À mort/Texte entier

E. Monnier (p. vii-241).

PRÉFACE



Il est deux heures de l’après-midi. Violent coup de sonnette, je vois entrer chez moi un employé de M. Monnier, qui a l’air très pressé :

« Mademoiselle !… manque trente pages pour finir volume. Passez vite chez éditeur… couverture prête… bonnes feuilles aussi, mais pas pouvoir tirer le reste sans les trente pages… se dépêcher de nous les apporter !… »

Stupeur de ma part. Voilà bien M. Monnier, mon excellent éditeur ! Trente pages et probablement les faire en vingt-cinq minutes ! Oh ! le monstre !

La dernière fois il s’agissait de soixante et onze lignes à retirer au moment de paraître… sans toucher à l’intrigue…

Je prends mon chapeau, je cours au numéro 7 de la rue de l’Odéon.

« Monsieur Monnier, vous êtes fou !

— Pas même décadent, ma petite Rachilde, je veux mon compte rond dans mes feuilles, me faut mes trente pages… !

— Vous ne voulez pas que j’ajoute à l’intrigue une situation corsée : une histoire si convenable !!…

— Non… cherchez du neuf, c’est votre métier.

Je garde une attitude tellement malheureuse que M. Monnier se déride :

« Je vous plains, pauvres petits ! Ces romanciers ? pas l’ombre de littérature spontanée. Quand il s’agit de fournir des choses que personne ne leur demande, ils sont toujours disposés, les misérables ; mais quand on veut obtenir d’eux le nécessaire, n’y a plus de cerveau. Eh bien ! faites une préface… bête, mais j’aurai mes trente pages.

— J’ai une antipathie marquée pour les préfaces, surtout pour celles de l’auteur.

— Moi aussi.

Un silence. M. Monnier mordille le bout de son porte-plume ; moi je regarde la robe de madame M… qui est d’une soie compliquée et changeante comme une éclipse de soleil vue au travers d’un cristal fumé. Elle est charmante, madame M… brune, de teint mat, puis si bonne ! C’est elle qui arrête le courroux de l’éditeur quand celui-ci tonne contre les bévues de ces pauvres petits (les romanciers) je l’entends murmurer, compatissante :

« En mettant beaucoup de blancs autour du texte… peut-être…

— Oh ! oui, mon cher éditeur… mettez des blancs, des vignettes, des machins de lampe… des fleurs, des oiseaux, enfin (je me redresse, très digne), enfin des pages immaculées et préparatives…

— Immaculées et préparatives me plaît ! fait M. Monnier en me regardant d’un méchant œil.

Je sens que je perds l’estime de mon éditeur.

Pourtant, trente pages ! sur sa table… comme ça tout de suite… D’ailleurs, c’est mardi, mon jour, les camarades sont là-bas, au moins quelques-uns, devant ma porte avec des nez de mauvaise humeur. Oscar Méténier devait me lire Décadence, une étonnante nouvelle, Jean Lorrain m’offrir Très russe, Louis Tiercelin me communiquer l’Amourette qu’il a l’intention de me dédier, Langlois frères me montrer des portraits exquis, le grand Tanchard m’apporter Les Lèvres roses, Allard, Rouanet, Ajalbert… Mais que dire dans ces trente pages ?… et puis le jeune poète Georges Vanor dont le sourire… ensuite je ne peux pas écrire avec les plumes de M. Monnier, détestables ces plumes ! Il fait trop chaud, la chaise est trop basse, le papier… c’est stupéfiant comme son papier boit !…

« Monsieur Monnier !…

— Comment… vous n’avez pas fini ?

— Hum !… pas encore… si vous me donniez une petite idée… oh ! une idée et du papier qui n’aurait plus soif.

Mon éditeur examine un vieux volume illustré avec un luxe merveilleux, un volume acheté à la vente de la princesse Médiana : Les animaux peints par eux-mêmes… et en me tendant une feuille de demi-chine.

« Parbleu ! faites votre portrait !… tenez là-dessus ! » dit-il sans cesser de caresser du regard le vieux volume… Il aime les belles illustrations polychromes, mon éditeur.

Alors, l’idée n’étant pas de moi, je m’incline et j’ose commencer en ces termes :

Mlle Rachilde — de son véritable nom Marguerite Eymery — est née près de Périgueux. Un pays fort beau, le Périgord, des sites charmants, de l’eau, des collines, des prairies, un ciel bleu, des… Les habitants de ce pays sont très sales, très cancaniers, très vantards : le Midi et demi, moins l’envolée félibresque et l’amour des arts qui distingue la Provence. — À l’horizon vermeil de la Dordogne il est impossible de préférer le plafond fuligineux de Paris. On respire dans ces campagnes paisibles un air si pur ! — Seulement la terre de cette contrée bénie porte à son centre un petit point noir, emblème des raffinées pourritures ; la truffe, et pour chercher l’ignoble produit aphrodisiaque les porcs abondent. Ils sont de bonne qualité, du reste, ces porcs. Mais leurs gardiens, nos paysans périgourdins, la vilaine race ! poltrons, gourmands, paresseux et jamais débarbouillés… c’est le point noir qui s’étend ! — Les citadins sont tous de jolie noblesse ; en Périgord on a les de Senzillon, les de Rouffignac, les d’Abzac de Ladouze, les de Malé, les de Bastard ; le bonapartisme est grandement représenté ainsi que le royalisme, sans oublier le cléricalisme le plus sincère avec un ou deux échantillons de socialisme de mauvais goût. — Il en résulte qu’on ne se salue guère dans les rues du chef-lieu ; les préfets sont l’objet de haines éperdues, on jette souvent de la boue aux voitures de maître qui descendent des châteaux voisins, et les dévotes font mourir de chagrin les pauvres filles de joie des bas quartiers. — La moisissure quand même ! toujours la truffe, fruit malsain mûri dans les ténèbres et qui lutte sournoisement contre les estomacs solides, contre les esprits sains ! — Moi je déteste les truffes, je n’aime pas le porc, je n’aime pas les paysans, je n’aime pas les bonapartistes ni les royalistes, ni les socialistes, ni les dévotes, ni les préfets, — À part ces différentes choses, l’air pur me va et j’admets la fille de joie.

Mademoiselle Rachilde naquit en 1860 au Cros (ça veut dire trou en patois) entre Château-l’Évêque et Périgueux. Ce Cros était une propriété humide autour de laquelle poussait trop de pervenche, trop de lierre, trop de vigne vierge, trop de saules et trop de truffes. Devant la maison, des grenouilles dans un étang ; derrière, des fermes remplies de petits enfants peu légitimes, malpropres. Au jardin l’humidité empêchait les fraises de rougir, les radis étaient mangés par une bête qu’on ne voyait jamais, et les vaches de l’étable, quand elles s’égaraient dans ce jardin, tarissaient. Les confitures de cerises prenaient des moustaches quinze jours après leur fabrication ; en revanche il y avait des folles-avoines s’agitant partout avec l’insolente morgue d’une aigrette de reine.

Rachilde vint donc au monde dans une chambre du Cros en face de la mare aux grenouilles, côté des folles-avoines. Son père était un officier un peu taciturne, sa mère… au fait ! je trouve une mère tellement compromise par la naissance d’une Rachilde que je m’abstiendrai désormais de parler de cette dame, une douce et honnête créature. — J’ajouterai que la famille, fort respectable, était absolument désunie sans savoir pourquoi et perdait en des détails de discussions futiles toute une grosse somme de tranquillité (comme je ne suis pas parent je dis ce que je pense).

Il paraît que Rachilde en venant au monde était d’une pâleur mortelle, une histoire de cadavre aperçu tout à coup par la jeune maman, et cette mortelle pâleur, la pauvre petite l’a toujours conservée, ce qui lui nuit dans l’esprit de certaines gens.

À six semaines, Rachilde voyageait sur les genoux de sa nourrice, une rousse bien laide, mais bien aimée de sa nourissonne ; cette rousse s’appelait Lala et on ajoutait : Rouk, quand on était musicien. Lala et Rachilde allèrent de garnisons en garnisons. La première ne savait pas lire, la seconde ne voulait pas apprendre à lire : c’était une belle combinaison d’entêtements. Aussi à huit ans Mademoiselle Rachilde, un peu idiote, toujours pâle et très silencieuse, faisait le désespoir de ses parents, mais le bonheur de sa nourrice qui la mettait encore dans son panier à provisions pour aller au marché.

Instruction religieuse ?… néant ! (comme on le voit sur les notes des écoliers.) Histoire de France : quelques faits d’armes… Géographie, ignore la position de l’Allemagne sur la carte. Morale : si on te donne une tape rends-en deux et ne joue jamais avec les petits garçons, parce qu’ils te prendraient tous tes bonbons, ni avec les petites filles, parce qu’elles voudraient partager avec toi… Talents d’agréments : dessin, musique, fables de La Fontaine et les contes incohérents de Lala.

À dix ans, Mademoiselle Rachilde ne s’était pas encore confessée, elle avait dérobé une dragonne à son papa pour habiller sa poupée, se faisait battre par tous les gamins de son âge, étant donné qu’elle rendait les tapes qu’elle n’avait jamais reçues et que naturellement on se réunissait, dans les coins, pour la piler. (Les enfants d’un caractère peu sociable sont toujours pilés en ce monde).

La nourrice retourna au pays pour se marier (il y avait dix ans qu’elle ne nourrissait plus). La guerre fut déclarée à la Prusse, le père partit avec un dolman de laine blanche qu’il avait commandé à sa femme pour se faire voir de loin aux ennemis ; la petite fille fut embarquée pour le Cros… il y eut enfin de grands événements, ce dolman par exemple, il était brodé de rouge d’un dessin tourmenté comme un chagrin extrême, et par ci par là on y remarquait des brandebourgs de soie noire, larges, s’étalant avec une sombre vanité. Rentrée au bercail des grenouilles, Rachilde, durant le terrible hiver de 70, fit des boules de neige et dirigea une armée de petits paysans mal nourris, sans souliers, mais ayant des pistolets de plomb.

La guerre terminée, les boules de neige fondues, le papa n’ayant pas été trop tué, on organisa la vie de famille : plus de départ tous les six mois, plus de chevaux à dresser et de conscrits à punir. Retraite sur toute la ligne. Ah !… c’est ici que l’on va respirer un peu !

— Monsieur Monnier, je n’ai plus de papier.

— Tiens, tiens ! vous aimez le demi-chine vous !…

— Je vous préviens que si vous me changez de papier, vous m’ôtez tous mes souvenirs d’enfance à la fois… quand j’ai commencé sur une toile, je ne peux pas dessiner sur une autre !…

— Tant pis… voilà des dos d’affiches bleu pâle… c’est excellent pour les souvenirs d’enfance… n’y a plus de l’autre, sacrebleu !

— Oh ! ces dos d’affiches… ils sont hérissés de petits poils rebelles… un désespoir !…

Rachilde fit sa première communion et devint très pieuse huit jours durant. Aux soirs des mois de mai, quand la nuit semble n’être qu’une longue aurore criblée de lune, d’étoiles, de mouches phosphorescentes et de ces rayons incertains qui paraissent monter des eaux dormantes, la fillette, en jupe presque longue déjà, descendait les collines le chapelet à la main, les yeux vagues, cherchant Dieu : elle trouva la poésie, non celle qui s’écrit, mais celle qui se voit, elle la rencontra au coin d’un buisson d’églantier, coiffée de corolles emportées et de mousses aux parfums étranges ; moitié folie à grelots, moitié paysanne délurée, et cette gnome se mit à danser devant celle qui priait le bon Dieu de lui pardonner le vol d’une pêche fait sans aucune vergogne, elle lui cria, la toquée : « Viens… nous partagerons la pêche… » Hélas !… voilà Rachilde qui naïvement raconte à son retour, sur un cahier relié en bleu intitulé journal, que madame la Poésie née d’Églantier-moussu permet de voler les pêches du voisin et même de laisser inachever un chapelet commencé. (Je crois que Rachilde aurait mieux fait ce matin-là de se ficher à l’eau ; je ne serais pas obligée d’écrire sur elle ces trente maudites pages !)

Elle griffonna régulièrement tous les matins à partir de la fatale rencontre, dans le cahier azuré, tantôt en imitant fort mal les rythmes des chansons entendues derrière les haies, couplets de gardeuses de moutons traînants et mélancoliques, perpétuel regret d’une payse qui attend son pays « parti pour la guerrrre » ; ou cris grossièrement accouplés des laboureurs dont la voix est généralement fausse comme celle des taureaux. L’amour était représenté dans ses inutiles tentatives littéraires par un jeune homme qui avait un pantalon garance et une tête d’enfant de chœur.

Le plus horrible, le plus contre nature mélange : la force des mâles du plein air, la mièvrerie du curé poupin qui orne perpétuellement une statue de femme, tantôt en blanc tantôt en bleu. La petite n’avait pas de livres.

Et si parents furent coupables, ce furent les siens qui n’osèrent pas l’enfermer en une bibliothèque de puissants ouvrages, où elle eût été dégoûtée de sa faiblesse tâtonnante, où elle aurait perdu, en étudiant, l’envie, atrocement ridicule, de se faire étudier.

« Sévère mais juste ! » murmure M. Monnier, qui est à la table d’en face… il paraît que j’écris tout haut maintenant.

…La névrose se manifesta…

« Ah ! il y a une névrose… » demande M. Monnier inquiet « … c’est bien vite amené ! »

Ce diable d’homme !… il a deviné que je passais peut-être quelque chose.

« … Par une de ces nuits de mai pendant laquelle la petite, assise devant sa fenêtre ouvrant sur le lac aux grenouilles, songea que tout ce qui finit est bien court, selon saint Augustin. Douze saules pleureurs autour d’une mare dont le fond est limoneux est-ce assez de spectateurs pour quelqu’un qui chante les partis à la guer-rr-re ? ou encore le plaisir de trouver son institutrice (Rachilde avait pour maîtresse d’école une demoiselle pieuse et douce qu’on nommait Eugénie Sauvinet), la plus grande artiste de la contrée ? Non !… faire des sonnets à son institutrice pour qu’elle vous punisse peu ou vanter les vocalises du rossignol « sous la feuillée », n’est pas toujours le comble de la gloire.

Et puis… la famille se querelle trop, décidément, se disait Rachilde, je voudrais voir des tas de gens qui se disputeraient sans nous. Car c’est si joli les disputes… de loin ! Je voudrais avoir une chambre verte et trois chevaux blancs… Quand j’ai fini d’écrire… je suis fatiguée d’être assise et n’ai pas envie de me remuer cependant. Je voudrais sans faire un pas voir un monde entier, je voudrais porter des cols non amidonnés ; mes cols me déchirent le cou ! Qui donc voudrait penser pour moi ? Je suis bien grande pour jouer aux barres avec mes paysans, je suis encore petite pour aller toute seule en voiture ou en chemin de fer. Je n’ai aucune envie de me marier. Merci… si j’allais épouser papa… D’ailleurs j’ai des petits boutons sur la figure depuis quelque temps et je me sens malade. Maman prétend que c’est naturel, moi je trouve que c’est inutile et gênant.

J’ai envie de me farder pour cacher les petits boutons. À propos, je serai jolie c’est décidé, on me fera la cour, annonce maman, j’ai la main d’une haute aristocratie, le nez un brin de travers… nous le formerons, l’oreille est réussie. Combien aurai-je de robes cette année ? Huit ! c’est raisonnable. Château-l’Évêque sera plongé dans la stupeur. Dieu, cette mare est bien sombre… et s’agite singulièrement. Comme je m’ennuie ! j’irais volontiers au théâtre. Le théâtre est un endroit où il y a des hommes et des femmes qui répètent ce que disent les hommes et les femmes ailleurs, mais ils crient plus fort… il y a des scènes d’amour, alors les demoiselles bien élevées comme moi ne doivent pas y aller.

À ce moment de son monologue Rachilde vit une chose monstrueuse s’élever au-dessus de l’eau sombre du mystérieux étang, une sorte de grand, d’immense cadavre blême les bras tendus en avant, la tête ballottant sur les épaules, et l’eau tout autour semblait se soulever d’horreur en grosses vagues muettes. Elle eut un frisson, ouvrit la bouche pour appeler au secours. Ce noyé difforme marchait dans l’eau, il s’éloigna dans la direction des saules, les saules s’écartèrent pour le laisser passer… et une voix qui n’était pas humaine cria à travers la nuit ; « Tu ne parleras jamais, jamais. »

… Quand Rachilde s’éveilla elle était dans son lit, le jour souriait à sa fenêtre doublée de rose. « J’ai rêvé, » pensa la demoiselle bien élevée qu’elle était encore, et par éducation, elle ne raconta point ce rêve. D’ailleurs quand les jeunes filles se forment, disait-on devant elle, les jeunes filles ont des rêves étranges. Il était diablement étrange ce rêve et apportait avec lui un trouble peu charmant.

De semaine en semaine elle eut ce cauchemar : elle se mettait à la fenêtre, le noyé faisait de grands gestes désespérés ou bien levait la tête, une tête verte et gonflée ; de son côté, la pauvre demeurait là, cramponnée à cette fenêtre, le lendemain elle se réveillait dans son lit. Ce qui étonnait surtout Rachilde c’était devoir fleurir quand même les pervenches et les roses près de la mare à jamais empestée du souffle du mort. Rachilde obsédée d’une idée fixe, voulut un jour avoir le cœur net au sujet de ce rêve maudit, elle s’approcha de la mare… et tomba dedans, en criant : Maman ! On fit courir le sot bruit qu’elle s’était suicidée… Mais non…

Une simple imagination de jeune fille qui se forme, n’est-ce pas ?…

Elle prit un petit rhume, ce fut tout ce qu’elle sut du noyé.

Alors elle se mit à lire beaucoup, elle épuisa la bibliothèque de M. Feytaud, juge de paix à Thiviers (Dordogne). Son grand-père avait trois mille volumes au moins. Elle apprit des choses inutiles, mais comprit à peu près la superbe ironie de Voltaire (relié en veau chagriné avec fers à froid orné de rouge napolitain sur les tranches). Cette ironie lui fut d’un bon secours contre son obsession, les conseils du curé ne suffisant plus. Ainsi de radieuses pensées peuvent servir à combattre une idée obscure… qui demeure tenace malgré ces coups de rayons, car rien n’est tenace comme l’absurde !

Elle avait même essayé, la jeune fille bien élevée, de s’enamourer d’un héros quelconque, entendant dire que l’amour est le consolateur des affligés ; mais l’amour idéal est une chimère, les chimères ne se mangent pas entre elles.

Rachilde était touchée par l’incohérence ; sa pâleur s’accentua davantage. « Ne parle jamais ! hurlait la voix de l’Inconnu. Qui donc ici comprendrait l’immensité de ton trouble ? trouble pareil à celui de cette eau glauque au fond de laquelle il n’y a rien… rien !… »

Adieu la poésie tranquille ! Adieu les courses au chapelet dans les bois. Adieu la douceur d’Eugénie Sauvinet ! Adieu les petits paysans sales ! Adieu les chevaux blancs, les américaines que l’on conduit seule le fouet à la main ! Adieu les couronnes de pâquerettes ! Adieu le ciel ! Adieu les amours enfantines nimbées de cheveux fluides… adieu la sainte Vierge ! Adieu… Rachilde se détourna de l’eau pour se précipiter sur un verre de poison, elle fut bien malade et eut à vomir d’une façon vulgaire !… Sa rage de suicide la prenait chaque fois que le noyé se représentait, et ce gueux (bien que depuis longtemps la jeune fille eût acquis le droit de se marier) revenait, revenait comme un revenant quoi ! Ah ! s’il était permis de tuer les morts !…

On s’acharnait à la sauver, naturellement, et elle en voulait au genre humain pour cela. Elle devint lunatique, assommante, parla de Paris… on essaya de la marier, elle s’y refusa énergiquement. Tantôt le prétendu avait de l’embonpoint, tantôt il était trop maigre, ou elle voulait se faire religieuse, ou elle désirait visiter la Chine : bref, la folie et quelle folie ?… toutes les phases ; magie, spiritisme, mysticisme, les chats noirs et les merles blancs, les coups de fouet aux domestiques, les colères contre la famille ahurie, pardessus le marché la bravoure à outrance, bravoure de soldat qui se révolte contre la peur, les courses dans les montagnes la nuit, les stations évocantes à la fosse des chiens, lieu légèrement sinistre, et tous les ridicules des névrosés malheureux : les cosmétiques, les parfums irritants, les souliers de satin dans la boue, les silences graves durant des journées pleines, les tressauts désordonnés de la bête en cage…

Une folie librement développée, au grand air des champs… Une folie ayant pour cabanon la splendide nature !

Les parents de cette folle sont absous de l’avoir jetée dans le gouffre littéraire, car, pour que tout soit bien anormal dans cette histoire, ils ne l’empêchèrent point d’écrire.

Mort et passion !… Entendez-vous ? Lisez-vous ? « Ils ne l’empêchèrent point d’écrire » et elle fit son premier voyage à Paris en compagnie de madame sa mère, laquelle mère comprenait de moins en moins… étant de système dévoué et d’idées fort justes.

Rachilde emportait avec elle des collections de tous les journaux de son pays, échantillons de sa prose, la rime étant pour toujours délaissée.

Elle pénétra d’emblée au fond du gouffre, sûre de ne plus rencontrer de noyé, que lui importait le reste ? Elle piqua sa pauvre tête au beau milieu, traînant ses jupes de pucelle dans les rédactions, des bouges pour les femmes comme il faut. Et on lui prit sa copie, pas encore le menton, on la sentait riche, indépendante, on la voyait hautaine, d’esprit cassant, de parole brève et peu aimable… Ensuite la mère venait la chercher en voiture, le père était un officier pouvant se battre, et elle ne plaisait qu’à demi, cette enfant de quinze ans, d’une volonté fixe, portant au fond de ses yeux assombris je ne sais quel reflet de la mare lointaine.

Rachilde cherchait son milieu, se sentant dépaysée parmi les bas-bleus savants et pédants, aussi parmi les frivoles qui écrivent des bouts de chroniques de mode entre deux canapés. Elle aurait voulu connaître madame Georges de Peyrebrune, mais Georges était de son pays et Rachilde haïssait ce pays de truffes, de méridionaux bêtes et suffisants, de fermiers paresseux, de dévots scandalisés par ses articles un peu soufrés.

Pour elle, les défauts saillaient d’abord dans une étude et non les qualités ; son pays avait des mares, donc il était croupissant, ce sacré pays, et elle ne voulait plus y croupir ni même savoir que des beautés sereines, des talents tranquillement développés pouvaient s’y être épanouis à la lueur de son ciel innocent, le ciel, ce miroir que le reflet des terres boueuses ne ternira jamais !

Elle évita donc Georges de Peyrebrune… et la pression de cette main loyale ne lui vint que plus tard, lorsque le danger ne pouvait déjà plus se conjurer.

Elle eut cependant quelques amitiés de femmes… Seulement Rachilde ne savait pas aimer sans être ombrageuse, et de susceptibilité en soupçon elle secoua cette amitié comme un enfant secoue par caprice un arbre fleuri : les fleurs tombent sans laisser de fruits à l’arbre… Plus tard, elle devait comprendre la tristesse horrible d’être seule de son avis… Trop tard !

Les parents de mademoiselle Eymery terminèrent un beau jour leurs querelles intestines en se ruinant les uns les autres, ils vendirent vivement leurs propriétés, se distendirent dans un parfait désaccord, et il y eut le calme, le vaisseau s’étant pour toujours enfoncé…

La propriété vendue, mais c’est le cauchemar terminé. Pardieu !… s’écria Rachilde qui avait appris de son père à jurer en fumant la cigarette.

Elle fit une nouvelle attendrissante qui épongea ses larmes de demoiselle bien élevée et pensa à gagner sa vie…

« Monsieur Monnier, du papier jaune s’il vous plaît ! j’ai besoin d’une toile représentant la dèche ! »

M. Monnier souriant :

« Rachilde ne faites pas plus de trente pages !… hein… »

La misère ?… Eh bien ! mais c’est tout simplement ridicule à Paris… pire, c’est bête le matelas par terre dans un coin, pas de feu, pas de bouillon et la leçon de piano que va donner, chez des gens point nés, la mère dont les mains douces deviennent rudes et dont les gants se déchirent parce qu’ils coûtent treize sous ! La misère ! allons ! cela est passé de mode, vieux, usé, écœurant.

« Vous nous couvrirez bien cela d’un voile ? » ricane le public.

« Oui certes, je n’aime pas plus que vous le ridicule, ami lecteur !… »

Pardieu ! que nous peut faire que Rachilde, en toilette trop simple et en cerveau trop compliqué, ait été frapper inutilement aux portes de nos rédactions parisiennes, espérant dans sa suffisance de jeune névrosée que les premiers succès lui donnaient le droit de revenir. Il importe peu en effet !… Passons.

… Oh ! les soirées dans lesquelles on va après avoir pris au Bon Marché une fleur de 50 centimes, tout son horizon. La soirée qui vous permettra de rencontrer le rédacteur un tel qui sera plus affable entre deux jolies femmes décolletées et deux coupes de champagne. Cette soirée attendue, la fièvre aux joues, le cœur serré, et qui se termine par l’affront d’une voiture offerte dans un baiser derrière les manteaux du vestiaire. Cordieu ! l’effroyable haine montante et débordante ! Quelle rage implacable ! quelle envie de crier à ces femmes qu’on aborde le sourire aux lèvres :

« Mais malheureuse… je n’ai pas de diamants, moi !… et je suis jeune, je ne suis pas laide. » Quel désir intense de hurler devant M. le rédacteur un tel ? « Eh ! va donc, vendu !… »

Ignoble, n’est-ce pas, l’indignation de l’enfant pauvre qui veut du gâteau ? Comment pardonner à cette créature le regret qu’elle a, de temps en temps, de ne pas être aussi sale que la prostituée d’à côté ? Mon Dieu ! Rachilde s’arrêtait souvent le long des parapets des ponts regardant, du fond de l’abîme plus fangeux de la Seine, se lever le noyé de jadis.

À l’eau ! la fille sans cœur qui ne sait pas dans une sage répartition de son être donner de baiser et prendre le bien qu’on lui tend ; et si cela est lamentable, cela est aussi immoral, car cette créature a sans doute une affection… qui ne lui rapporte pas.

M. Détroyat, ex-directeur de l’Estafette, après avoir offert une collaboration payée dans un de ses nombreux journaux, prétendit que cette pauvre Rachilde entendait de travers ce qu’on lui disait et se plaignait de persécutions imaginaires… il abandonna naturellement sa protégée quand elle aurait eu le plus besoin de ses appointements… aussi Rachilde ne se plaignit plus ! Tant pis pour toi… petite… tes écrits sont légers, légère tu dois être, eh ! saute, enfant, sur les genoux de nous, les hommes miséricordieux !

Mais elle a gardé bien avant dans son cœur le bon sourire de madame Détroyat, une nièce des de Girardin, spirituelle comme eux, et si elle doit ses débuts heureux à quelqu’un, c’est à la femme, non au mari.

Les femmes sont des magiciennes, en faisant croire au bien, ou en apprenant le mal, quelquefois capables des deux choses… Rachilde, élevée plus en garçon qu’en femme, ne sut jamais les comprendre ; elle allait à elles les yeux fixés droit dans leurs yeux répondant « oui ! non !… » disant tout haut ce qu’il fallait dire tout bas, s’indignant, serrant les poings ou se réservant stupidement dédaigneuse. Elle les comprit plus tard, toujours trop tard !…

Et elle descendit un à un les échelons de la misère littéraire, la pire misère. Son premier roman Monsieur de la Nouveauté, édité chez Dentu, lui rapporta deux ans après son apparition 256 francs !… C’était beau. M. Dentu est mort ; de son vivant j’aurais dit : C’était peu. Et Rachilde, pour comble de plaisir, s’offrit un transport au cerveau sous le spécieux prétexte que Catulle Mendès était un homme séduisant. Je vous assure que tout est absurde dans cette histoire… Elle vit Catulle Mendès, l’écouta, ne l’aima pas, mais faillit l’aimer. Or, aimer le beau Mendès, pour une folle c’était la folie furieuse, car, en vérité, on n’est pas la maîtresse de Catulle lorsqu’on a une valeur quelconque… il faudrait s’humilier tant et tant à côté de cette péremptoire personnalité… sans compter l’inconstance prestigieuse de l’homme. Elle ne fut donc pas la maîtresse de Catulle, et le docteur Lassègue dut venir (visite de charité) étudier l’étonnant problème de l’hystérie arrivée au paroxysme de la chasteté dans un milieu vicieux.

Rachilde fut sauvée, point par l’éminent docteur, par sa mère, simplement… C’est toujours ainsi que les médecins sauvent les enfants, ils se font aider par les mères. Quelquefois on les paye pour cela. Rachilde resta deux mois paralysée des jambes, repliée sur elle-même, recevant les seules visites des excellentes amies de sa mère (qui avaient d’elle une peur affreuse) et d’une femme de cœur constant, quoique dure dans ses critiques, madame Camille Delaville, un journaliste très redresseur de tort en parole, mais très généreuse en action, comme toutes les femmes de race.

La vie revenait lentement… le souvenir de Catulle s’effaçait. Rachilde un matin se trouva debout, ses yeux brillèrent : « Je sors » dit-elle fièrement « Pourquoi faire ? demanda la maman. » « Pour regarder les étalages », murmura l’entêtée qui avait son idée. Elle descendit son quatrième étage en y mettant une heure, puis attendit un omnibus ; elle se rendit rue de Tournon et remit à l’un des nombreux commis de Lalouette une enveloppe contenant cinq francs, le prix d’une course en voiture, avec prière de placer cette enveloppe sur le bureau où Mendès corrigeait ses épreuves. Rachilde s’était rappelée qu’elle devait une voiture à Mendès. Elle conservait cette douce monomanie de son transport au cerveau. Ah ! bien pénibles de telles monomanies quand elles sont accompagnées d’un teint pâle, de deux yeux creux et de gestes à l’impératrice romaine. Bien pénible !

À partir de ce moment béni de la convalescence, Rachilde fut reprise de ses idées d’indépendance à tous crins. Elle s’installa dans un hôtel borgne par boutades, puis le bruit de baisers qui s’échangeaient derrière la cloison l’empêchant de dormir, elle chercha un autre coin : elle avait quelques sous de par un courrier de mode régulier à la Chronique parisienne ; elle allait de côté et d’autre sans trop de pensées bizarres ; le noyé avait disparu depuis longtemps ; elle songeait à un roman qu’elle avait entrevu son transport durant… elle entra un soir dans un café, le café de l’Avenir ; on y disait des vers. Rachilde fronça d’abord les narines. Hum ! des bocks, de la fumée, une odeur de gens peu soignés qui boivent beaucoup. Elle vit, se détachant des groupes. Léo Trezeniks, Jean Moréas, Laurent Tailhade, les Margueritte, Verlaine, Taboureux, de Guaita, Marsollo, Ycres, Jules Renard, Joseph Caraguel, Mélandri, Paul Marrot, Joseph Gayda, Haraucourt, Rameau, Darzens, etc… elle entendit des névrosés, des névrosés comme elle, mais mieux équilibrés qu’elle. (Le mot décadent n’était pas encore à la mode). L’odeur de taverne l’énervait ; pourtant certaines têtes aux allures indépendantes lui allaient. Ah ! si elle pouvait causer et marcher ! À présent elle était réellement sauvée ! En réalité, comme elle était venue toute seule on la prit pour une grue, et elle fut trouvée maigre.

Alors, elle se passionna pour Taboureux, sentant bien que ce bohème ne lui ferait jamais la cour et qu’il était bon… Taboureux l’appelait petite pintade. Elle ne sut jamais si cette injure pourrait devenir mortelle. Les jours de grande dèche, elle fermait hermétiquement sa porte pour que Taboureux ne pût pas lui passer une invitation à dîner, et Taboureux affectait des airs de poète aux prises avec la rime lorsque c’était son tour de ne rien palper à la Chronique parisienne. Vint l’heure de l’absolue pauvreté quand même ; Rachilde se dit qu’il fallait gaiement se jeter dans le ruisseau ou… écrire en deux semaines cette œuvre immonde : Monsieur Vénus. Ce fut le plus scandaleux triomphe, non comme argent, mais comme vice. Ce cerveau surchauffé par un désespoir égoïste, car c’est de l’égoïsme que de vouloir vivre sans payer un juste tribut à la nature et à la société, ce cerveau exacerbé fournit la carrière du cheval, qui désarçonne le cavalier ; pour courir plus vite il jeta tout par terre et un petit nombre de lecteurs (dix mille) apprirent qu’une femme qui se nommait Raoule de Vénérande pouvait faire d’un homme, Jacques Silvert… une maîtresse. Le triste succès du roman ne fut pas dans le souffle de passion qui soutenait sa littérature étrange, mais… Ô siècle, voilà de tes coups !… parce que, le sexe de Rachilde n’ayant jamais été suffisamment constaté, on se demandait si elle ne se représentait pas dans la virile Raoule. Rachilde, Raoule, et puis le souvenir de Mendès auréolant le tout… Pardieu !… la plus étonnée était encore Rachilde, elle croyait qu’on ne la lirait pas, elle s’était même un peu suicidée littérairement dans ce livre par défi et par désespoir de sentir que son talent, si elle en avait jamais eu, devait mourir avant elle. Le Gil Blas déclara que c’était là un livre obscène. Sully Prudhomme dit devant quelques-uns « c’est un curieux ouvrage ! » Les femmes en défendirent la lecture à leurs maris, M. Henri Fouquier, sous le pseudonyme de Colombine, hurla que l’auteur qui avait les cheveux jaunes et les yeux verts était un monstre dangereux. Cet homme cravachant la figure d’une femme en prenant d’abord le masque de la femme perverse, Colombine, alors que le pauvre auteur de Monsieur Vénus n’avait ni cheveux jaunes ni yeux verts, fit aller merveilleusement la vente… il corsait la situation d’un Jacques Silvert d’un nouveau genre !… et l’autorité de son talent poussa les badauds aux vitrines des libraires. Rachilde envoya un huissier au Gil Blas ; pour répondre dans le Gil Blas elle dépensa quinze francs soixante-quinze centimes, en l’étude de maître Dablin et… l’affaire demeura suspendue.

Une ère nouvelle commençait pour la petite bohème encore femme du monde. Elle comprit enfin quelle était la place qu’on réservait dans le Paris des lettres aux créatures sans hôtel, sans protecteur et cependant sans préjugé. Elle dépouilla la bonne éducation complètement, trancha de l’Incohérente (avec un grand I), porta le costume d’homme traditionnel, courut les bals publics en compagnie de décadents héroïques. Il y eut engouement chez les jeunes qui sont braves et ont souffert, plus petite grue, plus pintade ; on disait mon cher et on lui faisait place au café de l’Avenir. Seuls, les Périgourdins, Goudeau, par exemple, lui tenaient rigueur ; le Périgourdin est si prudent !… Elle haussa les épaules.

Elle avait envie de s’amuser, elle avait vingt-quatre ans ! Lutèce, ce journal acerbe, lui consacra quelques articles, à elle une femme, elle une Sociétaire des gens de lettres, jadis patronnée un instant par Houssaye. Ô joie ! un article dans Lutèce, la poignée de main de Moréas qui murmurait « Vous êtes une léoparde très héraldique !… » et l’œil d’un maître vénéré entre tous, Barbey d’Aurévilly, fixé sur elle affectueusement.

Ce fut alors que Monnier accepta Nono. La première entrevue de l’auteur et de l’éditeur fut drôle : Vous êtes donc la marquise de Sade ? » demanda Monnier avec son rire moqueur.

« Oui, » répondit catégoriquement Rachilde, qui avait peur de remporter son manuscrit.

Après Nono, la Virginité de Diane, entre temps Queue de poisson, les Histoires bêtes, puis le procès de Monsieur Vénus en Belgique, pays de la pornographie, où il avait paru. Condamnation de l’éditeur Brancart, descente d’un mouchard chez Rachilde, et douceur du parquet de France, qui, ne comprenant pas le livre, jugea sage de ne pas le poursuivre.

Rachilde, sans rouler sur l’or, eut à manger pour elle, pour son chat noir et son serin jaune.

Camille Delaville ne ferma pas son salon à l’auteur prohibé, Georges de Peyrebrune lui tendit la main, courageusement.

En réalité, Rachilde devenait amusante, et quand on amuse un certain Paris, il vous pardonne tout. La réputation du jeune romancier fut plus écharpée que jamais. On l’accusa d’aimer les hommes, les femmes, les chiens, les chats et les cochers de fiacre.

Il y a quelques inexactitudes dans les appréciations des journalistes !… espérons le !… Mais la névrosée qui ne craint pas le poids d’un cadavre sur sa réputation, qui va jusqu’à la tache de sang sur sa robe blanche, est capable de bien des choses inavouées, n’est-ce pas ?… Le fanfaron de vice est déjà vicieux… la décadence nous tient à la gorge… On ne passe pas sans se déchirer aux pointes de fer hérissant la grille qui sépare la vie obscure de la célébrité. Où sont les leçons d’Eugénie Sauvinet… Pauvre petite marquise de Sade !

Et Rachilde aujourd’hui compte des ennemis dans cette vallée de larmes comme si elle n’était ni femme, ni jolie, ni jeune.

Tant pis pour elle ! jetée en pâture à l’extravagance, elle est devenue sa proie tout entière, elle doit être étrange ou ne plus être, et c’est encore bon d’être quand on a une mère compatissante, du pain, des amis dévoués, une excellente concierge… et 25 ans !…

Oui, Madame, c’est bon… Vous qui, riche, heureuse, ayant un mari et des petits enfants, disiez un soir en buvant du thé : « On prétend que Rachilde a failli mourir de faim avant Monsieur Vénus… pourquoi ne mourut-elle pas ?… c’était si simple !… On pouvait se passer de ce monstre ! »

Ah ! Madame ! c’est que vivre est encore pour les monstres comme pour les autres la suprême joie !…

Et il est des monstres sachant demeurer des hommes d’honneur, Madame, ils ne savent pas se venger d’une femme, ils n’oseraient !…

 

Ô maître, très illustre et très écouté, Barbey d’Aurevilly, c’est en pensant à vous que je viens d’écrire cette histoire… vous suivez Rachilde des yeux dans ce dur sentier de l’existence littéraire ; votre assentiment doit suffire à son cœur plein d’amertumes incomprises. Maître passé en élégances hautaines, créateur gigantesque de l’Ensorcelée, soyez remercié pour cette royale aumône de votre regard qui permet à Rachilde d’espérer l’estime d’un vrai littérateur, si elle a le mépris de la foule !…

« Monsieur Monnier… j’ai fini… »

— Pourquoi diable pleurez-vous, ma petite Rachilde ? » interroge mon éditeur.

 
RACHILDE.


I


Dans cette chambre, au luxe lourd et sombre, venaient mourir doucement les murmures de la fête. Une seule lampe brûlait sur un meuble, et par la porte, grande ouverte, on apercevait les scintillements du bal comme on peut apercevoir une aurore du fond d’un gouffre.

Une étoffe veloutée, de nuance indécise, ou bleue ou vert émeraude, drapait les murs, retenue au cintre par des crampons dorés. De longs ramages bizarres s’élançaient du sol pour se perdre en l’air, brodés dans l’étoffe avec un relief saisissant. Le lit, en laque, avait çà et là des reflets pâles et présentait des figurines chinoises mélancoliquement plaquées sur la matière noire et précieuse. Ce lit, énorme, tenait le milieu de la pièce. Autour de lui tombaient des rideaux compliqués, aux ondulations savantes, à l’aspect étouffant. Les oreillers, voilés d’une dentelle ancienne, n’avaient pas même la franchise du linge cru. Les fauteuils étaient très bas, capitonnés, brochés, entortillés de mille manières. Sur la cheminée trônait une Vénus de marbre rose, les pieds petits, la gorge haute, qui tenait sous l’un de ses bras arrondis l’heure enfermée dans un cylindre de bronze.

Ses yeux étaient mystérieusement tranquilles, un peu baissés vers la terre, et ses narines presque transparentes semblaient humer un parfum de fleurs vraies s’égarant à travers ce riche sanctuaire du sommeil.

En face de sa nudité souriante, un bouquet de violettes de Parme gisait, au centre d’un tapis. Ce bouquet, qu’un geste dédaigneux avait probablement repoussé, gardait une tenue modeste et faisait peine à voir.

Et il allait, se flétrissant, devant l’éternelle Victorieuse comme un incompris, comme un respectueux, mais exhalant une âme qui, peu à peu, remplissait l’atmosphère.

Une jeune femme entra, suivie d’une traîne de tulle ; elle vint regarder l’heure.

— Tiens !… dit-elle avec un certain tremblement dans la voix, il n’est pas encore minuit… ce ne doit pas être fait.

Âgée d’une vingtaine d’années, elle avait des yeux bleus, des cheveux de cette couleur qui fut une mode au temps de la Rome décadente et que les décadentes de ce temps-ci finiront par user. Ils étaient paille, vraiment paille, naturels, frisés très fous au-dessus du front. Berthe Soirès ne se teignait pas, mais, ce qui était plus grave, elle donnait aux autres l’envie de se teindre.

La jeune femme prit une glace à main pour arranger le triple rang de ses perles, puis tout à coup elle ramassa le bouquet de violette, le flaira, et eut un léger frisson.

— Il n’est pas encore minuit ! répéta-t-elle.

Alors elle s’assit sur sa chaise longue, le regard toujours fixé sur le cadran que portait la Vénus, offrant la mine naïve d’une fillette dont le costume vient d’être admiré.

Elle était, cette très jolie créature, d’une sérénité profonde, et examinait ce bouquet de pauvre avec indifférence.

Cependant, à ce moment, elle devenait digne de monter sur l’échafaud, la très jeune femme, au visage de vierge. Elle tuait ; et elle cherchait à se rendre compte de cet acte effroyable, comme l’anatomiste cherche devant un cadavre ouvert le secret de la mort !

L’histoire était d’une grande simplicité : elle avait rencontré dans un salon, l’hiver dernier, un monsieur ni jeune ni vieux, ni beau ni laid, qui lui avait dit des yeux (pas même des lèvres) : ― Voulez-vous ?…

Elle avait répondu : — Non !

Sans invoquer d’ailleurs sa situation de femme mariée, Mme Soirès avait répondu non parce que le soupirant lui déplaisait, et elle avait ajouté dans un sourire peut-être bien effronté, peut-être bien rempli d’une lointaine promesse :

— Mais vous pouvez me contempler !…

De cela, il allait mourir bien plus que du refus, en apparence formel. Il avait écrit. On avait lu ses lettres sans cesser de sourire, comme on lisait les déclarations de tous et on avait murmuré deux mots : « Pauvre garçon ! »

L’homme avait suivi les salons, les rues, les plages, les bois, exaspéré, s’imaginant qu’un autre existait pour Mme Soirès durant l’attente qu’il croyait imposée, et enfin il avait résolu de terminer ses tourments d’un seul coup, d’un coup de feu en pleine poitrine.

« Pauvre garçon ! » murmurait de nouveau la compatissante créature.

Elle tournait et retournait la lettre d’adieux, cette lettre qu’il est de tradition de commencer par : « Quand vous lirez ces lignes… etc… » Il déclarait même qu’il se tuerait sous les fenêtres de l’hôtel, dans le tumulte de la rue, vis-à-vis la porte de leur maison :

« … Si à minuit vous n’envoyez pas un domestique me faire la charité d’une réponse… »

Mme Soirès avait prévenu son mari.

— Une excellente plaisanterie ! avait déclaré celui-ci, fort calme.

Pour elle, elle était presque sûre du suicide de cet adorateur dont la fixité des prunelles l’avait déjà frappée. Elle le croyait plus fou qu’amoureux, et par conséquent il devait se tuer.

Que pouvait-elle y faire ? Rien. Tout au plus supprimer ses cheveux luisant de dorure, son teint de rose blanche et son corps qui se balançait sur ses pieds menus comme une fleur de vanille sur sa tige trop mince ! Nous avouerons qu’elle n’y pensait pas.

Cependant Berthe, s’échappant de la fête, était venue dans cette chambre pour y être sérieuse un moment, le moment solennel, et puis, là, les fenêtres ne donnaient pas sur la rue, elle n’entendrait pas ce coup de feu. Sa cervelle de jeune oiseau se livrait à un véritable travail, elle s’efforçait de penser à la même chose durant plusieurs minutes. Qu’était-ce que la mort ?

Son père devait être mort, mais elle n’avait jamais connu son père ; sa mère vivait. Elle avait vu seulement quelques enterrements de première classe depuis son mariage. Elle avait entendu parler, à l’âge de huit ans, d’un crime commis à Lyon où elle habitait avec sa mère. On l’avait envoyée tout de suite chez une tante, et elle ne se souvenait que de l’uniforme d’un sergent de ville aperçu par le trou d’une serrure.

Quand elle avait été reçue dans le couvent des sœurs de Sainte-Marthe, à Paris, on lui avait expliqué, avec des images, ce mot : mort, par cet autre : délivrance. En épousant, à dix-sept ans, le banquier Soirès, une fortune inespérée, elle avait achevé de perdre complètement de vue la réalité du cercueil. Elle s’amusait si bien dans la vie que de plus en plus s’éloignait, à son horizon clair, ce point noir de la mort qui, pour les misérables, garde toujours les proportions effrayantes ! Ses oiseaux, ses chats, ses chiens, ses singes, une fois trépassés, étaient jetés avant même que son esprit eût le temps de s’attrister en présence de leur immobilité. Le jour de son mariage si on lui eût certifié qu’on pouvait acheter le droit de vie éternelle avec énormément d’or, elle l’aurait cru… Maintenant, il y avait une certaine différence !… elle était moins jeune fille ! et comme elle était occupée, ensuite, par le monde chez elle chaque lundi ! Toutes ces visites à rendre, ces changements de saisons, de décors, de résidences ! Les devoirs du mariage ?… Une phrase qu’elle croyait comprendre, celle-là, en la répétant souvent.

Elle aurait bien voulu qu’il ne se tuât pas ; car cela lui ferait mal !… Il pourrait agoniser longtemps. Qui le ramasserait comme elle venait de ramasser son bouquet de violettes ? Quel malheur pour elle, d’attirer ainsi les regards !… Comme on serait étonné, surpris de savoir cela !… Elle espérait bien qu’on ne saurait pas… et, brusquement, d’un mouvement plein de respect, joignant ses doigts gantés, elle fit une courte prière, choisissant, au hasard de son répertoire du couvent, la plus appropriée à la circonstance. Nous ajouterons qu’elle était en latin et que Berthe ne la comprenait pas.

— Ah ! çà… mignonne ! s’écria une voix d’homme un peu furieuse, où diable vous cachez-vous ? Et nos invités ?…

Jean Soirès, son mari, fit irruption dans la chambre à coucher. Le banquier avait trente-huit ans, il était large d’épaules et de reins, assez grand, sans embonpoint trop prononcé. Un homme bien en chair, aux yeux francs, très brillants, au teint coloré, aux cheveux châtains taillés en brosse, aux gestes d’une familiarité débordante.

Un homme très aimé des autres hommes, en qui on avait une confiance allant jusqu’au délire, surtout quand un laquais stylé promenait dans ses salons un champagne très authentique. Sa bouche, aux lèvres pleines et sensuelles, s’ouvrait sur des dents mates et solides. Il portait son habit de bal comme certains ouvriers tapageurs, avec un sans-souci d’allures presque rustre. Il marchait assez souvent sur les pieds des voisins.

Berthe s’avança :

— Me voici, Jean ! je n’ai pas envie de rire, moi ! et elle lui lança un regard sévère. Le banquier fit craquer ses puissantes phalanges, ce qui était son tic.

— Bah !… tu penses à ce nigaud ?

— J’ai des pressentiments ! déclara Berthe avec le ton d’un enfant malade.

Jean haussa les épaules et il eut, aux coins de sa bouche, un petit rictus mauvais.

— Pas possible, Mi-chat. (C’est ainsi qu’il appelait Berthe dans leur intimité.) Montre-les ?…

Il prit les mains de sa femme en l’enveloppant d’un regard un peu moqueur, mais rempli d’un bonheur ardent.

— Comme vous êtes belle ! Comme vous sentez bon !… et comme l’on vous aime, ce soir !… dit-il.

Machinalement elle tendit la joue.

— Sans doute… je t’assure que je suis très tourmentée… Si tu me laissais lui envoyer quelque chose de doux qui le fasse partir de cette rue ! Je l’ai vu passer derrière une voiture… en relevant un store du balcon, cela me fait trembler !

— Ce n’est pas vrai, Mi-chat, vous ne tremblez pas !

— J’ai des frissons intérieurs… Songe ! il va être minuit.

Je t’ai déjà expliqué que ce n’est pas ta faute, puisque tu ne lui as jamais ni parlé ni écrit. Tu auras balancé quelque éventail de droite à gauche, ou ri en mettant ton doigt sur ton front… La belle affaire ! Je te connais… tu as les coquetteries dans le sang… aujourd’hui, le sang se mêle à tes coquetteries… Tant pis… pour lui… parbleu !… Soyons complices… frissonnons un peu ici ; mais revenons vite, car il est question de magnétisme là-bas et ils vont recommencer leurs folies habituelles… Une étrange vogue, ce magnétisme ! quand on croit qu’on n’en fait plus, on en fait encore !… Le docteur Meauze a voulu m’entreprendre… alors, me sentant devenir idiot… je me suis sauvé…

Il avait laissé Berthe sur le lit de repos et allait et venait par la chambre, dérangeant les sièges ; on devinait en lui un continuel besoin de mouvement, une rage de se dépenser, de faire du bruit, de proférer des syllabes quelconques.

— Est-ce que tu aurais écrit ? demanda-t-il en s’arrêtant.

— Oh !… je n’en ai pas eu l’idée : pour lui dire quoi ?

Il se mit à rire de bon cœur.

— Sotte !… qui devient romanesque avec ses pressentiments !… Mi-chat se prenant au sérieux !… Mes respects, Madame !… On meurt pour vous !… On va se tuer, c’est positif !…

— On voit bien que tu n’as pas peur des revenants, toi ! fit Berthe avec une colère naissante. Cette chambre est si sombre !… soupira-t-elle en promenant un regard de dépit autour d’elle.

— Une occasion pour la remeubler. Tu choisiras un genre plus gai.

Berthe fit un geste de fatigue.

— Non, je suis trop blonde pour supporter les nuances claires… Je serais fade ! Ainsi… il y a madame de Plainville qui est affreuse en rose-moussue, ce soir : as-tu vu ce casque et ces bengales ? On n’est pas plus toquée ! Et mademoiselle Caley, l’Américaine, dans son étui de soie grise, on dirait une ombrelle avec son caoutchouc ! Par exemple, Jane est inconvenante de se décolleter tant que cela depuis qu’elle est fiancée…

Alors, ce fut une explosion, Berthe critiqua toutes les toilettes de sa sauterie, elle rendit justice à quelques-unes, prouvant qu’elle était jolie femme jusqu’au bout des ongles, mais elle déclara que sa soirée était manquée.

— Pourquoi ? interrogea le banquier qui, subitement, se décida à masquer la pendule en s’adossant contre la Vénus.

— Oh ! parce que Desgriel n’est pas venu, mon poète ! et elle scanda fièrement ces deux mots : mon poète !

Les douze coups de minuit sonnèrent.

Berthe poussa un cri, elle bondit dans les bras de son mari, le front caché sur sa poitrine.

— Allons, Mi-chat !… dit-il en lui baisant les cheveux, pas de scènes théâtrales !… prends mon bras, et revenons. Nos gens, je te le répète, doivent faire des sottises. Le docteur Meauze voulait éteindre les bougies !…

m’entraîna. Le bouquet de Parme demeura seul.

Ils traversèrent une enfilade de plusieurs pièces et arrivèrent au salon de réception qui, à leur approche, paraissait s’assombrir d’une façon inexplicable.



II


Au moment où les deux époux revenaient à leurs invités, une scène étrange se déroulait.

Le salon était éclairé par une profusion de bougies disposées dans des appliques et des candélabres (il n’y avait pas de lustre), et devant ces appliques, ces candélabres, des messieurs, leur claque à la main, essayaient d’intercepter toute lueur. Les uns étaient montés sur des chaises, les autres juchés sur des meubles se transformaient en écran le plus possible.

Un musicien, le beau Guy… était assis au piano et ne frappait que sur un la avec une énervante persistance. À ses côtés un vieux général en retraite, décoré, indiquait le plafond, le doigt en l’air, les moustaches hérissées, comme furieux, et au milieu d’un cercle de femmes décolletées, ruisselantes de pierreries, était assise par terre une très maigre enfant de seize ans, vêtue d’une robe montante, qui regardait aussi le plafond d’un air hébété, sinon convaincu.

Le plus solennel silence régnait parmi ces gens que Soirès avait laissés en train de polker. Les gilets à cœur de l’assistance avaient, malgré leur jeunesse, la gravité qu’il convient de prendre dès qu’il s’agit de s’amuser selon l’époque.

Rien de plus grotesque que cette assemblée. Le couple Soirès, quoique au courant, faillit perdre contenance.

Il y avait chez les Soirès, comme dans tous les salons parisiens, au plus fort de l’hiver, un ou deux journalistes célèbres, des artistes dont le nom était déjà une signature, et dans les coins une douzaine d’ex-beaux regrettant l’empire.

Beaucoup de roture, quelques titres sonores sans généalogie possible. Et surtout, surtout, des femmes du monde ruinées, devenues d’aimables aventurières.

Une comtesse ayant dû épouser le troisième empereur et faisant un peu de politique européenne, sans inconvénient pour l’Europe, la veuve d’un Cacique, les deux filles d’un chanteur mariées toutes les deux au même mari, l’une plus, l’autre moins, enfin une espèce de cariatide distinguée, soigneusement vêtue d’un costume neutre, ayant une tête de chouette au cou, et qui se trouvait représenter l’élément pur de la société : une maîtresse de piano enrichie par ses seules leçons ! C’était là un monde comme tous les mondes !… à quelques salons officiels près, ou en exceptant certains boudoirs artistiques dans lesquels on cause sur des tapis qu’on ne décloue jamais. Les hommes étaient mis d’une façon très correcte, les femmes avaient des diamants…

— Tous fous !… bougonna Soirès à l’oreille de Berthe, et pourtant, lui aussi, se mit à regarder le plafond. Dans ce plafond, ovale, nageait un Amour d’une chaste hardiesse, ayant son arc bien placé et ses mollets bien vernis.

Il tressait une couronne d’un air insouciant. Cet Amour était là depuis la construction de l’hôtel.

Berthe alla s’asseoir près du piano. On échangea avec elle une foule de petits signes joyeux et des recommandations de silence.

La séance reprit. Le magnétiseur se donnait un mal extrême. La magnétisée ne voulait pas mordre à l’extase, et il s’agissait de lui procurer l’extase à tout prix.

Maigre, chétive, fille d’un ingénieur qui était mort ruiné, la jeune personne n’avait été introduite chez les Soirès que sous le prétexte de magnétisme. Elle devait sûrement tourner un jour très mal, mais, pour le moment, elle se contentait d’être un jouet nouveau, et son oncle, le vieux général, répondait de sa vertu… Elle ne s’entendait avec personne et tout le monde s’entendait avec elle : phénomène en rapport direct avec le magnétisme.

On n’ignore pas que dix êtres intelligents réunis peuvent former un assez gros résultat de sottises.

Mlle Sivrac, endormie de bonne volonté, ce qui est encore un terme du magnétisme, levait tantôt un bras, tantôt l’autre, elle avait déjà parlé, et cela encourageait le docteur Meauze à des croyances diverses, puisque selon les règles du magnétisme animal, et non de salon, on ne parle pas. (Nous ferions quelques exceptions à ce sujet, attendu que les magnétisées sont des femmes. Mais ces exceptions scientifiques nous entraîneraient trop loin ; ensuite il est tant de chevaliers d’industrie qui en vivent, que nous ne voudrions, pour rien au monde, diminuer la confiance et les recettes de ces charlatans. Ils n’auraient, mon Dieu ! qu’à se mettre à voler tout haut…)

Mlle Sivrac était laide, cependant nerveuse à souhait. On la trouvait jolie dans ses poses de somnambule, et il n’en fallait pas plus pour qu’elle continuât ses comédies. Elle jouissait de sensations exquises lorsque des femmes possédant des rivières et des idées mauvaises, venaient lui mettre, entre ses poignets de cataleptique, des lettres d’un brun épris respectueusement de leurs charmes.

Et c’étaient, dans les embrasures, des consultations à faire frémir l’antique Satan de la légende.

L’a névrosée s’en donnait à cœur joie.

Soudain dans la vibration d’un la s’éteignant peu à peu, et le religieux silence des spectateurs, une détonation vibra jusqu’aux croisées du salon. Mme Soirès se leva, toute pâle. Jean Soirès la foudroya d’un regard impérieux… L’opérateur remarqua que son sujet avait parfaitement entendu ce coup de feu, il résolut d’en profiter.

— Jane Sivrac, je vous adjure de dire la vérité… Que vient-il de se passer sous les fenêtres de cette maison ?

— Un malheur ! répondit lugubrement Jane, allant de l’extase à la parole avec une désinvolture très crâne.

— Mais, murmura le docteur Meauze, il faudrait lui enlever tout ce fluide, mon cher général, elle est convulsée cette petite ! Dégagez-la.

On commençait vraiment à s’amuser chez les Soirès. La maîtresse de la maison était d’une pâleur mortelle, son mari fronçait les sourcils, et Jane, réellement inquiète de cette détonation subite, ainsi que le sont toutes les pensionnaires au bruit de la poudre, prenait des allures effarées.

— Oui… oui… un malheur… mais je ne sais pas… c’est dans la rue… un homme qui a tiré…

Il est de toute évidence que les coups de feu sont tirés par un homme, quand c’est dans la rue.

Il y eut une rumeur, les dames firent entendre des exclamations de plaisir.

Le banquier se leva et s’approcha de sa femme qui tremblait.

— Berthe, lui dit-il en se penchant, ce ne peut être que lui ! M’aimes-tu ou l’aimes-tu ?… Que signifie ton trouble ?

— Je t’aime, mon cher mari, tu le sais bien… mais c’est horrible !… j’ai peur !…

— Non… c’est un brevet de vertu et de beauté qu’on te décerne… voilà tout !…

Si on avait dévisagé, à cet instant suprême, la physionomie de Jean Soirès, on aurait été étonné d’y découvrir autant d’intelligence mélangée à autant de cynisme.

La jeune femme, d’abord, hocha la tête comme une enfant qui s’éveille d’un songe pénible. La fille d’Ève finit par avoir le dessus.

— Alors, fit-elle, n’osant ni rire ni pleurer, ce n’est pas mal de né rien ressentir là ?…

Elle montrait la place de son cœur sur son corsage de satin.

— Les coquettes, Berthe, ont besoin de porter cuirasse ! Vous êtes coquette !…

— Et je ne dois pas avoir un remords ?…

— Je vous le défends, petite folle !…

Elle se dressa dans le déploiement superbe de sa robe, faisant cliqueter quelques perles, puis elle ouvrit son éventail.

— Eh bien !… vrai, je ne ressens rien… rien !…

Jean eut un sourire de triomphe.

— Poupée !… va !… répondit-il d’un ton bienveillant.

— Seulement, ajouta-t-elle, ce magnétisme m’énerve ; je vais leur parler d’autre chose.

Comme elle se dirigeait du côté du piano pour demander une valse au beau Guy, un domestique annonça quelqu’un.

La fête n’étant qu’une sauterie à propos de l’anniversaire de naissance de Berthe et étant donné juste le jour de ses réceptions habituelles, il n’y avait pas eu d’invitations lancées.

Le nom qui retentit fit retourner Berthe.

— Comte Maxime de Bryon ! pensa-t-elle… connais pas…

Son mari se précipita.

— Mille fois aimable… cher ami… Berthe, je vous présente un camarade nouvellement élu à mon Cercle. C’est lui qui m’a vendu Caderousse, notre magnifique alezan… Tiens !… vous avez mauvaise mine, comte, qu’y a-t-il donc ?…

Et avant que le comte de Bryon ait pu répondre, Berthe, qui l’examinait curieusement, poussa une exclamation d’horreur.

La magnétisée, en proie à une crise de nerfs, fut rejetée dans un coin, les femmes se levèrent en tumulte, les hommes laissèrent tomber leurs écrans…

Le comte de Bryon restait debout et muet.

C’était un garçon de vingt-cinq ans, très élancé, ayant l’œil sombre, des cheveux noirs, légèrement bouclés, un profil aristocratique. Pas un poil de barbe, mais une fossette creusée dans son menton allongé, indiquait chez lui la note sentimentale.

Peut-être était-ce une ironie, cette fossette, car le maintien du comte décelait surtout l’ennui.

Mme Soirès reculait toujours, se cachant le visage, éperdue, et, embarrassant ses petits pieds dans la traîne de sa jupe, elle tomba en arrière en répétant :

— Il a le gant rouge !… Il a le gant rouge !…

Jean Soirès saisit la main du nouveau venu pendant qu’on relevait Mme Soirès évanouie.

— En effet, balbutia-t-il, vous avez du sang sur la main droite !

Ce fut comme un claquement de fouet parmi tous les amateurs de magnétisme.

Les journalistes s’agitèrent. Les invités formèrent immédiatement un cercle autour du comte pour examiner la tache sanglante qui avait produit sur Berthe un tel effet.

— Je suis désolé, Messieurs, dit l’homme au gant rouge, et je vais vous expliquer, puisque cela devient nécessaire. Un pauvre diable s’est suicidé tout à l’heure dans cette rue, mon coupé ayant fait un détour, je me suis informé, je suis descendu et j’ai dû transporter le cadavre dans une pharmacie, aidé de mon cocher. J’ai sans doute appuyé mon gant sur sa blessure… En vérité, je suis honteux.

Soirès n’était pas à son aise. M. de Bryon ôta son gant avec un dépit mal dissimulé, puis traversant la foule des invités qui s’écarta d’ailleurs très vite, il alla lancer ce gant taché dans la braise de la cheminée. On entendit un léger crépitement et le comte revint au banquier.

— Si je prenais congé ? lui demanda-t-il à mi-voix.

Un peu rassuré, celui-ci haussa les épaules.

— Par exemple !… Tenez ! Berthe est remise… un petit coup de théâtre était de saison, mon cher ; ces dames vous sauront gré de cette entrée à sensation ! Allons… Monsieur Guy… une valse !… Le pauvre homme est bien mort… rien à faire, n’est-ce pas ?… Il y a, par ici, une espèce de tripot, il aura joué et il aura… perdu !

— Un simple fait divers ! affirma le comte avec une urbanité charmante.

La valse produisit une heureuse réaction.

Les conversations éclatèrent sur un ton très élevé ; les femmes, la poitrine agitée, se dirigeaient du côté des fenêtres.

Jane Sivrac, réveillée, racontait des histoires de spectre, et les gilets à cœur dépêchaient un journaliste pour apprendre quelque chose du pharmacien chez lequel on avait transporté le suicidé.

Berthe, les yeux démesurément grands, suivait de loin tous les gestes de M. de Bryon.

Son mari le lui amena.

— Oh ! petite exaspérée ! fit Jean en portant à ses lèvres les mains de la jeune femme !… Nous croyons donc aux revenants ?…

— Madame, murmura le comte de Bryon, je suis tout prêt à disparaître, non sous le plancher comme il convient à ces sortes de personnages suspects, mais par la porte que vous daignerez m’indiquer…

Berthe essaya un sourire.

— Je suis mieux ; c’est vrai que j’ai eu très peur de vous. À présent… que le gant est brûlé… Alors il est mort ?… Vous êtes bien sûr ?…

— Ma foi, Madame, il en réchappera peut-être, on l’a emporté chez lui, on savait son adresse, il parlait, il s’agitait…

— Ah !… je respire… Merci, cher Monsieur, s’écria Berthe.

Quant à Soirès, il voulut en savoir davantage.

— Je mens effrontément, lui répondit tout bas le jeune homme, il n’est que trop mort, tué raide… il n’a pas prononcé une syllabe… il n’avait ni adresse ni papiers et on l’a dirigé sur un poste de police ; mais Mme Soirès est tellement impressionnable…

Soirès serra la main de de Bryon avec effusion.

Après cet incident le bal finit fauté de danseurs.

Il ne resta bientôt plus que de Bryon, le vieux général avec son sujet, un journaliste pérorant et deux ou trois personnages insignifiants.

— Prodigieux ! vous soutenez que Mme Soirès l’était aussi !… disait le journaliste en se démenant très fort.

— Je l’assure… ripostait l’opérateur, les moustaches de plus en plus hérissées. Mon fluide est allé de l’une à l’autre au moment du coup de revolver, et les deux influencées ont eu l’intuition de la chose… quand ce monsieur est entré, Mme Soirès succombait déjà à l’attaque cataleptique… Je l’ai bien deviné, vous ne m’en ferez pas démordre…

— Mais pourquoi, sacrebleu ! Nous ne sommes pas à la Salpêtrière, général ! Il y a un drame réel qui se dénoue dans ce salon, et votre magnétisme me le massacre à plaisir… c’est absurde, cette volonté qui se dépense à tort et à travers… ou sur l’une ou sur l’autre !… Supposez (et il chuchotait) que ce de Bryon vienne de tuer, par jalousie, un rival… cette Mme Soirès est si coquette !… Je sais qu’on n’ose encore nommer personne… pourtant je jurerais que…

Un gros monsieur se joignit à eux ; il riait d’un rire un peu rabelaisien.

— Des blagues !… mes amis… C’est ça qui nous travaille !… (et il désignait l’Amour du plafond). Oui !… ça… un tantinet d’hystérie, quoi !… Votre magnétisme c’est que nous étions cinquante ici !… que les uns avaient chaud, que les modes sont drôles, et que l’éducation de l’heure actuelle est assez détestable… Des blagues !… Nous flirtons trop !…

Le groupe sortit en continuant la discussion et prenant à partie Soirès qui était de mauvaise humeur.

Maxime de Bryon se retira le dernier. Il avait réitéré ses excuses, serré la main du mari très cordialement, mais à peine regardé Berthe en face.

— Pourquoi, pensa celle-ci, demeurée immobile au milieu du salon désert, pourquoi ce jeune homme n’a-t-il pas eu l’air de me trouver belle ? Ce suicide l’a donc bien préoccupé ?

Ce fut toute l’Oraison funèbre du mort.



III


Jean Soirès était fils d’un laboureur de Gascogne.

Il s’était échappé du collège de sa petite ville natale avec le coup de soleil que chacun sait, et après avoir fait du colportage dans les bourgs de cinq cents âmes, il était arrivé à Paris par un matin de décembre, sans un sou, vêtu d’une blouse d’été. Il se rendait le jour même chez le député de son pays, un bon ayant conservé l’accent du terroir.

Il se présenta dix fois de suite. Il fut reçu la dixième fois, le domestique étant lassé d’ouvrir, de minute en minute, à un individu qui savait jurer aussi bien que son maître.

Jean et le député échangèrent des poignées de mains, le premier parce que ses vêtements étaient plein d’accrocs, le second parce que les intrigants en habit qui l’entouraient lui paraissaient plus dangereux que ce jeune aventurier de belle humeur ; d’ailleurs, pour un membre de la gauche, c’était remplir son mandat vis-à-vis de ses électeurs.

Jean Soirès s’installa dans une bergère ; le député, amusé, se mit à tisonner le feu, assis sur une chaise. Les intrigants se retirèrent, ne voulant pas poser derrière cet ouvrier en blouse.

— Tu as vingt-quatre ans ? demanda le jeune républicain, et de la poigne, n’est-ce pas ? Je me fais bâtir un hôtel, je vais te faire embaucher par mon architecte. Tiens !… je crois que le métier de maçon ira à tes épaules.

— Jean riait, fourrant ses grosses bottes trempées de neige sur les tisons flambants. Et les tisons s’éteignaient peu à peu.

— Maçon ? Euh !… Dites donc, notre député… papa Soirès est mort, maman Soirès aussi,… la bicoque est vendue depuis longtemps avec le champ de vigne… Me voilà tout seul, quoi ! Vous vous rappelez bien, le chemin de Cheminade-les-Haies… en sortant de la ville ? Nous avons fait des trous, hein, dans ces haies ?… au temps ou nous partagions des miques !… où j’étais petit, et vous déjà grand… Fils de notaire et fils de paysan, ça se valait !… Vous ne vouliez pas reprendre l’étude, et moi je ne voulais pas conduire la charrue !… Quant à bâtir, ce n’est pas mon genre… j’ai la bosse du commerce !… et si vous aviez un apprentissage à m’offrir…

Pendant qu’il parlait, le député républicain, un peu pris au piège, songeait que c’est terrible le pays en accrocs, lorsque la pièce de cinq francs ne suffit pas à le raccommoder tout de suite, et il revoyait pourtant la haie de Cheminade qui, tous les printemps, se couvre de fleurettes aux senteurs mielleuses. Quel ciel bleu là-bas !… Quelle température de vers à soie !… Point de rhumatisme dans cette sacrée Gascogne !…

S’attendrissant, il finit par murmurer :

— Tiens là !… mais oui… un apprentissage… Nous sommes de vieilles connaissances !… j’ai des actions dans un grand magasin de nouveautés.

Il recula sa chaise, car les bottes de Soirès fumaient comme des locomotives. Jean se baissa, saisit une bûche au fond d’un coffre de cuivre ciselé et la lança à toute volée sur les braises.

— Donc, mon député, nous disons que vous dirigez une maison de nouveautés… Ce n’est pas mon affaire… les étoffes, c’est trop femme… À propos : vous souvenez-vous de Mélida, la fille de l’auberge du Coq Noir ? (il lança un éclat de rire sonore) celle qui portait des madras si rutilants ? Eh bien ! donc… Vos amours !… Elle a eu des enfants de tous les gars qui ont voulu lui en faire ! Non, j’aimerais mieux être maçon que commis, et si vous n’aviez rien de mieux, je retournerais là-bas dire que notre député ne sert pas ses pays !

Il se leva ; le député le retint vivement.

— Comment donc !… Ah ! Mélida ! c’était presque une enfant ! et j’étais clerc… une jolie femme… elle a si mal tourné ? Tant pis ! pourquoi ne serais-tu pas garçon de banque pour débuter ? Il faut être honnête et on balaye les bureaux… ce qui vous permet d’apercevoir des piles d’or derrière des grilles de fer !

Ce mot or fit luire l’œil fauve de Jean Soirès : Immédiatement, il accepta, sans se représenter l’ignominieux manche du balai qu’il lui faudrait tenir.

— Mélida, répétait le député, se caressant le menton, pauvre fille ! Eh ! eh !… j’étais simple clerc !…

À partir de ce jour de décembre où le feu d’un député vit fondre la neige des bottes d’un colporteur, Jean Soirès devint garçon de banque.

Il entra dans la maison Ronsin et Cie. Il vit des piles d’or derrière des grillages de fer très ouvragés, mais les arabesques ne purent l’empêcher de compter ces pièces, tout en balayant. Bientôt il fut garçon de recette ; alors il les toucha, puis il s’habitua à les compter. Jean Soirès était, d’ailleurs, d’une honnêteté scrupuleuse, c’était son coup de soleil qui avait part dans ses admirations du louis jaune. Il n’avait que dégoût pour les palais hauts, les rues larges, les voitures incessantes et les squares peignés. Cette ville énorme ne vivait réellement pour lui que lorsque, sa sacoche pleine au côté où assis devant un bureau chargé de rouleaux, il sentait son cœur battre tout entier dans le cliquetis du métal. Il savait que tel monument avait rapporté six millions à son constructeur, que telles actions étaient en hausse, et que pour l’entretien del et square on prélevait sur certains fonds 500 francs par mois. Jean Soirès voulait devenir riche.

Il apprit la Bourse comme on apprend la peinture, avec une certaine crânerie sauvage, et en s’offrant des filles d’Opéra dès qu’il avait réalisé un joli bénéfice.

Il prêtait peu à ses camarades, mais leur racontait tous ses secrets d’alcôve d’un ton déluré. Il se créait des amis dans toutes les situations financières, car sa mauvaise éducation était cause des plus heureuses aventures. Une fois il tendit la main, sans y être invité, au banquier Ronsin qui, malgré sa réserve, la prit pour ne pas humilier ce brave Soirès. Il s’ensuivit une intimité de chaque heure, la hardiesse de l’un acculant la froideur de l’autre jusque dans le fauteuil de cuir du cabinet principal.

Devenu comptable, Jean eut l’occasion de sauver la caisse lorsqu’il pouvait s’en emparer en toute sécurité.

Il y avait au bureau de Ronsin et Cie un être d’allures ingénues, très pâle, très maigre, très vieux, aux yeux caves. Cet être-là n’avait jamais distrait un centime des fonds qui lui passaient par les mains. Il avait une fille, une fille phtisique, dont il était fou, et qu’il voulait conduire en Italie comme peuvent le faire les riches. À soixante ans, il résolut, ce père, de desceller le coffre-fort de la société Ronsin à l’aide d’une pince d’acier. Jean Soirès flairant quelque chose, parce que le vieux lui avait déjà juré souvent qu’il ferait un malheur, se dressa juste, cette nuit-là, devant le voleur au moment où celui-ci plongeait ses doigts crochus dans les liasses de billets de banque.

— Jean, bégaya le vieil égaré, le tutoyant, car ils étaient intimes, tu sais bien que c’est pour elle… il me faut seulement 5,000 fr. Prends tout le reste ; si on m’arrête, je ne nommerai jamais mon complice…

Soirès haussa ses robustes épaules, il saisit l’homme par le milieu du corps et poussa un appel formidable.

— Ma fille doit mourir… tu ne comprends donc pas ? continua le vieillard très doucement. Elle n’a plus un mois à vivre à Paris, le médecin l’a déclaré. J’ai pris mes appointements d’avance, ces temps-ci… rien… plus un sou… Elle ne veut plus manger que des mandarines et des ailes de poulet… Où t’imagines-tu que je puisse récolter, sinon dans la moisson que voilà ?… Personne ne veut me prêter. On ne prête pas, chez nous ! Toi, moins que les autres. Sans doute, je vole… Ce sont les médecins qui l’on dit… Fanny est une si belle enfant !…

Il avait fini par s’échapper pour se mettre à genoux à quelques pas de Soirès.

— Tu as deviné… tu as senti que j’allais faire un vilain coup ?… Ne me dénonce pas… mais laisse-moi cet argent… Pourquoi appelles-tu ?… je n’ai point d’arme, j’aime mieux mourir que de te le rendre… non !… non !

Il pleurait, il sanglotait, serrant les billets contre sa poitrine haletante, Soirès leva la pince d’acier qu’il lui avait d’abord arrachée et l’en frappa au crâne. Le vieux tomba évanoui. On accourut de tous les côtés. Ronsin fut mandé, cela prit des proportions héroïques. Jamais Ronsin, le banquier, n’oublierait cette scène… jamais !… Les agents de police faisant une entrée bruyante, ce voleur maigre et pâle, étendu, comme mort, les doigts encore crispés sur sa poitrine, le coffre béant, une liasse éparpillée, les meubles renversés par la lutte, et ce robuste garçon, haut en couleur, brandissant le terrible instrument avec des yeux pleins d’éclairs. En vérité, Soirès avait sauvé non seulement la caisse, mais aussi l’honneur de la maison Ronsin et Cie.

Le vieux n’eut que six mois de prison.

Pendant ce temps, Fanny, qui avait réellement besoin de soins, tout en demeurant assez jolie femme, devint la maîtresse de Soirès.

La fille d’un voleur n’est pas responsable des fautes de son père !

À trente ans, Soirès, associé de Ronsin, eut ses grandes entrées dans les salons de la finance et fut désormais à même de gérer les capitaux d’autrui. Il retourna chez son député de la gauche qui s’appelait à présent Monsieur le Ministre, lui parla de projets commerciaux qu’il couvait, et par le récit du fameux coup de pince-monseigneur, raconté à sa manière, il réussit à étourdir complètement l’ancien ami de Mlle Mélida. La banque Soirès et Cie succéda aux Ronsin, rue de Trévise. Jean était riche. Il alla dans le monde, point parce que sa richesse lui donnait de l’orgueil, mais par amour de la femme coquette. Jean, le rustre, désirait follement les femmes faciles qui savent encore être impertinentes. Sa force physique recherchait volontiers les ruses perverses des maîtresses indépendantes, et tout en doutant, comme il sied, de la vertu, il attendait les risques d’un assaut en frissonnant de plaisir. À sa première soirée, il avait eu le vertige… si c’était là le monde que les camarades représentaient dédaigneux, il ne le reconnaissait vraiment pas. Son éducation, très négligée, se trouvait être l’éducation du jour. Cheminade-les-Haies ne lui faisait aucun tort. Verbe haut, poignées de mains, éclats de rire, mouvements brusques, et secouements des épaules se recevaient à merveille. Trop canaille, au fond, pour ne pas comprendre que sa banque lui servait de garantie, il eut naturellement tout de suite le mépris du Parisien, mais la Parisienne décolletée lui resta très avant dans le cerveau comme une image consolante.

Il fut épris successivement de toutes les femmes qui aiment, dans l’homme en habit noir, le fort de la Halle, c’est-à-dire de toutes les mondaines de Paris.

Peu à peu l’élément féminin se glissa dans sa vie au même titre que l’indispensable cliquetis de son or.

Aux solides appétits du paysan il joignait une rouerie commerciale l’empêchant d’avoir du cœur, ou, ce qui est mieux, des idées artistiques… Il était toujours sans scrupule, aussi le trompait-on rarement ; il ouvrait les placards, tirait les draperies, regardait sous le lit, décachetait les lettres, entretenait des mouchards, faisait enfin tout ce que l’homme délicat croit devoir ne pas faire.

D’ailleurs sa grande joie était de permettre la comparaison de temps en temps, comparaison qui tournait à son avantage. Dès qu’on lui parlait des pensées de la femme, de ses aspirations, de son âme, il avait un large rire. Une fois, un monsieur raisonnable, ourdissant un travail sur les jeunes mères, lui fit remarquer, au milieu d’un boudoir, qu’il pouvait bien exister des femmes respectables quoique jeunes et jolies.

— Je suis sain, répondit le don Juan de Cheminade, cela suffit, je pense… le respect est une invention de malade.

Et cette réponse produisit une telle sensation qu’on en parut comme assommé autour de lui.

Ce fut durant un hiver très brillant pour Soirès que se montra la future épousée. Chose étrange, il la rencontra sur le palier sombre d’un cinquième étage et non sur le parquet chatoyant d’un salon. Il faisait quelques spéculations en commun avec un prêteur juif, rue Vieille-du-Temple, et se rendait souvent chez ce personnage qu’il appelait : collègue.

Il essayait, pour le moment, de duper ce juif qui était né à Cologne, parce que, lui, passait pour être très franc, très carré, né à Cheminade enfin, et que personne ne pouvait encore se douter de sa profonde duplicité.

Il s’agissait d’une concession de chemin de fer. Une opération devant marcher comme sur des roulettes !

Le juif lâchait ses capitaux à regret — ainsi le sage ses paroles — et Jean riait sous cape.

Cela devenait presque une guerre patriotique de Cheminade contre Cologne.

Un matin, vers dix heures, Soirès sonnait à la modeste porte de son collègue lorsqu’il fut heurté légèrement par un petit panier, un élégant petit panier aux bords recourbés en chapeau de bergère, avec des allures Watteau. Le banquier s’arrêta net,

— Pardon, Monsieur, murmura une voix jeune.

— Excusez-moi, Mademoiselle, murmura Jean.

Le palier était très sombre, l’escalier très étroit, mais une sorte d’auréole entourait cette tête de fillette.

Elle avait les cheveux paille, des cheveux fins et abondants, qui provoquaient de voluptueux désirs. Soirès tressaillit. De plus, la vision portait une robe bleue, du bleu des pensionnaires vouées. La bavette de son tablier de laine dessinait une poitrine enfantine… il était d’un chaste exquis, ce tablier. Pourtant dans le pied, posé un peu en évidence sur une marche, il y avait toute une révélation coquette de la femme. La paupière baissée, comme alourdie par les cils n’encourageait rien, et le bout de la bottine promettait beaucoup.

Soirès constata que la demoiselle en bleu n’avait aucun porte-bonheur, point de bague, point de collier. Les cheveux relevés et tressés sans peigne doré, ni nœud de soie ni épingle de clinquant.

Le richard, devant la jeune fille, éprouva une sensation toute nouvelle : elle était si petite, qu’il eut envie de se baisser pour la saisir, l’asseoir sur son épaule. Il lui aurait volontiers chanté :

Do do…, l’enfant, do !…

de sa grosse voix fausse qui effarouchait les actrices, après souper.

— Voulez-vous me faire place ? je vous prie, demanda la demoiselle en bleu d’un ton un peu hautain.

Jean s’écarta. Il avait dû avoir l’air bête, planté comme un madrier. Il risqua une phrase plus ridicule encore que son maintien.

— Est-ce qu’ils sont à vous, tous ces cheveux, Mademoiselle ?

Elle serra l’anse de son joli panier et, levant des yeux d’un bleu plus foncé que sa robe, elle répondit :

— Je suis pressée, Monsieur.

Le pied se cambra pendant que les sourcils se fronçaient.

Il n’insista pas et fit place. Il crut, un instant, qu’elle se retournerait ou qu’elle descendrait en courant à se rompre les membres, pour le provoquer par l’envolement de ses jupes ; mais ce fut lentement, avec l’indifférence la plus parfaite, que la demoiselle continua sa route.

Le lendemain Soirès oublia de se rendre au rendez-vous de Mme de Louelle, une de ses conquêtes, femme de sport qui, de temps en temps, cravachait les impertinents de son monde et qui, à huis clos, permettait à ses cochers de lui briser des potiches du Japon sur les épaules.

Cependant Soirès n’oublia pas le collègue de la rue Vieille-du-Temple, bien que l’affaire fût bâclée et que sa suite eût peu d’importance. Il arriva cinq minutes avant l’heure des réceptions du juif.

Cette fois, la demoiselle en bleu montait, son petit panier était empli de maigres provisions.

Il s’empressa de saluer. Les lèvres de la jeune fille ébauchèrent péniblement un sourire.

Soirès, avant de sonner, dit très respectueusement :

— Vous m’en voulez donc, Mademoiselle ? je suis forcé de me trouver sur votre passage, car je viens tous les jours ici !

— Non, Monsieur, je ne vous en veux pas, répliqua-t-elle avec gravité… je choisirai un autre moment, voilà tout, puisque l’escalier est trop étroit pour nous deux.

« C’est qu’elle ne doit pas être sotte, pensa Soirès agacé ; alors ce n’est pas la peine de se vêtir de bleu comme une sainte Vierge ! »

En fait de religion, Jean Soirès n’avait jamais rêvé la Vierge spirituelle.

Et il pénétra chez son juif l’air soucieux.

Huit matins durant, Jean chercha sa vision soit dans la rue, soit dans les boutiques de la rue. Une fois il crut apercevoir un jupon azuré au fond d’une crémerie, mais, saisi de pudeur, il n’osa pas faire stationner son coupé devant la maison.

Toutes les natures de manant tendent à s’élever jusqu’aux femmes élégantes dès que la société leur est ouverte. Soirès laissait les intrigues de bas étage aux grands seigneurs blasés. Jamais la grisette ne l’occupait sérieusement. Il s’étonna lui-même de se trouver si souvent à la porte du collègue juif. Pour se consoler il se répétait : « Cette petite a déjà eu le temps de se créer des revers de fortune… elle a fait le tour du Bois comme les autres ! »

Jean n’avait jamais respecté, mais il faut ajouter qu’il n’avait jamais connu de jeunes filles authentiques.

La demoiselle en bleu, avec ses cheveux tressés, ses yeux modestes quoique fiers, avait pour lui tout l’attrait de l’inconnu.

Il fit causer son capitaliste. M. Siméon s’expliqua d’une voix goguenarde. S’il avait été roulé sous le rapport de la spéculation, il était clair qu’on allait rouler le millionnaire de bien meilleure façon.

— Ah ! fit-il, Berthe Gérond, une jolie précieuse, encore ! Ça n’a pas dix-sept ans et c’est pur !… Sa mère, une veuve, se fâche toujours avec notre excellente concierge ; une grincheuse, la mère !… On est pauvre… jusqu’à ce qu’on tourne mal !… On sort de pension !… Vous vous y casserez le nez… J’ai essayé, moi, de prendre une oreille ou un doigt… on à fait la mine… Elle est anémique, je crois !… Rien à tenter…

Le marchand d’argent frisait la cinquantaine.

— Y a-t-il un moyen pour s’introduire dans la place ? dit Soirès ne pouvant s’empêcher de sourire.

— Hum !… un métier de polisson que vous voudriez me faire faire ?… Eh bien !… après tout… c’est entre camarades… et puis vous ne réussirez pas… La veuve Gérond, une folle, m’a prié de garder chez moi une vieille action invendable, pensant qu’on la volerait dans son armoire à glace… alors… achetez-la-lui… racontez que vous faites une collection de ces antiquités-là !… Seulement je vous préviens que, si ça devient sale, je ne veux pas m’en mêler plus tard. M. Soirès sera ridicule tout seul… Hein ?

— Va pour l’action ! murmura Soirès un peu écœuré des expressions du juif. Je n’ai pas l’ombre d’un mauvais sentiment. Je suis curieux, rien de plus, mon bon Siméon !



IV


Le banquier, à partir de cette matinée, n’accepta plus les invitations aux bals, supprima les soirées, les concerts, et se priva de théâtre. Il ne pensait plus maintenant qu’à la jeune fille en bleu comme un gourmet qui se préoccupe d’un fruit d’une saveur encore inconnue.

— Cueillerai-je ou ne cueillerai-je pas ?

Et tel était son scepticisme qu’il regrettait presque sa troublante rencontre, s’imaginant Paris traître jusque dans ses vierges de dix-sept ans.

Madame veuve Gérond, locataire du sixième, fut donc mandée, et le juif, l’action à la main, la figure austère, lui expliqua que son ami (il appuyait sur le mot pour vexer Soirès) désirait acquérir une valeur de bon rapport.

Madame Gérond poussa une exclamation aiguë :

— Ah ! notre action ! Je savais bien qu’on ne cracherait pas dessus ! Il fallait seulement trouver un amateur ! Voilà du beurre sur notre pain… car j’ai une fille, Monsieur, une demoiselle de dix-sept printemps, sortie depuis peu du couvent de Sainte-Marthe d’Auteuil. Je me propose de l’établir dans la teinturerie, elle tiendra un comptoir.

« Jadis, moi, j’étais teinturière à Lyon, je sais la chimie… En ce moment même, je cherche le moyen de reteindre les velours frappés en deux nuances ! Malheureusement, je n’ai pas eu de mari, et, dans le commerce, cela vous porte préjudice. Alors, je suis venue à Paris où s’élevait ma fille. Je pense que nous nous y enrichirons… avec le secret !… Est-ce que vous savez la chimie ?

Mme Gérond avait quarante-cinq ans, un beau visage vulgaire, un embonpoint appétissant et le geste aussi trivial que possible. Le banquier détirait ses gants sans essayer de placer une syllabe. Ce parvenu se sentait mal à l’aise, la teinture de Mme Gérond le stupéfiait, positivement.

— Si Monsieur voulait monter, je lui offrirais un verre de Moldavie, ajouta Mme Gérond ne se possédant plus de joie.

— Oui, c’est cela !… déclara le juif, dans une jubilation énorme, allez boire un peu de Moldavie ! J’en ai bien bu, moi… Allez, mon cher ami… sans façon !

La veuve se précipita sur cet escalier qui était trop étroit pour deux et elle entraîna Soirès ahuri en répétant :

— Je la fais moi-même, ma liqueur… Je la fais moi-même.

Elle introduisit Jean au salon en ayant soin de fermer la porte de la cuisine, une pièce bouleversée et pleine de senteurs étranges.

Un guéridon supportait un cabaret représentant un dromadaire chargé de deux outres à robinets ; les petits verres furent rangés sur le tapis au crochet avec des rosaces vertes et roses.

Jean eut une horreur subite de ce salon de teinturière, et il se serait probablement enfui si Berthe ne s’était décidée à paraître.

— Ma fille ! cria la veuve. Berthe, essuie donc les verres… Monsieur, mettez-vous là !… Tu sais… notre action est vendue… ce grand papier jaune que tu ne comprenais pas ? J’ai voué ma fille, Monsieur !… Elle est toujours en bleu… elle le sera jusqu’à dix-huit ans révolus… À son couvent, elles étaient cinquante vouées. Allons… cette Moldavie, ma fille ?… Eh ! je sais bien que le robinet lui manque de ce côté, mais ça coule de l’autre… Monsieur nous excusera, nous ne sommes pas fortunés !

Berthe essuyait d’une petite main experte, ne disant rien, ne levant pas les yeux.

— Mademoiselle est une charmante personne… vous aurez le courage de lui faire tenir un comptoir ? dit Soirès.

— C’est tout simple, Monsieur, puisque ma mère était teinturière, répliqua la jeune fille très vite.

Elle l’avait reconnu, mais ne s’étonnait pas. Une satisfaction ingénue brillait dans ses regards soumis.

Ce Monsieur était gentil d’avoir payé ce papier jaune si cher que cela, et elle achèterait de son côté un mantelet nouveau, et pas au Temple, certainement.

— Ma fille s’occupe du ménage, je lui laisse un mois de répit, continua la veuve en versant la liqueur, ce sont ses vacances… La pauvre aura tout le temps de s’ennuyer plus tard. Vous êtes l’ami de M. Siméon… un brave homme… et quelle est votre position ?

— Je suis… je suis commis de nouveauté !… bégaya Soirès supposant que le titre de banquier donnerait dès inquiétudes.

La veuve s’épanouit.

— Je le pensais… Vous êtes vêtu comme un employé très chic… et dans quelle maison ?

— Au Bon-Marché, répondit Soirès au supplice.

— Monsieur Soirès je me réclamerai de vous quand j’établirai Berthe ; je lorgne un magasin rue de la Paix ; on s’y occupe du nettoyage des velours… et moi, justement… je cherche un secret… vous savez !…

La place capitulait sans avoir combattu.

Berthe fit un peu de musique, montra quelques dessins et ses broderies du couvent »

Il fallut même ouïr l’histoire du malheur de la famille, et, au regret infini de Soirès, la mère prudente ordonna à Berthe de voir au dîner sur le feu.

Jean apprit que Mlle Gérond était la fille d’un père très noble, mais ingrat, « indigne des sentiments d’une femme comme elle. » On achevait de manger le produit du fond de teinturerie lyonnaise ; privées de bonne, après avoir connu l’aisance, on sortait ordinairement sans chapeau, on ne recevait jamais de visite, à part celle d’un vieux cousin qui venait partager le poulet du dimanche. D’ailleurs, Mme Gérond ne rougissait pas de sa situation, elle avait su faire élever sa fille dans les « principes d’un honneur entier ».

Jean Soirès promit de s’occuper de la maison de la rue de la Paix, et, une exécrable saveur de Moldavie sur les lèvres, il se retira en jurant de ne jamais remettre les pieds chez la teinturière.

— La peste soit des couleurs ! s’écria-t-il en remontant dans son coupé.

Il croyait, à présent, que le bleu était pour une bonne part dans la beauté de Berthe.

Mais, voici qu’une semaine après ce verre de Moldavie, Jean s’imagina que, bien au contraire, c’était les cheveux paille de Berthe qui faisaient seuls valoir la couleur bleue !

Il fit atteler son coupé, un soir de bal chez Mme de Louelle, et se rendit, 35, rue Vieille-du-Temple. Berthe vint lui ouvrir.

— Maman est sortie, Monsieur, dit la jeune fille avec une moue, si vous voulez l’attendre…

Comment, l’attendre ! Toute la nuit… s’il le fallait.

― Je ne peux pas vous faire entrer au salon, parce que tout y est encombré d’étoffes qui sèchent… ma pauvre maman ne guérira pas de sa toquade. Elle cherche toujours son secret, expliqua Berthe avec une grâce un peu boudeuse.

Elle le fit pénétrer dans le sanctuaire, sa chambre, toute blanche, ornée de nœuds de percale. La descente de lit représentait un vol de colombes enguirlandées et se becquetant. Une statue de Notre-Dame de Lourdes, trois lithographies, dont une vue du Trocadéro le 14 juillet, rompaient la monotonie des murs simplement blanchis à la chaux. Elle lui offrit son unique fauteuil recouvert d’une housse en mousseline tuyautée et se remit, près de sa petite lampe, à broder sans embarras.

Jean, les yeux fixés sur les cheveux paille, frémissait, ne trouvant pas un mot.

— Maman tombera malade, Monsieur, reprit Berthe, tirant son aiguille régulièrement ; elle rêve tout haut, elle ne mange plus et elle achète des échantillons de velours dans tous les magasins. Essayez donc, Monsieur, de la calmer !…

Brusquement, le banquier sursauta. Il venait d’apercevoir, au dessus des cheveux, peinte au mur, une horrible chose : une main d’un vert cadavérique, d’un vert ignoble, les doigts écartés comme dans l’angoisse du dernier soupir.

— Ah ! murmura Berthe levant les yeux, prise d’envie de rire, c’est la chimie, Monsieur.

— La chimie ?

— Sans doute… maman est venue là pour m’expliquer la décomposition d’une certaine drogue, et elle s’est appuyée, ne pensant plus que sa main était pleine de couleur. D’ailleurs, vous en verrez un peu partout ici !…

Jean se rassura. La glace était rompue : la jeune fille riait.

— C’est impossible, Mademoiselle, vous ne pouvez pas tenir le comptoir d’une teinturerie… jolie comme vous l’êtes… vous devriez penser à vous… à vous marier.

— Je n’ai pas de dot, Monsieur… et maman prétend que les femmes pour se marier ont besoin de dot aujourd’hui.

Dans sa bouche c’était d’une fraîcheur exquise, cette très vieille phrase.

— Et vos cheveux !… murmura Soirès rapprochant son fauteuil.

Elle sourit doucement, le guettant sous ses paupières mi-closes, un peu inquiète, un peu flattée.

Mais tout à coup la main verte sembla remuer. Le pauvre Jean se sentait ensorcelé par cette infernale machine peinte.

— Nous sommes plus riches ; cependant, avoua Berthe, depuis que vous êtes venu, j’ai acheté un mantelet… Elle s’arrêta, se souvenant qu’elle lui devait sa parure ; elle eut une adorable idée.

— Je vais vous le montrer ! dit-elle posant sa broderie.

Et elle le drapa sur ses épaules se plaçant vis à vis de lui pour le faire juge. Elle masquait ainsi la sinistre main verte. Jean lui saisit les poignets et, l’enveloppant d’un long regard fiévreux, il balbutia :

— Vous me rendez fou !

— Monsieur… Monsieur… dit l’élève de Sainte-Marthe tout interdite oh !… laissez-moi, Monsieur.

Il la laissa, parce que les doigts de là-bas se tendaient d’une façon désespérante.

— J’ai dans mon pardessus des bonbons que je voulais vous offrir, fit-il très bas, faut-il les jeter ? Mademoiselle, auriez-vous peur de moi ?

Alors ils se dévisagèrent mutuellement. Lui, possédait la beauté du diable, les yeux pleins de feu, d’un brun irisé de soleil. Un teint chaud, des lèvres pourpres. Elle, peut-être ne le vit bien qu’a ce moment-là qui fut un moment de trouble inexplicable pour cette enfant qui devenait femme. Berthe n’eut pas la force de se défendre : elle donna sa joue devenue plus pourpre que les lèvres de Jean.

— Comprenez-vous que je vous aime ? lui demanda-t-il enivré, serrant les petits poignets qu’on ne retirait plus.

— Ce n’est point à mon âge, Monsieur, qu’une jeune fille doit comprendre… maman me l’a souvent répété.

— Oh ! la petite sotte ! s’écria Soirès.

Il voulut recommencer, mais des larmes perlèrent le long des cils de Melle Gérond. Par-dessus le marché le regard du jeune banquier glissa jusqu’à la main verte. Il prit une mine déconfite.

— Je ne veux pas vous faire pleurer… mangez vos bonbons sans crainte, je ne reviendrai jamais, voilà tout !

L’enfant secoua la tête.

— Pourquoi ? demanda-t-elle

— Pourquoi !… vous seriez donc coquette, ma toute petite gamine ?…

C’était en vain que Jean essayait de se soustraire à la fascination qu’exerçait cette empreinte grotesque… il respecterait la mignonne malgré leur solitude… le doigt de la mère était là, obstiné, menaçant, vert, enfin vert à faire fuir. Une vraie malédiction !…

Berthe ouvrant son sac de pralines.

— Si j’étais sûre que vous m’épouseriez un jour…

— Eh bien ?

— Je ne dirais rien à maman, car vous ne me paraissez pas méchant, Monsieur !

Soirès allait risquer une nouvelle tentative lorsqu’une clef grinça dans la serrure. Madame Gérond parut.

— Ah !… c’est vous, notre sauveur… ce bon Monsieur Soirès, cria-t-elle du seuil ; je le tiens, notre secret… oui !… je crois le tenir !… et grâce à vous. Cette misérable concierge qui ne me disait pas que j’avais une visite !… figurez-vous, Monsieur, je n’ai mes lettres qu’à quatre heures de l’après-midi, sous prétexte que je vide mes eaux de teintures dans les plombs. Où dois-je les vider ?… je vous en prie, Monsieur, faites-moi le plaisir de me le dire !…

Elle posait son chapeau et se remuait étonnamment.

— Allons, Berthe, va mettre le reste de la brioche au four. Monsieur boira bien un peu de thé… hein ?…

Berthe s’éclipsa, abandonnant son pauvre amoureux dans la chambre parmi les traces multicolores de madame Gérond.

Hélas ! Jean devait passer, rue Vieille-du-Temple, par tous les arcs-en-ciel possible. Chimie et passion combinée !

Non seulement il accepta la tasse de thé, mais il fut convenu que tous les dimanches il y aurait soirée chez ces dames en l’honneur du commis de nouveautés et du vieux cousin.

— Vous serez le protecteur de ma fille !… décidait la veuve en toute innocence, car elle ne croyait pas que Soirès eût autre chose dans la tête qu’un mariage bien assorti.

Durant un mois il multiplia les visites sans obtenir plus que la première fois. Berthe devenait rose, puis rouge et se sauvait. On avait le culte des nuances vives dans la famille Gérond ! Il offrit des billets de théâtre. Le supplice changea de genre. Madame veuve Gérond s’installait entre eux deux, tenant la boîte de fruits glacés qu’elle voulait absolument conserver pour le dessert du lendemain, parlant très haut, répétant les refrains avec les chœurs ou expliquant les jeux de mots des comiques. C’était atroce. Jean se révoltait de temps en temps, puis les cheveux de Berthe venaient le frôler si à propos que toutes ses grimaces de rage se métamorphosaient en sourires.

Pourtant ce n’était pas une anémique, cette petite femme, elle ne se troublait pas sans cause, peut-être commençait-elle à comprendre, mais elle avait une pudeur qui grisait Jean et l’éloignait du même coup. Il l’aimait de telle façon qu’il ne pouvait se résoudre à la faire pleurer davantage. Un soir dans une loge grillée dans laquelle la mère les avait laissés un instant pour aller chercher son manteau elle-même — un manteau garni de fourrures, Monsieur ! — Jean devint plus pressant.

— Vous moquez-vous de moi… Berthe ?… disait-il, et ne savez-vous pas, à présent, si, oui ou non, vous voulez m’aimer ?…

Berthe effarée se tenait cachée derrière le fauteuil.

— Pourquoi ne me demandez-vous pas à maman ?… elle vous donnerait la permission de m’embrasser devant elle. Et ce beau regard bleu se levait, avec de doux reproches sur le jeune homme.

— Berthe… c’est agaçant à la fin… toujours votre mère ; d’ailleurs, on n’a pas besoin de se marier pour s’aimer… Au contraire !…

Elle hocha le front.

— J’avais confiance en vous, Monsieur Jean, murmura-t-elle les lèvres tremblantes, je vois que j’avais tort. Je dirai tout avant de me coucher, cette nuit. Voici trois fois que vous m’embrassez et trois fois que vous promettez de demander ma main… je suis-encore très jeune. Vous avez eu de mauvaises pensées… je ne veux plus vous voir… non… Oh ! Monsieur Jean… c’était si gentil de nous marier, dans les chiffons tous les deux, moi teinturière, vous commis du Bon Marché… quel malheur !…

Jean l’entoura de ses bras.

— Cher petit trésor !… ne pleure pas… je reviendrai, je t’épouserai, je te demanderai… je… mais ne me parle pas de ta mère… elle me met en fureur avec toutes ses mains sur les murs… Voyons, est-ce fini ?

Lorsqu’on veut consoler une ingénue, les procédés sont à peu près les mêmes que ceux que l’on emploie pour consoler une vraie femme. Berthe poussa un faible cri et perdit connaissance. Madame Gérond avait retrouvé son manteau. À la vue de sa fille étendue sans mouvements, elle se précipita furieuse.

— Ah ! Monsieur !… Monsieur… une enfant si délicate, que l’on a eu tant de peine à élever !…

Soirès désolé mit l’accident sur le compte de la pièce, vraiment dramatique, et Berthe revenue à elle se garda bien de le démentir.

La situation se tendait. Jean ne pouvait continuer ses tentatives rue Vieille-du-Temple, car Berthe ne voulait plus le recevoir lorsqu’elle était seule. De son côté, il se sentait attiré vers cette enfant dont les évanouissements n’étaient pas simulés. Pour se faire pardonner, il tolérait la mère, lui apportait quelques drogues coûteuses qu’elle nommait avec de profonds soupirs, et tenait des discours de collégien au sujet de son avenir dans la nouveauté.

Un matin, le jeune banquier se fit les réflexions suivantes :

— Eh bien ! après tout, si je l’épousais ?… je l’aime comme je n’ai jamais aimé. Pourquoi ne pas légitimer un plaisir qui, je le sens, me tentera tous les jours ?… Suis-je sorti de la cuisse de Jupiter, moi ?… J’ai de l’argent pour deux. Elle est bien élevée, intelligente, fantasque juste ce qu’il faut pour avoir du goût. Ses domestiques feront le reste. Parbleu !…

Le rêve de Soirès était d’ailleurs le rêve inavoué de tous les libertins qui disposent d’ardeurs inépuisables : créer une femme-fille. Avoir sur l’oreiller nuptial ce que l’on va chercher loin de chez soi, quand on respecte l’institution du mariage, et comme il était du Midi, par conséquent capable des inconvenances les plus monstrueuses… il se moqua des gens du Cercle…

Choisissant un moment solennel, la fête de Berthe, il risqua sa demande comme un bon bourgeois amoureux.

Mme veuve Gérond, flairant aussi une excellente occasion dans cet anniversaire, avait mis son costume à volants qu’elle ne revêtait qu’au premier janvier ; ses mains se trouvaient presque de leur nuance naturelle.

— Monsieur, répondit-elle, digne et prodigieusement émue, je me doutais de vos intentions ! Cependant ma fille est jeune… dix-sept ans… Vous savez que je ne lui donne pas de dot… je n’ai pas perfectionné mon secret. Nous pourrions attendre que vous soyez chef de rayon !…

Jean baissa la tête.

— J’ai abusé de votre confiance, Madame… je vous ai trompée…

— Ah ! mon Dieu ! Il ne peut devenir chef de rayon !… J’en avais l’affreux pressentiment !… Peut-être n’avez-vous même aucune espérance au Bon Marché, et vous dépensez déjà de l’argent comme si vous aviez 6,000 livres de rente, malheureux !. ;.

Sans teinture, cette fois, Mme Gérond était verte. Son beau rêve d’échantillons gratis s’envolait. Ah ça ! que pouvait faire ce garçon-là ? des dettes !…

— Madame je n’ai pas 6,000 fr. de rente… c’est pis que cela… je compte que vous me pardonnerez… je l’aime tant !…

Il se plaisait à torturer un peu le cerbère avant de l’éblouir.

— Mais allez donc… suborneur ! Ma fille qui m’avouait hier… que… son cœur parlait !… Pauvre petite ! Tout mon portrait moral… aimant les gens à première vue !… j’aurais dû me renseigner !… Ce misérable juif de Siméon !…

— Je crois que nous allons finir par nous entendre, chère Madame ! continua Soirès d’un air piteux mais se retenant pour ne pas étrangler sa future belle-mère. Je voulais être aimé pour moi… J’ai réussi… au moins en ce qui concerne Berthe. Je possède 60,000 francs de rente et la banque Soirès, plus un hôtel rue de Trévise… Si Berthe préfère les diamants au bleu des écolières vouées, elle n’en manquera pas, je vous en réponds. Maintenant, je vous supplie de hâter notre mariage, car votre sévérité me rend enragé, ma bonne madame Gérond !…

La veuve s’était dressée tout d’une pièce puis, subitement, elle s’affaissa, faisant des prunelles de morte, les bras abandonnés dans ses volants, les jambes raidies.

Il fallut que les deux amoureux se réunissent pour venir à bout de sa terrible syncope. Et des explications échangées, il résulta un attendrissement délicieux, plus une promesse de mariage immédiat.

Ce bonheur n’eut pas tout le retentissement que pouvait lui procurer la fortune. Soirès, très crâne vis-à-vis des gens du Cercle, l’était moins vis-à-vis des incartades de sa belle mère. Après lui avoir alloué une maison toute meublée à Meudon, il redouta sa toilette, le jour de la noce. Il ne fit donc que les invitations nécessaires et n’eut de tranquillité que lorsqu’il fut remonté dans son landau avec sa radieuse petite femme… Désormais, ce trésor lui appartenait … sans colorations nuisibles.

La jeune mariée se tenait droite, n’osant s’appuyer encore contre le soyeux damas du landau. Où allait-elle, avec toutes ses fleurs d’oranger ?

Elle considérait ce qui lui arrivait comme une ivresse passagère. Sûrement on lui avait fait boire un vin extraordinaire, au déjeuner. La mère partie, pleurant à chaudes larmes, s’effaçait de son souvenir.

Jean lui dit d’une voix douce presque basse :

— Est-il bien vrai, mon amour, que tu veux te promener au Bois aujourd’hui ?

Elle répondit, très vite :

— Oui, Monsieur, parce que j’ai bien envie de me promener en voiture, pour montrer ma robe de mariée… maman m’a dit qu’on le faisait quand on était riche !…

— Tu m’appelles « Monsieur », murmura Jean, qui l’entoura de ses bras,… est-ce que tu ne m’aimerais plus ?… Soit… nous irons au Bois… mais cela ne se fait jamais, ma mignonne, et c’est d’un vilain goût. Nous laisserons donc le landau fermé… Tu sais que nous partons ce soir pour l’Italie ?

— Je ne sais rien, Jean… j’ai très peur…

Et elle se renversait, inconsciente, les yeux clos par une langueur étrange.

Il ne fut plus prononcé un mot durant la promenade, Berthe ne montra pas sa robe, mais, en revanche, le chagrin de sa mère lui revint sans doute à la mémoire, car au moment où le landau s’engageait sous les frondaisons épaisses, elle eut des sanglots convulsifs,

Quelque temps après elle avouait cependant que cela lui avait paru gentil, ainsi pâmée au milieu des fleurs d’oranger, la tête perdue, se sentant emportée au grand trot de deux superbes chevaux qui devenaient les siens !… Quant à Soirès, son illusion fut complète… il crut à un enlèvement…

Ils eurent le voyage en Italie, les réceptions brillantes à leur retour, les courses au Bois selon les règles de l’étiquette, les premières applaudies, les grands dîners ennuyeux. Durant trois ans, Berthe se plongea dans un océan de luxe, et les mondaines la prirent en grippe, car elles comprenaient, ces expérimentées, que ses jours de fêtes devaient être suivis de nuits pleines de volupté. Le banquier ne donnait plus de soupers aux actrices, n’allait plus chez Mme de Louelle, ne s’inquiétait plus des sourires provocateurs ; il aimait Berthe, et Berthe apprenait à être coquette…

Un souci se glissa jusqu’au cerveau de l’enfant devenue femme.

— Jean, demanda-t-elle, un matin, sautant de son lit sur les genoux de son mari qui expédiait, assis à son chevet, quelques affaires urgentes. Pourquoi n’ai-je pas un joli bébé comme madame de Flaville ? Elle a fait acheter un berceau garni de point de Flandre. Sa layette est une merveille !…

Jean demeura bouche béante. Toutes les mêmes, ces petites femmes ! Il faut que leur curiosité aille partout ! Cette poupée de Sèvres qui se mêlait d’avoir une envie de matrone !

— Berthe, dit-il, tu vas prendre froid. Tu es bien imprudente de sortir du lit sans peignoir. Veux-tu que je fasse venir ta femme de chambre ?

Elle s’exaspéra :

— Jean, tu vas me dire tout de suite pourquoi je n’en ai pas… tout de suite… ou je ne t’embrasse plus.

Elle trépignait, elle griffait. Pendant une heure, ce fut une adorable lutte d’un hercule contre une petite chatte. Naturellement, la chatte l’emporta.

— Eh bien !… mignonne, répondit l’époux impatienté, tu es encore trop jeune et trop étourdie ! Que ferais-tu d’un bébé ? Voyons ! Cela vous rend laide, cela vous déforme, on en devient très malade…

— Ah ! murmura Berthe songeuse.

Jean pencha la tête en souriant.

— C’est pour le berceau de dentelles, hein ? lui dit-il, car il avait la suprême qualité d’être philosophe malgré la vivacité de ses passions.

— Je crois que oui ! répondit-elle.

En réalité elle fut vexée de ce qu’il ne la prenait pas assez au sérieux, et comme ce jour-là ils donnaient un déjeuner de garçons avant d’aller aux courses, elle se montra fort coquette vis-à-vis de tous ces messieurs.

— Premier fruit amer !… pensa Jean Soirès.

Elle était ce qu’il la faisait, fille, tout en demeurant naïve, et de plus en plus désirable. Peut-être même dangereuse. Il l’aimait sensuellement, elle lui rendait un pareil amour demi méprisant, demi sincère, surtout calculateur et gentiment despotique comme le sont tous les amours de fille.

Quand Soirès s’aperçut du « premier fruit amer » selon son expression, il adorait Berthe à en mourir, il lui était impossible de se reprendre aux âcres voluptés que lui fournissait chaque jour la réalisation de son rêve libertin. Il lui fut impossible de rechercher les tranquilles amours du mari.

Un instant il se demanda s’il ne se traînerait pas à ses pieds pour implorer son pardon. Quel pardon ? Puis il eut l’idée absurde de plaider, sans cause, en séparation de corps… puis il pleura, pleura beaucoup ; puis il fit un coup de bourse et offrit à sa femme pour ses étrennes la rivière de diamants qu’elle désirait.

Soirès était de ces viveurs positifs qui ont la souffrance morale en horreur. Il faisait le bien autour de lui, et rendait une pauvre créature, une bâtarde, heureuse comme un oiseau libre… pourquoi serait-il puni ?… De quelle loi sociale relevait-il ?… Il ne pouvait être banalement jaloux. Elle ne comprendrait pas, et il avait la terreur de lui enseigner aussi la raillerie.

Alors, il dressa un plan, il réfléchit, il s’enferma, il eut plusieurs semaines la tête d’un banquier en déconfiture et, soudain, reprit ses rires épanouis, offrit des poignées de mains à ses associés ; il avait tué la bête, décidément. Si Berthe voulait flirter, elle flirterait devant lui, parbleu ! Non pas avec un, mais avec tous ; elle inventerait des modes, elle le ruinerait même ; que lui importait ?… Ces caprices ne lui fabriqueraient jamais un cœur ! Or, Berthe, pensionnaire ou femme, n’avait pas de cœur, et aujourd’hui que les sens s’étaient développés jusqu’au cerveau, ils devaient en avoir étouffé complètement les palpitations. La résolution du problème était de se trouver le plus fort, physiquement parlant.

Soirès, de Cheminade-les-Haies, nous le savons, avait une confiance absolue en lui.

D’ailleurs l’encens des adulations, respiré par une femme coquette, l’entoura d’un renouveau de séductions qui n’est pas sans charmes.

Plus tard arriverait le berceau de dentelles, quand il serait calme et qu’elle ne mangerait plus autant de sucreries.

Voilà pourquoi Berthe, ayant tué un homme, disait de son ton charmeur quoique sans âme, en touchant son corsage orné de pierreries :

— Je ne ressens rien… rien !…

N’étant pas mère, la belle indifférente n’avait point d’entrailles.



V


Il y avait, à l’hôtel Soirès, deux appartements bien distincts dont un seul était habité, et dans cet appartement, qu’une veilleuse de pâleur mystique éclairait toute la nuit, se trouvait cette chambre à coucher merveilleuse que nous avons décrite. Avec beaucoup d’or, un homme s’exprime dans les tentures qu’il achète en termes fort clairs. Ce que disait le banquier le long des draperies du retrait nuptial, c’est qu’il aimait toujours avec le même emportement la jolie poupée que le hasard lui avait fait découvrir.

Après le bal de son anniversaire de naissance, terminé d’une façon si lugubre, Berthe, très nerveuse, n’avait pas voulu se mettre au lit. Soirès la trouva, au milieu de la débandade de ses bijoux, triant, choisissant, comparant.

— Comment, tu m’attends debout ? interrogea Soirès, agacé lui-même, faisant craquer ses phalanges et fronçant le : sourcil.

Ils se regardèrent un instant, saisis d’un léger frisson, peut-être dû aux fatigues d’une veille trop prolongée, peut-être produit par une crainte superstitieuse… D’un commun accord, cependant, ils ne parlèrent pas de lui.

Jean prit un long baiser à sa femme.

— Oui, dit celle-ci détournant le front, je ne suis pas fatiguée… j’ai à peine dansé. Dis-moi vrai, ajouta-t-elle d’un ton sérieux, est-ce que ce soir cette parure m’allait mal ? Et elle lui tendait un collier de rubis monté sur argent mat d’un travail exquis.

— Tu étais ravissante !… Mi-chat, comme tu l’es quand tu veux. Il est certain que je n’ai pas vu le collier, j’ai regardé la peau.

Il la fit asseoir sur ses genoux et lui appuya le front contre sa poitrine.

— Nous nous aimons, dit-il, tandis que l’expression d’un désir parfaitement sincère lui convulsait les traits.

Elle s’échappa avec légèreté, ramassa tous les bijoux en un seul tas, et les jeta pêle-mêle dans une boîte, puis elle passa un peignoir.

— Là… murmura-t-elle, j’avais hâte d’ôter ma vilaine robe.

Et elle poussa du pied les splendides étoffes qu’elle venait de quitter.

— Peste ! dit Soirès, la vilaine robe !… de trois mille francs… hein ?

— Bah ! riposta Berthe secouant ses Cheveux, ce n’est pas le prix qui fait la valeur du chiffon.

Puis elle balbutia, étouffant un bâillement.

— Je suis désolée de ce malheur… tu sais… ma vie est gâtée pour longtemps… je n’aurais pas dû rire quand il me jurait que mon rire le tuait… et il est mort, n’est-ce pas ?

Soirès ne répondit rien. Un silence suivit. Mais la chambre close, le feu flambant, les draps ouverts invitaient Jean à des réalités bien capables de lutter contre une ombre, fût-elle ensanglantée.

— Berthe ? demanda-t-il.

— Je te dis que je ne suis pas fatiguée, riposta la jeune femme impérieuse.

Elle se blottit devant la cheminée, ses pieds minuscules n’ayant plus qu’un bas de soie. Elle arrangea les neigeuses dentelles de son peignoir, pinça les lèvres et contempla obstinément le feu.

Soirès s’agenouilla sur le tapis, sentant d’instinct que tous les deux avaient quelque chose à respecter.

— Tu es triste ?.

— Non, je suis colère… tu m’as présenté un homme bête, ce soir !… fit-elle avec une explosion subite, se détendant comme un ressort.

— Qui ça ?… le jeune comte de Bryon ? Oh ! chérie, c’est l’être le plus intelligent de mon Cercle, un peu sauvage malgré sa jeunesse, mais bien savant ; je l’admire.

— Il ne m’a pas dit un mot sensé, à moi.

— Ah ! j’y suis, dans le tumulte de son entrée, il n’a pas pensé aux compliments traditionnels ? Il ne t’a pas prévenue que ton sourire le rendait fou, que tes yeux le brûlaient… que tu valsais comme un ange…

Il aurait continué, lorsque Berthe s’empara d’un écran et le frappa assez violemment à la joue

Soirès, déridé, se mit à quatre pattes.

— Il n’a pas voulu, poursuivit-il, relevant du bout de ses dents les morceaux de l’écran brisé, il n’a pas voulu se transformer tout de suite en torche allumée, et parce qu’il a horreur des femmes du monde nous le trouvons détestable. Pauvre garçon ! je le plains.

— Du reste, murmura Berthe haussant les épaules… j’ai des adorateurs qui le valent. J’ai le poète Desgriel, il va me dédier un sonnet. Un sonnet c’est une chose en vers !… J’ai Robert de Sainville, ce gommeux spirituel qui se moque de tout. J’ai… j’ai…

Il était piquant d’entendre la jeune femme énumérer ses conquêtes devant son seigneur et maître.

Celui-ci approuvait du geste.

— Nous avons aussi le monsieur manchot qui revient de Chine, un bel officier, ma foi ! et il roule des prunelles de façon à intimider une peuplade de Fleurs-de-Thé, Oh ! nous avons un régiment complet, Madame !…

Berthe ne put s’empêcher de sourire.

— Tu es bien méchant, Jean…

— Parce que je laisse tous tes adorateurs faire des rêves… que je réalise ? répliqua Soirès, redressé tout à coup et emprisonnant les petites mains de Berthe dans sa large main.

Une rougeur légère teinta sa pâleur habituelle.

— Tu n’es pas jaloux… alors j’ai le droit de me laisser admirer.

— Comme j’ai celui de savoir arriver à temps ! murmura Jean dont le ricanement eut je ne sais quoi de féroce. Il voulut l’entraîner du côté du lit.

— Non !… dit de nouveau Berthe mécontente.

Le banquier alla s’asseoir en face d’elle.

— L’heure des revenants n’est pas encore passée… soupira-t-il ; pourvu qu’elle ne dure pas jusqu’au soir !

— Jean, fit-elle, très soucieuse, je veux rester seule, c’est là un caprice que tu devrais respecter.

Alors Soirès se leva brusquement et se retira chez lui.

Au déjeuner, qui eut lieu vers midi, Berthe se montra vêtue de violet.

Jean ne prononça pas un mot.

Il vint, plus tard, quelques visiteurs s’informer du malaise de la veille. La jeune femme les reçut dans son boudoir assombri par les rideaux tirés.

Le banquier profita de cette disposition pour courtiser discrètement une jolie femme venue aux renseignements.

À cinq heures, le salon était presque plein.

Chacun évitait de parler de l’accident et tout le monde s’était donné rendez-vous pour en entendre parler.

On se répétait, dans les coins, des histoires navrantes sur le couple si mal assorti des Soirès, tout en envoyant de charmants sourires à l’intéressante nerveuse qui frissonnait devant l’énorme feu du salon, pendant que M. de Sainville, le gommeux spirituel, essayait de la sortir de sa torpeur.

Après tout, murmurait la femme d’un agent de change, fille d’un noble ruiné, il a épousé cette petite pâle et méchante sans lui demander de dot… il est bien libre de l’aimer… car Soirès l’aime, cher comte, il l’aime.

— On ne peut pas gâter une bonne nature ! répondit le cher comte en se mouchant sans bruit. Soirès est la victime innocente de la situation créée par ce jeune monstre… et au monstre, Madame, doit rester le soin de dénouer les drames.

On savait peu de chose mais on avait suffisamment deviné.

À Mme Soirès, épousée sans dot, demeurait l’embarras du cadavre vis-à-vis d’une foule à qui le mari, ce brave homme riche, ne faisait pas peur.

Et les détails inédits pleuvaient.

À quinze ans, Mme Soirès étranglait de jeunes chats pour se distraire ; à seize ans, elle était expulsée de son pensionnat.

À dix-sept, on l’avait mariée à ce pauvre Soirès pour empêcher bien pire. De temps en temps, quand un domestique passait les plateaux remplis de bonbons et de sandwichs, les conversations s’élevaient.

— Il n’y a que cette chère Berthe pour avoir des bals aussi mouvementés ; on s’est amusé, hier, à mourir.

— Allons, Soirès, que devient l’Ouest-Algérien ?… Votre femme est délicieuse dans ce déshabillé violet… Elle tenterait Carolus Duran.

Tous en chœur reprenaient le même compliment, le verre de Frontignan ou de Malaga aux doigts, et les regards luisaient de méchancetés contenues.

— Il paraît, ajoutait un des journalistes habituels, que cette petite folle (et il baissait de ton) aveuglait un à un tous les oiseaux d’une volière quand cela lui prenait !

Phrase équivoque mais très digne du siècle qui s’occupe beaucoup de l’hystérie des filles de la Salpêtrière, très peu de l’éducation des jeunes épousées.

La jolie tueuse se levait quelquefois, les mains tendues vers les arrivants, leur parlant à voix basse d’un air si caressant qu’il aurait dû leur faire peine. Elle s’adressait le moins possible aux femmes, et celles-ci, envieuses d’une situation aussi romanesque, affectaient, en mangeant des petits gâteaux, une réserve glaciale. Soirès se retirait pour courir aux affaires, quand M. de Bryon fit une entrée bien différente de celle de la nuit. Il louvoya de meuble en meuble, d’un air agacé de se retrouver là, puis il se présenta cérémonieusement à Berthe, afin de lui demander de ses nouvelles.

— Mais, je suis mieux, monsieur de Bryon… Elle sonna tout de suite pour avoir des lumières.

On ne se doutait même pas de sa sortie que, déjà, Berthe réapparaissant, très poudrée, mais très belle, dans l’éclat des lampes, se mettait à rire d’un rire doux comme une chanson. Cela donna des frissons aux femmes qui n’avaient jamais tué personne, et ce rire cristallin fit également courber la tête aux hommes, tout en les énamourant davantage.

Maxime de Bryon n’était pas sans savoir les racontars du jour. Il fronça le sourcil.

— Je donne, demain, un déjeuner intime, vous viendrez, il faut que je m’habitue à vous !… lui dit Berthe le forçant à s’asseoir sur son canapé pompadour.

— Si je vous suis nécessaire, Madame, j’obéirai. Ils se regardèrent de plus en plus près, un instant. L’œil de ce jeune homme de vingt-cinq ans était profondément vieux, rempli d’un ennui qui excluait tout éclair, toute fièvre ; au coin s’indiquait dans de minces lignes bistrées la patte d’oie tant redoutée.

— Vous êtes depuis longtemps à Paris ?… interrogea Berthe plus intimidée encore par ce regard que par ses deux gants qu’il balançait devant elle.

— Non… je viens de Nice, je resterai ici jusqu’au Grand Prix, puis je me dépêcherai de retourner en province, le bruit de votre monde me fait mal aux oreilles !…

— La province ! Oh ! quelle horreur ! s’écria Berthe.

— Mais, Madame… Maxime n’acheva pas. Il commençait ainsi beaucoup de phrases sans juger à propos de les finir.

— Les femmes sont mal habillées, en province, déclara Berthe avec son aplomb coquet. Elles portent jaune ce qui ne peut se porter que rose. On dit qu’il y a de beaux arbres… et c’est tout.

Maxime eut un sourire froid. Il cherchait certainement un prétexte pour se retirer.

— Caderousse est un bon cheval, reprit Berthe ; mon mari se propose de le monter demain, après le déjeuner. Ce sera une partie à trois, je vous prêterait Issachar. Moi, j’ai une jument merveilleuse de douceur et de grâce.

— Je vous remercie…

Alors, comme n’y tenant plus, Maxime se dressa, fit un salut distrait et gagna la porte. Un moment, il demeura debout près des battants, considérant cette cohue brillante de tous ceux qui buvaient le vin de Soirès.

— Hum ! se dit-il, la cour est digne de la reine ! Une troupe d’imbéciles, un petit mannequin bien articulé, et il faudra que je revienne !… par éducation car ils me sont tous indifférents, ces gens !… S’il est vrai que ce suicidé ait aimé madame Soirès, je comprends son plongeon dans la mort.

Elle, Berthe, souriait, ivre d’elle-même.

— Je suis sûre qu’il m’a trouvée mieux… C’est le fard des blondes, le violet.

On continuait, dans ce salon, les observations à voix basse.

Les uns trouvaient le comte de Bryon d’un profil original, les autres le déclaraient trop mince, trop grand.

— On le dit intelligent, affirmait un des journalistes ; il est orphelin, maître d’une grande fortune, et se destine aux arts. Il sera un étonnant critique, un jour député des Côtes-du-Nord où il a une propriété superbe.

Quand de Bryon fut parti, Berthe redevint maussade. Elle se demanda pourquoi tous ces êtres se croyaient obligés de dégarnir consciencieusement les plateaux. Pour la première fois, la jeune femme eut l’idée que le vrai monde ne devait pas être le sien. Ces hommes buvaient trop souvent, ces femmes parlaient trop haut et elle découvrit quelque chose d’exquis dans ce jeune homme froid dont le verre et la phrase restaient toujours inachevés.

— J’ai pourtant ici des nobles… pensa-t-elle.

Oui, il y avait des titres, des noms, des couronnes.

Cela n’avait ni château ni fortune ni blason, à la vérité.

— Et des artistes… ajouta-t-elle toujours mentalement.

Artistes passant leur vie dans un habit noir, de fête en fête, allant dîner chez des actrices, le lundi ; le mardi, déjeunant chez le financier le plus amoureux de leurs potins. Sûrement, leur concierge ne connaissait point leur visage car ils rentraient toujours vers trois heures du matin chez eux.

Son salon redevenu désert, Berthe respira.

Le lendemain, elle commanda elle-même le repas, ordonna de tenir prêts les trois chevaux, et fut d’une gaminerie charmante vis-à-vis de son mari.

— Vous avez fait la paix ? dit celui-ci ne comprenant rien à ce revirement subit.

— Je crois que oui… ensuite tu prétends que ton ami est intelligent et je veux te prouver le contraire, il est muet comme la tombe, tu sais !…

Jean haussa les épaules.

— Parce qu’il devine que tu n’es guère au courant de ce qu’il pourrait te dire.

La pensionnaire se révolta tout d’un coup dans la femme du banquier.

— Par exemple ! Ne suis-je pas musicienne ? J’ai lu Racine et Corneille, un peu Boileau, tous les romans d’Alexandre Dumas que maman avait dans une armoire. Je n’ai pas besoin de m’occuper des auteurs en vogue puisque le journal m’apprend ce qu’il faut que j’en pense…

Soirès s’impatienta. Voilà que Berthe tournait au pédant !… Le suicidé se vengeait cruellement s’il avait inspiré ce regain d’instruction à la coquette créature.

Berthe avait invité, outre le comte Maxime, un vieux gérant de société, conseiller de toutes les spéculations de la banque Soirès, et une demoiselle assez connue dans le monde des lettrés par ses multiples traductions d’un unique ouvrage étranger. Cette vieille fille, de quarante ans, à poitrine plate, au teint falsifié, aux allures triviales, toujours fripée, mais au demeurant bon garçon, était la grande utilité du milieu remuant de Berthe. Pour une course au Bois ou une place dans une réception officielle, mademoiselle Olga Freind aurait écouté un académicien pendant une heure, essuyé les sarcasmes de trente nouvelles mariées au sujet de sainte Catherine, et affirmé une foule de choses qu’elle ignorait.

Elle mangeait énormément, buvait de même. Il est à remarquer que ces types anormaux se rencontrent à chaque pas à Paris, depuis l’introduction dans la presse des bons auteurs étrangers, et on leur tolère les situations les plus inexplicables. Comme elles savent, en général, une dizaine de langues, ces bas bleus de tous les pays peuvent demeurer dans le nôtre sans époux, sans protecteur, sans famille, sans fortune, et personne ne s’avise de leur demander d’où elles sortent.

Quelques-unes, introduites à la suite d’une copie de manuscrit chez un personnage diplomatique, prennent des notes qu’elles envoient au roi de Prusse, d’autres s’emparent de certains billets doux oubliés sur un meuble, presque toutes assomment les directeurs de journaux de leurs prétentions à la littérature. Une Française n’oserait jamais ce qu’elles osent à l’abri de leurs dix langues parlées couramment.

Berthe avait eu l’occasion de recevoir un détaché de l’ambassade chinoise et elle avait dû recourir aux talents de mademoiselle Olga Freind, car, disait-on, il est plus agréable de recevoir une femme comme il faut qui ne se fait pas payer, qu’un interprète inconnu. Olga Freind, à la mode comme parasite féminin, était donc de toutes les solennités chez madame Soirès, son obligée

Nous ajouterons que cette savante jouait aussi du piano quand il en était besoin.

Berthe apparut comme on se mettait à table, elle voulait se réserver un effet. Elle était en blanc et en mauve ; ainsi une tourterelle dans des lilas. Point de bijoux, point de coiffure, les cheveux simplement noués sur la nuque.

Monsieur de Bryon salua, l’air hautain, un peu grave. Soirès continua sa discussion avec le vieux gérant de société jusqu’à la table. Mademoiselle Olga Freind tendit sa main pour le shake-hand traditionnel.

— Heure réglementaire, ma chère belle, dit la vieille demoiselle cosmopolite, et pourtant la comtesse de Villenaire m’attendait ce matin. Nous devions étudier une comédie de Musset. Je vous donne la préférence, seulement à la condition de partir après le café… Musset oblige.

Le ton bizarre, mélange de tous ses nombreux accents, fit tressaillir Maxime.

Soirès qui plaisantait avec toutes les femmes, trouvait celle-là si laide qu’il devenait respectueux à son contact.

— Je vous présente le comte de Bryon, fit-il, un dernier élu de mon Cercle, un Parisien voyageur, un jeune savant comme vous, Mademoiselle.

— Je crois l’avoir rencontré à Rome chez la princesse de Bryon, répliqua Olga très souriante.

— Elle connaît tout le monde… murmura Soirès dans un enthousiasme de parvenu bon enfant.

— Vous voulez dire que tout le monde la connaît, riposta Maxime à l’oreille du banquier.

Allons… encore une femme qui déplaît, pensa Soirès étonné du dédain persistant que ce grand jeune homme avait de ses admirations, à lui. D’ailleurs, puisque Berthe n’agréait pas au comte de Bryon, rien ne pouvait lui agréer… Parbleu !…

Il fallait, mademoiselle Freind étant là, mettre la conversation sur les arts. Berthe avait juré de faire causer beaucoup l’indifférent.

Alors, on entama le long chapitre de la littérature moderne. Ce fut Olga qui débuta.

— Il paraît, déclara-t-elle brusquement, que M. D. se fait aider par sa femme chaque fois qu’il a des détails de toilettes à décrire ; je le tiens de source certaine. On prétend de même que l’actrice S. B… a plusieurs reporters chargés de finir ses comptes rendus sur la peinture. En vérité, le monde des lettres est tout plein de jolies anecdotes cette semaine et je me demande, modestement, par laquelle je dois commencer. Tenez, ma chère Berthe, demandez donc au comte s’il connaît l’aventure de la duchesse d’O… qui entretient toujours des petits jeunes gens malgré son âge plus que respectable. J’étais reçue dans cette maison-là, moi… heureusement j’ai vite compris que ma place était ailleurs… Eh bien ! on avait juré que le petit Jules de M… n’avait pas encore sacrifié à la terrible Vénus, et… mais, il nous faudrait des éventails… le comte en conviendra.

Elle riait, en montrant des dents d’Anglaise. Soirès plongé de plus en plus dans une respectueuse admiration, se demandait, lui, comment une demoiselle peut demeurer intacte et parler si carrément de choses drôles.

Maxime se tourna vers Berthe.

— Avez-vous lu, Madame, interrogea-t-il, toujours grave, le dernier roman des Goncourt ?

Berthe avoua que tous les romans du jour étaient sur un guéridon, par là, mais qu’elle ne les lisait point.

— Je n’ai pas le temps. Son air étonné ajoutait :

« Entendez-vous ce qu’on vient de nous apprendre ? et est-ce donc la peine de lire quand nous nageons en pleines anecdotes littéraires ? »

Le vieux gérant de société assurait son lorgnon d’un ton goguenard, songeant de son côté :

« Qu’est-ce qu’il veut lire, celui-ci !… Il nous la baille belle !… Et l’histoire de la duchesse d’O… qu’il va me faire perdre !… »

— Ensuite, Jean prétend que je suis trop petite pour savoir lire ! reprit Berthe d’une voix douce.

— Il se peut, dit froidement le jeune homme.

Les coquetteries littéraires ou enfantines ne l’émouvaient guère.

Olga Freind, sans perdre un coup de fourchette, expliqua qu’un vrai Parisien doit être au courant de la vie des auteurs et qu’il préfère connaître la clef d’un roman que le roman lui-même. Elle passa aux pièces de théâtre un peu courues, donna l’appréciation de la presse russe sur l’actrice S. C… dit pourquoi madame de s’était évanouie lors de la représentation de la Fille de Danaé et ne s’arrêta qu’au dessert. Elle tira sa montre, une montre d’homme, puis s’écria :

— Ma chère belle, pressez le café… je vous supplie, je ne veux pas faire attendre Musset.

— Vous, Madame, demanda de nouveau le comte Maxime, décidé à ne pas plus s’occuper de cette folle que du sérail du grand turc, avez-vous vu jouer la Fille de Danaé ?

— Je n’oserais pas juger à moi toute seule une pièce où il y a tant d’acteurs à la fois, Monsieur.

— Sans doute ! répliqua Maxime très calme.

Sculpture, peinture, musique, eurent un sort identique. L’Anglaise de tous les pays discourait dans le vide ; lui, posait une question à Berthe et quand Berthe avait répondu, le sourire énigmatique de ce jeune homme devenait d’une froideur écrasante.

Olga Freind se retira de guerre lasse, un peu furieuse, mais ayant mangé de tout.



VI


On passa dans le salon pour prendre le café dans de minces tasses algériennes ; en servant Maxime, madame Soirès lui demanda d’un ton un peu boudeur :

— Que venez-vous faire à Paris, Monsieur, puisque vous n’aimez pas le monde parisien ?

Jean Soirès causait du côté des fenêtres avec le vieux financier au lorgnon. Les deux jeunes gens se trouvaient isolés derrière un coin du paravent, les pieds devant le feu énorme, la nuque appuyée sur le dossier moelleux de leur siège. Le comte murmura, souriant du premier sourire qu’il voulait bien lui adresser :

— Je ne vous fais plus peur, chère Madame ?

Berthe, très surprise, fit signe que non.

— Alors, je vous répondrai, aux risques de perdre votre confiance. Madame, il m’est venu la fantaisie d’étudier le musée de Cluny depuis ses murs jusqu’à ses moindres bibelots. Je me fais archéologue et je demeure des heures entières le front contre un vitrail, évoquant l’ombre d’une grande Royne maintenant oubliée, d’un chevalier mort depuis cinq cents ans, d’un saint brodé sur une étole et qui peut-être n’exista jamais.

Ou bien je m’asseois dans l’herbe du jardin, les jours de fermeture, je rêve à la Romaine qui fit ses ablutions dans les bains antiques aujourd’hui remplis de la poussière des rues modernes. Ai-je dit que je détestais le monde parisien ?… Non, Madame, mais avant lui, j’aime les pierres. Je vais souvent à l’Opéra dans une loge fermée, sans amis, sans parents, surtout sans femme, et je me sauve avant le dénouement du drame que l’on représente… C’est ainsi que je n’ai point idée de la mort de Marguerite, et je me laisse dire par mes ennemis (on en a toujours) que Roméo, après l’échelle de corde, mourut de la pire des morts. Quand le salon de peinture s’ouvre, il n’est pas rare de me rencontrer dans les galeries du Louvre donnant, les yeux fermés, cinq francs au gardien que le hasard me fait découvrir endormi sur une banquette. Ainsi je me procure des stupeurs autrement profondes que celles des visiteurs du vendredi au Palais de l’industrie. Je trouve que nos peintres font des progrès merveilleux, je m’exalte, je m’enflamme, je gesticule, je suis heureux…

J’achète généralement tous les livres qui paraissent ou à peu près. Mais je ne lis point les journaux lorsque je suis décidé à lire mes livres. Je me borne donc à les juger moi-même, ce qui est une douce besogne, je vous assure, et n’a rien d’aussi fatigant que le disent messieurs les critiques. Si l’un de ces romans me plaît, l’auteur en fût-il aussi inconnu que Jean-Jacques Rousseau peut l’être de vous, Madame, je le classe parmi les meilleurs ouvrages de mon époque.

Je ne tiens nullement, veuillez le croire, à vivre au rebours du monde parisien, pas plus du reste qu’à exagérer l’originalité intelligente de ce même monde. Je me sens un fils de 1830, voilà tout.

Je tiens surtout à ménager mon âme : tous les excès de sensualisme cérébral me répugnent. Il y a des moments, chère Madame, où, si je l’osais, je crierais, debout sur un char lancé à fond de train : Vive le juste milieu ! afin que ma voix se répandît de tous les côtés.

Je m’explique :

Cette intéressante vieille personne que vous nommez Olga Freind, m’a brusqué l’entendement de telle sorte que je n’ai pu me résoudre à lui répondre ; je lui ai paru fort impoli, je vous en fais mes excuses, mais j’ai aperçu en elle le triste résumé de tous les excès qui me font peur. Elle est vieille, elle paraît jeûné : excès. Elle est couperosée, elle se farde : excès. Elle est roturière en diable, et ne veut fréquenter que des nobles : excès. Elle dit du mal, à huis clos, de la République et elle vit sur une terre républicaine : excès. Elle parle toutes les langues, elle sait tout : excès. Elle demeure honnête en détaillant les scandales du voisin : excès ! Elle incarne absolument votre Paris d’aujourd’hui, plein des méprisables chiffons des femmes vendues et des harangues trop longues de garçons dont les noms sont des pseudonymes : excès !

Il parlait très lentement, pour lui, oubliant que Berthe était encore presque une enfant. Celle-ci, le front penché, n’osait l’interrompre et considérait ses phrases comme des amis inconnus. Les battements d’ailes de ces pensées un peu élevées l’étonnèrent et la charmèrent, et pourtant elle n’en saisissait bien que le sourire de Maxime.

— Je suis curieuse, Monsieur, fit-elle en lui offrant un gracieux sourire, de savoir ce que vous pensez de nous.

— De vous, Madame ?… des femmes qui ne sont pas Olga Freind ?… Mon Dieu… les cheveux blonds me semblent de beaucoup supérieurs aux cheveux noirs… et le mauve leur sied à merveille… est-ce là ce que vous désiriez savoir ?

— Je ne demande pas un compliment, murmura Berthe tout interdite.

— Madame, je suis amoureux de toutes les femmes qui ne sont plus… particulièrement de ces petites créatures, un peu jolies, que l’on retrouve chez les marchands d’estampes, peintes mais effacées, rieuses mais aussi mélancoliques, avec deux rouleaux nattés sur chaque oreille, un nœud en huit sur le sommet du front, les sourcils tendus comme des arcs et la bouche formant la cerise. Je possède une collection de miniatures qui en représentent un bon nombre. L’une d’elles porte un jupon de basin semé de fleurettes ; sous ce jupon l’extrémité d’un pantalon brodé passe, ses bottines sont de soie verte sans talon et sa taille est celle de la guêpe. Elle court dans un jardin rempli de caisses d’orangers, tandis qu’un petit chien épagneul la suit, une ombrelle à la gueule. Cette miniature qui fut ma grand’mère est aujourd’hui ma fiancée… Remarquez, je vous prie, qu’aucun dénouement fâcheux n’est à prévoir. Ma fiancée n’étant que le passé, et le passé ne pouvant pas revenir : voilà tout mon éternel féminin !

— Oh ! monsieur de Bryon, vous me donnez envie de pleurer ! s’écria Berthe.

Elle ajouta, entre deux gorgées de café :

— Cet amour vous suffit ?

Maxime ne répondit pas, mais il ferma les yeux.

— Après tout, dit-il au bout d’une minute de silence, les morts peuvent revenir, Madame !

— Vous m’accusez ? je le sens !… Est-ce donc un malheur irréparable que d’être aimée sans le savoir ? balbutia Berthe très troublée de l’allusion.

Soirès s’était approché d’eux ; le vieux gérant venait de partir Le banquier haussa les épaules.

— Je m’arrangerai, fit-il vivement, de façon à ce qu’il n’y ait jamais place pour un revenant entre ma femme et moi !…

Berthe se leva rose comme une rose. Il lui sembla que la jeune fille de la miniature, au jupon de basin semé de fleurettes devait la trouver bien odieuse. Et son mari aurait pu remettre son intervention à un autre moment !

— C’est heureux pour madame Soirès !… répondit Maxime se levant à son tour.

— Nous montons à cheval ? demanda Berthe, voulant secouer au grand air l’étrange émotion que la voix de ce jeune homme sérieux lui faisait éprouver.

— Oui, allons, et remuons-nous, morbleu !… décida Soirès impatienté. J’irai à la Bourse vers deux heures ; je dois assister, par-dessus le marché, un confrère à une faillite… Ce qui me promet des stations interminables sur une foule de fauteuils de cuir. Le froid est piquant, le soleil brille… Au galop !… Çà, mon ami, ne lui racontez pas que vous croyez aux revenants… ce n’est pas de circonstance.

Berthe se tenait debout en face des deux hommes. Le comte se gantait. Jean contemplait affectueusement sa femme.

Saisie de ces attendrissements qui viennent souvent aux enfants très gâtés, elle leur tendit les mains à tous les deux, disant d’un ton câlin :

— J’ai oublié… je vous assure !… mais… je veux apprendre à penser, moi aussi, et je défends qu’on m’appelle poupée, les chiffons me font horreur !

— Il n’est vraiment pas trop de la mort d’un homme pour l’éducation d’une femme ! affirma le jeune comte saluant jusqu’à terre afin de cacher l’impertinent rictus de ses lèvres.

Quant à Berthe, elle se sentait envahie par un tel besoin d’expansion qu’elle embrassa son mari.

Ils partirent, ainsi qu’il était convenu, au galop, trinité désormais unie par d’invisibles liens, non, peut-être, parce qu’ils s’aimaient tous les trois, mais plutôt parce qu’ils s’étaient nécessaires. L’une représentant la vraie femme, une inconsciente enveloppe attendant l’âme, de l’enfantement ou du désespoir, d’ailleurs adorable sans âme, et sachant le plaisir avant de comprendre sa mission, belle à souhait, vibrant selon les lois de l’éternel désir. L’autre témoignant de la force qui conserve la santé des peuples, brutal comme toutes les manifestations de la vie humaine, de temps en temps cruel comme le fer et l’or, ces principes aveugles.

Le troisième planant au-dessus d’eux, les dominant de la tête, l’esprit, qui tente, séduit, perd, sauve, enseigne, consume tour à tour. L’éternel ennemi des matières, des routines, des choses admises. Le fantaisiste terrifiant qui promène du néant au paradis ceux qui osent l’interroger. Celui par lequel on doute où l’on espère. Délicieusement inutile, et pourtant indispensable à chacun aux instants de dégoût. Au demeurant, le démon le plus aristocratique du jeune enfer !…

Le comte Maxime de Bryon avait vingt-cinq ans. Orphelin, il se gouvernait seul parmi les différents mondes, se créant un centre artistique formé rien que de lui. Il était suffisamment riche, de tempérament froid et considérait la femme comme une ornementation de l’existence. Il était artiste en ce sens qu’il pouvait peindre quand il s’ennuyait de sculpter et jouer du piano quand la littérature ne l’intéressait plus que d’une médiocre manière. Il évitait avec soin le journaliste, davantage le monsieur cherchant un nom dans les arts. Il travaillait pour sa propre satisfaction, éloigné des critiques, y mettant la passion absolue et mauvaise qui vous empoigne parfois pour la maîtresse qui vous a trahi.

Sa force était de ne pas croire au besoin du travail. Cela le faisait travailler avec conscience.

Au physique, il plaisait par hasard. Quand on se prenait à le regarder sous certain jour, il devenait alors d’une beauté géniale. Il avait le teint plombé, les narines tirées, les paupières bistrées et quelque chose de doux dans la prunelle vous restant, après le départ de ses yeux, comme une caresse chaste. Ses allures, d’une distinction rare, évoquaient l’image d’un prince un peu triste, regrettant je ne sais quel royaume perdu.

Maxime aimait la province comme tous les gens distingués, et se servait de Paris comme tous les savants.

Par-ci, par-là, les jours de printemps, il voyait de très belles créatures qu’il n’affichait point, mais qu’il payait leur prix, c’est-à-dire fort cher.

Aucun amour n’avait laissé de traces profondes dans sa vie régulière. Élevé par une mère pieuse et un père très vieux ; il avait peu ri, peu causé, peu joué.

Cependant, dès l’âge de treize ans, il avait connu de la femme des choses qui l’en avaient détourné.

Entre les murs des quelques anciens châteaux que possède notre pays il se passe de petits drames curieux, aussitôt nés, aussitôt étouffés, où des vies entières se déflorent, où des caractères s’empreignent pour toujours d’un scepticisme navrant. C’est une douairière qui a des caprices, c’est une cousine, encore en robe courte, qui a des bons vouloirs d’épouse. Rien ne transpire, les parcs sont si ombreux et les murailles de ces parcs si hautes !… Près de Saint-Brieuc, le château des de Bryon se trouvait, entouré de marais salins, assez pittoresque, mais d’une sévérité toute monacale.

Des murmures étranges venus de la mer erraient dans les cimes des marronniers de son parc. Quelquefois dans le salon de réception où l’on ne recevait jamais, l’on parlait du Roy. Le modernisme ne donnait à ces gens cloîtrés que ses railleries vaillantes, ses acceptations dédaigneuses de la chose irrémédiable. Et Maxime fit sa première communion avec ferveur, pensant, du même coup, au poney qu’il pourrait monter le lendemain, à la grâce de la Vierge Marie dont le manteau bleu était la seule douceur du monde.

Cette journée, pleine d’encens, de prières chantées et de fillettes émues, lui resta gravée au cœur comme la plus charmante leçon de miniature qu’on puisse donner à de jeunes hommes.

Maxime, à partir de ce moment, fut bien élevé. Naturellement souple, gracieux, il ajouta la bonne éducation à son type comme on ajoute un parfum à sa peau.

Il tenait discrètement tête à ses précepteurs, il saluait bas une paysanne, disait vous à son père, baisait les doigts de sa mère, souvent fouettait nerveusement son chien.

Quand ses parents eurent rendu le dernier soupir, il ne pleura pas, mais leur fit dire une magnifique messe d’enterrement. Il se garda d’oublier leur bout de l’an et réendossait le deuil pour la cérémonie, chaque année. Il décida tout de suite que le mariage lui serait inutile, alla louer un appartement à Paris, sur le quai d’Orléans, en face Notre-Dame, et s’occupa de doter sa sœur de lait, une enfant très jolie qui n’aimait pas les environs de Saint-Brieuc.

Lors de l’expulsion des congrégations, M. de Bryon, qu’on appelait maintenant Monsieur le comte, offrit ses propriétés aux poursuivis. Ensuite il se fit admettre d’un cercle quelconque pour pouvoir dîner à deux heures du matin sans aller à la Maison-d’Or, acte révoltant comme genre d’éducation. Il eut des amis jeunes, insignifiants, de son âge, mais non de son mérite. Il ne les estima jamais, leur reprochant leur vie scandaleuse, leurs sottises, surtout leurs idées excessives.

Les nouvelles doctrines lui paraissaient fatigantes au suprême degré. Selon les siennes, tout progrès ne pouvait que dégénérer en excès, et puisque chacun reconnaît que l’art moderne est inférieur à l’art antique, il lui semblait pour le moins inutile de s’occuper du reste.

Les aventures n’abondaient pas sur son chemin. Le héros de roman qu’il aurait pu être le gênait, en lui, et il riait, tout bas quand des regards de femme lui disaient : Vous avez un secret.

Mon Dieu, non, il n’avait pas de secret autre que l’ennui gravé sur sa physionomie hautaine. Il était né avec ce blasement incompréhensible de tous ses sens et ce singulier exercice de ses acuités artistiques, sans élan, sans but, sans mission.

Il assistait, dans son for intérieur, à l’agonie de tout ce qui avait été la noblesse de ses ancêtres, leurs volontés, leurs folies, et cette impuissance latente qu’il ne voulait même pas constater en faisait le plus calme désespéré de la terre.

Mais il était spirituel autant qu’un homme détaché de tout peut l’être, et on le recherchait, dès qu’on l’avait entendu, pour la poésie vague dont il savait entourer ses mots toujours choisis, ses réflexions toujours délicates. Cet esprit le conduisait naturellement dans la société des femmes oisives âgées ou jeunes, et là, bien assis, devant un feu clair, ou au fond d’une serre odorante, il causait de mille choses futiles comme on savait en causer du temps de Julie d’Angenne.

Après ses études archéologiques, il se rendait vers quatre heures chez la vieille duchesse Louise de Sauvremieux, rue de Lille, traversait une cour spacieuse aux pavés encadrés d’herbe bien verte, montait un perron de marbre immaculé, souriait au gros suisse somnolent ; puis, d’une voix basse, il consultait une soubrette accourue.

— Je vais voir si Madame la duchesse est prête, lui répondait-on invariablement.

Or, on l’attendait tous les jours, mais la vieille dame accordait une faveur lorsqu’elle accordait quelque chose.

Lui, habitué, car durant chaque voyage à Paris il venait tous les soirs chez la duchesse, arpentait le salon d’attente d’un air presque fat, ne doutant pas de sa prochaine introduction. La soubrette soulevait une draperie, faisait un signe mystérieux et il s’enfonçait avec elle dans une enfilade de pièces mornes.

Au bout s’ouvrait un boudoir ovale, lambrissé de bois verni blanc, avec draperies de satin Louis XVI rebroché de nœuds de dentelles. Là, sur une causeuse aux fins pieds cannelés en fuseaux se tenait demi-couchée Louise de Sauvremieux, la plus curieuse vieille femme du faubourg Saint-Germain. Si elle avait quitté la façade de son hôtel donnant sur le boulevard, c’est que le bruit des tramways avait failli maintes fois lui causer un ébranlement nerveux. Elle s’enterrait résolument dans sa maison immense et prétendait y être bien comme on peut l’être en une tombe creusée pour trois. Elle avait soixante-dix ans, des mains idéales, le regard vif, jurait par le comte de Chambord et se vantait de prédire la mort de ses ennemis. Ainsi Gambetta était mort parce qu’elle l’avait voulu.

Elle s’habillait d’un peignoir Wateau en véritable point d’Alençon qu’elle donnait à jaunir dans une boutique spéciale.

Une fanchon de tulle rose couvrait ses cheveux blancs bouclés au fer ; un soulier mordoré, d’une exiguïté merveilleuse, lui serrait la cheville. Elle avait encore toutes ses dents, moins celle qu’elle avait dernièrement cassée sur une praline à l’ambre ; et si elle usait du fard, c’était avec une telle discrétion que cela ne choquait personne.

Une fois l’an, elle recevait quelques amis. Deux vieux généraux, le médecin de la famille, un savant bibliothécaire, des femmes de son âge et de son rang, dont l’une était complètement sourde.

Le comte de Bryon introduit ainsi par faveur, chaque soir, s’asseyait sur un tabouret bas, grignotait le bout de la main qu’on lui tendait, et la conversation commençait, effleurant les bruits de la ville, les nouvelles des guerres lointaines, les cancans de salons à la mode.

La duchesse, armée d’un éventail ayant appartenu à la Dubarry ou d’une tabatière de Petitot, approuvait ou se scandalisait suivant le cas. Point de lunch ni de vins glacés, mais de temps en temps on s’offrait une pastille exquise signée Marquis.

La duchesse possédait vers Saint-Brieuc une propriété de chasse, et de là était venue leur intimité.

Maxime, en achetant la propriété à la vieille dame, lui avait réservé son pavillon. Un page n’eût pas été plus courtoisement filial.

— Ah !… disait madame de Sauvremieux… si j’avais vingt ans de moins !…

— Si j’avais vingt ans de plus !… pensait Maxime de Bryon.

Il résultait de ces mutuels regrets une affection d’un tyrannique délicieux ; l’un ne pouvait se passer de l’autre.

Lorsque le jeune homme avait rencontré le banquier Soirès, une nuit de jeu, il était loin, comme on doit le penser, de se créer une intimité nouvelle ; cependant il avait raconté à la duchesse, de son ton dédaigneux, par acquit de conscience, l’histoire dramatique du suicidé, et madame de Sauvremieux, très effarée, lui avait dit :

— Maxime, prenez garde, vous allez m’être infidèle !…

— En réalité, le comte, quelquefois, rêvait à se faire aimer… seulement…

— Rassurez-vous, duchesse répliquait l’égoïste, je ne changerai en rien nos habitudes.

Au retour de cette promenade au galop, Maxime se déclarait à lui-même que le fatalisme aidant, ou le doigt de Dieu s’appesantissant sur la roture, madame Soirès, petite croquante, selon l’expression de sa vieille amie, s’enamourerait de sa personne.

Un homme doit-il se retirer quand il est sûr de plaire et quand il ne veut pas aimer ? Telle était la question que se posait Maxime, descendant les Champs-Élysées. Une certaine chevalerie lui indiquait un prompt effacement, car les circonstances lugubres de la première entrevue rendaient l’amour dangereux de la part de Berthe. Ensuite être l’ami, pour un alezan vendu, de M. Soirès, n’avait rien d’engageant, et quel singulier monde on coudoyait chez ce financier de pacotille !…

Madame Soirès aimait son mari, quoique coquette ; mais avait-elle rencontré sur son chemin l’esprit qui a le temps de dompter et qui ne demande rien après avoir aidé l’âme à s’épanouir ?

Au plus bas de son être, dans le limon que tout individu porte en soi, Maxime finit par découvrir même que l’admiration du mari lui causait une joie malsaine…

— Allons !… se dit-il en prenant la direction de la rue de Lille, je ne veux pas la séduire, ce serait fatigant. Mais pourquoi ne sommes-nous pas au temps des Bastilles ! j’aurais jeté l’époux dans un cachot, l’épouse pleurante serait arrivée me demander sa grâce que j’aurais accordée à une condition…

Et, plus tard, sans nous souvenir, sans nous railler, j’aurais dîné chez eux les jours de bal à la cour, pour leur montrer la coquille fleurie de mon épée !

La duchesse de Sauvremieux remarqua, ce soir-là, que son favori était maussade.



VII


Le comte de Bryon revint souvent à l’hôtel Soirès ; non parce que la petite croquante lui plaisait, mais parce qu’il plaisait à la petite croquante. Il est une attirance toujours victorieuse chez la femme énamourée. Que l’homme aime ou n’aime pas, il revient sans cesse à celle qui s’éprend de lui comme on revient au miroir qui vous a montré, un certain soir de fête, que vous étiez joli garçon. Maxime n’était point, au sujet de cette attirance, une exception parmi les autres hommes.

Berthe, elle, se sentait enveloppée de son regard quand ils se trouvaient tous les deux dans le même salon : ce regard lui faisait l’effet d’une ombre dont elle ne devait plus sortir. Près de son mari, ce sentiment de terreur persistait. En vain se jetait-elle au cou de Soirès, en vain venait-elle rire sur ses lèvres, l’œil du comte la suivait, bien qu’il fût tourné d’un côté opposé.

Cependant il n’abusait guère de ses avantages, car c’était à peine s’il lui adressait la parole et il ne l’invitait jamais au cotillon.

La coquette souffrait le martyre, n’osant pas se l’avouer.

Une nuit, chez la princesse de R… où toutes les femmes vont, pourvu qu’elles aient une toilette fraîche, Berthe reçut presque une injure de la part de cet homme. Elle avait fait pour lui seul une de ces entrées à sensation qu’on se rappelle jusqu’à sa première ride. Elle avait obtenu de la complaisante générosité de Jean de faire venir de Tunisie le costume authentique des bayadères de ces contrées mises à la mode depuis peu. La mignonne créature se drapait dans des étoffes alourdies par leur trame de métal ; autour du fez grenat et de sa gorge blanche scintillait une fortune de sequins, de perles, de rubis. Son écharpe en lamé d’argent la gênait pour marcher, elle pliait quelquefois sous le poids des colliers cliquetants.

On allait jouer un proverbe lorsque le banquier entra soutenant sa femme pour qu’elle eût le loisir d’ôter son masque. Un murmure d’admiration courut dans la salle.

— C’est, ma foi, la petite Soirès ! dit un gommeux déguisé en Colin, assis à côté de monsieur de Bryon. Celui-ci avait jeté sur son habit un manteau vénitien de velours noir, mais il portait l’épée.

— Je crois que oui, Monsieur !

— Vous la connaissez, on la dit d’une coquetterie effrénée ; nomme-t-on ses amants ?

— Je l’ignore, Monsieur.

— Allons donc, cher comte, n’allez-vous pas chez les Soirès ?

— Ce serait une raison, Monsieur, pour que je m’abstienne de compter les amants de cette jolie personne.

— Jolie personne, en effet !… Ce soir, elle est absolument merveilleuse.

— Eh bien ! non, mon cher Monsieur, elle est tout naïvement ridicule !…

Et le comte de Bryon se dépêcha de tourner le dos.

Olga Freind descendait l’escalier intérieur qui conduisait au buffet lorsqu’elle croisa le Colin.

— Comment ! vous êtes en diseuse de bonne aventure, mais ça n’a pas de sens, ma chère, murmura le gommeux d’assez mauvaise humeur, il y a ici dix tireuses de cartes au moins… On va vous prendre pour n’importe qui !… À propos, le comte de Bryon, l’homme au gant rouge, déclare que madame Soirès est ridicule… Elle a pour soixante-mille francs de bijoux sur elle !…

— Tiens !… l’original ! je vais le dire à la petite femme. Intriguons… Merci du renseignement.

Berthe reçut ce coup en pleine coquetterie. Elle devint pâle, elle si rose dès le seuil de ce salon où il était. Puis, laissant son mari se perdre dans la cohue, elle gagna un fauteuil vide, derrière le comte.

Elle frappa sur son épaule du bout de son éventail.

— Vous prétendez que mon costume est ridicule ? demanda-t-elle tout d’un trait comme une enfant essoufflée.

Maxime fronça les sourcils.

— Mais… Madame…

— Mais j’ai tenu à vous poser cette question, Monsieur, avant d’aller saluer la maîtresse de la maison.

— Parce que ?…

— Parce que s’il est vrai que je suis ridicule, je fais rappeler ma voiture et je vais changer de toilette, comprenez-vous ?

Elle avait presque des larmes dans les yeux.

Il était impossible d’affirmer davantage que la bayadère tunisienne, sauf le corps, bien entendu, appartenait à son critique.

— Je me rétracte, murmura le comte, stupéfait.

Il n’aurait jamais cru, de la part de Berthe, à une aussi déplorable éducation.

— Bien !… fit elle réconciliée.

Après plusieurs compliments échangés avec la princesse de R… qui ne se lassait pas au contraire de lui jurer qu’elle avait la grâce des véritables aimées, Berthe se retrouva par hasard à la droite du comte de Bryon.

— Vous avez raison, soupira-t-elle gaîment, je suis très mal… puisque les femmes d’ici me complimentent. Elles sont vieilles et ne pensent pas un seul mot de ce qu’elles me disent !…

Maxime étouffa son envie de rire.

— Ces tissus sont écrasants pour votre jeunesse, Madame, daigna-t-il remarquer. Il fallait vous mettre en rose blanche.

— Vous rêvez ; en rose blanche, moi ! Alors, Monsieur, lui répondit Berthe essayant de le regarder en face, je n’aurais pas été déguisée du tout.

Quand le bal s’ouvrit, ils se rencontrèrent encore dans une embrasure, sur le même sopha. Elle avait déjà dansé le premier quadrille, vis-à-vis d’une reine de Saba et d’un prince roumain. Des branches d’azalées entouraient sa tête blonde ; sa chemisette de mousseline des Indes, un peu écartée au creux des seins, laissait deviner les mouvements du cœur ; par instants elle avançait son pied microscopique chaussé de la mule traditionnelle. Ses yeux soutenaient courageusement l’éclat terrible des lustres, sa jolie bouche se crispait dans un rire muet ravissant.

Elle était bien bayadère, ainsi, et provocante selon son rôle. Cependant, la pauvre enfant ressentait, à la nuque, une douleur intolérable.

— Désirez-vous que j’aille vous chercher une glace ? lui demanda cérémonieusement de Bryon.

— Merci, comte, je n’ai besoin de rien.

Elle disait « comte » tout court, cherchant l’intonation particulière que mettait dans ce mot la princesse de R … lorsqu’elle s’adressait au jeune homme.

Il s’assit à l’extrémité du sopha, ne se souciant pas de la frôler.

— Vous regrettez le musée de Cluny ? fit Berthe, au hasard.

— Moi, Madame !… je suis de ceux qui n’ont pas de regrets en présence d’une jolie femme !…

— Dites un peu, monsieur de Bryon, puisque vous vous amendez, vous m’en voulez encore de la réception que je vous ai faite le soir où… votre gant était rouge ?

— Vous m’avez donc mal reçu, ce soir-là ?…

— Vous l’avez oublié, Monsieur, scanda Berthe, bouleversée par cette indifférence.

— Pardonnez-moi, dit-il, je suis un sauvage… Mais n’est-il pas juste que vous me fassiez peur ?

Elle eut un frisson. Comme si ce n’était pas le contraire !

Alors, sans transition, ils causèrent de choses plus intimes. Elle lui donna des nouvelles de Caderousse, avoua que l’approche du carême l’ennuyait.

— Vous retournez à Nice… ah ! vous êtes heureux, vous êtes libre… Mon mari ne peut pas quitter ses affaires une minute.

Il se rapprocha pour jouir de la fraîcheur envoyée par l’écran de plumes que Berthe balançait.

— Votre mari vous adore, n’est-ce pas ? fit-il avec un sourire très calme.

— Sans doute… mais il est brutal, déclara-t-elle comme si elle venait d’apprendre cela le jour même.

— Les meilleurs maris ! murmura Maxime souriant toujours et s’efforçant à la plus stricte politesse.

— Eh bien ! non… non… s’écria Berthe avec explosion, les femmes coquettes ont un cœur comme les autres, et si Jean s’occupait de mon cœur, je serais capable de comprendre …

Elle s’arrêta haletante, la joue empourprée.

— Vous savez ?… continua-t-elle après un silence que Maxime ne voulut pas rompre, j’ai fondé une bibliothèque chez moi, dans ma chambre, je me suis acheté des tas de livres sérieux. Je lis, j’étudie, je pense.

Je n’ai choisi que des auteurs moraux. J’ai même rencontré, à travers leurs pages, des héroïnes pareilles à celle que vous aimez… Je vais au Louvre depuis votre dernière visite… Je connais tous les Greuze et je vois, rien qu’en baissant les paupières, le mystérieux portrait de la Joconde. Je deviendrai si savante que personne ne voudra plus causer avec moi… Ah !… Monsieur, il est bien facile de toucher à tout quand on est gâtée… Vous m’excusez d’être gâtée… c’est bon, j’en profite.

Elle riait doucement, et de l’humidité de ses yeux bleus se dégageait une navrante angoisse ; la coquette faisait peu à peu place à la petite fille pleurante dont le jouet vient de se briser dans les mains.

— Vous ne vous trompiez pas, ajouta-t-elle, quand vous prétendiez que la mort d’un homme fait quelquefois l’éducation d’une femme.

Le comte la regardait avec stupeur.

— Ah ! çà, pensait-il, Berthe Soirès qui, de l’aveu de tous, n’a pas encore failli, aurait-elle été la maîtresse du suicidé… ou… deviendrait-elle amoureuse de moi ?…

— Me permettez-vous, Madame, dit-il se levant pour la conduire vers le buffet, d’aller feuilleter vos livres demain ? Lire au hasard me paraît dangereux quand on est une ex-coquette de vingt-deux ans.

Il conservait son maintien dédaigneux, mais Berthe s’imagina que ses lèvres avaient quelque chose d’affectueux. En réalité, Maxime s’apitoyait sur la femme de Soirès, peut-être sur Soirès lui-même.

Berthe quitta le bal de bonne heure.

— Tu es donc fatiguée ? demanda Jean en l’enveloppant avec des soins paternels dans ses fourrures. Autrefois tu me faisais veiller jusqu’au jour !

— Je m’ennuie ! dit laconiquement la jeune femme.

— Mi-chat ! tu as des peines… et tu me les caches ?

Il la serrait contre sa robuste poitrine voulant la défendre.

— J’ai mal à la tête !

— Ce sont tes livres que le diable emporte !… Tiens, j’aimerais mieux que le comte de Bryon t’eût fait des compliments comme tous les autres au lieu d’aller te fourrer la science et les arts dans la cervelle. Est-ce qu’une femme qui a de la fortune doit savoir qu’ABeilard aimait Héloïse platoniquement ? Sacrebleu ! j’ai envie de les brûler, tes livres… j’en suis jaloux.

Alors, elle se précipita dans ses bras et éclata en sanglots.

Le gant de Maxime de Bryon avait-il vraiment flambé ? Cette maculature sanglante avait-elle disparu ?… qui pouvait savoir si la main de Berthe, se tendant pour la première fois à un inconnu, n’avait pas reçu un contact funeste ? Jean ne répondait de rien dès qu’il la voyait pleurer à chaudes larmes, et pour une larme de plus il serait devenu franchement superstitieux.

Le lendemain, Berthe prit une longue robe de velours de forme austère, natta ses cheveux ébouriffés en une tresse unique qu’elle laissa pendre sur ses épaules.

Maxime lui fut annoncé à deux heures de l’après-midi.

— J’apporte une liste, dit-il d’un ton tout gracieux.

— Nous la discuterons, riposta la jeune femme dont les yeux, cette fois, brillaient de plaisir.

— Où est le sanctuaire ? interrogea-t-il serrant avec une tendresse de bon aloi la petite main qu’on lui abandonnait.

— Dans ma chambre… en attendant l’installation d’un cabinet qui l’avoisine. Mais ma chambre est si grande qu’il y aura place, je l’espère, pour un laboratoire de chimie.

Ils traversèrent les appartements de réception et pénétrèrent dans la chambre. Le comte, au seuil, eut un imperceptible étonnement. Ce lit énorme, de structure lourde, bizarre, compliqué de draperies sombres, à reflets tantôt verts, tantôt bleus, l’intimida comme l’aspect d’une monstruosité inconnue. Une odeur à la fois douce et forte semblait s’exhaler des dentelles bises voilant les oreillers. Le long des murs, ces plantes aux enlacements puissants qui grimpaient, l’or faux des corniches, la Vénus rieuse et nue debout sur la cheminée, tous les meubles voluptueux de formes répétaient de ces choses qu’un homme, fût-il indifférent, préfère ne pas savoir.

Berthe allait vite, pressée de lui montrer ses nouveaux caprices.

— C’est ici votre chambre ? — demanda-t-il appuyant sur la phrase,

— Et celle de mon mari, répondit Berthe, adorable de candeur ; nous ne nous sommes jamais séparés.

— Ah ! l’amour conjugal n’est donc, pas un amour chimérique ? D’ailleurs, ajouta-t-il, je suis sûr que vos cheveux doivent avoir la nuit une lueur de lune de miel… je vous félicite, chère Madame.

Il devenait tout à fait ironique, car il se promenait dans un poème des plus bourgeois. Quelles petites gens… quoi !… chaque soir ?…

Pourtant ce lit l’horripilait, il aurait mis le feu à la chambre entière si ce n’eût pas été d’un mauvais goût achevé.

Jaloux de qui ? du banquier Soirès ?

— Voici mes livres, Monsieur, opérons un triage !

Elle grimpa, lesté comme l’oiseau, sur une échelle de palissandre et atteignit des rayons couverts de peluche ; elle lança pêle-mêle tous les ouvrages qu’elle saisissait dans les coussins d’une chaise longue.

— Voyez… voyez… Monsieur le ténébreux… Il y a Lord Byron, une traduction recommandée de Shakespeare, tout Walter Scott. Les poésies de Lamartine, le théâtre de Musset, les œuvres de Victor Hugo, etc… etc… Total : huit cents francs qu’il m’a fallu d’abord demander à mon seigneur et maître sous le gentil prétexte d’un chapeau de Colomb. Figurez-vous que Jean était furieux… Il ne veut pas que je pense !…

Maxime se mit à rire. Ce coin de la chambre était dans un désordre incroyable, et tous les auteurs se tenant sournoisement vis-à-vis de ce lit semblaient braver sa réalité, grâce à lui, le penseur !

Que sortirait-il de ces curiosités de coquette ? Peut-être la haine, puisqu’il était décidé à ne pas aimer, peut-être la folie pour elle. Maxime cessa de rire, il fit même un pas en arrière.

— Pauvre enfant !… pauvre poupée ! — balbutia-t-il les yeux pleins de cette caresse incompréhensible qui avait attiré la jeune femme.

Elle se pencha.

— Que dites vous ?… Mon choix est détestable ?

Il plia le genou sur un premier échelon. Le sort en était jeté : il s’emparerait de cette âme et du bouton il ferait une fleur. Que lui importaient les droits de l’époux ?… Il n’eût pas souffert ceux d’un amant, mais la situation ne serait ni ridicule ni cruelle avec cette mignonne rêvant de se désaltérer aux coupes limpides dû platonisme.

— Madame, fit-il baisant le bout de sa longue tresse flottante, votre choix est excellent et je jure de vous faire acquérir une beauté de plus, bien que cela me paraisse à peu près impossible.

Berthe se redressa triomphante.

— Merci, Monsieur, répondit-elle, sautant à terre, je tâcherai…

Ils se regardèrent sans trouble, avec une confiance absolue en eux-mêmes. L’une par ignorance du fruit défendu, l’autre par dédain des choses faciles.

Soudain, la portière de la chambre se releva et Jean parut.



VIII


Monsieur de Bryon reçut comme un choc électrique. Les yeux de Soirès étaient fulgurants, cependant il s’avança d’un air très affable.

— Eh ! eh ! dit-il sur un ton plein de bonne humeur, je vous prends en flagrant délit… poétique. Mais ne vous dérangez pas, la chambre est vaste.

De Bryon se mit à sourire. Décidément ce mari méprisait sa femme. Quant à Berthe, elle avait toujours la joie de son triomphe sur le visage. N’était-ce point un brevet d’esprit que lui décernait Maxime en se soumettant à sa domination ?

— Venez-vous ? demanda-t-elle au comte, tandis qu’elle mettait dans les plis de sa robe coquettement relevée tous les livres tombés.

— Je vous suis, répondit le jeune homme se retournant pour voir ce que pensait Jean.

Celui-ci se baissa, ramassa un Musset qui s’échappait.

— Allez donc, fit-il avec une tranquillité parfaite, et que vos lectures vous soient légères ! moi, je vais à la banque.

C’était tellement phénoménal que Maxime frémit d’indignation.

— Le rustre !… songea-t-il

Demeuré seul, Jean s’empara de la Vénus rose, de son cadran de bronze et lança le tout sur le tapis. Un gémissement sourd s’exhala du timbre se brisant, puis les quatre membres de la statuette se dispersèrent.

— Je voudrais la tuer ! gronda le banquier fou de désespoir.

Était-ce bien la pendule qu’il voulait tuer ?

Maxime, au salon, s’était installé devant une table recouverte d’un drap vert. Il présidait, et Berthe l’écoutait comme un oracle.

— Cela est très bien, chère petite Madame, nous sommes seuls, sans époux, sans curieux, sans banalité d’aucune sorte. Je vois que vous avez jusqu’ici vécu d’une vie terre-à-terre, allant au bal pour nous montrer vos toilettes et vous entendre dire : la jolie personne ! et aima votre mari pour vous laisser embrasser. Remarquez donc, chère petite Madame, que cela vous a conduit à la fatale catastrophe que vous rappelez de temps en temps. Ce pauvre mort d’amour ne serait pas mort si vous aviez daigné apprendre plus tôt que les corps ne signifient rien mais que les âmes sont tout. Si vous aviez eu quelques études artistiques vous auriez écrit à cet homme des lettres spirituelles : il aurait certainement répondu, et de la diffusion de vos deux esprits serait arrivé l’oubli de vos deux corps. De plus vous auriez compris, en respirant comme on respire une rose, l’idée qu’il se faisait de vous, que l’amour bavard est autrement sympathique, charmeur, éternel que l’amour agissant.

— Oh ! j’en suis sûre… murmura Berthe pelotonnée au fond de sa causeuse… je vous avoue que rien ne me fatigue davantage.

— Quoi ?… qu’est-ce qui vous fatigue ? interrompit Maxime un peu impatienté.

Elle partit d’un franc éclat de rire. Sa petite main fine et pointue comme la patte griffante d’un rat lui adressa un signe moqueur.

— Continuez, nous étions à l’article des roses.

— Non… expliquez, chère Madame.

— L’amour qui ne parle pas !… Monsieur, celui de mon mari.

Maxime rapprocha son fauteuil, atteignit par distraction une coupe de bonbons et il soupira.

— Vous espérez que le mien vous reposera ?

Un silence eut lieu. Berthe près de la cheminée s’était mise à tisonner, dissimulant sa gaieté mauvaise. Pour la première fois qu’elle flirtait de près, elle trouvait le jeu très amusant. Maintenant que ce sauvage s’approchait, elle reculerait peu à peu. Un jour, même, elle finirait par le prier tout doucement de ne plus revenir… Ah ! il se moquait de la petite pensionnaire Berthe, de ses robes, de ses cheveux blonds… Et comme on lui envierait dans le monde la conquête de cet homme spirituel !

— Nous disions, Madame, continua le comte de Bryon feuilletant un livre, que vous devez lire les poètes amers pour vous détacher des choses sensuelles et vous faire une idée de tous les plaisirs délicats.

« Quand vous serez devenue la fervente des auteurs ici présents, vous ne serez plus la fervente de vous même que nous admirons dans le costume d’une bayadère ou sous cette jupe de velours. Chaque matin, en vous levant, prenez, Madame, quelques poésies vagues teintées d’aurore. Par ces temps gris, vous sentirez vos veines s’emplir de soleil. Réservez les proses scientifiques et philosophiques pour l’après déjeuner, heure de force à laquelle des réactions sont nécessaires. Pour le soir, à la lueur d’une lampe voilée d’un globe dépoli, abordez franchement les romans anciens et nouveaux ; répétez-vous souvent, au milieu de vos lectures, que rien n’est réel, que tout peut le devenir, et que l’imagination de l’auteur vient à bout de tout en la compagnie d’une jolie femme. Tenez, je vous prépare les doses. Ces six volumes pour le matin, je corne les pages, les trois autres pour l’après-midi, et ces vingt pour le soir de dix heures à minuit. Obtenez de monsieur Soirès, ce bon mari trop positif, de vous faire ces lectures… il n’a qu’à y gagner…

« Ensuite, je viendrai vous offrir mon bras un de ces jours de carême pour aller entendre un prêcheur distingué, le Père Montsabré. De l’église nous passerons au musée, et du musée nous irons chez moi… Oh !… quelle étourderie !… Je me meurs de regret… chère Madame, je vous traitais comme un camarade. J’oubliais que je ne peux recevoir une mondaine dans un pied-à-terre de garçon. Pourquoi sommes-nous si sérieux, aussi ? »

Berthe ne riait plus. Il lui avait fait presque un aveu tout à l’heure, et maintenant il semblait ne pas s’inquiéter beaucoup de la grande tresse dorée qu’elle étalait devant lui, sur le velours sombre de son corsage. Oui, elle obéirait à ce docteur d’un nouveau genre, mais à la condition qu’il se déclarerait plus malade qu’elle !

Le plaisant jeune homme avec ses vieilles théories !

— Monsieur Maxime, je crois que vous me demandez l’impossible ; mon mari ne partagera pas mes études ou je resterai ignorante, car, à mes côtés, il ne peut s’occuper que de moi, fit-elle d’un accent résolu.

— Tant pis… si M. Soirès s’occupait moins de vous, Mme Soirès s’occuperait beaucoup plus de lui !

— Oh !

— La pure vérité, ma chère amie !

Cette pauvre cervelle d’enfant gâtée se bouleversa en une seconde. Berthe devint nerveuse.

— Alors, il faut donc s’occuper d’un homme pour qu’il vous aime ? demanda-t-elle sans savoir ce qu’elle disait.

— Non… au contraire ! Madame… mais je crains bien que cette maudite coquetterie…

Marivaudant, il saisit la tresse dorée en repoussant la table. Les volumes s’écroulèrent.

— Splendides cheveux, capables de rendre fou Platon, cet autre fou. J’en voudrais tisser une étoffe souple dans laquelle je dormirais une fois par mois. Tous les soirs des draps de soie jaune, ce serait trop, et la sensation idéale s’épuiserait vite… Ne vous imaginez pas, Berthe, que je les contemple d’un œil indifférent. Seulement si je les approche de mes lèvres, je diminue le désir que j’ai de le faire, puisque je commence à le réaliser un peu… et si j’ai le malheur de les baiser, c’est fini, mon désir s’est évanoui !

Elle se recula, saisie d’un frisson étrange.

— Voulez-vous finir, Platon ? balbutia-t-elle, lui ôtant la tresse des mains, d’abord personne, excepté mon mari, n’a le droit d’y toucher, et, ensuite, croyez-vous que je ne puisse pas défendre mes cheveux ?…

— Une coquette ne défend rien ! Elle donne tout, Berthe.

— Vous êtes d’une rare impertinence.

— Par exemple ! Vous auriez fini par vous fâcher … il faut que je vous insulte un peu, ma petite amie !

— C’est trop fort !… Monsieur de Bryon… à genoux !

Maxime fit un imperceptible mouvement d’épaule.

— Berthe, vous êtes une adorable poupée, mais très indigne d’une complaisance d’artiste. Quand je me serai mis à genoux, vous prendrez vos grands airs, vous me désignerez la porte, celle de gauche, là-bas, qui donne sur l’antichambre… Vous m’enverrez me tuer devant votre hôtel, sur le pavé, peut-être encore taché, où mourut celui dont vous ne voulez pas que l’on jase, et vous irez sangloter dans les bras de M. Soirès. Il vous consolera, selon le code. Le lendemain, les paupières battues, vous rirez de nouveau. Eh bien ! je ne m’agenouillerai pas, je continuerai la leçon : Il est entendu, Madame, que vous débuterez par nos maîtres dans l’art des frissons délicats… j’ai nommé…

Berthe poussa un cri ressemblant assez aux jolis jurements des chats que l’on exaspère ; le comte s’arrêta, les yeux sévères, l’attitude froide. La jeune femme hors d’elle, déchirait la dentelle de ses manchettes.

— Je ne veux plus lire, je ne veux plus penser… Jean vaut mieux que vous… tous les hommes valent mieux que vous… Allez-vous-en !

Maxime se leva, très gracieux et très calme. Il prit ses gants, sans affectation, puis en déposa un sur la braise du foyer.

— Supposez un instant, chère Madame, que je vienne de toucher ma propre blessure. Me voilà mort. Adieu, le gant est brûlé… nous sommes quittes.

Berthe se cacha la tête dans ses deux mains. Le comte s’éloigna d’un pas mesuré.

À cette minute suprême, une révolution sembla s’opérer chez la créature ignorante et folle… elle fut envahie par une terreur extraordinaire, il lui sembla que tout la quittait à la fois, elle oublia complètement son mari pour ne se rappeler que le sourire de cet être égoïste qui avait la chance de posséder un sourire affectueux. Une douleur poignante la prit au cœur, une douleur qui ne venait pas de la chair, mais qui lui donnait l’âpre désir de s’immoler tout de suite au caprice de ce passant.

— Maxime, fit-elle d’une voix brisée, Maxime, j’avais tort… je ne me comprenais plus moi-même… Je crois qu’une fatalité singulière nous attire l’un vers l’autre… c’est justice, d’ailleurs, l’amour doit être vengé par l’amour… Ne me torturez pas davantage… car je vous aime !… Elle glissa sur les deux genoux, lui découvrant son charmant visage ruisselant de larmes.

Maxime cessa de s’ennuyer durant cette scène. Il eut aussi le loisir d’étudier toute la gamme des frissons délicats.

— Berthe, dit-il enfin, lui prenant les bras pour la relever mais ne la relevant pas encore, vous avez mal aux nerfs… ou vous croyez que les hommes de ma trempe ont des secrets que votre mari ne possède pas. Demain vous aurez oublié… je vous en prie, cessez de pleurer… vous me faites mal !…

— Grâce ! râla-t-elle, ne mettez pas vos yeux dans mes yeux… j’ai honte et j’ai peur… j’aimais mon mari de toutes mes forces, il y a un instant, et je n’avais jamais cessé de l’aimer… puis je vous ai deviné tout à coup si cruellement froid que j’ai perdu la tête… Pourtant… je vous aime… je crois que je vous ai toujours aimé.

Elle s’affaissa complètement, sanglotante, éperdue, avec l’idée qu’elle se noyait et que personne n’était là pour lui tendre la main.

— Berthe, vous n’auriez pas le courage de me redire cela ce soir, à minuit, alors que votre époux vous appellerait, en vain, du fond de ce lit somptueux que vous m’avez permis de voir dans votre chambre. Berthe, m’écoutez-vous ?…

— Si !… j’aurai ce courage… puisque mes coquetteries font place à la honte, puisque je suis vaincue par un démon plus puissant que moi.

Il l’enleva pour l’asseoir sur le fauteuil et, arrangeant ses cheveux, il lui dit très bas quelque chose. Berthe se rejeta en arrière, les yeux fermés…

Quand elle les rouvrit, le comte était déjà loin…

… Jean Soirès avait fait prévenir qu’il ne rentrerait probablement pas de la nuit. Madame Soirès dîna seule, toujours en proie au vertige dont Maxime semblait l’avoir enveloppée. Elle essaya de lire un roman après son dîner, ce lui fut impossible.

La pensée de sa mère lui vint brusquement. Elle se demanda pourquoi elle la voyait si peu. Elle était bien ridicule, madame Gérond, mais si bonne ! Ah ! comme elle rudoyait ce souvenir sacré de sa mère avec Jean qui ne pouvait la supporter ! Vraiment, elle faisait une odieuse fille, elle n’avait pas de cœur. Oui, elle irait la voir… elle lui offrirait ce fameux édredon de duvet de cygne qu’elle désirait pour les grandes gelées.

Que devenir ? cet homme l’aimait-il ou ne l’aimait-il pas ? Y avait-il donc plusieurs façons de s’aimer ? Comment vivre sans cesse à côté de Jean et ne pas lui dire la vérité ? Oh ! cette carte de visite sur laquelle son nom était écrit si fin, si discrètement… cette carte luisante, parfumée d’edelweiss qui traînait à terre et l’attirait malgré tous ses efforts pour s’en détourner. Que devenir ?…

Il lui avait demandé cette preuve !… Mais c’était tout lui accorder, tout… elle n’était jamais sortie le soir seule… Jean ne devait pas revenir, il avait des affaires, le Cercle, un souper peut-être… ; cependant elle ne pouvait pas se sauver ainsi, abandonner son mari qui l’aimait plus qu’aucun amant ne l’aimerait…

Elle se tordait les mains, souffrant le martyre, et ne pouvant achever ses réflexions décider qui fût raisonnable. À neuf heures, elle se rendit dans sa chambre, voulant se coucher pour tâcher de dormir. Elle aperçut les débris de la statuette, et appela sa femme de chambre.

— Ce doit être le lévrier de Monsieur, dit celle-ci, je l’aurai enfermé dans la chambre sans y faire attention.

On chercha le chien ; il n’avait pas bougé de l’écurie. Berthe ne voulut pas insister.

— Louise, dit-elle avec un geste navrant, habille-moi, je dois sortir.

Cette statue brisée la chassait de chez elle mieux que tous les reproches de sa conscience. Jean lui avait souvent répété que la Vénus lui ressemblait, et ce n’était pas le chien qui l’avait mise en morceaux. Jean devait avoir tout vu, tout entendu… Comme elle le récompensait ce mari amoureux à qui elle devait son existence féerique !

« Allons, songeait-elle en se laissant passer une robe de bal sans savoir ce qu’on lui voulait, je vais me réfugier chez maman, à Meudon, j’y aurai froid… bien froid… Je mérite d’avoir froid. »

Il fallut ôter la robe de bal pour lui remettre un costume plus sombre.

— Je vais chez ma mère, avait-elle déclaré en arrachant vivement le tulle et les bijoux.

Elle ? se couvrit d’un manteau de loutre, ajouta une voilette épaisse :

— Ma mère est malade ; vous direz que j’ai reçu une lettre, c’est pour cela que je ne veux pas qu’on attelle… je vais prendre le premier fiacre.

Louise se taisait.

Madame était bien libre, pourquoi lui donner des explications inutiles ?… On s’entend à demi-mot entre Parisiennes.

Berthe sauta, en effet, dans un fiacre ; seulement elle donna au cocher l’adresse du comte Maxime de Bryon.

Nous pouvons répondre que, jusqu’à ce moment, elle se jurait qu’elle irait chez sa mère !…

Lorsque le fiacre s’arrêta devant le no 12 du quai d’Orléans, elle se dressa épouvantée. La faute était, en partie, commise. En payant sa voiture, elle laissa glisser deux pièces d’or sur le trottoir, et n’osa les ramasser parce que le cocher aurait pu voir sa figuré à la lueur des lanternes.

— Que diable, ma bourgeoise ! lui cria l’honnête homme, faut pas croire qu’il n’attendra pas, votre amoureux !…

Mais Berthe s’était déjà élancée dans l’escalier de service que lui indiquait le concierge.

Berthe, la poitrine haletante, fut obligée de s’appuyer le long de la rampe. Elle se demandait, prise d’un serrement de cœur inexprimable, pourquoi il l’avait réduite à cette odieuse extrémité : le venir trouver chez lui !… Et quand elle entendait le moindre bruit, elle s’imaginait que quelqu’un riait derrière elle.

Elle poussa une petite porte matelassée, puis une autre à serrure très solide dont les gonds avaient des ressorts et qui se referma dès qu’elle eut pénétré dans l’appartement du comte. Elle resta une seconde éblouie par une profusion de bougies allumées. Sans doute il avait préparé ce boudoir pour la recevoir, comptant sur sa visite comme si elle lui avait promis quelque chose. Oh ! cet homme possédait vraiment la science du bien et du mal !

Berthe se décida à ôter sa voilette ; malgré le froid qu’elle apportait de la rue, elle étouffait. Elle fit le tour du boudoir et ne rencontra personne.

Au milieu de la pièce, la table toute servie portait deux couverts, l’un à côté de l’autre ; les cristaux et l’argenterie lançaient mille étincelles que les glaces immenses qui ornaient les murs répercutaient joyeusement.

Ce boudoir de forme ronde ne paraissait avoir aucune fenêtre, la porte d’entrée se dissimulait dans une tapisserie rose. Le plafond était tendu d’une soie formant les rayons d’un gigantesque soleil d’étoffe ; un petit lustre en verre de Bohême rose descendait du centre sur les réchauds d’argent. Des divans larges et bas meublaient seuls ce nid d’amour.

Berthe se décida à tousser un peu. Comment n’était-il pas là pour la recevoir, la rassurer et l’empêcher de devenir tout à fait folle ?…

Après un quart d’heure d’attente, Berthe finit par sonder les tentures, entre les glaces ; elle essaya de s’en aller par où elle était venue, mais elle s’aperçut avec étonnement qu’elle se trouvait prisonnière : la mystérieuse porte ne se rouvrit plus. Alors elle fouilla fébrilement les moindres draperies, exaspérée, prête à lui crier qu’elle se jetterait par la fenêtre si elle voyait enfin une fenêtre.

Tout à coup, près d’un rideau de velours qui masquait une glace mobile, elle demeura comme pétrifiée : cette glace n’était que poussée contre son cadre et on entendait derrière un bruit de voix…

Or, madame Soirès avait reconnu la voix de son mari.

Il y avait longtemps que le banquier était là, arpentant le salon du comte de son pas précipité, le verbe haut, le geste furieux. Maxime, très maître de lui, se tenait adossé à la cheminée, remontant quelquefois l’abat-jour de la lampe pour suivre le chemin que faisait Soirès sur le tapis. Lorsque son domestique lui avait annoncé une visite, Maxime avait d’abord Consulté la pendule, puis pensant qu’il pouvait être poli, il avait laissé pénétrer ce malencontreux.

— Vous, Soirès ! dit-il saisi d’un frisson qu’il ne put dissimuler complètement.

― Oui, moi… cela vous étonne ?…

Le banquier avait le visage fiévreux, l’œil injecté ; la main qui tenait son chapeau tremblait visiblement.

Un instant les deux hommes se mesurèrent du regard.

Le comte avança un siège. Il murmura, souriant :

— Je suis charmé, mon ami ; vous venez sans doute pour me conduire au Cercle, mais je n’irai pas ce soir, je vous préviens, et si vous désirez passer une nuit loin de madame Soirès, je vous garde… très volontiers. ― Je désire causer avec vous, en effet ; quant à vos intentions gracieuses, je m’en moque, mon cher comte, riposta Soirès faisant craquer ses phalanges, je commence par vous déclarer que ce « mon ami » est de trop et que vous ne devez plus vous en servir. Tenez… monsieur de Bryon, je viens simplement pour vous dire que je vous hais !

Il y eut un silence. Le comte, redressé, prit place au coin de sa cheminée, il se croisa les bras d’un air indifférent, et dit, sans que son accent traduisît la moindre impression fâcheuse :

— Ah ! depuis quand votre haine, mon cher monsieur Soirès ?

— Depuis aujourd’hui… Vous voyez, je n’attends pas pour vous expliquer mes nouvelles façons d’agir. Je vous hais, je crois même que j’ai envie de vous tuer… alors, comme je souffrais trop de ne pas vous savoir à portée de mes poings, je suis venu ici. Écoutez, comte, ne riez pas, ne bougez pas, car je sens que je laisserais là le peu d’éducation qui me reste. Je suis un pauvre imbécile de manant, moi, je taperais sans vous entendre et sans les preuves que demande la justice dans ces sortes de circonstances. Encore un sourire comme celui que vous avez sur les lèvres, et je vous brise.

Soirès parlait les dents serrées, se tenant vis-à-vis du jeune homme toujours immobile. Le comte reprit son sérieux, car il devinait probablement que l’énergumène le ferait comme il le disait.

Monsieur Soirès, dit-il avec une exquise politesse, j’ai une excellente opinion de vous. Puisque vous êtes en colère, c’est qu’il y a lieu de l’être… et je suis prêt à vous donner toutes les explications possibles… Asseyez-vous, calmez-vous… je vous écouterai, je vous le jure, malgré votre étrange préambule.

Jean s’affaissa sur un canapé. Il avait eu toutes les peines du monde à proférer ses premiers mots. Il écumait. Durant une minute, il détourna la tête et examina le salon afin de ne pas sauter tout de suite au collet de Maxime.

« Mais il sait donc tout ? » se demanda celui-ci désorienté. Il fallait conclure qu’elle lui avait tout raconté, chose presque inadmissible.

Le salon du comte était d’aspect grave, entièrement enveloppé de drap brun fleurdelisé de noir. De bons tableaux s’encadraient dans une sombre bordure d’ébène, et tous les meubles, du même bois, avaient la forme austère des meubles de style Henri II.

Une seule note un peu gaie semblait affirmer les vingt-cinq ans du propriétaire : c’était, sur une lourde console de marbre italien, un cornet d’or et d’ivoire, élancé, grand comme une trompette d’archange, tout rempli de fleurs fraîches : des roses, des lilas blancs, des jasmins, des jacinthes, et cela embaumait l’atmosphère autour des deux hommes.

Maxime prit un cigare dans une boîte ouverte, l’alluma, puis il dit, un peu ironique :

— Je ne vous en offre pas… vous penseriez que je plaisante… cependant… ils sont merveilleux, vous le savez.

Le banquier éclata.

— Vous aimez madame Soirès ! rugit-il en se relevant d’un bond.

Maxime fit un geste qui signifiait : l’accès devient aigu ; mais il resta muet.

— Je ne suis pas fou, comte ; non, je ne suis pas fou, il y a déjà des semaines que je vous ai deviné… Oh ! je sais que vous allez parler de sa coquetterie infernale : je vous l’accorde ; vous allez me raconter qu’elle est belle à miracle, que ses cheveux sont des cheveux de reine et que sa peau a la douceur du lis. Vous me direz qu’elle est innocente, j’en suis sûr ; qu’elle ne tombera pas, j’en jurerais ; mais je ne veux plus qu’on l’aime ; non, je ne veux plus. Je souffre à crier quand vous l’approchez, je me mords les bras chaque nuit quand je me rappelle que vous lui avez adressé la parole… et, bien qu’il n’y ait rien de vrai, rien de possible… bien que je sache qu’elle n’est pas coupable… je finis par rêver que je vous étrangle… voilà !…

« Jusqu’à présent, comte, ma femme a été coquette sans le savoir, c’est-à-dire qu’elle ne s’est pas expliqué le plaisir que toutes les femmes éprouvent à torturer l’homme qui les aime. Eh bien ! je voulais souffrir, mais je ne voulais pas lui avouer mes souffrances. Vous êtes arrivé pour me faire hurler, vous…

« Eh ! je sais bien que je suis un rustre, un parvenu, un brutal ; mais elle devait s’imaginer que tous nous étions ainsi. Je le voulais… c’est pour cela que ceux qui la désiraient ne m’inquiétaient guère !… J’étais là, moi, pour l’étourdir quand ils mourraient… pour lui prouver qu’ils ne valaient pas mieux que son mari.

« Je vous étonne… et tout à l’heure, sans doute, je vais vous amuser… Écoutez tranquillement ; parbleu ! vous ne rirez pas le dernier, je vous assure. Je vous ai entendu prétendre, dans un souper de filles, que la vertu des femmes est faite d’ignorance… Je m’en suis douté avant vous, puisque j’ai voulu épouser une petite pensionnaire pauvre.

« Ma femme ne sait que l’amour, et c’est assez, je pense. Mais l’amour tel qu’on le pratique sur notre planète, Monsieur, non pas celui qu’on soupire dans la lune !… Il est donc inutile de lui proposer des amants, je vous préviens que son mari lui suffit… Alors… vous comprenez… l’art, la poésie, les jolies phrases, le cœur, les aspirations aux sentiments élevés… autant d’oiseaux auxquels je veux couper les ailes, tordre le cou.

« Je respire mieux, mon cher comte, ma colère ne m’empêche plus de vous voir… je crois qu’il y a un moment j’aurais frappé dans le vide, ne me doutant pas que vous étiez présent en chair et en os ! Combien de fois je vous ai assassiné ainsi comme on cherche à assassiner un fantôme ! Comte… nous sommes entre hommes, maintenant, soyons francs et soyons forts : aimez-vous ma femme ?… Si oui, battons-nous demain jusqu’à ce que je vous tue ; il me suffit de savoir que vous l’aimez pour la trouver coupable. Sinon, ne la revoyez jamais… à moins que, l’ayant guérie de ses idées maladives, je vous rappelle pour ma propre satisfaction, car je ne suis pas assez bête pour vous haïr sans motif… ce serait de l’envie… »

Maxime avait écouté avec une attention soutenue le discours rageur de ce singulier mari qui osait discuter des choses frisant le ridicule.

— Monsieur Soirès, je vous admire !… dit-il d’un ton plein de douceur.

— Et vous me plaignez ? gronda Soirès resserrant les poings.

— Je vous demanderai ce que vous entendez par les idées maladives de madame Soirès ?

Ce coup droit ne fit qu’effleurer le banquier.

— Je vous crois, Monsieur, un être fort dangereux, dit-il, essayant de sourire, et toute ma vanité d’esprit ne pourrait lutter contre vos théories de… 1830… Je ne suis pas un viveur de votre genre, mais je suis assez viveur pour me défier des rendez-vous poétiques… donnés dans la lune ou ailleurs.

— À merveille, mon cher Soirès, traitons la question froidement. Vous ne m’accusez pas d’aimer madame Soirès… Vous supposez que madame Soirès est capable de m’aimer, hein ?

Soirès recula frémissant. Deux grosses larmes surgirent de ses yeux ; son teint, ordinairement très chaud, se décolora.

— Oui, et taisez-vous parce que je ne réponds plus de moi.

Spontanément, Maxime lui tendit les mains.

— Lorsqu’on aime une femme d’un pareil amour, Soirès, on ne saurait être ridicule. Vous venez chercher la vérité… la voici : Berthe vous rend toute votre affection… elle ne se doute encore pas du danger… De mon côté, j’ai la conscience tranquille ; cependant, comme je suis homme, pas de la même façon mais autant que vous, je renonce aux études en question. Je tâcherai de fuir madame Soirès… C’est conclu.

Il souriait de son beau sourire franc.

Le banquier mit ses mains derrière son dos avec un mouvement de mauvaise humeur.

— Le joli rôle que vous me faites jouer ! grommela-t-il.

Maxime alluma un second cigare.

— Pourquoi diable vous avisez-vous d’être heureux, messieurs les maris ? murmura-t-il gaiement, et par des procédés enfantins, ce n’est pas raisonnable !… Somme toute, j’allais être réduit, moi, l’amant, au rôle de l’époux le plus froid de la terre… cela dans la lune, selon votre juste expression !…

Soirès fronça les sourcils.

— Un serment, monsieur de Bryon ; vous autres, gentilshommes, si vous n’êtes pas heureux, l’orgueil vous demeure : Vous allez me jurer que vous ne reverrez jamais Berthe.

Maxime, de pâle qu’il était, devint livide.

Il avait vu remuer la portière en face de lui, une haute portière de velours noir… Et personne ne pénétrait dans ce nid d’amoureux par l’escalier dérobé, hormis les amoureuses elles-mêmes. Le don Juan eut une angoisse qui sécha sa gorge.

— Monsieur Soirès, vous abusez, balbutia-t-il, essayant de reprendre son calme ; mes intentions sont formelles, et je suis trop homme du monde pour remettre les pieds chez vous. Cette explication originale nous suffira, je pense. Adieu… ou, je l’espère, au revoir.

Le comte, en achevant cette phrase, baissa l’abat-jour de la lampe, s’imaginant que Berthe allait paraître.

Soirès ricanait.

— Vous me jurerez, Monsieur, il me faut votre parole, vous me jurerez de ne pas chercher à voir ma femme sans mon autorisation. Grotesque, le serment, soit… mais j’y tiens… Nous autres de Cheminade-les-Haies,. anciens garçons de bureau, nous sommes d’un positif qui est presque de la mauvaise éducation !… Vous avez beau rouler des prunelles de prince dépossédé, voilà ce dont je me moque absolument. Chacun garde ses troupeaux comme il peut. Jurez, tenez, là-dessus…

Et d’un geste précis Soirès désignait, dominant la portière, un blason brodé en relief, l’écu des de Bryon.

— … Si par hasard vous refusiez, Monsieur le comte, je me verrais obligé, à mon profond regret, de vous loger une balle dans la tête, ajouta-t-il après une pause.

Soirès avait tiré son revolver, il ajusta tranquillement le comte.

— Brute !… pensa le jeune homme dont le cœur eut un peu froid.

Alors, comme il était difficile de biaiser, Maxime dit lentement, les yeux fixés sur ce velours qu’agitaient d’imperceptibles frissons :

— Je vous jure, Monsieur, sur mon honneur de gentilhomme, que je ne la reverrai plus.

— À partir de ce soir… objecta Soirès faisant craquer la détente.

— À partir de ce soir, répéta Maxime d’un ton sourd.

— C’est bien… vous avez hésité… et j’ai confiance, dit le banquier remettant son revolver dans sa ceinture.

« Les serments faits trop vite ne sont pas sérieux ; donc, je vous salue, Monsieur, et je vous dis peut-être au revoir… car je vous aime tout en vous estimant moins… Hélas !… les poètes, voyez-vous, je ne les prise guère… je suis un simple bourgeois !…

Il se dirigea vers la porte.

Maxime le suivit sans que son urbanité de maître de maison se démentît une seule fois. Au seuil, ils échangèrent un salut cérémonieux.

Puis Soirès, quatre à quatre, comme un écolier, descendit les marches. Son coupé l’attendait devant le trottoir.

Le comte retraversa le salon, s’arrêta à la portière qui ne bougeait plus.

— Berthe, vous êtes là ? dit-il avec une rage concentrée.

— Oui, Maxime, s’écria-t-elle folle de désespoir, et j’ai tout entendu… mon mari a deviné, lui, vous ne m’aimez pas… c’est impossible… vous n’auriez pas juré !…

Le jeune homme avança la main jusqu’à cette fragile barrière que son honneur rendait infranchissable, puis, pas à pas, les yeux pensifs, un sourire d’une tristesse charmante aux lèvres, il s’éloigna à reculons.

— Berthe, dit-il, quand il fut près d’une fenêtre, à l’opposé du boudoir, allez vous-en… c’est vous qui ne m’aimez plus !…

En disant ces mots, comme s’il avait deviné le geste terrible de la malheureuse créature, il appuya son mouchoir sur ses yeux. Elle s’était dressée superbe de passion dans l’encadrement de la glace, elle avait soulevé la lourde draperie et avait paru entourée d’un flot de lumières… Derrière elle, faisant toute la volupté du tableau, scintillaient les cristaux, l’argenterie, le feu de l’âtre, les paillettes des tentures. Un chaud parfum se répandait à travers le salon, odeur de mets savoureux et senteur de jolie femme.

Elle, prête à s’élancer, lui offrait toute sa personne, les : deux bras ouverts.

— Madame Soirès, retirez-vous ou je sonne pour vous faire reconduire. Je n’ai qu’une parole… scanda le comte de Bryon dans le silence solennel de la pièce.

— Lâche !… fit Berthe comprenant, à l’horrible déchirement de son cœur, qu’il est aussi une peine de mort pour les coquettes.

L’homme au gant rouge souriait d’un héroïque sourire.

Il ouvrit la fenêtre, se mit à contempler les étoiles.

« Décidément, songeait-il, Notre-Dame, par les nuits de givre, resplendit d’une mystérieuse beauté… »

Et, ce disant, il essuyait des gouttes de sueur le long de ses tempes…



IX


Le coupé du banquier stationnait toujours à la même place. Berthe, s’enfuyant de la maison maudite, aperçut cette voiture, et, ses yeux brouillés par les larmes, elle se précipita vers la portière.

— Montez, ma chérie, je vous attendais, fit Soirès de son accent ordinaire, poussant la jeune femme sur le marche-pied.

Il était descendu vivement et il la reçut, à moitié évanouie, dans les fourrures qu’il avait apportées.

— À l’hôtel ! cria-t-il en refermant la portière sur eux.

Berthe, en proie à une crise de nerfs, se roulait, lui mordait la poitrine, s’arrachait les cheveux, répétant :

— Le lâche ! le lâche !

— Pauvre petite ! soupirait-il en lui faisant respirer des sels.

Il avait gagné la partie, mais quelle partie, mon Dieu !… elle lui coûtait peut-être le cœur de sa femme.

— Mi-chat, murmura Jean la dorlotant, comme il faut dorloter les petits pour les endormir, vous êtes une jolie misérable que je devrais étouffer sous cette couverture de renard ou jeter à la Seine, bien empaquetée de ce manteau de loutre… seulement, je n’ai pas ce courage, je vous aime… sans aucune jalousie, vous le voyez… et je vous pardonne à la condition que vous brûlerez vos livres. Les romans ne vous valent rien… vous m’entendez.

Elle s’était pelotonnée tout au fond du coupé, se demandant s’il allait la tuer ; puis, rassurée, elle prit sa large main dans laquelle les deux siennes pouvaient tenir à l’aise, et elle la baisa respectueusement.

— Vous êtes bon, Jean, je ne mérite pas votre pitié !

Il respira un peu…

— Dis tout de suite que je suis bête… car tu recommenceras… j’en ai la conviction, parbleu !… Je ne réponds plus de toi, si tu recommences… Berthe… À présent, il faut que je te prévienne d’une autre chose : le comte ne t’aime pas, crois moi, j’ai de l’expérience… il ne t’aimera jamais. Les hommes comme lui s’aiment d’abord, et, par-dessus le marché, leur tempérament ne leur permet pas d’avoir des égoïsmes à deux. En te donnant à lui, tu te trompais avant de me tromper… Il t’aurait traitée comme un caprice des rues… une petite rencontrée un soir, lâchée le lendemain, et tu aurais pleuré toute ta vie.

Berthe se taisait. Elle sentait qu’il disait vrai.

— Veux-tu que je retourne chez ma mère ? Je voulais y aller ce soir déjà… je me repentirai, je serai sage… et je te reviendrai guérie.

— Par exemple… non… non… chère Madame… je ne me fie ni à votre mère ni à votre repentir… vous resterez chez moi, chez vous, et vous tâcherez de penser à la toilette de votre mi-carême.

— Oh ! je n’ai plus ces goûts, Jean… pourquoi me pousser aux coquetteries qui sont ma perte ?

— Il me plaît, moi, que tu me montres et leur montres de jolis costumes. Nous irons au bal comme avant, et, même, je te conduirai à l’Opéra, masquée !… Tu veux te prostituer, prostituons-nous !… si un domino prends la taille de ma femme, cette nuit-là, tant pis… j’en rirai…

Il riait, en effet, quoique tout blêmi par une violente émotion.

Berthe frissonna.

Elle n’avait pas l’habitude de l’injure intime qui vous salit bien davantage que le mépris de toute une foule : elle étendit ses bras en avant, se protégeant le visage.

— Que je suis malheureuse !… s’écria-t-elle ; je n’ai plus de mari pour me venger…

Il lui semblait que l’homme qui était monté à côté d’elle lui devenait inconnu.

— Il vous reste un amant pour vous aimer, Berthe, fit le banquier sardonique.

— Je n’ai jamais eu d’amant, vous le savez bien, répondit-elle, fondant en larmes.

— Et moi ? rugit Soirès l’enlaçant dans une étreinte de fer.

La tête perdue, elle se laissa embrasser tandis qu’une vision repassait tout à coup sous ses paupières fermées par les baisers de son mari : la silhouette du comte se détachant toute noire, tout austère, sur un ciel diamanté des plus belles étoiles.

Oh ! comme ce pouvait être une suprême joie, le devoir accompli ! Comme il était grand, ce héros qu’elle avait osé appeler lâche !

Et, la réaction aidant, la pauvre Berthe, si mignonne, si gracieuse, si pensionnaire encore, pensa, sans trop s’en effrayer, à la monstruosité d’un amour double : son corps à l’un, son âme à l’autre.

Huit jours s’écoulèrent sans que Jean fit la moindre allusion au comte Maxime. Berthe, de son côté, commanda quelques robes, reçut quelques visites, mais un changement complet s’opérait dans cette jeune femme éclose au réel amour. Elle ne riait plus, ne flirtait plus ; on ne la surprenait plus balançant, de droite à gauche, un éventail qui faisait oui aux passants, ou mordant le bout de ses ongles avec de jolis signes provocants.

Elle demeurait des heures entières sur la chaise longue de sa chambre à coucher, contemplant les rayons de sa bibliothèque à jamais dégarnis.

Elle sentait si bien, Berthe, qu’elle ne volait rien à son mari en adorant le comte Maxime, que, parfois, le désir de parler de lui devant Soirès la poignait, irrésistible. Elle eût voulu qu’il lui laissât le droit de s’écrier tout à coup : « N’est-ce pas, Jean, que le comte de Bryon est un charmeur ?… » et qu’il lui répondît, très calme : « Je suis de ton avis, c’est un charmeur ! »

Après, elle l’aurait embrassé plus heureuse, n’ayant pas un seul remords.

Sa principale distraction fut de causer avec des gens qui le voyaient. Le poète Desgriel vint lui lire son sonnet, mais il ajouta par hasard :

— J’ai rencontré chez madame de R… le comte de Bryon. Il était très aimable auprès de cette petite Lydia de Serres… Oh ! qu’elle est donc fatalement brune, la baronne Lydia !

Il est une habitude, chez les poètes du moment, d’employer des adverbes longs : ce « fatalement brune » ne voulait pas rendre une idée un peu logique, mais Desgriel aimait ces phrases creuses.

Enfin, Maxime était pour longtemps à Paris, elle le savait, elle pouvait vivre le sachant à tous les instants du même monde qu’elle.

Comme elle songeait souvent que l’impossibilité de se rencontrer de nouveau ne venait que du serment exigé par Soirès, elle finit par le chercher d’une manière vague, ne se croyant pas très coupable si elle le trouvait une fois sans préméditation. Elle aurait fait les premières démarches et on ne le lui tuerait peut-être pas pour un coup d’œil lancé au hasard qui ne serait même pas partagé.

Le carême vint fermer les salons ; il fallut, selon la mode établie, se montrer un peu moins au spectacle et davantage aux sermons.

Berthe manifesta l’innocente intention d’aller ouïr le prêche du Père Montsabré.

— Nous irons ensemble, puisque tu le veux, Michat, déclara tranquillement le banquier ; mais, Notre-Dame étant très près du quai d’Orléans, j’aurai soin de me munir d’une arme offensive… Pauvre de Bryon, ce ne sera point sa faute. Celle de ta dévotion, tout au plus…

Berthe se mit à pleurer.

Elle avait l’âme tellement naïve et le désordre si chaste, cette petite mondaine blessée, qu’elle ne réagissait pas contre la torpeur affectueuse qui l’enveloppait au souvenir de son ami ; elle s’abandonnait à ce chagrin comme on se plonge dans un deuil avouable.

Jean essayait des éclats de rire, puis il courait s’enfermer chez lui, dans son cabinet de la banque, pour y pleurer de rage sur des monceaux d’or qu’il ne daignait plus caresser.

À quoi bon ces richesses ? Mi-chat ne jouait plus ni avec lui ni avec elles !…

Souvent on aurait pu l’entendre s’écrier, ivre de rage :

— Et quand on pense qu’il ne l’aime pas… ce monstre… il ne l’aime pas ! je voudrais le forcer à l’aimer, moi, car alors elle s’en dégoûterait peut-être… Oh ! le misérable indifférent !

Pour Soirès, la torture était d’autant plus tenace qu’elle venait il ne savait d’où. Pas de crime à punir, pas de honte à laver, rien que le fantôme d’un adultère sans l’adultère lui-même.

Le comte lui laissait le beau rôle, il avait dédaigné de lui ravir sa femme.

Lorsqu’il avait pleuré, il tâchait de raisonner une minute.

— Voyons, mon ami Soirès, se disait-il, regarde le danger en face… ce sont dès chimères… l’aspiration, les rêveries, l’âme, les communions du cœur… des blagues !… Ma femme n’est pas à lui !… Sacrebleu !… ils ne se sont jamais embrassés… et je suis pour les choses positives… Quel est le maître de la situation ? Moi… toujours moi !… Vie triste, monsieur, qu’un amant qui préfère l’archéologie aux filles plantureuses… Berthe, en somme, n’est pas si froide… au bout d’une nuit elle détesterait mon aristocrate.

Pourtant Soirès s’affolait dès que le nom de l’aristocrate se glissait, le traître, jusqu’à son oreille.

Au Cercle, il voyait assez régulièrement Maxime. Celui-ci se dirigeait vers lui à son entrée dans le salon de jeu, lui tendait la main avec son habituelle grâce nonchalante, lui demandait d’un ton grave des nouvelles de madame Soirès et, sans transition, devenant fort enjoué ; il le prenait à partie au sujet des cancans de la Bourse.

Impossible de deviner ce que ce fils des preux pouvait comploter comme revanche… Voulait-il, d’ailleurs, une revanche ?…

Soirès s’étourdissait en bavardages goguenards. Il s’informait des études du jeune homme… eh ! comme l’archéologie l’emplissait d’une joie sauvage ! et les arts donc, les belles lettres, la peinture, la musique !

— Racontez-moi vos découvertes, disait-il en allant s’asseoir dans un coin avec le comte : si vous saviez combien je m’intéresse à vos travaux !…

Et sans une allusion fâcheuse à l’étrange situation qu’ils se créaient volontairement, les deux hommes discutaient de la valeur réelle d’un tableau en montre chez un célèbre brocanteur, d’un vase antique récemment exhumé ou d’une collection d’indéchiffrables médailles.

Parfois, le banquier oubliait ses rancunes pour se laisser prendre au charme de son ennemi intime.

Il s’avisait de lui crier :

— Mais, cher petit nigaud (et il ajoutait à cette phrase une tape amicale sur la cuisse) pourquoi, au lieu de courtiser une vieille duchesse rance, ne vous amusez-vous pas à corps perdu ? C’est agaçant d’en savoir si long pour pratiquer si peu !… Voulez-vous que je vous débauche, moi ?

— Monsieur Soirès, vous êtes un républicain, répondait invariablement le charmeur.

Quand Soirès le quittait il avait une recrudescence de mépris pour Berthe.

Lui, qui avait refusé le sermon aux nouveaux appétits de sa femme, songea qu’il ne se vengeait vraiment pas assez.

Il inventa, un soir, une torture ; il prononça de son plein gré le nom de l’exilé.

— Je viens de rencontrer de Bryon, fit-il, l’air détaché de la chose, et figurez-vous, Mi-chat, qu’il se marie…

Berthe devint pâle.

— Il est bien libre de se marier, Jean, dit-elle toute tremblante, sortant de son rêve désolé.

— Vous me faites donc l’honneur d’écouter, à présent ? gronda Soirès ; et son teint devint pourpre.

— Je t’écoutais tout à l’heure ; seulement… j’ai eu peur… en entendant son nom…

— Ce qui Va fait crier… Eh bien !… il va épouser l’une des filles de Mme de Clermont. Titre et fortuné, rien n’y manque. Tu t’expliques pourquoi il a le cœur si occupé ?…

— Je t’en prie, gémit la pauvrette, joignant les mains.

— … Car, continua l’impitoyable mari, entre nous, de Bryon ne t’a pas aimée plus qu’il n’a aimé Caderousse… Je t’avais bien prévenue, le soir de sa première apparition, qu’il n’aimait pas les femmes du monde ; à moins que ces femmes fussent de grande race comme celle qu’il désire épouser.

Brusquement Berthe se leva de sa causeuse et vint s’asseoir sur les genoux du banquier, ainsi qu’elle avait coutume de le faire autrefois.

— Jean, dit-elle en lui caressant les cheveux… ce n’est qu’un gros mensonge… mais n’essaye pas de me faire pleurer encore… je suis malade… tu pourrais me tuer…

Il tressaillit jusqu’au plus profond de son être.

— Te tuer ? Mi-chat… parce que cet homme se marie… tu me rends fou… tu l’aimes donc toujours ?

— Écoute-moi bien, Jean, dit-elle résignée d’avance soit aux bourrasques de colère soit aux bourrasques d’amour, je ne saurais pas expliquer mieux ce que j’éprouve pour lui qu’en te montrant cette fleurette, là, près de ce journal. C’est un myosotis brodé sur le satin de ce tapis, et il semble y être à merveille parmi les liens soyeux qui l’entourent. Suppose cependant qu’un enchanteur, le touchant de sa baguette, lui donne l’existence d’une vraie fleur, qu’il devienne myosotis pour de bon… crois-tu que le satin, la chaleur de la chambre, les broderies brillantes qui l’entourent, le luxe dans lequel on l’a jeté, crois-tu que tout cela lui suffise ?… non, il voudra un peu de soleil et un peu d’eau.

— Bref, interrompit Soirès, les doigts crispés, ton myosotis ayant beaucoup, demandera moins.

— Oui, Jean, moins… seulement tout le soleil c’est le jour, et toute l’eau c’est la mer… je ne crois pas la richesse suffisante pour acheter ou le jour ou la mer !…

Berthe avait obéi, ses livres étaient brûlés, mais son cœur lui suffisait pour inventer la poésie. Soirès ne put s’empêcher d’être un peu ému.

— De sorte que si tu tombais dans la misère, tu ne m’aimerais plus et tu aimerais encore le comte ?

— Jean, ta femme t’aimerait toujours, je te le jure, car tu es le meilleur des hommes… (elle baissa la tête) et Berthe se souviendrait de temps en temps de celui qui voulait lui créer une intelligence.

— Les aspirations… nous y sommes !…

— Ne raille pas Jean, une mère élèvera mal ses enfants si elle ne connaît rien de la vie.

— Alors, fit-il avec explosion, c’est pour savoir élever nos enfants futurs que tu te livrais à lui ?

Berthe bondit ; ses yeux du même bleu que celui du myosotis brodé, prirent une sombre expression.

— Jean… je me suis offerte au comte non pas parce que je l’aimais, je le comprends aujourd’hui, mais parce que tu m’as appris, toi, que la possession du corps est l’unique but de l’amour… si j’avais su ce que je sais, tu n’aurais pas une faute à me reprocher, et tu ne te douterais même pas que je pense à lui en ta présence.

— Supprime donc le corps de ton héros de roman, riposta Soirès dont le sang bouillait malgré ses violents efforts pour demeurer gouailleur, et nous verrons !

— Tu peux le tuer, Jean, ma pensée lui restera fidèle au delà de la mort !

La petite femme de Soirès, un peu pâlie, de volonté molle, au sourire résigné, devenait effrayante. Elle ne trompait pas son mari dans un rendez-vous libertin, elle le trompait chaque nuit, dans sa propre couche, dans ses propres bras, sur ses propres lèvres… et à cela, il n’y avait pas de remède connu.

Jean se sauva comme un insensé, car il allait éclater en sanglots, se rouler à ses pieds ou l’étrangler d’un simple serrement de doigts.

Et peut-être le viveur avait tort de ne pas lui témoigner tout haut ses désespoirs secrets… les jolies sentimentales étant capables des partages les plus extraordinaires.



X


Il paraît que ce beau feu est éteint !… disait le vicomte de Raltz-Mailly, s’adossant à une colonne de marbre rose.

— Une femme de plus à séduire, Messieurs, qui relèvera le gant ? répliquait Desgriel, le blond poète, se penchant sur la balustrade d’un balcon.

Et comme chacun comprenait l’allusion, chacun riait d’un rire un peu bien insolent.

— Connaît-on la nouvelle conquête du banquier ? demandait un vieux général, venu là pour se rappeler ses jeunes folies.

— Point !… Jean Soirès nous a dit hier à la Bourse, reprit Desgriel, qu’il amènerait une maîtresse de l’Opéra, qu’il voulait souper, se griser, s’engarçonner… Un vrai brandon, Messieurs, il va me fournir des chroniques épouvantables… car ces maris lâchés sont les êtres les plus pervers qui soient !…

— Comment, Desgriel, marmotta le vieux général, vous allez à la Bourse, vous ?

— Sans doute… puisque la Bourse est venue à moi, je lui rends ses visites. Affaires de pures convenances, fit Desgriel, le poète enrichi dans les rimes millionnaires.

— Pauvre petite Berthe ! soupira Raltz-Mailly, mettant sa lorgnette au point.

Un domino passa couvert de dentelles blanches, de la tête aux pieds.

— Oui, mes enfants, jeta-t-elle d’une voix joyeuse, les mariages d’amour sont tous les mêmes… feux de paille, feux de la Saint-Jean !…

— Qui es-tu toi qui a presque de l’esprit ? interrogea Desgriel essayant de soulever un coin de voile.

Mais le domino de dentelles lui fit l’effet, de près, d’un homme déguisé. L’absence complète de gorge rendit le poète plus froid.

— Mademoiselle Olga Freind, dit-il à mi-voix, j’ai absolument horreur de ce commis aux écritures dès autres. Pouah !… Quand les femmes de lettres ne sont pas des catins, à quoi peuvent-elles bien servir ?

— Voilà notre ami et sa belle. Attention ! annonça le vicomte de Mailly.

Il était minuit et un flot de masques mélangés de beaucoup d’habits hoirs montait le grand escalier de l’Opéra. Les balcons se remplissaient du tout Paris fatigué qui venait s’entrevoir sous le loup et se dire, sur le ton d’un profond ennui : pourquoi sommes-nous là, mon Dieu ?… Le temps est passé du bal de Gavarni, ou de la débauche de l’empire… c’est à périr de sommeil… Allons-nous-en !…

Ces réflexions n’empêchaient pas ces braves gens de s’amuser à huis clos derrière la fausse barbe, le masque ou la physionomie de l’homme du monde. Mais les journaux, lus le matin, leur avaient tellement recommandé l’ennui, qu’ils étaient obligés, bon gré, mal gré, de se répéter ces lieux communs.

Jean Soirès avait amené sa maîtresse, une femme qu’on ne savait pas précisément sur le bout du doigt, une femme qu’il prônait depuis huit jours sans que personne l’eût vue ni au Bois ni chez elle.

C’était sa première de viveur marié. Il se dérangeait parce que Berthe lui tenait rigueur, probablement à cause d’un revenant. La chronique mondaine n’osait encore ajouter rien de plus. Jean franchit la cohue et se trouva à la hauteur du balcon.

— Salut, mes chers, nous amusons-nous ? demanda-t-il avec l’aplomb du richard décidé à de nombreuses culbutes.

— Pas du tout, et vous n’étonnerez pas madame ! fit Desgriel cherchant à percer à jour le domino de la nouvelle victime.

Ce devait être une très jeune créature, car elle paraissait d’une sveltesse ravissante. Elle se serrait contre son compagnon, ahurie par les presses formidables qu’elle subissait, semblant d’une timidité sincère.

— Je ne l’étonnerai pas, mais je la griserai… je le lui ai promis !… tonna le banquier de sa grosse voix de marchand de bœufs ; et il ajouta, prenant le menton de la fille :

— Allons, ma jolie, du nerf, je te prie, et puisque tu veux tant te rouler, roulons-nous, morbleu !

— Fi !… murmura Desgriel offensé, le rustre va me gâter cette petite comme il m’a gâté sa femme, on ne pervertit pas où Soirès a passé… il saccage jusqu’aux derniers morceaux !…

Raltz-Mailly se penchait à se casser en deux.

— Qui es-tu ? Belle de nuit… réponds… sans t’occuper de Soirès, il est peut-être plus gris que tu ne le seras jamais.

Soirès riait d’un rire sonore quoiqu’un peu nerveux.

La fille drapée d’un immense domino de velours pourpre à capuchon était masquée de rouge du front au menton. On apercevait des boucles de cheveux poudrés à blanc et deux prunelles ardentes de couleur assez indécise. La taille seule, dégagée par une ceinture d’or, en forme de résille espagnole sur les seins, laissait comprendre que le corps ne se refusait à aucune admiration. Cette toilette rendait inexplicable la timidité de celle qui la portait.

— Votre ceinture contient donc toute votre renommée, ma belle enfant, demanda Desgriel, que vous la pressez ainsi de vos deux mains ?… Eh !… nous ne sommes pas des voleurs de grandes routes… Soirès, dites-le-lui : elle se meurt de peur.

Soirès, au lieu de la défendre, se recula d’un air qui autorisait beaucoup de choses. Desgriel eut le temps de jouer avec les mailles de la ceinture d’or.

— Il est défendu de toucher au masque, voilà tout, déclara Jean, et il tourna le dos.

Devant les loges de première galerie, à l’entrée du bal, la foule était si compacte que les femmes se perdaient comme des bagues lancées au fond d’une eau trouble. De moment en moment, un petit cri étouffé indiquait l’endroit d’une chute, et parmi ces gens de tous les mondes on rivalisait d’inconvenances grossières. Desgriel avait fait asseoir la fille en rouge sur la balustrade, son entourage s’était augmenté de quelques gommeux, le camélia à la boutonnière, sortant des bureaux d’un journal proche de l’Opéra.

— Vous savez que Soirès devient canaille dit l’un d’eux ; il a choisi une horrible traînée qu’il nous exhibera derrière un régiment de fioles. Nous la trouverons superbe quand nous aurons tout vidé… je le sais moi, Victor l’a vue.

La fille ne bronchait pas.

Victor, le second gommeux poursuivit d’un accent nasillard :

— Affreuse ! mes bons !… quarante ans… et des vergetures sur les joues. On dirait que Delacroix l’a eue pour torche-pinceau.

Pas un souffle ne sortit de dessous le masque rouge. On aurait parié que cette fille était changée en statue.

— Attendez, je vais la faire parler, moi, murmura le vieux général.

— Imaginez-vous, chère enfant, que ce brigand de Soirès, dit-il tout haut, est l’homme le plus dévergondé de la terre ; il a une danseuse d’ici dans un hôtel Prony, et cette danseuse n’est pas vous puisque vous êtes plus grande, moins forte, vous comprenez… nous vous croyions la danseuse de Soirès, mais vous n’êtes sans doute que son heureuse rivale.

On entendit une espèce de rauque sanglot, peut-être bien un cri de rage ; cependant elle ne daigna même plus les regarder et elle s’accouda, se détournant d’eux, sur le balcon de marbre.

— Singulière créature ! dirent ces Messieurs déconcertés. Quelques-uns l’approchèrent de très près, glissant leurs doigts effrontés dans les plis de velours pourpre ; elle se redressa et d’un revers d’éventail leur frappa le visage.

— Fichtre ! s’écria Desgriel nous tenons une femme torpille, une vraie ; c’est Soirès qui doit s’estimer heureux, lui qu’on ne fatigue jamais, paraît-il !…

Des plaisanteries plus douteuses que celle-là se mirent à pleuvoir dru comme grêle sur le domino rouge, et la résille d’or ne fut pas davantage épargnée.

Soirès lui, excitait encore les quolibets, secouant la fille qu’il accusait de mièvrerie, et lui répétant que les pécheresses ne doivent pas prétendre à la fierté.

— Vous me faites un mal inutile ! dit-elle enfin d’un ton sourd, presque menaçant.

Desgriel tressaillit.

— Je connais cette voix-là ! pensa-t-il.

Cependant il ne lui vint pas à l’idée que ce pouvait-être la voix de Madame Soirès. Le poète inventeur de tous les raffinements obscènes, de tous les vices délicats n’aurait pas osé croire que le banquier avait amené sa femme sous le déguisement d’une prostituée florentine.

Près du buffet, Berthe, saisie de vertige, affolée de ces regards de convoitise qui la brûlaient en dépit de son lourd manteau, supplia doucement Soirès de la reconduire à leur voiture : elle sentait qu’elle allait se trouver mal.

— Vous me suivrez jusqu’à la Maison d’or, Berthe, lui dit-il froidement. Il faut que vous sachiez ce que c’est que la situation de maîtresse, puisque vous voulez devenir celle du comte de Bryon.

Elle eut un tremblement qui la secoua tout entière.

— Je suis trop punie… tu n’es pas juste ; les agneaux quelquefois se révoltent, Jean, ce n’est pas moi seule que tu outrages… c’est ton nom… Tout à l’heure ils me caressaient la gorge, ils finiront par m’arracher mon masque.

À cet instant un couple leur barra le passage. C’était un domino de moire antique nuance feuille morte, très ample, très élégant, répandant je ne sais quel parfum de vétyver, et un jeune homme d’une stature très élevée, en habit noir, portant, par galanterie sans doute, un loup de satin feuille morte.

On eût juré la mère et le fils. Le domino de moire marchait avec une peine visible, le jeune homme la protégeait contre les chocs, et quelques pierrots échappés du bal riaient de l’empêtrement de cette novice de soixante-dix ans.

— Duchesse, disait le comte Maxime, vous me ravissez l’âme… nous revenons aux temps des gardes-Françaises… voulez-vous vous asseoir ou irons-nous mugueter ailleurs !

— Comte, répondait une douce voix chevrotante, je perds mes ruches… On me déchire… eh ! les manants, les sacripants… On m’a changé mon Opéra… Il vient donc ici des courtauds de boutique ? J’avais quinze ans quand un chambellan de Charles X m’y conduisit pour la première fois !… Je vous jure que les éclairages étaient alors bien meilleurs… c’est à peine si je distingue…

La voix s’éteignit dans une exclamation de fureur : on avait pris la taille de la duchesse de Sauvremieux.

Les pierrots, profitant du désordre que causait le cri de la duchesse, bousculèrent adroitement les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, et, ravis de séparer des amoureux, ils s’éclipsèrent.

L’orchestre entamait une valse.

— Tiens, Soirès ! dit le comte Maxime qui essayait de retrouver la malheureuse duchesse.

— Votre domino n’est pas chez lui, cela se voit, mon cher comte, fit le banquier en serrant la main du jeune homme.

— Et votre belle courtisane me semble aussi désorientée, riposta Maxime de mauvaise humeur.

Les deux hommes essayèrent de gagner le foyer, mais ils furent arrêtés par un domino noir impérieux.

— Place, ma chère, tu nous intrigueras plus tard… nous n’avons pas le temps, déclara Soirès, très inquiet maintenant de la disparition de Berthe.

— Voilà bien le franc-parler de Soirès, fit d’un ton doucereux le domino sans se déconcerter.

— C’est la princesse de R… souffla le comte.

— Il faut que vous me serviez pourtant de chevaliers, au moins jusqu’à ma loge, dit la princesse, s’amusant beaucoup de la mine du banquier.

Et Maxime, saluant gracieusement, Soirès, sacrant comme un païen, reconduisirent à sa loge la princesse enchantée de retarder leur course à la femme.

Berthe, durant cette minute de répit, avait saisi le poignet de la duchesse de Sauvremieux.

— Sauvons-nous, Madame, par pitié, sauvons-nous… j’ai la fièvre… et je ne veux plus rester dans cet horrible cohue !…

— Hein ? balbutia la vieille dame essayant de se dégager de son étreinte, je ne vous retiens pas, moi.

Le costume théâtral et trop somptueux de la jeune femme ne lui plaisait guère.

— Ah ! pardonnez, Madame, je ne sais pas ce que je dis… mais je souffre tant… je veux m’en aller, comprenez-vous, je veux une voiture…

La duchesse secoua la tête.

— Diable… mon enfant… vous vous ferez accoster… ce sont les hommes qui s’occupent de ça…

— Alors, réfugions-nous là-haut… en attendant qu’il me perde tout à fait.

Un peu agacée, Madame de Sauvremieux voulut hâter sa marche : elle s’embarrassa dans la queue de son domino, et serait tombée sans le secours de Berthe.

— Une intéressante équipée ! maugréait-elle.

— Vous avez une loge ; moi, je ne sais pas où est la mienne : voulez-vous me donner l’hospitalité, Madame ? implora Berthe.

La vieille dame se dirigea du côté d’un escalier en disant d’un accent boudeur :

— Seconde galerie, venez… bien que je ne devine pas du tout le motif de votre retraite, et elle ajouta : j’espère que mon compagnon va revenir… il saura vous amener aux voitures… pour moi, je suis morte… la stupide équipée !

Dans la loge, Berthe s’affaissa sur un divan.

— Pauvre petite, vous ne vous amusez pas, hein ? demanda la duchesse curieuse comme toutes les femmes dès qu’elle sont dans leur état normal ?

— Oh ! Madame… si vous saviez ! s’écria Berthe se tordant les mains, mon mari est un monstre !

— Tiens… votre mari ?… et vous êtes venue ici avec un amant ? fit la duchesse riant d’un petit rire sceptique.

— Vous n’êtes pas charitable, balbutia Berthe se relevant, l’œil en feu… je suis venue avec mon mari : personne ne pourrait le deviner, n’est-ce pas ? je vais vous dire mon nom. Si vous êtes une honnête femme, peut-être daignerez-vous me plaindre… quand je serai dans la Seine… car je ne sortirai de cet enfer que pour aller me noyer… je suis à bout de forces !… Madame… je m’appelle Berthe Soirès… vous entendez, mon mari est le banquier Soirès.

La duchesse fit un mouvement de stupeur. Elle allait l’interroger de nouveau quand la porte de la loge s’ouvrit, et le comte Maxime entra. Berthe se recula éperdue, puis, succombant à la violence de son émotion, elle glissa évanouie sur les genoux de la duchesse. Le comte, machinalement, remit son masque.

— Que signifie, duchesse ? vous êtes en jolie société… c’est la maîtresse de Soirès, ce domino rouge.

— Sa femme, mon cher comte, sa femme ! Et votre Soirès, il est inutile de me le répéter maintenant, est un véritable butor.

Maxime contemplait la pauvre créature étendue sur le divan. Il avait tout raconté déjà à la duchesse de Sauvremieux et celle-ci, heureuse de se mêler aux intrigues du jour, malgré son âge, s’empressait de déboucher son flacon de sels.

Maxime échangea avec la vieille dame des explications rapides.

— Une vengeance, alors, dit Madame de Sauvremieux. Cependant si cette femme nous trompait… si c’était en réalité une petite coureuse… nous mystifiant.

Elle voulut enlever le masque du domino rouge. Maxime se rejeta en arrière.

— Vous oubliez, duchesse, qu’un serment me lie.

Il y eut un silence. La duchesse admirait son élève et elle lui tendit ses doigts fins.

— Comte… je vous fais mes excuses… retirez-vous… je vous rappellerai.

Au sortir de son évanouissement, Berthe raconta sa triste histoire. La douairière l’embrassa en pleurant, et pendant que l’orchestre achevait la polka des Cloches de Corneville, les deux femmes s’essuyaient les yeux.

— Votre mari a besoin d’une rude leçon, déclara la duchesse, il faut que le comte la lui donne.

Berthe renoua les cordons de son masque.

— Je vais me retirer, Madame ; si Monsieur de Bryon veut bien m’accompagner, je saurai le retrouver ; ma place n’est plus ici.

Une grande résolution éclairait le regard de Berthe. Que lui importait à présent la dignité d’un époux qui se déshonorait en la déshonorant ? Elle ne voulait pas aller jusqu’à l’ignominie du souper de la Maison d’or ; elle n’irait pas.

Maxime l’attendait très anxieux.

— Courage, mes amis ! leur cria la duchesse les regardant s’éloigner.

— Berthe, murmura doucement le comte, ralentissant sa marche, quoi qu’il arrive, ne vous emportez pas… je vais vous prouver que « le lâche » sait défendre une femme à l’occasion.

Elle s’appuyait, chancelante, sur son bras.

— Oh ! je suis maudite, bégaya-t-elle, je suis maudite !

— Vous êtes une enfant, voilà tout ; une enfant mal dirigée, plus mal aimée. Berthe, détournez un peu vos beaux yeux que je crains de rencontrer, par conséquent de voir ; ramenez votre pèlerine sur votre sein… là, je désire que M. Jean Soirès ne puisse rien me reprocher, si les choses s’enveniment.

Ils s’approchèrent d’un balcon. La féerie se déroulait toujours le long des rampes monumentales, les étoffes chatoyaient, les lustres éblouissaient, et, de ci de là, comme une fusée d’artifice, partait l’éclair d’une pierre précieuse ou le coup d’œil d’un passionné.

Berthe, drapée des plis sanglants de son manteau, s’abîmait dans une muette extase. Comme elle comprenait, à présent, la beauté de ce spectacle L.

N’osant plus le regarder, lui, elle désirait que cette minute merveilleuse fût éternelle.

Ils étaient tous les deux dans un palais magique, le palais du véritable amour où les yeux, les oreilles, devaient être occupés pour ne laisser aucune prise aux vulgarités des sens. Elle appuyait son bras sur le sien, il est vrai ; mais cet homme, esclave de son serment, restait calme.

— Maxime, dit-elle d’une voix basse et navrée, mon cœur a l’adoration du vôtre… nous ne devons pas nous aimer. Nous serait-il toujours défendu de nous revoir, je me souviendrai toujours de vous !

Le sacrifice humain était accompli. Sous sa ceinture d’or la poitrine de Berthe bondissait d’une joie délicieuse, et quand elle ouvrit les plis de son manteau de courtisane pour lui montrer le mignon poignard d’Italie qui complétait son costume, on eût dit qu’elle secouait un torrent de sang autour de lui.

— Je me tuerais si volontiers, ajouta-t-elle, souriant d’un sublime sourire.

Droit, silencieux, très grave, le comte Maxime l’écoutait, mais pas un de ses muscles ne remuait ; il était de marbre comme les colonnes de ce temple mondain. L’idole acceptait le sacrifice.

— Berthe, fit-il respectueux jusqu’à l’horrible, je voulais être votre frère… il est encore temps d’oublier… que le passé soit effacé… et dans l’avenir je mériterai votre confiance… Hélas ! je vous prierai de m’aveugler, s’il le faut !

— Descendons ! dit-elle avec le désespoir de ne pas savoir se faire comprendre, les mots manquaient à sa bouche brûlante. Ensuite elle se l’imaginait tellement grand qu’elle ne pouvait que le rapetisser par son contact, et se pencher sur elle, c’était l’embrasser, elle le savait bien.

Ils parcoururent le foyer, et au bout d’un quart d’heure ils virent Jean Soirès devant la cheminée : le banquier avait la mine d’un homme arrivé au paroxysme de l’exaspération.

Desgriel cherchait à le calmer ; le vieux général le tirait par une manche, tandis que le vicomte de Raltz-Mailly le suppliait de se taire.

Soirès avait bu pas mal de champagne dans ses perquisitions désordonnées, et le gommeux Victor prétendait que cela tournerait au vilain. Un journaliste, donnant le bras à un domino de dentelle blanche qui n’était autre qu’Olga Freind, expliquait que les manteaux rouges ne fourmillaient vraiment pas : on le lui avait tout simplement enlevé. Le comte fendit la presse, il se démasqua.

— Monsieur Soirès, dit-il avec une exquise courtoisie, je vous ramène votre compagne. Elle est très fatiguée, je crois, et vous devriez bien lui permettre de partir.

— Quoi… qu’est-ce que c’est ?… vous me ramenez Madame, vous… Sacrebleu ! Monsieur le comte, vous y avez mis le temps.

— Pardon, mon cher Soirès… lorsqu’une femme est souffrante comme paraît l’être Madame, je mets à vous la ramener tout le temps nécessaire…

On avait formé le cercle, une collision semblait inévitable. Berthe, les paupières closes, se serrait contre son défenseur, et, en même temps, elle aurait voulu se précipiter aux pieds de son cruel mari. Maxime, la tête haute, fixait un regard assuré sur les yeux étincelants du banquier.

— Voyons, Soirès, interjeta Desgriel essayant de plaisanter, une ceinture dorée qu’on retrouve, c’est encore de la chance.

— Vous levez les masques, cher comte, je vous attendais là ! gronda Soirès, écumant de colère.

— Vous faites erreur, Monsieur, répliqua Maxime, je n’ai même pas eu cette peine. Du reste, quand on rencontre ici une femme comme il faut, il est aisé de la reconnaître.

— Ah ! ah ! une femme comme il faut, cria Soirès ricanant. Elle, ma maîtresse, une éhontée qui vous rejoint, moi présent… Allons, la belle, avancez, je vous prie, et si vous avez le malheur de protester, je vous envoie à la rue, c’est la place des femmes comme il faut de votre trempe.

Il y eut un murmure de réprobation : le domino rouge s’était renversé sur l’épaule de Maxime ; celui-ci l’entoura de son bras, peut-être à regret, mais il n’y avait guère moyen de faire autrement.

— Monsieur Soirès, vous agissez en véritable manant, et, puisque vous m’y forcez, je conduirai Madame à sa voiture. J’ai l’honneur de vous saluer.

— Ici, hurla Soirès s’élançant sur Berthe, ici, te dis-je, ou je vous tue tous les deux.

On finit par se douter que le domino rouge cachait un mystère monstrueux. Desgriel voulut s’interposer, Olga Freind se récria, de Cossac tira si bien la manche qu’il tenait que l’habit se déchira. Berthe poussa une exclamation douloureuse : son mari avait pu saisir son poignet qu’il broyait dans une brutale étreinte.

— Vous êtes un misérable ! dit le comte de Bryon, et, irrité, cette fois, hors de lui, il envoya son gant à la face du banquier.

Un tumulte indescriptible suivit le geste du jeune homme. Soirès voulait l’écraser sur place, répétant ;

« Je le tuerai ! je le tuerai ! »

On finit par les séparer ; un groupe entraîna Maxime avec le domino rouge. Desgriel haussait les épaules.

— En vérité, c’est un fort de la Halle, ce Soirès ; je ne conçois pas que la petite n’y tienne pas davantage.

Comme l’histoire menait grand bruit déjà dans le foyer, on hua le domino rouge et le comte eut beaucoup de peine à sauver Berthe d’un scandale encore plus terrible.

Il la mit en voiture, donna lui-même l’adresse au cocher, d’une voix très basse, puis retourna au bal pour y chercher deux témoins.

— Eh bien ! mon page, demanda la duchesse quand Maxime lui revint, un peu pâli, la lèvre mordue, le sourire contracté… quelle nouvelle m’apportez ?

— Inutile de quitter nos habits roses et nos airs de gaîté, Madame la duchesse, répondit-il, en lui offrant une boîte de fruits qu’il avait été prendre chez Charbonnel, votre serviteur se bat demain au bois de Boulogne… nous tâcherons de rosser un croquant, ne pouvant rosser le guet.

— En vérité, mon cher comte, nous nous déridons, hein ?

Et la vieille duchesse de Sauvremieux avala une cerise vanillée, après avoir délicatement soulevé la dentelle de son loup.



XI


Berthe attendait son mari, debout, près de leur grand lit : sombre. Elle n’avait point ôté son costume de courtisane, et c’était dans cette honteuse livrée qu’elle désirait quitter pour toujours l’hôtel de la rue de Trévise.

Démasquée, l’œil anxieux, le cou penché, la pauvre enfant tâchait de saisir le moindre bruit. Elle l’attendait pour savoir quand aurait lieu le duel. Une impatience cruelle lui dévorait le cœur : elle voyait déjà Maxime blessé, mort ; Maxime, son beau rêve inachevé…

Oh ! non, elle ne demeurerait pas plus longtemps prisonnière dans sa cage somptueuse, puisque son âme était partie à l’aventure ; son corps devait suivre son âme à l’aventure aussi ; elle irait trouver sa mère, on vendrait la petite maison de Meudon puis on se sauverait très loin… Son mari ? elle n’en avait plus.

Une clef grinça dans la serrure de son cabinet de toilette. Soirès venait de rentrer par l’escalier de service, il s’arrêta en chancelant sur le seuil.

L’idée affreuse qu’il était vraiment ivre passa par la tête de la pauvre enfant. Elle serrait contre elle son châle de voyage roulé et attaché pour son prochain départ, ne doutant pas qu’il la laisserait partir, après les injures dont il l’avait abreuvée au bal de l’Opéra.

Jean referma la porte. Il s’avança, les yeux étincelants mais la bouche très souriante.

— Mi-chat, fit-il comme s’il ne fût rien arrivé d’anormal, ton costume est merveilleux. Il a produit une sensation immense, tu dois être contente… Allons, ajouta-t-il un peu railleur, viens t’asseoir à côté de moi, embrassons-nous… que diable, je suis brutal, cependant je sais te consoler ensuite. Nous nous battons demain… c’est-à-dire ce matin dans quatre heures… viens vite… Je n’aurai que le temps de signer la paix.

Il était presque dégrisé, seulement il fallait attribuer son sang-froid au gant du comte de Bryon qui, en fouettant sa joue, avait amené une salutaire réaction.

— Jean, dit Berthe d’une voix ferme où ne vibrait plus aucune tendresse, je vais où tu m’as ordonné d’aller, il y a un moment, devant tous les gens de ton monde. Ta femme descend dans la rue. Adieu !

Elle voulut s’éloigner, Jean éclata de rire.

— Tu es sotte, ma chère enfant, je t’ai joué une comédie… est-ce que j’ai l’air en colère ?… Je me sens doux et satisfait… je savais bien que ce bellâtre n’allait pas te démasquer… parbleu !… il tient ses promesses… ce que je voulais, dès que je l’ai vu, c’était le rendre un peu fou… il me vole mon repos depuis assez longtemps pour que j’aie envie, à mon tour, de lui secouer sa tranquillité. Je ne le déteste pas, mais je le tuerai bien volontiers demain… non… c’est-à-dire… ce matin, n’oublions pas que nous sommes à ce matin.

Il se renversa sur le lit.

— J’ai la tête lourde, murmura-t-il, le champagne est bien mauvais à l’Opéra… je préfère celui de ma cave… j’oublie que tu n’as rien bu, là-bas…

Atterrée par ce calme qui touchait au cynisme, elle fit un geste de dégoût.

— Oh ! ne fais pas de beaux mouvements de théâtre, Mi-chat… je voulais te griser rien qu’un peu… tu ne te serais pas plus démasquée pour cela ; nous aurions roucoulé devant eux, et tu aurais vu tes poètes, tes adorateurs, tes aristocrates en déshabillé… du propre, je t’en réponds. Quel joyeux renouveau tu m’as gâché là, petite méchante ! moi qui ai tant besoin de m’étourdir ?…

— Jean, lui dit-elle, frémissant d’une juste indignation, je te méprise !…

— Pourquoi ? ma jolie !… je ne trompe cependant pas ma femme avec la pensée d’une autre… Si j’avais l’envie de te faire des infidélités, je me rendrais chaque soir dans ma chambre de gauche au lieu de venir dans celle de droite, puis je ferais atteler le coupé… le lendemain, je te dirais : tu sais, j’ai fait la noce, et si tu n’es pas contente !… Ce qui t’autoriserait naturellement à toutes les sottises possibles… Non… Madame, je vous suis fidèle… J’ai laissé mes témoins se débrouiller pour venir te retrouver…

— Vous pouviez ne pas me retrouver… je regrette même d’avoir attendu… Monsieur Soirès.

Le nuage qui embrouillait la vue de Jean s’épaississait.

— Tu m’appelles « Monsieur » comme le jour de notre mariage, dans le landau… cela m’attendrit… tu es plus belle, cette nuit, en revanche… viens donc, je t’adore, ma chérie, et je te demande pardon.

Il lui tendit les bras.

Berthe, écœurée, s’enveloppa d’un burnous noir. Elle allait mettre un chapeau, lorsqu’il la saisit par les mains.

— Tu crois que je vais te laisser envoler ? Mauvaise… Comme tes cheveux sont doux ; comme c’est drôle cette poudre : on te dirait vieillie et embellie, et le bonheur ne peut pas être au comte de Bryon, vois-tu, moi je le garde… en te gardant… Écoute… faisons un pacte… tu y penseras le jour… je ne te demande que de l’oublier la nuit… Mon pauvre Michat, je lui ai donné d’horribles frayeurs, à ce bal… je ne recommencerai jamais… jamais, je te le jure…

Il la força à s’asseoir à côté de lui, sur le lit de repos. Un moment, paralysée par la honte, Berthe offrit machinalement son front, mais à peine la bouche de son mari eut-elle effleuré sa peau, qu’elle se sauva en se cachant le visage : elle ne l’aimait plus, il lui était devenu impossible de l’aimer, et elle refusait de le subir.

Jean la rejoignit.

— Follette… qui ne veut pas avouer franchement que cela lui fait plaisir… Dis-moi, chérie, te souviens-tu de notre promenade au Bois avec ta robe blanche que tu voulais montrer à toute force ?… nous étions bercés là-dedans comme en un berceau, et je t’entends encore poussant de gros soupirs, pleurant tes fleurs d’oranger éparpillées au fond des coussins, le gros bouquet que tu avais eu peine à emporter de l’église. Comme c’est irritant, les petites femmes toutes petites avec leurs pieds et leurs mains de souris, leur taille de poupée, leurs colères de chattes…

Jean s’était mis à genoux devant elle et la tenait enlacée à pleins bras… Berthe sanglotait.

— Vous me faites horreur… répétait-elle, vous me faites horreur !

— Mon cher démon, vous n’avez pas toujours prétendu la même chose. Mais ainsi va le monde de ces petites créatures qu’on ne s’explique pas et qui ne s’expliquent pas ! Nous vous adorons, nous vous épousons, nous vous couvrons de caresses, de bijoux, de satin, vous paraissez heureuses, et vous allez regarder par la fenêtre le premier passant venu !… Si on vous chantait des chansons, vous réclameriez des baisers… et quand on vous donne des baisers, vous réclamez des chansons !… Comment se tirer de là ?… Mon Dieu… j’ai envie de pleurer… ma joue brûle… le vin était détestable, et ce comte… je le tuerai. Berthe, ta robe est-elle rouge ou est-ce du sang qui coule ? Réponds-moi donc… tu tournes la tête… je te fais horreur… oh ! ne répète pas ça… si j’ai eu tort, bien tort de t’insulter, j’ai tellement souffert après quand je t’ai vue partir avec lui ! Je vais t’avouer une chose… je suis jaloux… jaloux… et je me cache pour ne pas le crier, car tu te moquerais de moi. C’est un orgueil bête… tiens, mettons que je suis gris… comme nous serions encore heureux !… comme nous nous aimerions… Mi-chat !… cette jalousie brouille tout… je vois rouge… rouge… c’est ce manteau. Tu veux te sauver ? tu ne pourras pas… je suis assez fort pour te tuer, rien qu’en te serrant le poignet… tu te rappelles, tu as la marque… regarde !… Ne bouge plus… avant de t’aimer à mon aise j’ai besoin de te parler beaucoup… je comprends que je ne te parle pas assez tous les soirs… je suis un rustre, c’est convenu… Et puis la poésie… ça m’exaspère !… Nous avons de l’or pour acheter tous les poètes de la terre, nous. À quoi bon rimer, dis… est-ce que ce n’est pas meilleur de voir les étoiles de son alcôve ?… c’est toujours les étoiles, mais c’est aussi une alcôve… Détache tes cheveux de vieille dame… n’as-tu pas déjà quatre ans de mariage ! et je t’aime comme le jour des guirlandes d’oranger ! Le comte Maxime, ce n’était qu’un vilain rêve… le fantôme du suicidé… un petit remords de Mi-chat… Parti, il est parti et tu me demeures intacte… je sais bien qu’il ne t’a pas embrassée, va… Cependant… ces loges d’Opéra, c’est si canaille !… Oh ! l’infernale pensée !… je finis par penser… je deviens un rêvassier aussi, moi… Berthe… ne me repousse donc pas, je croirais que tu es à lui.

La jeune femme se cambrait en arrière pour éviter ses caresses. Il bondit sur ses jarrets d’acier et la coucha tout habillée en travers de leur grand lit.

Elle cria de rage et voulut atteindre le cordon de la sonnette.

— Mi-chat volontaire, voilà qui est amusant ! Tiens, tu me rends fou, je te veux tout de suite avec ce costume de courtisane… je te veux.

Berthe chercha son poignard à sa ceinture d’or, elle ne savait plus si elle avait son mari devant elle. Cet homme la glaçait d’épouvante, et elle se défendrait. Lui, riait d’un rire que l’ivresse rendait étrange. Son amour se mélangeait de désespoir forcené, il lui semblait qu’en la violant il allait la reprendre au souvenir du comte de Bryon.

Berthe défaillante perdit complètement la raison, ne sachant même pas ce qu’elle disait, elle balbutia les yeux fermés :

— Maxime à moi, Maxime, je meurs…

Jean poussa un rugissement de tigre, ses doigts se crispèrent à la gorge de sa jeune femme qui se tordit, les yeux hagards…

— Eh bien ! demanda Soirès triomphant, tu es contente, tu ne cries plus… je suis sûr qu’au fond tu n’es pas si fâchée que tu veux me le faire croire… les femmes coquettes sont toutes les mêmes !… Bonsoir, Madame, dans une heure nous irons tuer votre amoureux…

Berthe ne répondait rien, elle paraissait dormir…

À l’aube, Soirès se réveilla, il fut très étonné de se retrouver en costume de bal… il sauta à terre, se passa de l’eau sur le visage et rassembla ses idées.

Sa femme n’était plus là. Une robe rouge gisait près de lui avec une ceinture qu’un rayon d’aurore faisait étinceler.

— Ah ! oui, le duel, pensa Jean un peu honteux.

Pourtant il fit craquer ses phalanges, selon sa coutume, s’étira les bras, et sonna son domestique. Il avait été convenu qu’on se battrait au pistolet vers six heures au pré Catelan. Les témoins de Maxime étaient le vicomte de Raltz-Mailly, et un officier d’Afrique de ses amis ; ceux du banquier étaient Desgriel, fort ennuyé de se trouver mêlé à cette aventure dont les journaux parleraient de travers, et de Cossac, le vieux général.

Jean, mis en présence du comte, se comporta en véritable manant.

— Monsieur, lui dit-il brusquement, je n’ai pas de rancune car j’étais ivre, hier soir, vous aviez envie de ma maîtresse, je le comprends. Désormais nous serons bons amis…

Chacun supposait qu’il allait lui tendre la main, mais Jean Soirès voyait les choses à un point de vue différent. Il voulait tuer ce Monsieur parce que ce Monsieur le gênait et non parce qu’il le haïssait. Il regrettait même toutes les agréables conversations que cela lui ferait perdre.

— Messieurs, ajouta-t-il d’un ton bourru, — il sentait que le froid était vif, — dépêchons-nous, j’entends me battre pour de bon, à mort, s’il vous plaît.

Les témoins abasourdis voulurent parler de réconciliation… déplorant que des donzelles fussent toujours la cause d’irréparables malheurs.

— Sacré domino rouge ! marmottait de Cossac.

— Une machine à effrayer des taureaux ! affirmait Desgriel guignant Soirès du coin de son œil doucement narquois.

— Je suis de l’avis de mon adversaire ! déclara le comte de Bryon qui retirait avec un sourire aimable ses gants fourrés.

— Mais c’est absurde !… puisque le banquier vous fait presque des excuses, il avoue qu’il était gris !

— Cela ne le regarde pas… sans doute ! riposta Maxime toujours gracieux.

Desgriel finit par décider qu’on se battrait à mort ; il craignait aussi le froid et se disait que la balle d’un pistolet vaut mieux qu’un rhume de cerveau, c’est plus poétique. Le charmant poète des jolies femmes était d’une bravoure d’ailleurs romanesque ; il l’emporta ; les témoins du comte de Bryon se rangèrent de son avis… De temps en temps, Soirès pensait à Berthe, il se repentait et son repentir valait ses excuses, car il se promettait d’user de pareils procédés à la première occasion.

. Les adversaires se placèrent à vingt pas l’un de l’autre, les pistolets leur furent remis chargés. Jean visita le sien pour éviter toute espèce de plaisanterie de la part de ses témoins. Desgriel donna le signal.

Soirès visa le cœur de Maxime, la balle passa au-dessus de l’épaule. Le banquier n’avait pas la main ferme ce matin-là, et les mauvaises actions de sa nuit alourdissaient ses doigts ; il ne voyait même pas son but… il tirait pour tuer n’importe comment, ayant une chance en trois coups. Maxime visa l’oreille gauche de son adversaire, et l’atteignit : cette très légère blessure étonna tout le monde. Alors, il y en avait un qui se réservait d’être généreux. Probablement, songeait Desgriel, celui qui avait ramené le domino rouge !…

Soirès se secoua comme s’il avait reçu une piqûre de guêpe. On rechargea les pistolets.

D’un commun accord, les adversaires faisaient signe qu’ils seraient heureux de continuer.

Jean révisa au cœur, la balle ne se perdit pas, cette fois, et cependant Maxime, encore souriant, tira en l’air.

Puis il s’appuya sur l’épaule de l’officier d’Afrique. Celui-ci avait deviné la blessure à la subite pâleur du jeune homme. Soirès fit quelques pas.

― Vous êtes touché, Monsieur ? demanda-t-il.

— Et vous satisfait, je présume ? répondit Maxime offrant la main.

Soirès tourna le dos.

— Vous ne la reverrez jamais, dit-il les dents serrées, voilà qui est sûr, je préfère les balles aux serments, moi !

Les témoins protestèrent énergiquement. Bien qu’il ignorassent la cause de ce duel stupide, il se portaient garants de l’honneur de Maxime.

— J’ai tenu mon serment jusqu’à la mort, bégaya le jeune homme, et il crut mourir tant le spasme qui s’empara de lui fut horrible, on le déposa dans sa voiture sans connaissance.

— Le rustre ! s’écrièrent en chœur les témoins, y compris ceux de Soirès.

Quant à Soirès, le dos toujours tourné, le chapeau enfoncé sur la tête, planté comme un arbre qu’on ne déracinerait pas… il pleurait à chaudes larmes !…

Il n’avait jamais haï ce bel enfant de vingt-quatre ans, lui… jamais… seulement il aimait sa femme… et sa femme portait malheur !…

La duchesse de Sauvremieux reçut un télégramme dès que Maxime eut été pansé par un médecin : l’extraction de la balle logée au défaut de l’épaule n’avait souffert aucune difficulté, elle pouvait venir pour embrasser son favori hors de danger, et il aurait encore la force de lui dire :

— Duchesse, je suis bien vengé ; Berthe ne voudra plus vivre avec ce bourreau !

Madame de Sauvremieux pénétra chez Maxime par les grandes entrées. Elle avait mis tout autour de sa fine physionomie du tulle crème ; sa longue mantille de point d’Angleterre tout autour de sa taille restée droite et les mains très parfumées de poudre à la Maréchale ; elle accourait empressée comme une jeune fille au premier rendez-vous. Maxime s’était fait installer dans son nid d’amour afin de n’entendre aucun bruit et de ne voir personne. Ceux qui venaient prendre de ses nouvelles n’auraient pas le prétexte d’une porte entr’ouverte pour incommoder le blessé. Ensuite, avouons franchement que sa mélancolie ne s’effaroucherait peut-être pas d’une visite venue par les petites entrées. La duchesse s’assit dans un voltaire que le valet de chambre lui approcha, elle écarta les rideaux de brocard bleu qui enveloppaient le lit.

— Mon cher petit garde-française ? soupira-t-elle. Il leva les paupières.

— C’est vous, ma reine ?

Et il lui effleura les doigts avec un sourire languissant.

« Comme il vous a de beaux cils, » pensa la vieille dame émerveillée. Elle prépara elle-même un verre de vulnéraire de sa composition.

— J’ai, susurra-t-elle aux oreilles du valet de chambre respectueux, j’ai soigné treize blessures, mon ami. Feu Monsieur le duc était un enragé tireur, et je le guérissais chaque fois… ce qui l’invitait à recommencer, parbleu !…

Elle sucra le breuvage, fit goûter au médecin. Celui-ci hocha le front.

— Excellent… dit-il tout haut. Mais plus bas il ajouta : Un remède de bonne femme… heureusement que notre client est jeune, lui !

Le feu flambait dans l’âtre. La lampe, voilée de gaze, éclairait d’une lueur tendre ; le blessé n’avait même pas de fièvre. La duchesse, ravie de ce joli émoi qu’une nuit passée hors de chez elle, à son âge, lui causerait, déclara qu’elle dormirait sur ce fauteuil.

— Il est orphelin, n’est-ce pas !. je l’aime comme un fils… car c’est le garçon le mieux élevé de Paris, Monsieur, expliquait-elle au docteur abasourdi. Il me dorlotera à son tour quand je m’endormirai pour l’éternité. D’ailleurs les convenances seront observées ; j’ai prié un petit abbé de Notre-Dame de me tenir compagnie.

Le docteur ne put dissimuler un sourire. Qu’avaient à faire là les convenances ?…

Le petit abbé arriva, discret, sournois, gras comme caille, et une pointe de friponnerie dans les yeux. Il prit son bréviaire, se mit sur un divan oriental qui sentait fort la violette, et puis on n’entendit plus que la respiration vague du blessé légèrement assoupi.

Tout est amour dans la vie. Nous insistons sur cette antithèse du comte et de la duchesse, parce qu’il existe de l’amour réel dans cette antithèse.

On ne doit rien nier quand il s’agit d’une réunion de deux sexes différents.

En approfondissant bien les sentiments de Maxime de Bryon, on aurait peut-être découvert qu’il s’était battu surtout pour plaire à la duchesse.

Maintenant qu’elle était venue, qu’elle avait déclaré que le garçon le mieux élevé de Paris c’était le comte de Bryon, il se félicitait, il se pelotonnait voluptueusement dans ses douleurs d’épaule, parfois très aiguës, en savourant le piquant plaisir d’être aimé, du même coup, des siècles passés et du temps à venir.

Vers dix heures du soir, un léger heurt retentit contre la porte mystérieuse, la porte vêtue de soie rose. L’abbé ne bougea pas, mais il fronça les narines, un peu inquiet. La duchesse engourdie par la chaleur de la chambre somnolait dans son voltaire, le valet de chambre était sorti et le docteur ne devait revenir qu’en cas de complications.

— Entrez ! risqua l’abbé, percevant un second choc.

La porte rose fut poussée et se referma avec sa vivacité habituelle ; une belle fille de dix-neuf ans fit irruption.

— C’est trop fort, Mademoiselle, dit le prêtre qui devinait que celle-là n’était pas duchesse.

— Eh bien !… quoi ?… s’écria Marie Grévinette, la plus splendide créature du quartier latin J’ai passé l’eau parce que je me mourais d’inquiétude. Chéri en pensera ce qu’il voudra, du moment qu’il n’est pas mort… j’en prends l’absolution…

D’un bond, la folle s’était élancée vers le lit et avait collé ses lèvres sur les lèvres du blessé. Maxime, laissant là son éducation, avait crié de joie. On s’embrassait.

La duchesse réveillée leva les bras au ciel ; le malheureux abbé, tourné du côté du mur, était au supplice.

— Là… là… ne vous gênez pas, Mademoiselle, fit la duchesse d’un ton aigre. Vous allez l’achever… parbleu !… d’où nous sort cette petite farceuse ?. Comte… c’est une véritable trahison.

Marie Grévinette riait et pleurait, elle se mit à genoux.

— Vous êtes sa mère ? Alors, je m’en vais… dit-elle d’un ton soumis… mais… je voulais le voir… On a beau être une étourdie, Madame, on a du cœur… demandez-le-lui… et puis je le vois si peu souvent !…

— Hum !… grommela Madame de Sauvremieux, radoucie, je ne suis pas sa mère… non… quel Lauzun, ce petit Monsieur… Hum !… il me met en propre compagnie !

— Est-ce que je peux rester encore une minute ?

La duchesse hésitait, l’abbé toussait.

— Marie, dit Maxime avec autorité, faites vos excuses à Madame, et sauvez-vous, je me porte à merveille.

Elle fit une révérence profonde et regagna la porte.

— Avant de sortir, ma chère, veuillez donc vous charger de ce coffret que j’aperçois sur cette console. Lors de votre dernière visite, vous avez oublié un bracelet, vous le rappelez-vous ?

La belle brune s’empara du coffret et revint sourire devant le lit.

— Tu es gentil ! je n’avais rien oublié. À propos, c’est le poète Desgriel que j’ai vu hier à l’Opéra, qui m’a conté l’histoire du domino rouge et du duel… si Madame me permettait de demander d’autres explications ?…

— Vous devriez déjà être dehors ! interrompit le comte que la figure bouleversée de l’abbé rendait sévère.

Marie Grévinette, tête basse, allait faire jouer le ressort de la porte rose, lorsqu’on entendit une voix déchirante s’écrier :

— Ouvrez-moi par pitié !… je suis Berthe Soirès,



XII


Il sembla aux hôtes du boudoir qu’un grand froid leur arrivait de la Seine par cet escalier dérobé. La duchesse fit un geste de stupéfaction, l’abbé se rejeta dans la pénombre du lit et le blessé essaya de se soulever.

— Elle ! Madame Soirès !… répétait la duchesse tremblotant sur ses jolis pieds comme si elle allait assister au dénouement d’un drame.

— Ne l’avais-je pas prévu ? murmura Maxime avec un indéfinissable sourire.

Il ajouta :

— Duchesse, veuillez fermer ces rideaux, il faut bien la laisser entrer ; mais vous n’oubliez pas, quoi qu’il arrive, que je ne dois jamais la voir, jamais !

Pendant ce temps, Marie Grévinette, les yeux furibonds, la tête haute, prête à s’élancer sur sa rivale, ouvrit la porte.

— Ah ! disait-elle, se croyant de nouveau sur la rive gauche, chez un étudiant quelconque, je ne suis donc pas seule à avoir le secret… Entrez, ma petite… le comte de Bryon n’y est pas… moi, je vais vous recevoir !…

Berthe entra lentement, s’appuyant aux meubles. Ce fut une navrante apparition : la malheureuse jeune femme n’avait presque plus la force de se soutenir, elle devait venir de très loin, ses bottines et le bas de sa robe étaient maculés de boue ; comme il pleuvait ce jour-là, ses vêtements mouillés se collaient à ses membres transis. Rien ne lui demeurait de ses anciennes coquetteries, car sa toilette était pauvre, toute noire, elle n’avait même pas de gants. Marie Grévinette ne put s’empêcher de reculer.

— Quelle traînée ! dit-elle entre ses dents, cambrant sa superbe poitrine dans son veston de fourrure.

La duchesse, effarée, chancelait contre le dossier du voltaire, et respirait des sels.

— Malheureuse !… murmurait-elle, la malheureuse !…

— Que voulez-vous, Madame ? demanda la voix douce du comte derrière les rideaux de brocart.

— Plus rien maintenant que vous avez parlé… bégaya la femme du banquier Soirès, souriant d’un sourire égaré… je ne savais pas, moi, que l’on vous soignait… je vais m’en aller à présent, Monsieur de Bryon,… très tranquille… Pardonnez-moi.

Et elle se tournait vers les deux femmes immobiles, toutes deux hautaines dans leur étonnement de la voir là.

Le comte avait sonné. Un domestique se présenta.

— Reconduisez Mademoiselle, Yvon, ordonna le maître de la maison d’un accent bien impérieux pour un blessé.

Marie Grévinette essaya de protester, mais le valet lui toucha l’épaule ; c’était, ce valet, un grand gars d’allure un peu sauvage ; la fille eut peur : les gens du monde sont toujours les plus forts… elle sortit, grinçant des dents, jurant de se venger, et lorsqu’elle fut à la porte elle attendit.

Madame de Sauvremieux, comprenant aussi qu’elle était de trop, passa au salon suivie de l’abbé. Celui-ci faisait de tristes réflexions sur les protecteurs des congrégations expulsées… Ô temps ! ô mœurs !…

Ecce homo ! Madame la duchesse, soupirait-il.

Berthe était restée debout, les mains jointes, devant ce lit dans lequel rien ne paraissait plus vivre.

— Je ne vous importunerai pas davantage, fit-elle toute livide et se retenant aux draperies afin de ne pas tomber… je sème le malheur… cela ne peut durer ainsi… Maxime, j’ai quitté mon mari pour toujours, ce matin… je n’ai pris que la robe que j’ai sur moi et, à pied, j’ai gagné Meudon comme j’ai pu, sans argent, n’ayant pas mangé. Je pensais que ma mère me cacherait chez elle. » Il était tard quand je suis arrivée par des chemins qui montent… oh !… j’avais les jambes toutes brisées. À la grille de son jardin, j’ai eu l’idée de regarder avant de sonner… j’ai aperçu mon mari. Jean s’était douté de ma fuite après le duel… Alors mon cerveau s’est mis à brûler… à brûler… puisqu’il était déjà chez ma mère… vous étiez mort, je me suis sauvée. Ma mère ni lui ne se sont doutés de ma présence devant cette grille… Je souffrais bien, Maxime. Mon cœur éclatait. Comment suis-je revenue jusqu’ici ?… je ne me l’explique pas… je me suis trompée souvent de chemin. Une voiture m’a renversée au Trocadéro, mais je n’ai pas voulu appeler un agent, je ne songeais qu’à courir, courir très vite… Oh ! je me moquais des passants… on disait derrière moi : elle est folle… mais je courais toujours… me voici… vous n’êtes pas mort… on vous soigne… et nous ne devons jamais nous revoir. Adieu !

— Berthe… où allez-vous ? interrogea Maxime qui agita un instant ses rideaux.

— Je vais… Mais que vous importe ?… Je ne retournerai pas avec lui… Je vous le jure !…

— Berthe… c’est votre mari… asseyez-vous, reprenez des forces… tout ce qui est ici vous appartient. La duchesse, qui est depuis hier votre amie, vous fera servir à dîner et ensuite vous rentrerez chez vous… chez lui… Un scandale de plus vous perdrait… Berthe, ma sœur, je vous l’ordonne.

— Comte… j’ai assez de savoir que vous vivez, dit la jeune femme avec une amertume si poignante dans la voix que Maxime comprit qu’il ne pourrait insister sans l’outrager.

— Alors ? fit-il, écartant un peu le brocart bleu, puis il passa sa main longue et exsangue comme une main de prélat.

Elle se précipita sur cette aumône faite à son pauvre amour.

— Alors… ne m’avez-vous pas dit un jour que les morts reviennent ? dit-elle.

Et elle baisa la main tendue en l’inondant de ses larmes.

Le comte de Bryon sonna vivement, il avait perçu le bruit d’une porte se refermant et il ne sentait plus sur sa main qu’une humide fraîcheur.

Yvon, le valet de chambre arriva. Le comte lui fit signe de s’approcher,

— Elle est partie, cette dame en noir ? lui demanda-t-il.

— Je ne vois personne ici, répliqua Yvon faisant d’un regard le tour du boudoir.

À voix très basse, le comte eut une explication avec son domestique et celui-ci s’élança du côté du salon.

— Madame la duchesse peut revenir, annonça-t-il d’un accent ému.

Maxime, lui, avait la fièvre.

— Je l’envoie chercher mon médecin, déclara-t-il, tandis que la vieille dame, le maintien composé, reprenait sa place au chevet de son favori.

Berthe, une fois sur le quai d’Orléans, marcha droit à la Seine et s’accouda sur le parapet. Le temps était affreux : la pluie et le vent avaient l’air d’en vouloir aux misérables de cette lugubre nuit.

En face de la jeune femme, Notre-Dame, enfouie sous un épais voile de brumes, obscurcissait davantage son horizon. Pourtant il y avait un Dieu derrière ces masses confuses de vieilles pierres. Que faisait-il donc dans sa maison, ce Dieu qui laissait ainsi souffrir une enfant de vingt-deux ans ?

Après tout, c’était justice, puisqu’un soir de bal, derrière les murs de son hôtel, Berthe avait été plus insensible encore… le suicidé ne l’avait pas vue, elle, avant de se tuer, tandis qu’elle venait de presser la main de Maxime.

Silencieusement elle pleurait, la tête penchée vers la Seine que, chose horrible, elle ne pourrait deviner à travers les ténèbres. Se jeter là lui fit peur. Elle se souvenait d’un fait divers lu par hasard dans un journal : un pauvre homme s’était lancé du haut d’un parapet tout pareil à celui-ci, et au lieu de tomber dans la Seine il était aller se broyer sur un tas de cailloux ; on l’avait retrouvé le matin respirant encore, les membres pantelants.

Non, elle choisirait sa place ! Et elle gagna un pont du côté de la cathédrale.

Il n’y avait personne ; vers minuit les quais sont presque déserts, surtout lorsqu’il pleut à torrents. Cependant Berthe entendit marcher sur l’autre trottoir du pont, Elle ne voulait pas être sauvée ; elle attendit que ce passant se fût éloigné. Une lueur vacillait aux fenêtres de la Morgue.

— Pourvu que je ne me mette pas à crier, se dit-elle, saisie d’une angoisse. Elle se courba sur la balustrade du pont, le clapotement de l’eau lui vint, sinistre, à l’oreille ; l’eau murmurait autour du palais de ses noyés des choses mélancoliques, c’était un mélange de sanglots doux et de vagissements d’enfants. Les becs de gaz formaient de place en place un grand rond clair sur cette onde couleur d’encre, alors on la voyait à ces places fouettées par la pluie, moutonnante, écumeuse, comme essayant de se révolter à la sourdine.

Berthe ne voulait pas tomber dans l’inconnu, elle choisit un endroit clair, près d’un candélabre. Elle se recueillit une minute.

— Il le faut, songea-t-elle, les bras crispés par une subite frayeur.

Et elle essaya de sourire.

— Bah ! fit-elle, puisque je suis déjà si mouillée !

Elle monta toute droite sur le piédestal du candélabre et se retint encore à cette colonne de fer. Il lui sembla que quelqu’un l’appelait alors dans le vent, mais elle ne daigna point se retourner.

Elle traça le signe de la croix sur sa poitrine : la simple pensionnaire, qui existait toujours dans la jolie Parisienne trop gâtée, n’avait pas oublié complètement ses prières depuis son mariage. Berthe pria :

« Notre père… que votre nom soit sanctifié… » récita-t-elle doucement, se laissant glisser peu à peu à l’abîme.

Il y eut une seconde pendant laquelle Madame Soirès demeura suspendue par sa robe que le vent avait enroulée au candélabre… Enfin la robe se déchira et le corps tomba comme un plomb. Elle ne jeta aucun cri, ses mains ne se tendirent pas en l’air, sa tête seulement se renversa en arrière, les yeux fermés, et ses splendides cheveux se dénouèrent une dernière fois à la clarté du bec de gaz… ses splendides cheveux étincelants, couleur de l’or !

Le passant que la désespérée avait entendu marcher de l’autre côté du pont prit la fuite. C’était une femme : Marie Grévinette. Elle avait tout vu, cachée derrière l’un des murs de la Morgue. Quand Berthe était montée sur la balustrade, la fille, saisie d’un bon mouvement, peut-être involontaire, avait appelé, mais quand le corps fut tombé, Marie s’était enfuie, s’imaginant qu’on la poursuivrait en lui demandant compte de ce suicide…

À quatre heures du matin, Yvon, le valet de chambre de Maxime, pénétra dans le boudoir sur la pointe des pieds : La duchesse dormait d’un profond sommeil ; le petit abbé, tourmenté par tous les incidents féminins de la nuit, avait, au contraire, la mine fort éveillée.

Le comte de Bryon, dont les regards brûlaient de fièvre, s’empara du poignet de son domestique.

— Eh bien ? interrogea-t-il.

— Le médecin est là !… répondit Yvon l’index à la bouche.

Il ajouta les dents claquantes :

— L’horrible froid ! Monsieur le comte… et quelle pluie… j’ai dû changer de vêtements avant de venir prévenir Monsieur le comte…

Maxime se laissa aller dans ses coussins avec un soupir de satisfaction.

— Tu as tout expliqué, Anne est-elle prête ?

— Les instructions de Monsieur seront suivies… j’ai prié le groom de nous remplacer… Ce médecin se porte mieux que vous !

L’abbé ne comprit rien à l’étrange colloque. Comment ce domestique pouvait-il s’étonner de voir un médecin se porter mieux qu’un blessé ?

Cependant le docteur entra à son tour, il visita la blessure qu’il trouva en très mauvais état, défendit les conversations et prescrivit un bouillon de poulet vers neuf heures,

La duchesse s’éveilla juste à cette heure, lut l’ordonnance, et sonna la cuisinière, une Bretonne nommée Anne.

Le groom du comte parut.

— Vite un bouillon, commanda l’empressée garde-malade.

— La cuisinière est partie ce matin pour Saint-Brieuc, répondit le groom se frottant les paupières.

— Hein ? balbutia la duchesse ahurie… pour Saint-Brieuc ? et Yvon ?

— Également, Madame, soupira le gamin d’un air très innocent.

Un léger éclat de rire, venu du lit, fit retourner la duchesse.

— Pauvres gens !… murmurait Maxime jouant avec un citron dont il respirait de temps en temps l’odeur.

— Que signifie cette plaisanterie, mon cher comte ? vos gens vont à Saint-Brieuc ?…

— Eh ! chère duchesse… une nostalgie sans doute !

L’abbé dans son coin lisait les matines, ne voulant plus se mêler aux aventures sataniques de ce boudoir.

— Monsieur, m’expliquerez-vous ?… s’écria la duchesse pinçant l’oreille du groom avec une indicible colère. Celui-ci demeura muet. Madame de Sauvremieux n’avait plus qu’à préparer elle-même la tasse de bouillon, ce qu’elle fit en poussant des exclamations désespérées. Son favori pris de délire, les domestiques s’émancipant, le monde allait finir d’une bien laide façon !…

— Duchesse ! lui dit Maxime, lorsqu’il eut achevé la tasse, vous êtes un ange de candeur !

À soixante-dix ans, être un ange de candeur vous rajeunit un peu.

— Voyons !… ne vous fatiguez pas, mais écrivez-moi ce que vous avez à me dire, comte, implora la duchesse dévorée par la curiosité, son unique infirmité chronique.

Maxime se pencha vers elle.

— Il y a que vous allez me rendre pour quelque temps le pavillon de Langarek, ma bonne amie ; j’en ai besoin pour y installer Anne et Yvon… cela sera souverain pour guérir leur nostalgie. Chez moi, le château de Bryonne est trop grand… pour la cure de ces sortes de spleens. On voit la mer de Langarek… la mer, c’est infaillible, comprenez-vous ?…

La duchesse se dirigea du côté d’un guéridon : elle griffonna un mot et le plia en quatre.

— Il suffit, mon ami, vous pouvez adresser ceci au garde de Langarek… je n’ai aucun besoin de mon pavillon pour le moment… d’ailleurs… il est à vous. Ah ! comte… je vous plains.

Elle remit sa mantille de dentelles, ses gants de Suède.

— Je vous serais obligée, monsieur l’abbé, de faire commander ma voiture ; s’il n’y a personne pour atteler… demandez-moi un fiacre.

Le prêtre sortit un peu pensif. Il y avait un malheur dans l’atmosphère puisque la duchesse se retirait aussi sous sa tente.

Maxime tendit la main à la vieille dame.

— Oh ! ma reine, ne m’accusez pas… s’écria-t-il ; elle s’est noyée, là, devant la maison.

Et comme le besoin d’une réaction se faisait sentir à la fin de cette nuit terrible, le comte de Bryon éclata en pleurs.

La duchesse se précipita.

— Noyée ? elle, Berthe Soirès… oh ! mon pauvre cher, mon pauvre cher… comme c’est affreux.

Dans son égoïsme quasi-maternel, c’était lui qu’elle plaignait.

— Non… je l’ai sauvée, moi… grâce au dévouement d’Yvon ; il l’a suivie. … car je me doutais de sa résolution, et il est arrivé juste à temps… balbutiait le jeune homme posant sa tête alanguie sur l’épaule de madame de Sauvremieux. Je ne veux plus la rendre au mari… ce rustre l’achèverait… il a dû la battre, voyez-vous, pour qu’elle soit partie comme cela. Vous me méprisez, duchesse, mais je n’ai plus le droit d’abandonner une femme qui se tue à mes pieds… Elle a peut-être écrit quelque chose, Soirès croira qu’elle est morte… Et elle ira là-bas sous ma mystérieuse protection. Si je l’envoie au pavillon c’est pour que vis-à-vis de vous-même, mon seul juge dans cette affaire, je n’aie rien à me reprocher…

— Oui, je vous absous, mon enfant, répondit la duchesse s’essuyant les joues… pourtant, elle va devenir votre…

Maxime fit un geste d’intraduisible fierté.

— Pensez-vous donc que je veuille lui faire payer mon hospitalité ?… Madame !

Elle ne put s’empêcher de sourire à travers ses larmes.

— Vous parlez comme un homme qui a reçu des balles… Quand vous serez guéri…

— Mon serment n’en tiendra pas moins, je suppose.

Et Maxime fixa sur la vieille dame un œil très noir n’ayant plus rien de l’expression affectueuse qui lui était habituelle. La duchesse de Sauvemieux se sentit mal à l’aise ; son favori, bien qu’il fût né aux époques de décadence, demeurait incorruptible.

— Le dernier des preux ! gémit-elle en s’affaissant dans son fauteuil.

L’abbé rentra.

— Le coupé vous attend, Madame ! dit-il enchanté de rejoindre le bercail.

— C’est bon, répondit-elle de mauvaise humeur… je ne pars plus.

Une heure encore elle arrangea des compresses, releva les traversins, et visita la blessure, puis, agacée subitement, elle se tourna vers l’abbé qui était en train de rallumer le feu.

— L’abbé, fit-elle très vite, est-on obligé de tenir un serment jusqu’au tombeau, lorsque celui qui vous l’a fait faire est un vilain monsieur ?

Pétrifié, le petit abbé s’arrêta, la pincette d’une main, son bréviaire de l’autre.

— Ma foi, Madame, je crois que oui… surtout quand ce serment a été exigé pour une bonne cause.

Maxime riait tout bas, se repelotonnant voluptueusement sous les chaudes couvertures ; il se disait que les femmes sont toutes les mêmes !…

Jamais, peut-être, sybarite ne se trouva plus heureux qu’à ce moment de douces langueurs ; le feu flambait, la duchesse discutait, sa blessure se fermait, enfin il n’avait pas eu le déchirant spectacle de la pauvre créature se débattant dans l’eau… Et puis, il était vengé, noblement vengé.

Il s’endormit avec un petit frisson de plaisir :

— Comme elle devait avoir froid, se répétait-il, comme elle devait avoir froid ! !…



XIII

Langarek, 2 mai 18..


Je vous remercie, Maxime, pour l’existence que vous me rendez, pour mon cœur que je sens battre, pour la souffrance qui me revient… je vous remercie pour l’amour que vous n’avez pas pour moi…

» Non ! nous ne nous reverrons plus, mais nous nous aimerons beaucoup. Je finis par où je devais commencer : l’idéal ! Je ne suis pas folle et cette excellente femme qui me veille, chaque nuit, Anne, votre Bretonne, n’a plus peur de mes cris, à présent. Imaginez-vous, Maxime, que je voyais le pont Notre-Dame et un bec de gaz dans mes rêves et que je criais : « Au secours, l’eau va m’entrer dans la bouche !… » Puis je vous sautais à la gorge en répétant : « C’est Maxime, le comte Maxime qui me tue ! » Maintenant, je renais, je dors bien et j’apprends ce fameux idéal… par où j’aurais dû commencer. »

» Vous me dites de vous écrire tout ce que je pense. Mais je pense à toi !… tout ce que je fais, je prononce ton nom et je regarde la mer. Voilà.

» Puisque vous n’êtes jamais venu à Langarek demeurer même une heure, je vais vous expliquer comment j’y suis.

» Vous n’y viendrez d’ailleurs jamais, n’est-ce pas ? Il ne faut pas tenter Dieu, dites-vous, et cela est très raisonnable…

» Alors je vous dois un tableau de ma maison.

» Quand je suis arrivée, il y a deux mois, je crois, j’étais si malade que je n’ai rien vu d’abord. Il m’a seulement semblé que durant le trajet de Saint-Brieuc au petit village d’ici tout était tranquille comme dans un cimetière. La vieille voiture allait si doucement qu’elle endormait mes douleurs de tête.

» Il pleuvait à verse, comme à Paris ; mais la pluie sentait bon, d’une odeur âcre qui laissait un goût salé sur les lèvres. Nous avons côtoyé la mer un moment, je l’ai aperçue tout d’un coup au détour d’un chemin, si près de moi qu’il me semblait nager dans cette eau, comme j’avais nagé involontairement dans l’eau de la Seine. Oh ! cette affreuse nuit !…

» Et ce doux matin, cher Maxime, quand après un long sommeil je me suis réveillée dans ma jolie chambre bleue, en face de votre château lointain comme un rêve, le vrai château de la Belle au Bois dormant !

» Ce pavillon est une ancienne dépendance du domaine de la duchesse de Sauvremieux, m’ont dit vos serviteurs ; elle vous l’a vendu avec des prairies et une garenne où l’on chasse le renard de temps en temps à la mode anglaise, vous et vos amis, sans doute. Je voudrais que le temps de ces chasses ne tarde guère.

» Pauvre folle que je suis !… Devons-nous tenter Dieu ?…

» Je vois de ma fenêtre les premières falaises bordant la mer, puis sur le côté, au-delà des rochers et d’une bande couverte de genêts fleuris, les murailles de votre parc ; plus au-delà encore, à travers une percée dans les arbres, Bryonne, le château drapé de lierre avec deux tourelles pointues. Moi aussi j’ai du lierre autour de moi, c’est comme si vous m’aviez abritée sous un coin de votre manteau… Je suis si confuse quand je pense que ma pauvreté personnelle ne me permettra jamais de m’acquitter envers vous ! Et si j’étais votre maîtresse, je ne ferais point de réflexion. La plus belle femme du monde quand elle donne… ce que vous appelez un crime… se dit qu’elle est quitte !… Moi, je songe toujours à la honte d’être entretenue par vous qui ne m’avez rien pris. Maître, je suis confuse… Oh ! Monsieur, comment faire pour m’acquitter… dites ?…

» Je vois un peu la ville de Saint-Brieuc, un peu les grands mâts des barques de pêcheurs sur la côte et là-bas… là-bas je vous vois par-delà tout ce qui m’entoure… je vois Paris, l’enfer !…

» Le ciel est bleu, on le dirait lavé chaque matin par les vagues… à l’horizon, il semble sortir de l’eau, limpide et transparent comme un cristal humide. Les oiseaux n’osent plus s’en approcher, ils craignent de le ternir et ils rasent les flots où ils se contentent de le voir se refléter… Pourquoi les oiseaux, surtout les plus blancs, ceux qui scintillent comme de la neige, voient-ils ici très bas ?… Est-ce parce que l’eau contient le paradis ? Mon Dieu ! ce souvenir de ma chute ténébreuse m’obsède encore. Quand je vois l’eau, moi, je ne vois plus que cela.

» Les paysans que je n’avais pas encore vus de près sont de bien braves gens. Ils me saluent, ils me disent que je suis une sainte vierge… et admirent mes cheveux avec des airs de stupeur très drôles… Ah ! s’ils savaient que la dame du pavillon n’est qu’une malhonnête femme !… car je ne suis qu’une femme perdue, moi !…

» À Langarek, il y a une église vieille et mignonne, où je vais le dimanche. Elle conserve le banc des seigneurs, m’a raconté Yvon, comme au temps des rois, et j’ai eu le caprice de m’asseoir à votre place, monseigneur. C’est une stalle toute sculptée devant laquelle se dresse un long christ de pierre donné par vos ancêtres en souvenir d’un heureux mariage. Tu ne te maries pas, Maxime ?… Si tu te mariais, j’irais me pendre aux pieds du Christ, je me ferais le petit ex-voto de ta piété : mais tu ne peux pas te marier, je suis la fiancée de ton âme !…

» Les maisons se groupent autour de ce pauvre clocher avec des allures de timides brebis… elles sont toutes recouvertes de chaume, et le vent du large y a lancé du sel ; on les voit briller le matin comme des écrins moussus remplis de diamants, et la flèche de l’église, fine, svelte, domine ces toits ayant pour fond une étendue immense de mer. On dirait quand on est dans les falaises et qu’on oublie le village pour ne regarder que cette flèche sur l’horizon de l’eau, on dirait une glace bien pure fendue d’une fente noire… Cela m’impressionne toujours, ce spectacle tranquille ; les glaces fendues portent malheur.

» De jolies vaches blanches et brunes paissent l’herbe des côtes. Elles ont des sonnettes au cou qui vous préviennent de leur passage… moi je n’en ai plus peur… je cherche, au contraire, celles qui sont marquées d’un croissant de feu ; elles appartiennent à vos fermiers, et leur lait… je le trouve meilleur.

» Je bois du lait, je fais des tartines avec du pain bis… Anne m’apprend à préparer des caillebottes, je crois que vous les trouveriez excellentes.

» Ma chambre est tendue de perse bleue, vous vous êtes souvenu que j’étais vouée jadis au bleu… je vous l’ai dit, n’est-ce pas ? ou vous l’avez deviné ? J’ai deux jardinières en jonc doré, toujours pleines des fleurs que vous me faites adresser chaque semaine par la bouquetière du Jockey-Club. Pourquoi ne pouvez-vous pas me cueillir une guirlande de liserons sauvages sur les rochers, près de Bryonne ? Hélas ! que vous êtes à la fois charmant et impitoyable… (Il faut que je me plaigne, voyez-vous, c’est plus fort que moi !…) quand je sais cependant que vous m’aimez comme un frère.

» Oh ! le joli petit lit que celui que vous avez choisi pour votre sœur ! Une couchette de pensionnaire, bien drapée de bleu, je m’y endors quelquefois… mais le plus souvent je demeure éveillée très longtemps afin de mieux jouir de sa douceur qui vient de vous. Merci de m’avoir permis le duvet… les pécheresses ne devraient coucher que sur la dure.

» Je me lève à huit heures, j’ouvre ma fenêtre, je contemple Bryonne ; en me penchant un peu, je salue la mer et le clocher mince, la fente obscure du grand miroir, puis je prends à peine le temps de me coiffer, je me fais un peu gronder par Anne qui m’apporte mon déjeuner et je cours au jardin. J’ai des roses que je connais déjà par leurs noms et des lys, petites boîtes de satin toutes garnies d’abeilles. Elles les mangent, ces mouches dorées, et je me fâche avec elles ; j’ai eu le doigt piqué hier ; Yvon qui sarclait des verveines m’a frotté cette piqûre avec une herbe souveraine contre le venin, paraît-il. J’ai aussi sous le lierre du pavillon un nid de martinets, la couvée ouvre le bec dès que je m’approche et je leur jette de la mie de pain pour remplacer la mère qu’un affreux chat nous a tuée.

» Dites-moi, Maxime, puisque l’on me croit noyée, ne serait-il pas bien de rassurer maman ? Elle porte mon deuil, m’avez-vous appris ; elle doit ressentir un réel chagrin, car malgré ses idées très simples, elle m’aimait beaucoup… et j’ai le remords de la tourmenter.

» Je sais bien que je suis morte pour elle aussi !… Mon Dieu, c’est terrible de ne plus avoir même le droit d’exister, de parler, d’écrire… pourtant je dois vous remercier toujours, Maxime, je sens votre affectueux regard m’envelopper quand je pleure et mes plaintes sont des blasphèmes… Non… plus de retour au passé… que je demeure ici comme un cadavre oublié dans les fleurs. On ne jettera pas de terre sur ma pauvre poitrine, c’est déjà beaucoup ! Supposons tous les deux que mon corps roulé par la Seine jusqu’à l’Océan est venu aborder au cimetière de Langarek, où il dort avec un rêve céleste qui est vous.

» Adieu, mon Idéal, ma seule force, envoyez-moi le portrait promis. Je le mettrai en face de mon lit et je ferai ma prière devant lui, car je vous avoue que je suis redevenue dévote comme au couvent. Un amour sans espoir importune même le bon Dieu. J’attends vos lettres, j’attends les livres, j’attends enfin des choses que vous aurez touchées pour les presser sur mes lèvres. » « Berthe. »

Cette lettre un peu incohérente était cependant l’exact reflet de la nouvelle existence de madame Soirès. Le comte de Bryon, au mépris de toutes les lois sociales, l’avait installée dans une de ses propriétés comme dans une tombe à jamais scellée, et le lierre grimpait autour de la recluse, du lierre sombre dont la fraîcheur glaciale se répandait, peu à peu, dans son corps jeune et charmant.

Il avait fallu la sinistre tentative de Berthe pour décider ce parfait gentilhomme à un rapt, mais il savait bien que la victime n’oserait pas se plaindre et surtout que cette victime l’adorait.

À Paris, le banquier Soirès, fou de désespoir depuis la disparition de sa femme, avait reçu un matin la visite d’une jeune personne d’allures équivoques, une nommée Marie Grévinette.

— Monsieur, avait murmuré cette fille se tenant debout devant son juge, je vais vous causer une grande peine, mais il faut que je parle, voyez-vous ; moi aussi je souffre trop. J’ai besoin de tout vous raconter, parce que la nuit je me réveille en sursaut m’entendant appeler : assassin ! Monsieur Soirès, j’ai vu votre femme se jeter à la Seine du haut d’un pont qui avoisine la Morgue, il y a de cela un mois. Ayez pitié de mes larmes, ne me faites pas de mal… je croyais qu’on la sauverait sans que j’eusse à m’en occuper… Grâce, Monsieur, ne me brutalisez pas… je vous dirai tout !

Jean avait saisi la fille par les poignets, et l’avait mise à genoux si fort que le parquet de son salon s’en était ébranlé.

— Misérable !… tu l’as donc tuée… ou fait tuer, hurla Soirès.

Madame Gérond, qui ne quittait plus son gendre, accourut aux cris de la malheureuse.

— Vous savez quelque chose ? s’exclama la mère en joignant les mains. Dites vite… tout vaudra mieux pour nous que notre incertitude !

Le banquier alla se mettre contre la muraille, le front collé aux tentures, se bouchant les oreilles, sanglotant comme un enfant. Il en savait assez, lui ! Berthe était morte de son fatal amour pour le comte de Bryon… que lui importait le reste ? Marie s’expliqua longuement pendant que la mère, frissonnante, répétait d’une voix pleine d’angoisse :

— Elle n’a pas pu se sauver… ils l’ont tous laissée mourir… ma Berthe, une enfant si délicate, si jolie !…

C’était le poète Desgriel qui, en causant avec Marie, avait fini par en obtenir un pénible aveu. Ensuite il l’avait décidée à la démarche qu’elle venait de faire.

Lorsque Marie Grévinette sortit de ce salon, elle sanglotait comme cet époux qui jadis, un instant, l’avait fait sourire. Le lendemain, Jean se rendit chez le préfet de police.

— Monsieur le préfet, dit-il en déposant sur son bureau une liasse de billets de banque, voici à peu près une centaine de mille francs. Pensez-vous que la somme soit : suffisante pour faire draguer la Seine entre Notre-Dame et Bercy ?

Ce n’était pas la première fois que le banquier avait recours à la police pour ses recherches, et comme il voulait ses recherches sans publicité, il dépensait des fortunes dans l’idée fixe que Berthe demeurait bien vivante. La seule chose qu’il ne se permettait pas, c’était d’inquiéter Maxime ; celui-ci gardait encore le lit, les témoins du duel l’avaient vu, couché, fiévreux et la supposition d’un enlèvement ne pouvait être admise une minute.

Le préfet se fit donner certains détails absolument indispensables, la fille Marie dut comparaître dans le cabinet, ce qui lui causa des frayeurs horribles et on acquit la certitude que Berthe n’ayant pas crié, aucun secours n’avait pu lui venir, pas plus des passants que des employés de la Morgue.

— Désirez-vous que je m’assure de cette personne ? demanda le préfet désignant Marie Grévinette prête à se trouver mal.

— Non, répondit Soirès d’un ton sourd, laissez-la libre, les remords sont les meilleurs bourreaux.

Et le banquier, vêtu ce jour-là de grand deuil, ouvrit lui-même la porte à la fille, et lui remit une bourse qu’il tenait en réserve pour elle. Plus tard, elle répétait au poète Desgriel qu’elle avait eu presque envie de la rendre, tant la pâleur de ce richard lui avait causé une impression d’effroi.

— Pauvre domino rouge ! murmurait Desgriel rêvant de son côté au drame tout moderne que lui fournirait incessamment la scène de l’Opéra.

Le fleuve fut dragué dans ses moindres recoins. On tendit des filets au pont de Bercy, et l’on visita avec soin tous les cadavres de femme que les dragueurs rencontrèrent, on examinait surtout les chevelures blondes, mais la Seine garda son secret.

Durant ce temps le comte de Bryon, rétabli, se montra un peu dans tous les mondes. On l’accablait de questions derrière les éventails et il souriait d’un sourire triste.

— Mesdames, répondait-il aux indiscrètes, je crois que cette jeune femme est morte noyée ; seulement je n’en jurerais pas… voilà tout ce que je peux vous apprendre !…

Il écrivait régulièrement à Langarek, évitant les sujets trop pénibles, ne citant jamais un fait du banquier Soirès sans ajouter : « Celui que vous ne voulez plus revoir… etc. », relatant les détails de sa fuite en lui faisant sentir que c’était elle qui avait voulu fuir. L’unique responsabilité qu’il désirait conserver était celle de son amour fraternel, dévoué, désintéressé, sublime dans son abnégation chevaleresque.

Puis, les derniers murmures de ce scandale tout à fait calmés, il repartit pour Nice, y accompagnant la vieille duchesse de Sauvremieux qui prétendait avoir un immense besoin d’air.

Le mois de juin approchait. Berthe passait toutes ses journées au milieu de son jardin plein de roses ou sur les falaises de Langarek. Une torpeur étrange s’emparait de la jeune femme autrefois si folle et si spontanée. Un désespoir qu’elle ne cachait même pas à Maxime la minait en l’endormant dans une molle rêverie. Elle était surveillée par les deux serviteurs du comte qui secouaient douloureusement la tête lorsqu’elle s’asseyait devant les vagues tumultueuses.

— Ça finira mal !… disaient-ils.

Non, Berthe ne songeait plus au suicide, elle attendait quelqu’un ; soit qu’elle eût les yeux fixés sur l’eau, soit qu’elle cueillît ses fleurs. Ce quelqu’un ne pouvait ni ne voulait venir. Alors elle se demandait comment la situation se dénouerait et si elle se dénouerait jamais.

Berthe était d’une constitution peu robuste. Petite fille, elle n’avait pas reçu les soins de sa mère à cause de l’irrégularité de sa naissance, et, fillette, les miasmes de Paris l’avaient légèrement empoisonnée ainsi qu’ils empoisonnent toutes les fillettes élevées dans la banlieue. Transformée ensuite par la fortune de son mari, elle avait eu une crise de jouissances de toutes les sortes. Sa jolie pâleur de mondaine très aimée n’avait fait qu’augmenter. Pour atteindre ce degré de beauté provocante, de grâces à la fois mièvres et irritantes, elle avait dû demander à son corps plus qu’il ne pouvait rendre. Comme ces merveilleux coureurs de turf, après le saut de l’obstacle, elle s’étendait agonisant doucement dans la prairie voisine, loin des bravos du départ, en s’apercevant que la fatigue est encore plus grande que la gloire d’avoir porté haut pendant quelques mètres de chemin sablé.

Elle toussait de temps en temps, et Anne prévoyante lui mettait un châle de laine au cou.

— Madame, lui disait la Bretonne, nous ne sommes pas ici à Paris, le vent est vrai, ce n’est pas de l’air de chambre chauffée. Vous me ferez blâmer par mon maître si vous retombez malade !

Elle se laissait entortiller soigneusement, et, dès qu’elle avait gagné l’une de ses places favorites, elle déroulait le châle, respirant à pleins poumons, car un feu intérieur la consumait. Le plus léger travail la fatiguait outre mesure, et pourtant elle voulait aider à tout ; Anne s’émerveillait de la voir s’occuper de la cuisine ou arroser les fleurs, prenant des mains d’Yvon le gros arrosoir.

— Je vous dois bien cela, soupirait-elle, des larmes dans ses navrants yeux bleus, moi je ne vous paye pas… il faut que je vous rende des services.

Les deux mercenaires ne pouvaient s’empêcher d’être attendris. Elle était si belle, la pauvre suicidée par amour, et son histoire était si touchante ! Yvon surtout, qui l’avait tenue un moment entre ses bras, la nuit du malheur, alors qu’elle ne remuait pas plus qu’un ange de bois… et qui l’avait ramenée au bord croyant rapporter un cadavre, Yvon la vénérait à l’égal d’une sainte.

S’il se permettait de penser qu’elle pourrait devenir un jour la maîtresse de M. le comte, il pensait aussi qu’elle l’aurait bien mérité !…

Berthe, saisie d’un retour à la piété comme en ont souvent les caractères passionnés mais faibles, eut l’envie de se confesser au vieux curé de Langarek. L’enthousiasme de ses gardiens ne connut plus de bornes. De respectueuse qu’elle restait toujours, Anne devint expansive.

— Madame, vous ferez plaisir à M. le comte ! s’écria-t-elle avec une joie qui partait du cœur.

Berthe se confessa. Le vieux prêtre, un peu paysan, un peu sourd, ne comprit même pas ce qu’elle lui disait des orages de sa vie et il lui donna l’absolution paternellement.

Elle communia, les bras croisés sur sa poitrine, chaste amoureuse, croyant de bonne foi n’attendre que son Dieu.

Au retour de l’église une récompense lui était réservée : le portrait du comte Maxime, mystérieusement envoyé la veille, avait été installé dans sa chambre bleue.

Elle poussa un cri d’indicible bonheur, puis glissa toute bouleversée sur son lit.

— Oh ! que j’ai mal ! dit-elle à Yvon.

Et elle se tenait la taille comme si le plaisir qu’elle éprouvait lui eût tout à coup déchiré les flancs.

Anne était accourue. Elle fit sortir Yvon très penaud, car il avait trouvé l’idée de cette surprise, et elle s’empressa de dénouer la ceinture de la pauvre enfant à demi pâmée. Berthe demeura jusqu’au soir en tête-à-tête avec le portrait, pleurant et riant, lui adressant des questions, lui tendant des fleurs, lui lisant les passages de ses auteurs préférés.

Au crépuscule elle alla s’asseoir sur un roc tapissé de varechs, où les oiseaux de mer avaient des nids, qu’elle appelait berceau des mouettes, parce que le mouvement des lames en bas et la fuite des nuages en haut semblaient entraîner ce roc dans une course perpétuelle. Berthe se sentait plus souffrante qu’à l’ordinaire, elle voulait leur cacher ce malaise empirant malgré la tranquillité apparente de son visage. Oh ! ce portrait ! il lui donnait un nouveau regain de tendresse, mais combien inutile, cette tendresse !

Son cœur se tordait dans des spasmes incompréhensibles, elle avait le cerveau lourd, et quand elle se penchait vers cette eau grondante dont l’écume rejaillissait jusqu’à ses pieds, elle s’imaginait que son corps se faisait de plomb.

— Maxime, murmura-t-elle, ai-je encore longtemps à souffrir ?… Mon courage s’en va… Maxime… rien qu’un portrait… ce n’est pas toi !

Elle demeura là, immobile, contemplant une mouette blanche qui n’osait pas rentrer au nid et avait peur de la robe flottante de la jeune femme.

Yvon vint chercher madame Soirès à la nuit close.

— C’est imprudent, lui dit-il, vous tousserez demain !… et nous ne pourrons pas pêcher. Vous savez, Madame, que nous nous embarquons demain ?

Elle se laissa ramener comme une enfant, et retenant ses larmes pour ne pas les effrayer, elle rentra chez elle.

— Elle est plus heureuse que moi, la mouette, pensait-elle, à la place de mes livres, de son portrait, de mon désespoir, elle a des petits qu’elle peut caresser.

Devant la porte du pavillon, un gamin de quatre ou cinq ans, vêtu de haillons, mais déjà virilement bronzé par la grève, l’attendait avec une grosse corbeille pleine de coquilles curieuses.

— Ce gamin veut vous vendre des coquilles, c’est le curé qui vous l’envoie, expliqua la Bretonne en le poussant du côté de Berthe.

Celle-ci considéra le vendeur qui avait des cils très épais, un cou rond et ferme, des jambes solides. — Veux-tu aussi m’embrasser ? fit-elle en essayant de le lever de terre.

Il résista, la dame l’intimidait.

Elle garda toutes les coquilles et pria Yvon de faire dîner ce gamin à sa table… il était si gentil !

— Non, dit le petit en se mettant le doigt dans la bouche.

— C’est que sa mère l’attend, Madame, ajouta Yvon un peu embarrassé.

Berthe, probablement plus nerveuse que de coutume, gagna tout de suite sa chambre, la figure dissimulée sous son mouchoir.

— Il était si gentil ! répétait-elle secouée par le frisson d’une douleur inconnue.

Elle refusa de manger et se coucha, le front tourné vers la muraille. Elle ne voulut même pas sourire une dernière fois au bien-aimé.

— Enfin… qu’y a-t-il de neuf ? demanda Yvon que l’état de la jeune femme tourmentait. Est-ce que ce portrait lui donne du chagrin, à présent ?. … Je vous assure, Anne, qu’elle est folle… une folie douce, si vous voulez… mais elle n’a plus son bon sens. Ça finira mal… Il faudrait que Monsieur vienne la voir… tant pis !… qu’elle meure de l’amant ou du mari, je crois que c’est la même histoire, et le cœur me saigne de la voir dépérir faute d’un mot, faute d’un baiser !… Trop de vertu !… Sacré tonnerre !… une vertu à tout tuer !…

Anne tourna le dos.

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde, mon pauvre Yvon, notre maître ne nous paye pas pour lui envoyer des conseils ! Je sais, moi, ce qui la rend dolente… et j’en écrirai à M. le comte… ensuite nous verrons.

Anne devait adresser à son maître un bulletin détaillé de la santé de Berthe toutes les semaines ; ordinairement elle mettait en note les petites imprudences de sa malade et terminait en rassurant le comte sur les désordres de ce malheureux cerveau que l’amour torturait plus qu’une maladie réelle. Cette semaine-là le bulletin fut assez laconique.

« Monsieur le comte, écrivait la Bretonne désormais sûre de ce qu’elle avançait, je dois vous prévenir que madame Soirès est enceinte de trois mois. »

Berthe, ne s’en doutait pas… Maxime, lorsqu’il reçut cette nouvelle, se trouvait en Italie ; il collectionnait dans les ruines de l’ancienne Rome des marbres qu’il destinait au petit musée de son château de Bryonne ; il voulait qu’elle eût la moitié de ses distractions, un raffinement de courtoisie, et il envoyait des pierres sculptées à cette affamée de consolations.

Il eut un froncement de sourcils.

— Enceinte de trois mois !… pensa-t-il… elle est perdue si le mari la retrouve… comment pourra-t-elle lui prouver ?… Allons donc !… Il ne la retrouvera pas… je ne le veux pas !

Et le comte répondit à Berthe, qui le remerciait de l’envoi de son portrait, une longue lettre où il lui révélait avec le tact, la délicatesse d’une mère, qu’elle aurait bientôt à préparer un berceau.

En lui parlant de son état, Maxime souffrait sincèrement. Son poème était bien détérioré par l’affirmation soudaine des droits de l’époux de jadis !… il était devenu l’arbitre absolu de cette âme naïve, mais le rêve résisterait-il à la réalité ? Adorerait-elle toujours l’amant, qui l’avait troublée une seconde pour la ravir éternellement au bonheur chaud d’une affection sensuelle, quand elle tiendrait un enfant dans ses bras… Un enfant de son mari, Un enfant légitime qui ressemblerait à son père peut-être ?…

Maxime, cependant, songea, avant toutes choses, à faire son devoir de galant homme ; il joignit à ses explications délicates les lettres de Berthe, les lui retournant pour le cas, peu désirable d’ailleurs, où le père réclamerait son enfant.

Il lui rappela dans des termes très voilés que le domino rouge avait passé une heure dans la loge du comte de Bryon, la nuit du bal de l’Opéra, puis il la suppliait d’être courageuse, de l’oublier, lui, mais de penser à l’enfant qui, n’étant pas né d’une faute, ne serait point responsable de leur affreuse situation. Il terminait par ces phrases :

« … En somme, Berthe, je crois que vous m’aimez beaucoup et votre amour d’ange me fait un oreiller pour ma tristesse si mignon, si vraiment exquis que je vous en remercie à genoux ! La plus haute région où vous vous soyez élevée, mon amie, c’est assurément en atteignant cette phase de désespoir, un peu morne, indifférent à tout le reste… Cela vous durera toujours, dites-vous… Je vous le souhaite, car c’est bien le ciel que souffrir d’un amour que rien n’a pu ternir puisqu’il est irréalisable !… Cela vous fait grande, plus grande que je ne puis être grand, ma Berthe chérie.

» Vous y gagnerez la révélation de tous les bons sentiments qui sont en vous, ceux dont vous n’avez fait guère usage jusqu’à présent. Ma petite amie qui êtes le seul motif de vivre que je me trouve, ma Berthe, aimez-moi de toute la passion que je m’interdis de Vous donner !… Je suis désespéré, moi, d’avoir traversé votre chemin… cependant, avant moi, y avez-Vous cueilli des fleurs sur ce chemin désert ? Oh ! les étonnantes audaces qui nous seraient permises si nous demeurions l’un près de l’autre ! Et cela sans peut-être cesser de nous entourer d’une auréole de chasteté !… Oh ! les douloureuses extases des sens que rien n’apaise et que rien ne lasse non plus !… Je vois votre merveilleux sourire à travers des larmes… que je voudrais boire… et j’en meurs !…

» Non, je voudrais vous ôter l’ennui de penser à moi, je voudrais vous supplier de revenir à lui ; à votre époux puisqu’il fut meilleur que votre amour pour le navré que je suis ! je voudrais surtout, ô Berthe, vous procurer cette sécheresse de cœur et cette grâce de l’attitude où peuvent arriver, je pense, les plus distingués de nous, les artistes, après quelques essais déchirants aux heures du désir… »

Il était impossible, en effet, de posséder mieux que le comte de Bryon la bonne grâce de l’attitude et… la sécheresse du cœur !…



XIV


Lorsque madame Soirès sut qu’elle serait bientôt mère, une terreur vague s’empara d’elle. Devenue lâche parce qu’on l’abandonnait dans ce coin de terre sauvage, elle eut peur, et des douleurs physiques et des douleurs morales que cette naissance allait lui causer. La vie pouvait donc sortir de la tombe ?

Mais puisqu’elle était rayée du registre de la société, elle n’avait pas le droit d’élever un enfant ! Elle regretta de ne pas être restée au fond du fleuve ensevelissant le germe d’un nouveau désespoir. Les calculs qu’il lui fallut faire aux prières d’Anne, sa gouvernante, lui mirent, du rouge sur le front. Hélas ! était-il né de l’amour ? non, il était né de la haine !… pas plus son enfant que celui de son mari… et il n’aurait aucun nom… il serait un petit maudit pour l’éternité.

Anne n’osait point faire part de ses réflexions, elle, mais la pieuse Bretonne se disait tout bas que le plus simple aurait été de retourner, la mère et l’enfant, à la demeure conjugale. On aurait pardonné au revenant ce qu’on n’aurait pu pardonner à la femme vivante. Berthe ne se considérait pas comme vivante et elle ne parlait jamais de Jean. Il fut donc inutile de discuter sur une éventualité de cette nature.

Le comte envoya une splendide layette choisie par la duchesse de Sauvremieux qui était revenue à Paris.

Berthe redoubla les lettres suppliantes, voulant que Maxime vint la nuit à Bryonne pour y respirer au moins où elle avait respiré quelquefois. Elle allait souvent visiter les marbres italiens, les médailles antiques, la grande bibliothèque du château, rêvant des heures entières devant les portraits de ses aïeux et faisant répéter au vieil intendant, qui lui prêtait les clefs, les histoires de toutes les chambres. Là, il avait eu son berceau ; ici, sa mère était morte ; et plus loin, dans un gigantesque escalier à rampe fleurdelisée, il était tombé en jouant, son sang avait coulé sur une marche.

Le vieil intendant ne s’étonnait pas de voir venir cette jeune femme frêle et triste dont les cheveux étaient d’un blond si doux… Il avait reçu de mystérieuses recommandations, puis il la trouvait adorablement jolie, pourquoi lui aurait-il demandé autre chose ?

Un jour, pendant qu’elle visitait la serre du château, elle fit un faux pas et faillit se laisser choir dans une corbeille de tubéreuses. Il la releva avec un sourire un peu narquois ; il était vieux, lui, et pensait que la plaisanterie était permise.

— Il ne faudrait pas recommencer dans quelques mois, Madame, dit-il d’un ton plein de bonhomie, les tubéreuses sont traîtres aux accouchées !

Elle pâlit, ne répondit rien, mais elle ne voulut plus visiter Bryonne. Une dignité inexplicable naissait en elle avec son enfant.

Elle avait consenti d’avance à toutes les allusions, voire même aux injures, pendant qu’elle ignorait son état, mais maintenant… elle portait le fils ou la fille de Jean Soirès, son époux… il lui fallait se respecter.

Elle borna ses promenades aux murailles du parc, à l’endroit de la percée dans les arbres, elle restait sur le seuil d’une petite porte grillée tout enguirlandée de chèvrefeuille qu’elle ouvrait facilement seule, et elle souriait de loin, à la fenêtre ogivale de la chambre de Maxime, cette fenêtre dont les élégants vitraux coloriés scintillaient comme un regard intelligent.

Au mois de juillet, la chaleur et sa fatigue l’empêchèrent de faire une course aussi longue, et ne voulant plus être tentée, elle lança la clef de la petite porte aux vagues qui baignaient les falaises.

Ses lettres à Maxime devinrent moins pressantes. À quoi bon lui dire qu’elle désirait le voir ? Elle aurait eu honte de son état, honte surtout de lui appartenir comme un objet inutile.

Elle restait couchée des journées, sur une chaise longue, à l’ombre d’un sapin, près du pavillon, les bras ballants le long du corps, les paupières closes, refusant même de causer avec Yvon, et effeuillant distraitement les fleurs qu’il lui apportait. Une fois, elle demanda à la Bretonne d’un ton anxieux :

— Suis-je devenue laide, Anne ?… je sens que je dois être laide !…

Et elle s’efforçait de sourire, mais sa bouche contractée s’y refusait.

— Oh ! Madame, vous laide… au contraire, vous ne paraissez point trop fatiguée… cela va de mieux en mieux !… Et la brave femme, émue de la pâleur toujours croissante de sa protégée, lui serrait doucement la main.

Berthe, en examinant la layette expédiée par la duchesse de Sauvremieux, décida qu’elle serait offerte aux bébés pauvres de Langarek.

— Tout est magnifique, mais je ne veux pas que mon enfant tienne quoi que ce soit de la générosité de M. de Bryon, dit-elle d’un accent irrité.

Il fut impossible de la faire revenir sur son idée.

― Alors comment l’habillerons-nous ? interrogea la servante perplexe. Si nous achetons autre chose ce sera toujours avec l’argent que je reçois de mon maître.

Berthe ne répondit pas. Elle cherchait un moyen de soustraire ce petit innocent à sa singulière situation, oubliant qu’il faisait, pour le moment, partie d’elle-même et en profitait malgré ses révoltes.

En cherchant durant toute une journée de rêverie désespérante, elle se souvint que la mouette blanche, dont les œufs étaient sur le roc où elle allait s’asseoir quand elle pouvait marcher, avait le dessous des ailes à vif parce qu’elle s’était tiré ses plus fines plumes pour en garnir son nid. La mouette n’avait donc eu besoin de personne !…

— Anne, dit-elle le soir, vous prierez M. le curé de venir me consoler un peu, j’ai besoin de lui.

Anne remarqua la clarté lumineuse qui s’échappait des yeux de Berthe.

« Est-ce qu’elle s’est fait une raison ? » pensa la bonne femme.

Le curé vint, il ne parut point s’apercevoir de l’état de Berthe, et quand elle lui eut dit d’un ton presque enjoué qu’elle allait être mère, il se signa sans une objection.

— Voici, mon père, expliqua Berthe se soulevant de sa chaise longue avec une subite énergie, je veux gagner un peu d’argent… oh ! seulement quelques sous pour acheter quelques mètres de toile, j’ai encore le vieux jupon que je portais sur moi lorsque l’on m’a sauvée et ce sera suffisant. … il ne sera pas si gros ! Auriez-vous une broderie à me confier ? Je brode très bien. Ou même du linge à vous raccommoder ? D’abord je m’ennuie, moi, de ne rien faire sous prétexte que je suis malade !

Elle le priait avec l’ardeur d’une femme qui sent qu’elle n’a plus le droit de s’offenser d’un refus.

— Madame, murmura le vieux prêtre, ma paroisse est très pauvre, je ne fais pas broder mes étoles, cependant… voyons… ne pleurez pas… il y a un mariage entre Pierre et une fille de ferme, la couturière du pays est justement très âgée… si vous pouviez lui aider… hein ? J’ajouterai que la bannière de la Vierge est en mauvais état. Les rats m’ont mangé deux anges qui couronnent la mère de Notre-Seigneur… savez-vous broder des anges ? Je voudrais qu’ils eussent de gros yeux d’un beau bleu foncé !…

Berthe se leva, prise d’une joie intense.

— Oh ! Monsieur le curé ! j’ai brodé des bannières au couvent… et vous aurez de gros yeux bleus, de la nuance de ce ciel… vous verrez !…

La semaine suivante, madame Soirès, au milieu des élégances de sa chambre, ne regardant plus que rarement le portrait du comte Maxime, gracieux et hautain dans son cadre d’ébène incrusté d’ivoire, madame Soirès travaillait à la robe de noce d’une fille de ferme. Elle se piquait un peu les doigts, car elle n’avait pas cousu depuis le couvent et elle allait lentement parce que sa fatigue redoublait.

Anne s’essuyait les joues derrière elle,

— Je ne sais pas ce qu’elle a, cette créature du bon Dieu, disait-elle à Yvon, mais elle vous met le cœur sens dessus dessous, rien qu’en tirant une aiguille.

Berthe reçut quarante sous de la mariée qui voulut l’inviter à sa noce tant elle fut contente du travail, et le curé de Langarek déclara que sa bannière était plus belle qu’avant le passage des rats : il donna généreusement trois francs.

Anne dut faire emplette de la toile et d’un berceau d’osier.

— Mon mari ne pourrait pas me reprocher d’avilir son enfant, s’il me voyait ! dit un jour Berthe en mettant le dernier point aux pauvres petits vêtements qu’elle avait voulu préparer toute seule.

Aime fut très étonnée, peut-être même choquée. Madame Soirès n’avait encore jamais prononcé ces mots : mon mari.

Ce jour-là le facteur apporta une lettre de Biarritz.

« Je vous défends de vous tuer ainsi, écrivait le comte Maxime, je devine bien le très noble motif qui vous fait agir, seulement cela prouve que vous m’aimez moins… je quitte la plage mondaine, où je ne vois guère que de l’eau et des femmes, pour aller à Bryonne le temps de sentir une âme et une sainte tout près de moi. »

Berthe poussa un cri étouffé.

— Je ne veux pas qu’il vienne !… fit-elle la gorge crispée dans une angoisse inexprimable.

Et quand Anne entra chez la jeune femme, elle la trouva sanglotante, le berceau d’osier sur ses genoux.

Le comte Maxime avait compris que le danger n’était plus du côté de Berthe, il pouvait venir sans craindre une fatale apparition, la folle amoureuse s’effaçait peu à peu devant la mère. Comme il possédait la science de se faire adorer toujours, il désirait simplement raviver son image au-dessus de ce berceau menaçant.

Il descendit à Bryonne par une merveilleuse matinée de septembre ; les grands marronniers se couvraient déjà d’une teinte d’or, les corbeilles de la pelouse embaumaient l’air de senteurs capiteuses, et au loin la mer se roulait en furie, ainsi qu’elle le fait sur les côtes de Bretagne aux approches des équinoxes.

Les meutes du chenil hurlèrent d’un long hurlement de plaisir, le cygne qui voguait au milieu de l’étang s’arrêta en faisant une gracieuse ondulation du cou. On saluait le maître. Le vieil intendant avait rangé les domestiques près du perron, quelques fermiers agitaient leurs chapeaux.

Maxime était seul, le front soucieux, l’œil songeur. Qui sait s’il ne s’était pas attendu à trouver parmi les vassaux une femme voilée de crêpe ?…

— Ni pêche, ni chasse ! avait-il répondu à la question de son intendant.

— Mais un baptême ! pensa celui-ci qui ne voyait pas d’inconvénient à introduire un bâtard dans la liste des aïeux de M. le comte.

Maxime demanda Yvon le soir même de son arrivée.

Madame Berthe est très souffrante surtout depuis qu’elle vous sait ici, déclara le valet de chambre, elle ne tient vraiment qu’à un fil, ajouta-t-il en hochant la tête, il faudrait peu pour le casser. Si M. le comte était venu plus tôt…

— Je ne pouvais pas la voir… quand je serais venu plus tôt. À quoi bon ?…

Berthe aussi disait à présent : À quoi bon ? Et elle jetait la clef du paradis dans la mer, du haut des falaises.

— Elle aurait moins pleuré, Monsieur le comte ! soupira Yvon qui se permettait une observation malgré le respect que lui inspirait son maître.

Maxime fit un mouvement de colère, presque imperceptible ; cependant Yvon recula.

— Vous m’avez recommandé de m’attacher à cette jeune dame, balbutia-t-il, et j’ai obéi… elle est douce et jolie comme une vierge… les enfants qui courent sur les rochers lui embrassent les mains quand ils s’approchent d’elle, et je connais un pêcheur qui vous jurerait que lorsqu’il l’a vue assise devant la mer, il attrape plus de poissons qu’à l’habitude. Anne se ferait couper en morceaux pour lui ôter son chagrin… le curé lui a donné la communion presque sans confession, c’est le cas de le dire !… Ah ! Monsieur le comte, elle mérite votre pitié, je vous assure… la pauvre petite dame !

Maxime expliquait juste ce qu’il fallait d’un ordre pour qu’il fût exécuté, mais il ne laissait rien comprendre des mystères de sa conduite aux subalternes. Il renvoya Yvon avec un énorme bouquet rapporté de Biarritz où les camélias poussent en pleine terre.

Elle avait trop pleuré ! Et lui ? ne souffrait-il pas quand il songeait à ce serment inexorable ? Pourrait-il agir contre l’honneur et contre son repos ? Sortirait-on jamais de ce cercle infernal ? En supposant même que le banquier Soirès vint à mourir, pourrait-il l’épouser ?… Non !… mieux valait ne pas remuer tous ces souvenirs navrants !… D’ailleurs, Ce que Berthe aimait en lui c’était justement son courage et son mépris des choses de ce monde !… Il garderait l’amour de Berthe, il lui était nécessaire comme la flatterie est nécessaire aux rois… Ces lettres adorables le plongeaient dans des extases qui l’énervaient et le consolaient. Il en jouissait comme on jouit d’une musique d’église entendue derrière la sombre majesté de l’orgue. Peu lui importait de voir l’exécutant puisque l’exécutant lui appartenait corps et cœur. Elle était morte et elle avait voulu mourir !

Il ne devenait pas bourreau parce qu’il embellissait sa tombe et qu’il veillait de loin ou de près à ce que sa mort fût douce !…

Il n’irait certainement pas, lui, trouver ce mari en deuil pour lui dire : — Tuez-moi… j’ai sauvé votre femme !

Le comte ouvrit sa fenêtre, celle qui donnait sur la travée du parc et d’où on apercevait, tout à l’horizon, le pavillon de la duchesse. Il le vit perdu dans la brume du soir, demi-flottant dans une buée venue du ciel et de la mer. Langarek s’endormait autour du pied de l’éminence sur laquelle il était construit. Un rayon du soleil couchant mettait un scintillement dans une de ses vitres. Durant une chasse, Maxime avait approché de la maisonnette et il savait qu’au-dessus de la porte se trouvait la croisée de la chambre à coucher.

— Elle est là ! se dit-il en s’accoudant sur l’appui sculpté de l’ogive.

Une morne tristesse s’empara du jeune homme, il se sentit très seul pour la première fois de son existence… seul et pourtant fier de cette amertume qui l’envahissait.

Sa nature égoïste avait pour toujours revêtu un épais manteau d’orgueil, et quand il frissonnait sous ce manteau il se l’avouait difficilement. Il essaya une expression dédaigneuse, mais ses yeux se troublèrent, une larme se suspendit à l’extrémité de ses cils noirs.

Maxime n’avait pas pleuré depuis la terrible nuit du suicide.

— Est-ce que je l’aimerais ? se demanda-t-il en refermant l’ogive illuminée du même rayon qui se mourait au loin sur la vitre de Berthe.

L’intendant vint le prévenir que « Monsieur le comte était servi ». Maxime gagna la salle à manger où semblaient l’attendre les graves personnages de la galerie de ses ancêtres, et tout à coup, se souvenant d’une splendide Américaine pour laquelle il avait dépensé cinquante mille livres à Biarritz, il conclut… que la langueur de ce soir d’automne était adorable !…

Berthe avait fait baisser ses persiennes le lendemain matin, prétextant les ardeurs du soleil. Elle allait et venait dans sa chambre comme un oiseau dans une cage, lorsqu’un chat, l’ennemi, rôde autour des barreaux. Elle parlait au portrait, lui reprochant de la faire rougir de honte. En réalité, elle était rouge de fièvre, son état s’aggravait et le médecin de Saint-Brieuc, appelé la veille, déclarait que la frêle constitution de la mère pourrait bien arrêter le développement de l’enfant. Il ordonna une profonde solitude, aucune émotion et une nourriture très abondante ; malheureusement Berthe ne voulait rien manger, elle ne prenait que le lait et le pain bis que lui envoyait une paysanne ; cette paysanne la payait ainsi pour un bonnet que Berthe avait brodé après avoir cousu sa layette.

— Je ne veux rien de ce qui est au comte Maxime ! répétait la jeune femme en repoussant toutes les offres de sa servante.

Yvon se désolait.

— Elle irait mendier pour ne plus revoir son logis que je ne m’ébahirais disait le valet de chambre montrant de temps en temps le poing au château de Bryonne dont la masse imposante avait, au fond du paysage, l’aspect d’un monstre endormi.

Berthe se consumait dans de douloureuses crises de nerfs, n’osant pas crier la faim devant les mets savoureux qu’on lui servait et répandant des pleurs sur son pain bis. Le petit être qui remuait déjà en elle lui suggérait des envies bestiales de mordre les murs, les draperies, les meubles. Le coussin de sa chaise longue était crevé par ses dents qu’elle y avait mises une fois. Pourtant sa volonté ne pliait pas une seconde ; elle voulait le fruit de ses entrailles tout entier à son mari et elle accomplirait ce tour de force au milieu de son esclavage. Aimait-elle un homme quelconque ? elle l’ignorait à présent ; elle était toute au mystère de sa création, ne se préoccupant ni de l’époux qu’elle avait subi ni de l’idéal qu’elle avait rêvé. Elle aurait voulu, pardessus tout, du pain, beaucoup de pain pour s’empêcher de mourir avant l’heure suprême de sa délivrance.

Chaque matin, dès son réveil, le comte Maxime dépêchait son groom avec des friandises et la dîme des serres de Bryonne… elle faisait remercier, ou répondait un mot ému, mais elle ne regardait point ces choses appétissantes. Son enfant n’en avait pas besoin, affirmait-elle les yeux égarés par l’énervant désir de son estomac inassouvi.

Elle faisait souvent des projets.

— Puisque personne ne me reconnaîtra, disait-elle à la Bretonne, je retournerai, sitôt guérie, à Paris avec mon enfant, je m’installerai dans une petite chambre, je broderai, je ferai ma cuisine comme une simple ouvrière, je l’élèverai moi-même et je ne m’en séparerai jamais.

— Monsieur ne voudra pas ! objectait la servante timidement.

— Allons donc !… Maxime voudra… il est juste !… je ne peux pas demeurer ici, à sa charge, moi, la femme du banquier Soirès, ayant mis au monde l’enfant de mon mari !

Après un accès de désespoir au sujet d’un gâteau du pays, superbe et doré, que Maxime lui avait fait porter en l’accompagnant d’une supplication brûlante, Berthe résolut d’écrire à sa mère.

Il lui semblait qu’elle enfonçait dans une eau noire comme jadis et elle appellerait au secours, à présent, elle se sauverait malgré eux, malgré ce regard triste l’enveloppant lorsqu’elle se tournait vers son portrait. Ce fut Yvon qui se chargea de mettre la lettre à la poste.

Il la porta au château de Bryonne, obéissant à sa consigne avant d’obéir à son bon cœur.

Maxime la déchira.

— Dans sa situation ? s’écria-t-il, elle est folle… le banquier arrivera pour la tuer, d’abord, et ensuite je doute que sa mère vienne la pleurer… ces gens sont des rustres !… elle le sait bien !… Faites-la manger de force… employez tous les moyens ! Ah ! si je pouvais y aller, moi !…

Yvon revint au pavillon, la mine basse. On manda le docteur, celui-ci ne prescrivit qu’un remède : la mère pour soigner les deux enfants.

— Envoyez-la chercher tout de suite, sans cela je ne réponds de rien, cette jeune femme est si frêle qu’elle nous passera dans les mains et nous aurons perdu notre temps ! Elle a été trop gâtée, les Parisiennes n’en font qu’à leur idée.

Or, l’idée de Berthe était de nourrir elle-même l’enfant qu’elle portait et il lui était impossible de gagner sa vie au milieu du luxe dont on l’accablait.

Yvon prit un grand parti, il fit écrire une autre lettre qu’il mit à la poste de Langarek sans s’inquiéter de ce qu’on penserait au château de Bryonne.

Berthe, quand il lui eut juré que celle-là était en route pour Meudon, lui saisit le bras, elle le fit se pencher sur sa couche.

— Embrassez-moi, Monsieur Yvon, dit-elle de sa douce voix résignée : bientôt je ne vous ennuierai plus.

Yvon se sauva, il avait les paupières humides.

Anne le tourmenta jusqu’à ce qu’il eût avoué son crime.

— Monsieur vous chassera !… déclara la servante indignée… vous allez être cause des plus grands malheurs !

Elle se précipita vers le château pour prévenir le comte. Maxime haussa les épaules.

— Soit, répondit-il au récit effaré de la Bretonne, elle veut risquer sa vie pour un sentiment très noble… je lui pardonne ; seulement dites-lui que je quitterai ce pays dès que sa mère sera là… je ne tiens pas à me déshonorer, et je sens que si son mari la retrouve, j’irai la voir… ce sera plus fort que moi !

Anne fit semblant de ne pas entendre, et elle ne rapporta pas la réponse.

Une semaine s’écoula, Berthe était au septième mois de sa grossesse, elle demeurait mignonne et délicate de visage, gardant la grâce de sa personne, comme si la pauvre coquette avait eu jusqu’à la dernière minute la pensée de plaire à tous ceux qui l’approchaient.

Sa pâleur devenait diaphane, ses yeux bleus s’estompaient d’un cercle de bistre, elle se soutenait difficilement sur ses petits pieds, mais ces changements inévitables la rendaient encore séduisante, elle pouvait ne pas trop craindre les surprises.

Attendait-elle, quelquefois, aux instants de répit que lui laissaient ses angoisses maternelles, le fiancé de son âme ? Non ; pourtant elle attendait quelqu’un ou quelque chose qui l’empêcherait d’avoir peur.

Berthe avait peur la nuit quand les vagues, en déferlant sur les rochers, jetaient leurs plaintes formidables ; elle avait peur le jour quand le vent d’automne faisait craquer le grand sapin sous lequel on abritait son lit de repos. La sauvage contrée lui paraissait bien immense pour être habitée par une faiblesse comme elle ! L’air creusait sa poitrine et brûlait sa gorge. Oh ! la chambre close de l’hôtel Soirès, sa chambre au milieu de la vie insouciante du Paris des riches !… Là-bas elle aurait été défendue par les deux bras de Jean contre la peur et surtout contre la faim !…

Elle aurait acheté un berceau de dentelles pareil à celui qu’elle se souvenait d’avoir vu chez une de ses amies, un beau berceau doublé de satin rose… qu’elle aurait payé de son argent, que les amies seraient venues voir avec des cris d’enthousiasme !…

Mon Dieu, voici que le dimanche arrivait, elle comptait les jours depuis l’envoi de sa lettre, et sa mère ne répondait pas ! Peut-être n’était-elle plus à Meudon… alors… elle vivait chez son gendre, chez l’homme qui aurait encore le droit de tuer l’épouse infidèle quand il connaîtrait le lieu de sa retraite.

Berthe tremblait de tous ses membres, et sur ses joues amaigries glissaient des larmes brûlantes.

Le matin du dimanche elle se fit descendre au jardin pour guetter le facteur, elle se coucha sous le grand sapin, la tête tournée vers le chemin de Langarek.

On l’avait habillée d’un ample peignoir bleu, très simple et très flottant ; ses cheveux, qui la fatiguaient toujours, s’épandaient le long de son corps en mèches folles, son coudé enfoncé dans leur nappe blonde éclatait d’une blancheur de marbre. Il faisait une journée merveilleuse, la mer était calme, le ciel pur. Au-dessus des girouettes du château de Bryonne jouaient des colombes, et les marronniers du parc se teintaient d’une pourpre royale. La nature exhalait, elle aussi, son dernier souffle de coquette. Les rosiers se penchaient, lourds de leurs fleurs trop épanouies, et des jonchées odorantes couvraient les sentiers. Sur le nid des mouettes, un pêcheur causait avec une jeune fille portant le joli costume des environs de Saint-Brieuc, le corsage décolleté, la chemisette fine et le bonnet clinquant. Le pêcheur avait des boutons de métal à sa veste de bure, il riait très fort, la paysanne se défendait mollement : ils s’embrassèrent.

L’heure de la messe sonnait au clocher du village.

Berthe, le cou tendu, attendait toujours le facteur, dévorée d’une impatience fiévreuse… Le chemin de Langarek passait devant le pavillon, il fallait absolument qu’il vînt de ce côté. Les sabots d’un cheval résonnèrent soudain dans les ornières durcies, un cavalier traversa ce chemin.

Berthe poussa une exclamation de stupeur : c’était le comte Maxime qui passait, sans se douter qu’elle le voyait, car il tenait les yeux fixés au loin, dans la campagne lumineuse.

Il allait au pas, sa silhouette noire se découpait sur l’azur, très nette, très fière. Quand il fut juste en face du sapin, il étendit une main au-dessus de la haie bordant la route et jeta son gant avec un geste d’adieu. Puis le cheval, un magnifique cheval arabe, sentant qu’on le pressait du genou, s’élança au galop.

Berthe s’était dressée, les bras en

avant.

— Maxime !… s’écria-t-elle.

Mais déjà il s’effaçait derrière l’église du village, tandis que les paysans endimanchés le saluaient respectueusement.

Yvon sortait du pavillon au même moment, il courut chercher le gant, l’apporta à la jeune femme.

— Où va-t-il ? demanda-t-elle bouleversée par cette vision qu’elle n’attendait plus. Le gant contenait un papier.

Yvon se retira par discrétion.

« … Berthe, écrivait le comte de Bryon d’une écriture un peu tremblée, je retourne à Paris… Vous désiriez votre mère, c’est votre époux qui vient ! Oubliez-moi donc tout à fait et soyez heureuse, je n’emporte qu’un souvenir dans mon cœur, mais il vaut un amour… Adieu ! »

Une indéfinissable expression de terreur décomposa les traits de Berthe.

— Le gant… je ne veux pas ce gant ! bégaya-t-elle agitée d’un frisson violent, et elle retomba sur le lit de repos, les mains jointes.

Il lui sembla qu’une nuit épaisse envahissait le jardin plein de roses, le ciel éblouissant, la mer caressante.

Qui donc l’aimait à présent ? Personne ! et elle mourrait deux fois… car Jean venait pour la tuer.

Le gant, par terre, gardant encore la forme des doigts de Maxime, leur tiédeur parfumée, la fascinait comme un reptile. Elle n’osait plus le ramasser… Cependant elle essaya de se baisser pour mieux le contempler, s’imaginant qu’elle le voyait rouge ; alors elle s’agenouilla d’un mouvement machinal.

— Mon Dieu ! gémit-elle, ayez pitié du petit enfant… ayez pitié de lui !…

Elle s’affaissa sur le sol, le corps tout tordu dans un spasme convulsif. Yvon restait à l’intérieur du pavillon causant avec Anne de l’événement inattendu.

— Pourquoi diable M. le comte est-il passé de ce côté ? disait le valet de chambre de mauvaise humeur.

— Elle n’en est guère joyeuse, notre jeune dame, et il n’a même pas regardé, hein ?

— Pas un coup d’œil ! droit comme le saint sacrement, c’est un fier homme… Nous autres, nous ne serions pas si vertueux !

— Dans son état, voilà qui l’assassine, ça finira mal, mon pauvre Yvon… une triste amourette !

Yvon ne répondit plus, il se leva du banc sur lequel il était assis et prêta l’oreille.

— On dirait que j’entends pleurer !

À peine eut-il proféré ces mots qu’une grande ombre s’avança dans le vestibule, un homme portant Berthe renversée sur son épaule entrait d’une allure impérieuse.

— Vous pouvez appeler une sage-femme, il est temps, leur dit-il avec un étrange sourire.

Yvon faillit se précipiter du côté d’un fusil de chasse accroché au mur. Anne se signa, les dents claquantes. Bien qu’ils n’eussent aperçu que rarement le banquier Soirès chez leur maître, à Paris, ils venaient de le reconnaître tout de suite.

Jean, sans se retourner, se dirigea vers l’escalier.

— Il y a un lit, en haut ? demanda-t-il de sa voix brève et forte.

— Oui, balbutia le malheureux Breton pétrifié.

Jean monta l’escalier qui conduisait à la chambre à coucher, il trouva le lit et y déposa son fardeau.

La jeune femme ouvrit des yeux hagards ; de nouveau, ses membres se tordirent, un son rauque sortit de sa bouche, que mouillait une salive sanglante.

Jean se croisa les bras devant elle. Il paraissait vieilli de dix ans, ce méridional dont le teint autrefois était si chaud. Il avait les joues blêmes, le regard sombre, le coin des lèvres tiré dans un mauvais rictus, des plis argentés se mêlaient à ses rudes cheveux bruns, ses robustes épaules se voûtaient un peu et le deuil qu’il portait encore le pâlissait davantage.

— Maman ! dit Berthe d’une voix presque inintelligible.

— Ah !… tu veux voir ta mère ?… elle sera là ce soir pour la veillée… Mi-Chat… sois tranquille, je lui ai permis de venir, mais quand ce serait fini, bien fini, répliqua froidement Jean Soirès. Il avait l’aspect très calme, il continuait de sourire de son sourire étrange.

Il s’approcha du lit, se pencha vers elle.

— Tu as la vie dure, toi, malgré ta faiblesse… petite poupée ! murmura-t-il en mettant la tête de Berthe sur son bras, qu’il arrondit.

Puis il écouta les battements du cœur se ralentissant de seconde en seconde.

— Presque pas changée, Mi-Chat, reprit Jean, qui avait appliqué son pouce au cou de la jeune femme, sans doute pour chercher l’imperceptible mouvement de sa respiration ; vous emporterez le secret de la beauté dans l’autre monde, et si on y donne des bals, vous y ferez encore des conquêtes, je crois !… Allons, du courage !… tu souffriras bien moins que pour un accouchement… Il fallait prévoir cela, mon pauvre trésor !… ou rester dans la Seine !… Ne te débats pas, c’est inutile… là… bonsoir, petite poupée !

Un souffle léger, un souffle d’oiseau s’exhala de la bouche, à présent tout ouverte, de madame Soirès, sa tête glissa en arrière dans les cheveux blonds dénoués, ses jolis pieds se raidirent, droits et pointus sous leurs pantoufles de satin.

Jean se détourna. Il salua d’un geste ironique le portrait du comte Maxime, dont l’attitude hautaine lui sembla terriblement vivante.

— Votre œuvre, Monsieur le gentilhomme ! fit-il ; mais nous réglerons nos comptes !

Un bruit de pas retentit dans l’escalier, Anne et Yvon rentraient amenant la sage-femme du village, espèce de rebouteuse qui se désespérait déjà en pensant qu’elle aurait affaire à une dame de Paris, toute frêle, toute nerveuse.

— Alors, répétait-elle en montant, vous croyez que le médecin arriverait trop tard ?

— C’est sûr, répondait Anne, les jambes fléchissantes au souvenir du mari ; ensuite il ne faut pas que l’on voie un homme ici ; le monsieur qui est là-haut casserait la jeune dame, voyez-vous.

Jean s’accouda sur l’appui de la fenêtre, tournant le dos aux femmes très inquiètes de la réception qu’il allait leur faire.

— Elle est bien mal ! murmura la rebouteuse visitant le corps toujours rigide.

— Et l’enfant ? demanda la servante multipliant les signes de croix.

— Il a étouffé… c’est fini… le pauvre !… il pourrait vivre… à sept mois quand les enfants sont du temps des châtaignes, ils tètent bien ! faudrait chercher le curé, cela va mal…

Jean examinait l’horizon. Les colombes volaient autour du château de Bryonne que le lointain rendait vaporeux comme un mirage. Une sérénité douce enveloppait ses murailles énormes et son parc ombreux. À travers la percée dans les arbres l’ogive d’une tourelle rayonnait d’une clarté mystique.

La campagne reposait dans la paix solennelle du dimanche. Aux chants de l’orgue qui chantait la grand’messe, s’unissait le murmure du flot… Ce pays était le pays des rêves !…

— Inutile ! laissez donc le prêtre à son église ! fit Soirès d’un ton sourd en revenant près du lit. — Monsieur ! s’écria tout à coup la rebouteuse s’effarant… Monsieur… elle a passé !…

En effet, Berthe était morte depuis un quart d’heure…

À la veillée mortuaire, il n’y eut pas qu’une mère pour pleurer sa fille partie sans son dernier baiser, il y eut aussi un époux ivre de désespoir, qui sanglota le visage enfoui dans les cheveux dorés de la jolie martyre, car Jean Soirès avait trouvé les lettres de Berthe, celles que lui avait rendues le comte Maxime, et Jean Soirès les avait lues !…



XV


Dans le salon de madame Cachard se pressait, un soir de novembre, un premier soir de l’hiver parisien, ce qu’il est convenu d’appeler un monde fou. Et vraiment ce monde avait l’air fou. Les hommes échangeaient des réflexions inconvenantes, les femmes riaient très haut.

Un musicien connu jouait, assis au piano, une valse que personne n’écoutait, et un couple, dans un coin, essayait une polka que personne ne jouait. C’étaient là des artistes, paraît-il.

Madame Cachard, un peintre distingué et une créature vulgaire, en robe sans corsage, se donnait beaucoup de mal pour les recevoir, répétant :

― Amusez-vous, mes amis, nous sommes chez nous, en famille… Moi, quand je reçois, je mets les gens à leur aise. J’adore la jeunesse, flirtez ! Les journalistes sont de bons garçons, cassez du sucre, Messieurs ! entre artistes… n’est-ce pas ?

Et ces réflexions, jetées tantôt sur un ton aigu, tantôt sur un ton rogue, contribuaient à l’animation générale.

Madame Cachard était gaie parce que le poète Desgriel était venu, un héros dans le journalisme (aussi dans les alcôves) et avec lui le comte Maxime de Bryon, un héros dans le scandale.

Toutes les femmes étaient gaies à cause de ces deux hommes. Il y en avait beaucoup… de femmes devenues d’aimables aventurières : une comtesse ayant dû épouser le troisième empereur, la veuve d’un Cacique, les deux filles d’un chanteur d’opérettes, Olga Freind, vêtue d’une flanelle galonnée d’argent, puis la perpétuelle mademoiselle Sivrac, la magnétisée des amateurs, maigre, chétive, devant tourner très mal un jour.

Une masse de gommeux ornés de noms sonores, voués aux amours platoniques par principe et aux théories magnétiques par sadisme, le sadisme à l’état latent qui fait désirer les viols sur des filles endormies, sans, du reste, permettre d’y aboutir ; des vieux regrettant l’empire derrière les fauteuils, des républicaines à effet, M. de Cossac, le général retraité, un solide galantin, le vicomte de Raltz-Mailly possédant en toute propriété la moitié d’un cheval de courses et aspirant à l’autre ; enfin un nombre incalculable d’artistes dans le genre de savoir souper le ventre vide et en ajoutant d’un air froid :

— Vous savez… moi… je soupe ! mais je n’ai pas faim ! oh ! pas du tout faim !

On apercevait de ci, de là, un financier couvert de banqueroutes comme un brave peut l’être de blessures. Ces gens, gros de torse, à mains poilues, venaient pour faire des femmes… et n’avaient pas honte de le dire à demi-voix.

Le salon, d’un jaune clair, aux meubles capitonnés et déjà salis, scintillait d’or. Dans la tresse des étoffes, tapis, rideaux, draperies des portières, brillaient des filigranes d’or. Il coulait le long des murs comme, une sueur d’or… Un lustre électrique répandait une lumière exagérée sur tout ce jaune luisant.

Des plâtres nus, des terres cuites se dressaient aux embrasures, représentant des courtisanes, des bustes de célébrités politiques, et des tableaux ébauchés ou finis, accrochés à des chevalets de velours, révélaient les mystères du flirtage moderne.

On étouffait et on se le disait de temps en temps. Quelqu’un avait même découvert un mot peu spirituel : « Il fait chaud comme dans un four ! » — On se répétait ce mot en pouffant de rire.

Il y avait des dames qui, sortant du théâtre, en robes montantes, arrivaient pour demander à manger tout de suite, se tournant vers une table, se faisant servir, debout, et se dépêchant d’avaler de gros morceaux de brioche ! un coin de buffet de gare !…

Sous le rideau d’une embrasure, Desgriel et de Bryon essayaient de se dissimuler le plus possible. Eux seuls portaient la cravate de batiste blanche, tandis que leur entourage masculin exhibait la honteuse cravate de soie rouge, signe caractéristique d’un monde pour toujours décapité. Maxime s’ennuyait, le regard hautain, mais la lèvre poliment souriante ; le poète, nimbé de ses cheveux blonds et fluides, riait d’un rire doux et mauvais comme la morsure d’une bouche que l’on chérit.

— Que faisons-nous ici, Monsieur ? murmurait Maxime.

— Oh ! je l’ignore, répondit le poète, car il nous serait facile à nous, les vrais, de nous créer une société murée, d’une élégance absolue, toujours intelligente et jamais se mélangeant… Nous y adopterions quelques femmes, d’un vice intéressant, qui seraient choisies parmi les mieux élevées, des femmes sans poignées de mains, dont le regard dirait tout, tandis qu’elles nous répondraient non ! Il nous serait facile d’être le monde artiste à cinq ou six, pas plus… et de dresser des émules de bonne volonté dont le dandysme serait l’art à défaut d’art. Mais… je ne comprends guère ces attirances canailles… pourtant je les subis, moi, comme vous… je viens ici, je vais là… je néglige même les salons demeurés sincères (j’en connais trois à Paris) pour traverser la cohue que nous admirons ! J’y suis attiré par le parfum d’un corps quelconque qui m’aura frôlé en passant… ou peut-être par l’étude à laquelle j’ai le plus de plaisir à m’acharner : celle du flirtage de notre époque. Rien ne me plaît comme de deviner pourquoi je n’aurais pas de plaisir à devenir l’amant de telle ou telle !… Et vous ?… pourquoi êtes-vous à ma gauche ?

Maxime eut un sourire plus poli et encore plus énigmatique.

— Je crois que je suis venu pour faire à ce monde un éternel adieu… Une femme, par hasard, m’y attira aussi, il y a près d’un an ce soir… Cette femme est morte… je cherche sa trace… voilà tout, je cherche quelqu’un qui me dise : elle a été et elle fut belle !…

Desgriel éclata, son bras se glissa sous le bras du comte.

Allons-nous-en alors… mon cher ; pas une de ses anciennes rivales n’est assez belle pour vous accorder cette générosité. Pauvre petite madame Soirès !…

— Je n’ai prononcé aucun nom ! riposta vivement Maxime.

— Les poètes, Monsieur, savent tout ce qui est amour !

— Vous allez loin …

— Jusqu’au cœur !

Ils se sourirent franchement.

Olga Freind se dirigeait vers eux faisant de longues enjambées de garçon.

— Comte, s’écria-t-elle, vous êtes d’un ténébreux qui nous charme… nous organisons une séance de magnétisme… vous allez en être !… chose convenue !…

Maxime ne savait rien refuser aux femmes laides, par esprit de caste. Son éducation ne le lui permettait pas,

— Mademoiselle, je vous suis, fit-il, et j’irai avec vous, dans l’autre monde, s’il le faut.

— Pour la retrouver, risqua mademoiselle Freind.

— Je ne saurais comprendre.

— Penh ! faites le monsieur ahuri !… Vous savez que ce malheureux banquier parle de fonder une maison de commerce aux États-Unis… eh bien !… je lui ai écrit pour lui demander une représentation là-bas ! En Amérique, cela est bien vu. Une dame instruite, jolie, sachant toutes les langues reçoit les fonctionnaires et les enjôle… puis elle associe quelques capitaux aux capitaux de la maison sociale… Ce cher Soirès… il est inconsolable… et, chose étrange, depuis ce mois-ci, son chagrin semble augmenté !…

— Vous le consolerez aux États-Unis, Mademoiselle, ne put s’empêcher de répondre le comte de Bryon.

Ils parvinrent au cercle qui se formait autour de Jane Sivrac. La jeune fille, renversée sur des coussins, s’endormait de bonne volonté, selon son habitude. Elle avait acquis, en une année, une souplesse étonnante, moins correcte que la souplesse du clown, mais plus piquante, parce qu’elle se laissait vérifier.

Maxime eut un haut-le-cœur.

— Les atroces gens ! pensa-t-il.

— Bonjour, comte… lui dit la princesse de R… qui n’était venue que pour toucher un peu l’épaule de la cataleptique à la mode.

De Cossac s’empressa de charger convenablement son sujet.

— Elle est merveilleuse ! soupira la princesse affolée de magnétisme comme toutes les natures tendres, et peut-être sincère dans son admiration. Elle se disputa un instant avec Raltz-Mailly qui jurait que la veille il avait vu autrement fort : une femme de dix-sept ans pendue au plafond par l’extrémité du pouce.

— Et on la faisait tourner sur elle-même, ajouta madame Cachard triomphante.

Chacun mit du sien. L’un connaissait un sujet qui pleurait d’un œil, riait de l’autre ; celui-ci avait examiné la jambe d’une cataleptique, laquelle jambe était tordue comme un tire-bouchon. Celui-là prétendait que le pire c’est qu’on magnétisait encore mieux les hommes… témoin lui-même : Madame Cachard le jetait par terre en le regardant cinq minutes… elle allait jusqu’à la suggestion mentale et… À ce mot de suggestion ce fut un tumulte effroyable… À entendre ces messieurs, par la suggestion mentale on faisait d’une créature honnête le plus horrible des monstres ; les dames se récrièrent et ne voulaient pas croire… cependant de Cossac raconta qu’il avait fait venir à lui (pour la refuser, s’entend) une fillette de quatorze ans, ignorant jusqu’au nom de l’amour.

Desgriel agacé raconta gravement une bouffonne histoire.

— Un jour, j’ai fait aussi mon petit magnétiseur, comme nous le faisons tous, n’est-ce pas… j’ai appelé une femme endormie, elle est venue, par suggestion, elle s’est déshabillée…

Des « oh ! oh ! » interrompirent Desgriel qui, la mine délicieusement surprise, continua en disant :

— Pourquoi ces « oh ! oh ! » vous attendez que je dise tout ! et vous savez déjà où j’en veux arriver !… Donc… elle se déshabilla, elle se coucha, elle… c’était une blonde et elle avait des caresses compliquées comme les enlacements des lianes… Bref, jamais sommeil magnétique ne me parut plus absolu… alors, je lui demandai, oubliant la suggestion, si elle dormait souvent ainsi.

« Poète, me fut-il répondu dans un éclat de rire, sept fois par semaine, et je veux bien recommencer… quand tu voudras… »

La suggestion, c’est qu’elle n’avait trouvé que ce moyen pour faire le premier pas.

Des rires étouffés circulèrent. Mais quand de Cossac, impatienté, eut fait chut ! pour indiquer qu’on pouvait troubler la séance, chacun, grave, anxieux, le front plissé, se pencha du côté de Jane Sivrac ; la petite se tordait sous le coup de fouet plein de gaieté que lui avait administré Desgriel, et elle se servait à ravir de sa rieuse pâmoison.

Un moment, dans le silence presque religieux du salon, tous ces artistes, tous ces demi-mondains eurent, gravée sur leur physionomie d’êtres intelligents, la stupide et ahurissante expression d’une curiosité simplement bestiale.

Le sujet ne disait rien, ne faisait rien : il dormait, et cent personnes réunies dans la jolie intention de s’amuser entre artistes la regardaient dormir d’un sommeil qui n’était même pas naturel !…

Maxime, à l’anglaise, se dirigea vers la porte. Il sentait qu’il allait chercher querelle à quelqu’un. Pas une femme, à présent, ne pourrait lui parler de Berthe… morte, bien morte était pour tous la petite torturée… peut-être, un jour, lassé de se souvenir, et son exubérance aidant, ce banquier Soirès épouserait l’américaine de Biarritz… on s’intéressait énormément aux traductions de mademoiselle Olga Freind !

Il n’eut pas le courage de demeurer, comme Desgriel qui se jouait d’eux, avec ces gens s’auréolant d’un or criard. Il avait mal aux nerfs de ce jaune, de ces rires, de ces décadences équivoques, sans élégance et sans coup de folie. Il sentait qu’au bout d’une heure il perdrait, dans ce milieu banalement pourri, et le respect des femmes, et la bonne grâce de son attitude.

Madame Cachard courut après lui.

— Oh ! le traître !… rugit-elle pour chercher un effet à la mode, contenu seulement dans l’éclat de voix… moi qui voulais lui parler d’elle !…

Maxime, d’une pâleur marmoréenne, s’arrêta.

— Vous, Madame… vous désirez me parler d’elle ?

— Oui… mon beau prince charmant… répliqua la femme peintre multipliant les sourires… je l’ai un peu fréquentée, cette enfant… de beaux cheveux… elle se teignait, mais ils étaient d’une épaisseur incontestable, je voulais faire son portrait… J’ai même une ébauche et si… par hasard… vous aviez la moindre envie de garder ce souvenir… sa chute à la Seine me permettrait de vous glisser ce portrait-là entre les mains… le mari n’aurait rien à réclamer… Ah ! la mignonne enfant !… Et quelle coquette !…

Maxime se faisait mettre son pardessus par un domestique, il se taisait. Puis se gantant, d’une allure indifférente, quoique toujours polie, il dit cette phrase inouïe :

— Vous avez raison, chère Madame, votre fête est charmante, mais je suis attendu chez la duchesse de Sauvremieux, une très vieille amie… recevez, Madame, mes respectueux hommages.

Ce disant, il descendit l’escalier garni de fleurs, comme un homme qui est enchanté de respirer un peu de brise pure.

Madame Cachard s’imagina qu’il était sourd et retourna au magnétisme.

— Je signalerai un titre de nouvelle à Desgriel quand je le reverrai, songeait Maxime au fond de son coupé, cherchant des sels dans l’une des poches de satin, l’entremetteuse outre-tombe ! Cela lui fera plaisir !…

La duchesse de Sauvremieux ne recevait qu’une fois par an, cependant elle attendait Maxime au petit coucher, profitant de son âge pour se faire traiter en reine du temps jadis.

Lorsque M. de Bryon pénétra chez elle, une seule lampe éclairait la chambre à coucher, une lampe au globe rosé teintant les choses d’une amoureuse lueur ; le lit de forme duchesse à baldaquin vert céladon avait deux marches de bois des Îles. La vieille femme s’appuyait sur un vaste oreiller recouvert de malines, un bonnet très ruché de tulle illusion lui serrait ses cheveux blancs, des cheveux de neige. Elle avait une pointe de fard à la joue, un œil de poudre dans les rides… peut-être une ligne de crayon sous les yeux. Sa main, maigrelette, sèche et fine, était imprégnée d’une fugace odeur de bergamote. Les courtines de soie brochée, à bouquets Pompadour, s’entassaient sur ses pieds frileux dans un désordre tout Watteau. Cette cascade d’étoffes splendides, pourtant de nuances éteintes, exhalait une suprême indifférence de l’étalage riche : elles étaient là, ces courtines, parce qu’il faisait froid et qu’on en avait besoin.

Une levrette havane, d’une forme adorablement héraldique, assise dans une bergère, écoutait, l’air soucieux, le tic tac monotone d’une pendule de Boule placée en face d’elle.

— Comte, murmura madame de Sauvremieux offrant son index à son favori, j’ai failli attendre !…

— Pardon, ma souveraine, je mérite le pire des supplices… je vous apporte de mauvaises nouvelles. Je n’osais me presser.

Il se mit à genoux sur les marches du lit, pendant que la levrette lui adressait un signe joyeux.

— De mauvaises nouvelles… le Roy est mort ?

Et la duchesse se souleva toute bouleversée, chiffonnant son peignoir de dentelles.

— Non, Dieu merci… c’est… elle qui est morte !

Et il tira de son habit de bal une lettre un peu froissée. Yvon l’envoyait de Lengarek, huit jours après l’agonie de madame Soirès.

Un doux silence régnait dans la pièce, la duchesse assujettissant son petit lorgnon d’écaille lisait les yeux troublés par son émotion.

Maxime resta agenouillé, le front incliné, le visage tout pâli, lui aussi, par ce chagrin poétique et voluptueux.

De temps en temps, il effleurait de ses cheveux noirs, très doux, le drap dont le coin relevé portait Un écusson orné de la coquille des croisades ; du haut des baldaquins doublés de rose légèrement passé tombait Une langueur fraîche faite d’oubli, mais qui berçait la souffrance de son cœur comme le refrain d’une chanson aimée murmurée à voix basse.

Après son court séjour dans le monde tout neuf de la Ville moderne, cet instant de repos dans ce coin de vieux monde qui l’enveloppait de ses lambeaux fleurdelisés lui procurait une jouissance ineffable ayant la senteur de certaines fleurettes des Alpes, lesquelles n’ont de parfum qu’une fois desséchées.

Entre ses bras de jeune homme, il eût voulu étreindre la chambre, le lit, la femme, pour conserver ce qui s’en allait devant lui lentement, aux ombres éternelles déjà répandues le long des nuages gris de perle. Car tout cela, c’était l’exquisité de l’Amour, l’exquisité de l’Art, l’exquisité de l’Esprit…

La duchesse de Sauvremieux dissimula la lettre sous son oreiller. Elle prit la tête du comte de Bryon dans ses mains fluettes et, se penchant avec sa dernière grâce de femme aimante, elle lui baisa le front :

— Pauvre ami !… dit-elle, résumant en ces deux mots leurs égoïsmes délicats.