À propos de l’édition de la chronique de Jean Molinet


À propos de l’édition de la chronique de Jean Molinet
Bulletin de la Classe des lettres de l’Académie royale de Belgique
Année 1904, p. 21-24

À propos de l’édition de la chronique de Jean Molinet ; lecture par Henri Pirenne, membre de l’Académie.

De toutes les chroniques relatives à l’histoire des Pays-Bas dans le dernier quart du xve siècle, c’est-à-dire pendant les années si troublées du gouvernement de Maximilien d’Autriche, la plus importante est sans contredit celle de Jean Molinet. Bien que cet auteur ne puisse être comparé à Georges Chastellain, qu’il prétend continuer, ni pour le talent ni pour l’intelligence, son travail n’en constitue pas moins une source précieuse par l’abondance et la précision des renseignements. Si, en qualité d’historiographe de la maison de Bourgogne, Molinet nous fournit la version officielle des événements, en revanche, et en vertu même de ses fonctions, il a pu se documenter exactement sur les faits qu’il raconte, et l’on chercherait vainement dans l’historiographie flamande ou française de nos provinces à cette époque, une source digne de lui être comparée. Olivier de La Marche, le seul écrivain du temps qui eût pu non seulement rivaliser avec lui, mais le surpasser, ne nous a laissé, on le sait, dans ses célèbres mémoires, que des notes fort insuffisantes sur le règne de Maximilien.

De bonne heure, on a reconnu pleinement l’importance de la chronique de Molinet. Louis Brésin lui a fait de larges emprunts dans sa chronique d’Artois, et Pontus Heuterus s’est contenté de la résumer ou de la paraphraser en latin dans de nombreux passages de ses Rerum Burgundicarum libri VI.

Il a fallu attendre cependant jusqu’au commencement du xixe siècle pour posséder de la chronique de Molinet une édition imprimée. Cette édition bien connue a paru en 1827-1828 : elle occupe les volumes XLIII à XLVII de la collection des Chroniques nationales françaises de J.-A. Buchon[1].

Il est inutile de rappeler ici que les textes publiés par Buchon sont en général des plus défectueux. La chronique de Molinet ne fait pas exception à la règle. Je croirais même volontiers qu’elle se distingue par son incorrection et par la légèreté avec laquelle son texte a été établi. Buchon nous apprend qu’il a utilisé deux manuscrits de la Bibliothèque nationale de Paris (1019 7a et 1033 Sorbonne). Mais, en l’absence de toute variante, il est permis de penser qu’il s’est borné à faire prendre une copie de l’un de ces manuscrits et qu’il l’a transmise telle quelle à l’imprimeur. Les fautes de lecture abondent, en effet, dans son édition, et elles sont de telles nature qu’elles rendent plus d’un passage complètement incompréhensible.

En voici, entre bien d’autres, quelques spécimens :

Tome II, page 15 : ... espérant entrer en personne, lire : espérant entrer en Péronne. — Page 203 : ... il fit faire un pont des manteaux et des bombardes, lire : il fit faire un pont des manteaux des bombardes[2]. — Page 372 : ... ils lui paieroient chacun an trente-deux mille mailles du Rhin, comme duc de Brabant et général adnommé du pays de Liége, lire : général advoué. — Page 428 : Iceulx Flamens se partirent de l’abbaye Dynan où estoit leur fort, lire : de l’abbaye d’Eename. — Tome III, page 353 : les estats rentrèrent en Bruges et trouvèrent en la maison de la ville ... les doyens de Meringhen, lire : les doyens de neeringen (c’est-à-dire des métiers).

À ces mauvaises lectures, dont il serait facile de décupler le nombre, s’ajoute encore l’orthographe fantaisiste que le texte de Buchon donne à la plupart des noms géographiques. Ainsi Ésurène pour Désurène (II, 22), Werny pour Wervy (II, 67, 70), Saint-Saulne pour Saint-Saulve (II, 76), Salms pour Salins (II, 124), Damecourt pour d’Amercœur (II, 310), Setron pour Saint-Trond (II, 312), Palme pour Pamele (II, 414), Nyevone pour Ninove (II, 421), place Sainte-Vierge pour place Sainte-Verle (II, 452), Ceureghem pour Everghem (III, 362), Vilnarde pour Vilvorde (III, 406), etc.

Il n’en faut sans doute pas davantage pour montrer combien serait utile une nouvelle édition, critique cette fois, de la chronique de Jean Molinet. Les manuscrits à utiliser son nombreux. La Bibliothèque royale n’en possède pas moins de huit, donc cinq du xvie siècle, et qui, bien qu’ils m’aient paru, à première vue, se diviser en deux classes, ne semblent pas différer beaucoup les uns des autres[3]. La Classe croira peut-être qu’il lui appartient d’entreprendre ce travail et de faire une place à Molinet dans la collection des grands écrivains du pays, où elle a fait entrer le maître de celui-ci, Georges Chastellain.

  1. De Reiffenberg a publié à Bruxelles, en 1836, deux fragments qui peuvent s’ajouter au texte de Buchon, Chronique métrique de G. Chastellain et de Molinet, pp. 33 et suiv. Il les a réimprimés ensuite dans le tome VIII de son édition de l’Histoire des ducs de Bourgogne de Barante.
  2. Les manteaux des bombardes sont évidemment les abris en charpente derrière lesquels les canonniers se protégeaient contre les balles. Le sens de la phrase de Molinet est très facile à saisir. Mais l’addition de et dans le texte de Buchon la rend incompréhensible. Elle a complètement induit en erreur H. Klaje, Die Schlacht bei Guinegate, p. 49 n. (Greifswald, 1890.)
  3. Sur d’autres manuscrits de Molinet, voy. Bull. de la Comm. roy. d’histoire, 1re série, t. I, p. 139 ; t. III, pp. 188, 297-298 ; t. VIII, p. 305 ; t. XIII, p. 280 ; t. XV, p. 294.