubourgs, qui s’épanouissait, ce soir-là, dans l’avant-scène de droite. Il envoya un bouquet ; on soupa chez Sylvain, gaiement, à l’entresol, dans la salle commune en gens pas fiers. Depuis cette soirée, c’est Blumschein qui est Zozor. Il habille Tata chez ce qu’il y a de mieux : les casaquins par Rouff, les jupes par Menet-Anfonso ou Chalumeau. Il lui a bâti un hôtel rue Jouffroy, entre le boulevard et l’avenue, avec un joli carlin sculpté, dans une niche, au-dessus de la porte d’entrée, comme c’est maintenant le chic, je ne sais pas pourquoi. Elle n’aurait qu’un mot à dire et gros Zozor meublerait une villa à sa Tata chérie, sur le haut de Marly. Quel été de solitude et de fraîcheur elle y passerait, au seuil du bois enchanté et pas trop loin non plus du bal des canotiers ! Mais Tata souffre. Les jours lui pèsent depuis qu’elle ne dit plus « Es-tu content, Zozor ? » que dans la vie réelle. Il lui faut les planches. On en a déjà soufflé deux mots à l’oreille de Debruyère qui, vous le pensez bien, a bondi ; Floury ne veut pas même entendre parler d’elle pour figurer la seconde suivante de la Fée aux cailloux dans sa prochaine machine. Alors elle fait marcher Blumschein ; celui-ci est sur le point de commanditer une direction d’été pour un théâtre où nous verrons quelle artiste c’est que Tata ! Il pourrait bien, dites-vous, en coûter deux cent mille francs à Blumschein ! Baste ! Il les rattrapera, haut la main, sur sa noble clientèle, lors de la reprise à la Bourse. Parmi les directeurs d’été, tel tiendra peut-être jusqu’au bout de ses trois mois ; il en est qui persisteront six semaines ; il en est qui ont duré six jours et qui déjà ne sont plus. Quelle richesse de nuances ! Tous cependant se rencontrent en un point qui permet de les ranger sous une définition commune. Le directeur d’été est un particulier qui exploite spécialement pour l’été un local où l’on avait déjà trop chaud l’hiver.

Paris possède donc des directeurs d’été. Il ne manque pas d’un public d’été. Les répertoires d’été sont tout prêts. Mais les salles d’été, il s’en passe. Les choses ailleurs vont tout autrement. Quand le Ring, la Kærnthnerstrasse et le Graben ne sont plus qu’une zone torride. Vienne, dans l’un de ses faubourgs, à la Neue-Welt, une foire aux amusements où se dansent des ballets sur un théâtre en plein vent ; il a sa musique perpétuelle au Volksgarten pour le beau monde, dans les trois cafés du Prater pour le petit bourgeois. Berlin a, au cœur de la ville, le théâtre Victoria et au Thiergarten le théâtre d’été, parfaitement entendu, de l’établissement Kroll. En Allemagne, partout où il existe une garnison suffisante pour fournir avec ses officiers, ses fœhnrichs, ses sous-officiers porte-épée, ses soldats avantageurs et ses volontaires d’un an, un premier fonds de spectateurs, le théâtre d’été, le Sommertheater, n’est pas long à se construire et à s’installer. Des planches sur deux paires de tréteaux avec une toile de fond forment la scène. Une vieille cour d’auberge plantée d’arbres est la salle. J’ai vu ainsi jouer d’assez bonnes troupes, soutenues par un fort bon orchestre. Il ne leur est pas malaisé de se composer un répertoire agréable ; d’anciens vaudevilles, français dont l’action est transportée d’un côté des Vosges à l’autre donnent la matière d’un Lustspiel et d’une Posse tout neufs. Aux entr’actes, l’orchestre exécute plus souvent du Lecoq, du Planquette, du Delibes que du Brahms et du Raaf. On paye soixante kreutzers d’entrée ; on s’attable commodément, sous un platane, devant une excellente chope de bière de Munich, et l’on s’en va, vers dix heures, s’étant diverti sans longue veille et sans grande dépense. Ne m’alléguez pas nos jardins chantants de Paris ; on est tassé, serré, encaqué de telle sorte dans ces boîtes de hareng à l’air libre, que la soirée y serait un supplice, même sans la présence de cet usurier, décoré du nom de garçon de café, qui vient vous avertir toutes les demi-heures de renouveler, moyennant un ou deux francs, votre empoisonnement par des consommations d’ordre composite dont les éléments relèvent du laboratoire municipal. Rien ne donne moins l’idée du Sommertheater allemand, simple, économique et sain. Je n’ai rencontré qu’une fois sur le sol français le théâtre d’été ; c’est, il y a trente ans, à Blidah : on y donnait un Bal du grand monde et le Gamin de Paris devant MM. les militaires de tout grade et devant les colons des deux sexes. C’était là ce qui pouvait s’appeler un public. Quels rires ! Quel air de bonheur ! On voyait bien que ces gens-là n’avaient payé leur place ni un louis ni un écu ! Comment se fait-il que Paris soit si en arrière de Blidah ! Comment n’a-t-il de théâtre d’été ni aux Champs-Élysées, ni au bois de Vincennes, ni au bois de Boulogne, ni sur la vaste prairie aisément accessible qui s’étend sur la rive droite de la Seine, en face de l’île de la Grande-Jatte ! Les distances, la cherté du terrain, la fausse idée qu’on ne peut rien tenter en matière de représentations scéniques sans un appareil brillant et compliqué, peut-être notre goût plus difficile qui ne se contenterait pas d’acteurs tout ordinaires, expliquent ce phénomène ; et puis, il n’est pas de bon ton de se faire voir à Paris après le Grand Prix. Contentons-nous, il le faut bien, à défaut de salles d’été, de directeurs d’été. Qui sait si à la suite des directeurs d’été ne viendront pas bientôt les salles d’été ?

Je ne veux point quitter Paris sans recommander aux amateurs de poésie dramatique la nouvelle traduction du drame indien de Sacountala, dont M. Abel Bergaigne, maître de conférences à la Faculté des Lettres de Paris, et M. Paul Lehugeur, professeur au lycée Charlemagne, viennent d’enrichir la collection Jouaust[1]. Le volume est charmant d’aspect, comme il convient pour un ouvrage aussi élégant et aussi poétique que Sacountala. Le drame de Sacountala appartient à une époque relativement récente ; il a été composé par Calidasa, vers la fin du ve siècle de notre ère ou le commencement du vie. À ce moment, l’Occident retombait dans la barbarie. Au contraire, si l’on en juge par Sacountala, une civilisation et une culture psychique qui n’ont rien à envier aux siècles les plus avancés, florissaient dans l’Inde. Gœthe, Lamartine, Paul de Saint-Victor ont parlé de Sacountala avec un ravissement où il y a peut-être de l’excès. On serait contraint, si on jugeait l’œuvre ex professo, d’y signaler une ou deux maladresses scéniques assez forte ; le drame bronche à la péripétie. Mais la figure principale, celle de Sacountala, cette Esther et cette Griselidis de l’Inde, a été conçue par une imagination de grand poète et la conception a été réalisée par un maître en l’art de composer et d’écrire. Le flot de poésie, qui coule à travers le drame, est doux, frais et pur. On sent à la fois dans la pièce l’innocence et la maturité. Gœthe dit qu’on y trouve « la fleur de l’année commençante et les fruits de l’année déjà grandie, ce qui ravit et ce qui nourrit ». En modifiant un peu la pensée de Gœthe, je dirais qu’on saisit à la fois dans cette admirable pastorale, la marque de la nature et celle d’une société raffinée. Tout au juste, c’est du Florian qui serait tout à fait supérieur et étoffé. Les nouveaux traducteurs de Sacountala ont été sobre de notes ; ils ont eu raison. Mais dans leur préface, plus de développement n’eût pas été inutile. J’aurais voulu au moins qu’ils indiquassent avec précision à leurs lecteurs la date de la découverte de Sacountala, celle de son apparition en Europe, et, avec plus de détail, l’effet produit par les premières traductions.

  1. Paris, Librairie des Bibliophiles, 1884.