À propos de Bruckner


À PROPOS DE BRUCKNER


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Munich, 16 octobre 1907.



Un
concert hors pair hier soir, qui révèle à la fois un chef d’orchestre inconnu et une symphonie de Bruckner méconnue. L’événement est de telle importance que je n’hésite pas à prendre exceptionnellement, dans la relation des faits musicaux de Munich, la place de mon ami, M. Marcel Montandon absent. Le 7 janvier passé, M. Schnéevoigt, qui n’est pas le premier venu, assommait, malgré une interprétation fignolée et nuancée à l’excès, le public des concerts Kaim avec cette même Ve de Bruckner dont il va s’agir, et commettait la bourde incroyable de la donner avec un concerto de Beethoven (ut mineur) et avec l’étonnant poème symphonique de M. Ernest Bœhe Taormina, lui aussi de dimensions respectables. Naturellement de l’entassement de trois pareilles pièces de résistance en deux heures, sans préjudice des égards que méritait l’œuvre de M. Bœhe présent, ce fut la formidable symphonie du génie défunt qui pâtit. Escamotée grand train, elle parut monotone, pleine d’insupportables longueurs, et mit en fuite le public.

Or un jeune homme autrichien présent, M. Frenzdorff, passionné admirateur du vieux maître, aujourd’hui docteur après la soutenance d’une brillante thèse musicale, et qui a fait de l’œuvre de Bruckner une étude spéciale, vient de relever justement la symphonie tombée et de tenter la démonstration de la façon vraie de donner une œuvre pareille. Il est aujourd’hui prouvé que la musique de Bruckner en général et surtout les symphonies démesurées, V, VIII, et IX, si on la fait suivre selon les intentions du maître par son Te Deum, nécessitent des conditions spéciales et en tous cas méritent comme les symphonies I, II, III et VI de Mahler de remplir chacune pour soi un entier concert. Je laisse de côté l’impression en même temps d’intimité et de chapelle que M. Frenzdorff a créée en dissimulant l’orchestre derrière un rideau sombre et en exigeant l’extinction du lustre, et aussi divers autres détails d’organisation destinés à assurer le confort absolu des auditeurs. Je me permets toutefois d’attirer l’attention sur le fait qu’à œuvres, à salles et à moyens nouveaux, il est juste d’ajouter l’abolition de certaines routines. Du temps de Haydn la Création se donnait à Vienne dans une salle de palais XVIIIe siècle ; les symphonies de Beethoven connurent les petites salles de concert Empire (on dit en Autriche Vieux-Vienne) ; l’orchestre de Glazounow, de Bruckner, de Strauss, de Mahler et de Suk veut d’autres parallélépipèdes de temps et d’espace. Dès lors pourquoi ne lui accorderait-on pas par surcroît tout ce qui assure l’appréciation intégrale des œuvres, tout ce qui aide à procurer le maximum de jouissance esthétique. Même s’il s’agit de s’asseoir à table deux heures au lieu d’une on a soin de différemment ménager son appétit, ses aises et aussi l’ordonnance du repas.

Bref cette symphonie monstre qui n’avait guère dépassé une heure aux mains de M. Schnéevoigt a pris sous la nouvelle direction d’Alfred Westarp, pseudonyme de qui l’on sait, les proportions suivantes. On a commencé à huit heures et quart précises, toutes portes closes, pas une place n’étant imposée debout. Sont restés debout ceux-là seuls qui y tenaient. Le rideau sombre a du moins cet avantage inappréciable d’empêcher l’orchestre de se préoccuper, lui, du public, inconvénient encore pire que la préoccupation de l’orchestre et de son chef de la part du public. Les musiciens ne jouent désormais plus que pour la musique et leur propre satisfaction. Le premier mouvement, d’une telle ampleur passionnément religieuse, religieuse en pleine nature — on pense à du Wagner, à toute la passion de Wagner, déversée dans les interminables frises pompeuses des rubriques de Haendel — s’est alors déroulé avec une lenteur fluviale, dans une atmosphère de délicat demi-ton et de respect infini pendant une grande demi-heure au moins. Puis sans un applaudissement la foule s’est écoulée dans les promenoirs pour un entr’acte de dix minutes, dix minutes où les exaltations sont entrées en contact. L’andante et le scherzo donnés coup sur coup formaient une seconde coupure. Puis encore quinze minutes d’entr’acte. Enfin, en quarante minutes à soi seul le prodigieux finale, son pyramidal entassement, — pyramide renversée — aboutissant d’assises en assises toujours plus majestueuses, au bronze pur de la grande plate-forme terminale, entablement surhumain et tout bronzé de trombones non pas furieux, mais calmes, omnipotents, victorieux dans la sérénité. Puis plus haut : l’air pur, l’espace, et, prolongé autant que possible, pianissimo, l’aire à grands circuits lents d’une paire d’ailes qui planent, éployées.

Un des grands dangers de la musique de Bruckner, et surtout dans la symphonie en question, c’est la quantité des pauses générales dont le maître entrecoupe les alinéas de sa démonstration. Rien de plus lassant à une audition ordinaire : cela crée la sorte de gêne que l’on éprouve à assister aux efforts surhumains d’un asthmatique qui, pour gravir une côte ou abattre une tâche, ahane et peine et doit à tout instant reprendre des forces. Nous avons vu hier l’interprétation à donner à cette ponctuation, le sens de ces espaces vides… Vides ils ne sont plus… Alfred Westarp au lieu de les sophistiquer les a au contraire étalés avec plus d’ampleur encore que Wagner n’en voulait aux silences des premières lignes du prélude de Tristan. Il les a étalés le temps d’un Ave Maria et les voici remplis d’une immense signification. C’est le recueillement du génie et de la prière pour l’adoration : il y a de l’extase dans ces points de suspension, du ravissement de saint-Jean écrivant une apocalypse musicale qui serait claire et rayonnante. De même le trio du Scherzo a été en quelque sorte isolé par une longue attente comme certains campaniles le sont par un grand espace de leur église.

Autre vrai danger par les directions ordinaires. Elles semblent alors, ces symphonies, tumultueuses, désordonnées et pleines de recommencements. Autre défaut d’intelligence ! C’est que le chef d’orchestre de chaque jour les scande exagérément, en met les saillies dans une évidence photographique et y projette la crue lumière d’une absolue incompréhension de leurs dessous mystiques. Or, à en faire des œuvres profanes, on les sort de leur ambiance. M. Westarp, lui, en a tenu tous les éléments dans une cohésion parfaite. Rien jamais ne m’a paru plus un. Tout s’engendre, rien ne se rompt, rien ne se heurte. Ce sont les mille arceaux qui se succèdent et dans la perspective s’enjambent, des complications de l’art gothique. Tout est tenu dans une perpétuelle fluctuation des pianissimo les plus moites, les plus subtilement estompés, à un forte chaleureux, ample et sourd, très ménagé, de façon à aboutir par des gradations d’une délicatesse qui les rend à peine sensibles, des gradations qui évoluent dans l’amplitude la plus magnanime, à l’excessif du finale où l’on atteint à une intensité de fournaise et d’éblouissement, à la plénitude d’exaltation enfin, comme sans s’en douter, porté par une marée immense qui a duré tout le laps de la symphonie. Le déluge dut monter ainsi… Et ce n’est pas autrement que cuit du lait ! Tant les moyens les plus naturels sont les derniers dont on s’avise. Combien y a-t-il de chefs d’orchestre qui se doutent que toute symphonie a un point culminant et que tout doit être préparatoire et subordonné à cette minute d’apothéose… Dans toutes ordinairement il y a beaucoup de minutes palpitantes ; il n’y a qu’un paroxysme, et c’est leur manière d’unité. Mais d’unité poussée jusqu’à cette sublimité je n’en connais pas d’autre exemple vraiment : le scherzo y est encastré comme une horloge astronomique dans un beffroi.

Et voici qu’enfin on commence à apercevoir la vraie forme de l’œuvre de Bruckner. On la jouait de plus en plus ces dernières années… Ou plutôt on l’investiguait avec précaution ; on en faisait le tour, des lanternes ou des piolets à la main. Les escarpements étaient si excessifs que l’on parlait de chaos. Sinon d’inondation, ou d’éruption volcanique. On l’envisageait, cette œuvre, un peu en cataclysme dans l’univers musical, en « sublime horreur ». Lui-même, le bon vieux, n’a jamais eu, je crois, d’idées bien précises sur l’exécution de ses symphonies, d’intentions arrêtées pour leur mise au point. Lui vivant, c’est à peine si on le jouait. Il ne s’est peut-être pas entendu dix fois, à l’orchestre, lui, qui laisse neuf symphonies, sans compter celle qu’il brûla par modestie, se disant de bonne foi qu’il était un imbécile. On le lui cornait sans cesse aux oreilles… ! Il restera à M. Westarp la gloire d’avoir été le premier en Allemagne — et je crois qu’il est en progrès même sur MM. Loewe et Gœllerich en Autriche, — à entamer par l’énergie vitale, par l’âme même de l’œuvre l’étude de l’œuvre, et non pas par le dénombrement de ses aspects extérieurs. L’étonnante étude préparatoire qu’il a publiée avec un luxe magnifique de ce monument symphonique, le plus discuté d’entre toutes ces symphonies discutées jusqu’au déchirement et à la mise en charpie, témoigne à toute page de cette préoccupation de montrer en fonction cette force tout intérieure qui ordonne le soi-disant chaos, soulève le flot et provoque l’éruption. Certainement si l’on peut lui contester d’avoir exactement suivi les indications de la partition imprimée — et il paraît qu’aux répétitions l’orchestre se révoltait — personne ne lui disputera l’honneur et la béatitude d’être à l’heure actuelle l’homme qui se soit le plus rapproché du cœur de Bruckner, d’être devenu le confident du génie et du saint, de s’être fait avec candeur et désintéressement le prêtre d’un culte nouveau[1].

william ritter.
  1. Le lendemain tous les journaux de Munich poussaient des clameurs, M. Rudolf Louis donnait le la. On ne discutait du reste pas, on injuriait. Et chose étrange, on parlait de M. Alfred Westarp dans les mêmes termes que de M. Bruckner vivant. Quelques jeunes écrivains allemands, qui jugent des choses comme nous, ont bien essayé, paraît-il, de se faire entendre… Mais le mot d’ordre était donné. Pas un journal, pas une revue n’a eu le courage d’accepter leur protestation. L’avenir jugera, l’avenir qui a toujours été comme le royaume des cieux, non à ceux qui ont la routine, mais à ceux qui ont la foi.