À propos de théâtre/VII

Trois années de théâtre. 1883-1885
Calmann Lévy, éditeur (À propos de théâtrep. 104-121).
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VII

La Fiammina contre Odette. — L’ancienne liberté de translation et de traduction. — Virgile et Segrais. — Histoire curieuse d’une épigramine de Voltaire. — Gœthe et Pierre Leroux. — Sagesse et réserve sur ce point des Anglais.

Les avocats ont plaidé ; l’avocat général a donné ses conclusions, et, avant peu le tribunal de première instance de la Seine aura prononcé son jugement dans l’affaire Fiammina contre Odette.

Nous attendons ce jugement sans curiosité parce que l’action intentée par M. Mario Uchard à M. Victorien Sardou est sans objet. M. Uchard n’accuse pas M. Sardou du délit de contrefaçon, prévu et puni par le Code pénal ; il n’a pas, en effet, porté plainte au procureur de la République. Il se borne à accuser son confrère de plagiat et à réclamer de lui, de ce fait, des dommages-intérêts. C’est, jusqu’ici, la jurisprudence constante des cours et tribunaux qu’en thèse générale le plagiat n’ouvre de droit à l’indemnilé pour l’auteur pillé que si celui-ci parvient à démontrer par des faits certains que l’œuvre du plagiaire nuit au débit de l’œuvre originale. Comment M. Uchard ferait-il la preuve d’un dommage reçu ? Il y avait près de vingt ans qu’on ne jouait plus la Fiammina, lorsque Odette a commencé, au Vaudeville, sa fructueuse carrière, aujourd’hui terminée. Odette n’a donc pas dans le passé arrêté le cours des représentations de la Fiammina, et il n’est pas probable que dans l’avenir Odette nuise plus à la Fiammina que par le passé ; car il ne paraît pas qu’aucun directeur parisien songe de longtemps à reprendre Odette.

C’est bien un peu la faute du juge, si l’on vient l’importuner d’un litige aussi déraisonnable. Le juge, depuis environ trente ans, n’a montré que trop de goût à se mêler de quantité de choses qui ne sont pas de sa compétence et à s’attribuer, à coups d’arrêt, la décision de quantité d’affaires que le bon sens de la vieille France abandonnait au libre jugement de tous et de chacun. De même que le juge a allégué l’intérêt des familles et nos lois contre la diffamation pour porter la main sur l’histoire elle-même et ses droits, de même il s’est servi de la loi de juillet 1793, relative à la propriété littéraire, et des lois qui en sont dérivées de 1793 à 1865, pour resserrer un peu plus que de raison le domaine public de l’esprit. Aussi devait-il arriver à la fin que les auteurs, agissant chacun en son particulier, lui demanderaient plus qu’il ne peut ôter à tous ensemble pour l’attribuer à un seul. C’est le cas de M. Uchard. Ne sachant plus à quel saint se vouer pour se tirer d’un débat tout intellectuel, où il s’est mal engagé, M. Uchard a songé naturellement au juge et à ses arrêts antérieurs, et du fond des lacets, où il s’est lui-même embarrassé et où M. Sardou le secoue d’une main sans pitié, il élève une plainte gémissante vers le tribunal qui a rendu les fameux jugements de 1867 contre la porcelaine, usurpant sur la chromo-lithographie et le pain d’épice, usurpant sur le bronze. D’autres suivront M. Uchard. Et voilà comment notre siècle va mettre de plus en plus en éloquents plaidoyers, en conclusions et en arrêts fortement motivés, des querelles littéraires qu’en 1701, souvenez-vous-en, souvenez-vous-en, on eût mises tout bonnement en ponts neufs.

Les lois et décrets de 1793, 1810, 1844, 1854 et 1866 accordent aux auteurs et à leurs représentants légaux le droit exclusif de vendre, distribuer et faire distribuer, de représenter et faire représenter leurs œuvres pendant un laps de temps qui comprend la durée de la vie de l’auteur, augmentée d’un nombre d’années dont le chiffre a été successivement porté de dix à vingt, à trente et à cinquante. Voilà quelle est cette « propriété littéraire » dont on parle tant. Telle que nos lois la règlent jusqu’à présent, ce n’est pas « la propriété » ; c’est une jouissance temporaire. La loi primitive, celle de juillet 1793, se sert, il est vrai, du terme de « propriété ». La loi de 1866 emploie le terme, plus juste et plus en conformité avec l’histoire de notre droit public, de « droits accordés ». Ce n’est pas ici le lieu de rechercher si, en certains cas faciles à déterminer, les droits privatifs, industriels et commerciaux, de l’auteur, de l’éditeur et de leurs héritiers n’auraient pas dû, dans l’intérêt supérieur du droit de l’esprit humain, être limités, quant à l’exercice et à l’application aussi bien que quant à la durée. Il nous suffit de remarquer qu’il n’y a certainement aucune objection à élever contre la nature du droit conféré aux auteurs par la loi de 1793 et ses dérivés. Le principe fondamental en est équitable et sensé.

Pendant longtemps, la jurisprudence s’en est tenue au principe fondamental posé par la loi de 1793, sans l’étendre ni l’élargir par l’interprétation. Jusque vers 1853 et 1800, le juge s’est strictement guidé sur la sage distinction que les arrêts du Conseil, avant 1789, établissaient entre le plagiat, délit tout intellectuel et moral, dont la puissance publique ne saurait vouloir connaître sans excéder son droit et ses moyens, et la contrefaçon, délit relatif à l’exercice du commerce, délit brutal et matériel, qu’il n’y a aucune difficulté juridique à saisir et à réprimer. Durant la période comprise entre 1793 et 1860, le juge s’est attaché, avant tout, à respecter et à défendre la liberté de translation des sujets et des idées d’un genre dans un autre. Il admettait qu’on pouvait emprunter à un roman le sujet d’un drame (affaire Boigne contre Scribe, 1854). S’il lui arrivait d’accorder une indemnité à l’auteur d’un roman qu’un autre auteur avait transformé en pièce de théâtre, il fixait vraiment l’indemnité au plus juste taux (affaire Paul de Musset contre Labiche). Il ne contestait pas d’abord la liberté de traduire. Si en 1840, dans l’affaire Rosa contre Gérardin (traduction en espagnol sur territoire français d’un Traité élémentaire de chimie, publié en français), il déclarait que la traduction pouvait être contrefaçon, c’était à propos d’une espèce où le commerce de la librairie, et non point l’art, était intéressé. Dans les cas de cette sorte, le juge prenait soin d’indiquer, par ses considérants, que, pour une espèce où il s’agirait d’une œuvre poétique, comportant l’inspiration, le génie, l’emploi de talents distingués, il se réservait la faculté de décider tout autrement. À partir de 1851 a été inaugurée, dans l’interprétation de la loi de 1793, une ère nouvelle qu’on peut définir l’ère des conventions littéraires internationales. Celles-ci ont été négociées sous l’empire de plus en plus marqué d’une opinion erronée et dangereuse, celle qui consiste à confondre le plagiat avec la contrefaçon, l’imitation et la traduction avec le plagiat. Une déviation, d’abord peu sensible, a commencé à se produire, vers ce temps, dans la jurisprudence. Le juge a molli sur la distinction fondamentale entre la contrefaçon et le plagiat. Le système où il s’est engagé en matière de propriété artistique a influé d’une façon malheureuse sur ses doctrines en matière de propriété littéraire. Rendons cependant à la magistrature cette justice, qu’elle subit à regret un entraînement qui lui vient des erreurs du dehors, et qu’elle n’a pas encore tout à fait abandonné les saines maximes d’autrefois. La preuve en est dans les conclusions qu’a présentées M. Roulier en ce qui concerne Uchard contre Sardou. Ces conclusions sont extrêmement prudentes et judicieuses, parce qu’elles sont d’un véritable lettré.

Si la magistrature se retient encore sur la pente glissante, le gouvernement et le législateur, eux, s’abandonnent. C’est le gouvernement qui signe les conventions internationales sur la propriété littéraire ; c’est le législateur qui les consacre, et elles vont bon train, les conventions. Elles s’inspirent sans aucune hésitation de la maxime, que le romancier, le dramaturge, le poète a droit non seulement sur le texte de son œuvre, mais encore sur les produits de toute opération de l’esprit dont son œuvre a pu être ou paraître l’origine, le point de départ, l’étoffe et le stimulant. Il était bien difficile que des conventions internationales cette fausse maxime ne passât pas plus ou moins dans la jurisprudence et il est à craindre qu’elle y devienne dominante. Ainsi des genres littéraires tout entiers ont perdu ou vont perdre leur liberté. Défense désormais de transporter un ouvrage d’une langue dans une autre sans la permission de l’auteur, avant dix années écoulées ! Défense de reproduire un sujet, un plan, des caractères déjà développés par un auteur vivant, même quand on sentirait en soi l’inspiration et que le préoccupant ne serait qu’une mazette vouée à la fabrication d’ouvrages sans verve et sans style ! Défense de mettre en vers l’ouvrage dramatique composé en prose par un autre ! Défense, sous peine de dommages-intérêts qui peuvent être considérables, et qui sait ? de saisie, de prendre dans un roman dont on n’est pas l’auteur le sujet d’une pièce de théâtre ou respectivement dans une pièce de théâtre le sujet d’un roman ! Défense désormais à Scribe d’écrire les Huguenots ; c’est une adaptation, mal déguisée, de la Chronique de Charles IX ! Défense à Planard de composer le Pré aux Clercs ; ce n’est pas un chef-d’œuvre inspiré d’un autre chef-d’œuvre, c’est une adaptation, impudemment déclarée, de la même dite Chronique de Charles IX ! Défense à Favart de tirer d’un conte en prose de Marmontel la comédie en vers les Trois Sultanes ! Mais quoi ! le conte de Marmontel est couci coucette, et il y a dans la comédie de Favart une grâce souveraine. Qu’importe !

De par le roi, défense à Dieu
De faire miracle en ce lieu !


De par le roi, défense à l’esprit de faire œuvre d’esprit, à l’art de faire œuvre d’art, au génie d’être le génie !

Il n’y a pas encore un mois, nous avons signé avec l’Allemagne un traité par lequel le droit de traduction d’un ouvrage de l’allemand en français et du français en allemand est attribué exclusivement à l’auteur de cet ouvrage pendant une période de dix années, à partir de la publication. Nous avions déjà avec d’autres peuples des conventions semblables. Celle-ci est de beaucoup la plus notable ; elle frappe, elle suspend la liberté de la traduction justement pour les deux langues qui ont démontré par les exemples les plus éclatants que la traduction est un genre littéraire qui ne le cède à aucun autre. Traduire, c’est contrefaire, disent les jurisconsultes et les diplomates. La littérature française et la littérature allemande sont là pour protester contre leur formule. En allemand et en français du moins, traduire, c’est créer ; traduire, c’est lutter, égaler et vaincre. Voici un ouvrage à traduire ; et je suis, je suppose, le bon lutteur. Avec la certitude de l’inspiration, je discerne que la traduction de l’ouvrage, si c’est moi qui la fais, enrichira ma langue maternelle d’un modèle de beau langage. Et il dépendra de l’auteur étranger et du libraire étranger de m’écarter pour confier la besogne d’art où j’aspire à quelque scribe laborieux, avec lequel ils sont en rapport de commerce ! Il dépendra d’eux d’enchaîner en moi le talent qui m’est propre ! Je suis Voss et, si j’ai Homère pour contemporain, vos traités m’interdiront de donner l’Iliade et l’Odyssée à l’Allemagne ! Je suis Schlegel, et, si Calderon est vivant et que mon nom lui soit inconnu, ou que mon nez lui déplaise, ce n’est pas moi qui ferai faire aux Allemands connaissance avec le Prince Constant et l’Alcade de Zalamea ! Je suis Amyot, et je ne pourrai pas façonner en français les Vies des Hommes illustres ! J’ai cité le nom de Voss le premier. C’est que sa traduction d’Homère en vers est un véritable mot-à-mot, et que cette traduction, par cela même qu’elle est littérale, donne bien plus de force à mon argumentation. Qui oserait dire que la traduction de Voss, toute littérale qu’elle soit, n’est pas en même temps une œuvre de la plus pure comme de la plus haute originalité germanique ? Qui oserait nier que traduire, comme l’a fait Voss (à plus forte raison comme l’a fait Amyot), ce soit littérairement inventer, selon la plus rigoureuse acception du terme d’invention littéraire ? Qui pourrait lire certaines parties d’Homère, entre autres le cinquième chant de l’Odyssée, dans le texte grec d’abord, dans le texte allemand ensuite, et ne pas reconnaître que Voss fait apercevoir dans Homère des charmes, des grâces, un sel poétique, qu’il n’ajoute pas à l’original, mais que le grec cachait un peu et que l’allemand découvre ?

Arrêtons-nous sur ce phénomène singulier du miroir mutuel des langues, qui donne à la fois transmutation et ressemblance. — Mais, dira quelqu’un, le procès Odette-Fiammina ? — Nous y sommes en plein, nous y sommes plus que si nous en traitions directement. La belle affaire qu’Odette et la Fiammina ! C’est les principes littéraires engagés qui sont tout.

Or, le principe que j’entends démontrer d’abord contre tous ceux qui traquent et la liberté de traduction et la liberté d’adaptation, c’est que la simple translation, d’une langue à une autre, d’une œuvre d’imagination (roman, drame, poésie) exige ou suppose la dépense d’un talent original dont l’auteur qui traduit ne doit en saine comptabilité littéraire, nul compte à celui qui est traduit. J’aurai fait ma démonstration palpable et sur le vif, si, au lieu d’invoquer l’Odyssée d’Homère et celle de Voss, que ni vous ni moi n’aurions le temps de parcourir aujourd’hui tout entière ; si même, au lieu d’appeler en témoignage Amyot et Plutarque qui, pour nous conter en grec et en français une seule de leurs Vies, celle des deux Gracques ou celle d’Alcibiade, exigeraient de nous une matinée de loisir, je prends une courte tirade en vers ou mieux encore deux ou trois distiques, et si je fais voir qu’un écrivain supérieur ne saurait traduire en vers même un tout petit distique sans y mettre beaucoup du sien, et de ce qu’il y a dans ce sien de plus sien et de plus particulier. Que dites-vous des deux vers suivants que Damœtas débite dans sa joute poétique avec Ménalque ?

O quoties, et quæ nobis Galatea locuta est !
Partem aliquam, venti, Divum referatis ad aures !


Quelle plus simple et plus fraîche expression peut-on imaginer d’un murmure d’amour, sous les saules, le long du ruisseau courant ? N’est-ce pas qu’il semble au premier abord impossible qu’en traduisant ces
deux vers de Virgile, sans presque y rien changer, on fasse mieux ou autre chose que Virgile ? Voici comment les a transposés un Français du xviie siècle, Segrais, je crois :

Ô les discours charmants ! ô les divines choses,
Qu’un jour disait Almise, en la saison des roses ;
Doux zéphyrs, qui régniez alors dans ces beaux lieux
N’en portâtes-vous rien aux oreilles des dieux ?


En citant ces vers, je ne cherche pas qui a le mieux dit, de Virgile ou du poète français. Je cherche si traduire, c’est contrefaire, ou si traduire, c’est inventer. Eh bien ! je le demande, quels vers de notre langue ont une allure plus française, et qui sente mieux son cru que ces vers-là ? Qui, ne les ayant pas lus d’abord dans Virgile, croirait qu’ils sont empruntés et traduits de Virgile ? Est-ce que le mot « divin » employé par notre Français dans un sens que ne comporte pas le génie de la langue latine ; est-ce que l’attribut complémentaire « en la saison des roses » d’un effet si gracieux et si vif ; est-ce que ce « doux zéphyrs » qui n’a pas ! vérité rustique de venti, mais qui n’en a pas non plus la sécheresse : est-ce que la substitution du mode interrogatif au mode impératif dans l’apostrophe :

N’en portâtes-vous rien aux oreilles des dieux ?

est-ce que ces gentils riens, qui sont tout, ne font pas passer le traducteur à l’état d’inventeur, les vers nés latins à l’état de vers qui seraient nés français, la sensation virgilienne à l’état de sensation toute neuve, qui sort sans mixture comme sans scories du creuset d’or de l’imagination française ? Est-ce qu’ici l’antique formule traduit et imité de… n’équivaut pas à la formule « transformé et recréé » ? Voyons autre chose. Voici un quatrain de l’Anthologie grecque, l’un des plus jolis, le quatrain de Laïs vieillie :

« Moi, dont le faste s’est ri de la Grèce ; moi qui ai eu à ma porte l’essaim des jeunes amoureux, Laïs, à la déesse de Paphos je rends ce miroir, puisque m’y voir telle que je suis, je ne le veux ; telle que j’étais, je ne le peux. »

· · · · · · · · · · · · · · · epei toiè men orasthai
Ouk ethelò, oiè d’èn paros ou dunamai.


Voltaire traduit ainsi ces deux derniers vers :

Je le donne à Vénus, puisqu’elle est toujours belle ;
Je ne saurais me voir en ce miroir fidèle,
Ni telle que j’étais, ni telle que je suis.


Voltaire ne dépasse pas le modèle ; j’ai même supprimé un vers de remplissage. Mais le fait que le tour naturel de la langue française permet à Voltaire de rendre en un seul mot, je ne saurais, le double sentiment qui n’en fait qu’un et que Laïs exprime par l’antithèse des deux verbes ouk ethelò (je ne le veux) et ou dunamai (je ne le puis) prête peut-être à ce sentiment plus d’abandon, et le fait de renfermer en un seul alexandrin le présent et le passé lui donne, ce me semble, plus de légèreté.

Un troisième exemple. Je l’emprunte encore à l’Anthologie :

« Une vipère, un jour, piqua un Cappadocien ; mais, elle aussi, tomba morte (katthané) ayant goûté d’un sang infectieux (geusaménè aïmatos iobolou). »

L’idée est ingénieuse ; mais que l’expression est traînante ! Bruzen de Lamartinière aiguise ainsi l’idée dans son Recueil des épigrammatistes français :

Un gros serpent mordit Aurèle ;
Que croyez-vous qu’il arriva ?
Qu’Aurèle en mourut ? bagatelle !
Ce fut le serpent qui creva.


Cela est déjà beaucoup mieux. L’appendice geusaménè aïmatos iobolou, qui est fade et niais, a disparu de l’épigramme qu’il alanguit. Certainement, dans le grec l’aoriste contracté katthané a de la force. Mais notre verbe populaire « crever » a une saveur, surtout en cette forme du passé défini, qui manque même à katthané. À la place où il est, dernier mot de l’épigramme, il fait balle. Réalise-t-on avec Lamartinière tout l’accomplissement de l’idée conçue par Demodocus ? Pas encore, « gros serpent » est lourd ; « gros » fait cheville. Et qu’est-ce que cet Aurèle ? Un nom de fantaisie ; il ne dit rien ; il n’est pas plaisant comme devait être « Cappadocien » pour les Grecs. Arrive Voltaire. Il s’approprie deux des vers de Lamartinière, ceux qui sont drus ; il souffle sur les deux autres et les remplace, et il applique tout chaud la chose sur Fréron, chair vivante.

Un jour, loin du sacré vallon,
Un serpent mordit Jean Fréron ;
Que croyez-vous qu’il arriva ?
Ce fut le serpent qui creva.


On a cette fois enfin l’épigramme que rêvait, informe, Demodocus, il y a deux mille ans. On en a la perfection ; je ne me plains pas que cette perfection ait été achetée au prix d’un double plagiat. Je ne vois même plus le plagiat ; je ne vois que le travail de taille et de polissage du diamant, qui est un travail original.

On dira sans doute que je me fais des soucis bien vains ; que Plutarque, Homère, Virgile, l’Anthologie grecque, c’est bien vieux, et que la jurisprudence ni les traités n’entravent guère la liberté de traduction à leur égard. Mais Gœthe n’est déjà pas si antique ! Admettra-t-on qu’il eût pu empêcher par commandement exprès Pierre Leroux, son jeune contemporain, d’entreprendre la traduction de Werther, qui est l’un des modèles de la prose poétique française au xixe siècle ? Mais Alarcon, selon certains biographes, était peut-être encore vivant quand Corneille tira le Meilleur de la Verdad sospechosa. Corneille, en écrivant le Menteur, ne s’est même pas donné la peine d’adapter son original ; il ne s’est pas contenté de prendre la liberté grande de l’imiter, il l’a traduit à la bonne franquette ; pour la plus forte part, le Menteur n’est qu’une traduction, vers pour vers, de la Verdad sospechosa. Il est aisé de s’en assurer en se reportant au Mémoire du savant Viguier, que M. Marty-Laveaux a inséré dans son édition de Corneille[1]. Mais on s’assurera encore plus, si l’on compare d’un esprit attentif les passages d’Alarcon, cités par Viguier, avec les textes correspondants de Corneille, que Dorante, qui ne débite que des choses traduites et tournées de l’espagnol, est Français de la plante des pieds à la pointe des cheveux. Il n’y a rien dans le Menteur qui ne vienne d’Alarcon ; et le Menteur ne contient rien qui ne soit de Corneille et qui puisse être d’un autre que lui. Admettra-t-on qu’Alarcon eût pu tenir d’une convention internationale le droit de prohiber et de confisquer le Menteur de Corneille ? Si oui, c’est prohiber la France, c’est soumettre à confiscation le génie national français.

Nous n’avons voulu traiter que de la traduction. Que serait-ce de l’adaptation ! Ç’a été pour notre langue et notre littérature un rare bonheur, ç’a été le salut que François 1er, en signant avec Charles-Quint les traités de Noyon et de Madrid, n’ait pas eu l’idée d’y joindre quelque convention annexe sur la soi-disant propriété littéraire, qui eût été analogue à celles que nous sollicitons et que nous obtenons aujourd’hui des autres nations. Pour cette seule idée qu’il n’a pas eue, François 1er mérite cent fois son surnom de « Père des Lettres ». Que fût devenu l’esprit français pendant les deux siècles où il a produit merveilles sur merveilles avec nos conventions littéraires internationales et la jurisprudence qui se greffe sur elles ! Un bon tiers de notre littérature eût été supprimé.

Notre originalité la plus étonnante est d’avoir créé, en traduisant et en imitant, la littérature la plus originale qui fût jamais. Les Français en leur meilleur temps ont été les rois de l’adaptation et de la traduction ; et c’est eux aujourd’hui qui réclament avec le plus d’acharnement contre la traduction et l’adaptation ! M. Uchard traîne M. Sardou devant le juge ; et M. Sardou, se défendant contre M. Uchard, accuse formellement nos ministres et nos diplomates de ne savoir point protéger les auteurs dramatiques français contre les plagiaires de toute nation, notamment contre les pirates de l’Angleterre ! En vain, la République française, endoctrinée et poussée par M. Sardou, a conclu avec le gouvernement de Sa Majesté britannique la convention complémentaire et interprétative du 11 août 1875, qui modifie, dans le sens des ultimatums de M. Sardou, le traité de novembre 1851, en vain, les deux gouvernements ont abrogé, d’un commun accord, le paragraphe 3 de l’article 4 de la convention de 1851, lequel paragraphe stipulait que ledit article « n’avait point pour objet de prohiber les imitations faites de bonne foi et les appropriations des ouvrages dramatiques aux scènes respectives de France et d’Angleterre, mais seulement d’empêcher les traductions et contrefaçons ». M. Sardou n’est pas encore content. Que lui faut-il donc ?

  1. Les Grands Écrivains de la France : Œuvres de Corneille. Paris, Hachette.