E. Monnier (p. 73-88).
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VI


On passa dans le salon pour prendre le café dans de minces tasses algériennes ; en servant Maxime, madame Soirès lui demanda d’un ton un peu boudeur :

— Que venez-vous faire à Paris, Monsieur, puisque vous n’aimez pas le monde parisien ?

Jean Soirès causait du côté des fenêtres avec le vieux financier au lorgnon. Les deux jeunes gens se trouvaient isolés derrière un coin du paravent, les pieds devant le feu énorme, la nuque appuyée sur le dossier moelleux de leur siège. Le comte murmura, souriant du premier sourire qu’il voulait bien lui adresser :

— Je ne vous fais plus peur, chère Madame ?

Berthe, très surprise, fit signe que non.

— Alors, je vous répondrai, aux risques de perdre votre confiance. Madame, il m’est venu la fantaisie d’étudier le musée de Cluny depuis ses murs jusqu’à ses moindres bibelots. Je me fais archéologue et je demeure des heures entières le front contre un vitrail, évoquant l’ombre d’une grande Royne maintenant oubliée, d’un chevalier mort depuis cinq cents ans, d’un saint brodé sur une étole et qui peut-être n’exista jamais.

Ou bien je m’asseois dans l’herbe du jardin, les jours de fermeture, je rêve à la Romaine qui fit ses ablutions dans les bains antiques aujourd’hui remplis de la poussière des rues modernes. Ai-je dit que je détestais le monde parisien ?… Non, Madame, mais avant lui, j’aime les pierres. Je vais souvent à l’Opéra dans une loge fermée, sans amis, sans parents, surtout sans femme, et je me sauve avant le dénouement du drame que l’on représente… C’est ainsi que je n’ai point idée de la mort de Marguerite, et je me laisse dire par mes ennemis (on en a toujours) que Roméo, après l’échelle de corde, mourut de la pire des morts. Quand le salon de peinture s’ouvre, il n’est pas rare de me rencontrer dans les galeries du Louvre donnant, les yeux fermés, cinq francs au gardien que le hasard me fait découvrir endormi sur une banquette. Ainsi je me procure des stupeurs autrement profondes que celles des visiteurs du vendredi au Palais de l’industrie. Je trouve que nos peintres font des progrès merveilleux, je m’exalte, je m’enflamme, je gesticule, je suis heureux…

J’achète généralement tous les livres qui paraissent ou à peu près. Mais je ne lis point les journaux lorsque je suis décidé à lire mes livres. Je me borne donc à les juger moi-même, ce qui est une douce besogne, je vous assure, et n’a rien d’aussi fatigant que le disent messieurs les critiques. Si l’un de ces romans me plaît, l’auteur en fût-il aussi inconnu que Jean-Jacques Rousseau peut l’être de vous, Madame, je le classe parmi les meilleurs ouvrages de mon époque.

Je ne tiens nullement, veuillez le croire, à vivre au rebours du monde parisien, pas plus du reste qu’à exagérer l’originalité intelligente de ce même monde. Je me sens un fils de 1830, voilà tout.

Je tiens surtout à ménager mon âme : tous les excès de sensualisme cérébral me répugnent. Il y a des moments, chère Madame, où, si je l’osais, je crierais, debout sur un char lancé à fond de train : Vive le juste milieu ! afin que ma voix se répandît de tous les côtés.

Je m’explique :

Cette intéressante vieille personne que vous nommez Olga Freind, m’a brusqué l’entendement de telle sorte que je n’ai pu me résoudre à lui répondre ; je lui ai paru fort impoli, je vous en fais mes excuses, mais j’ai aperçu en elle le triste résumé de tous les excès qui me font peur. Elle est vieille, elle paraît jeûné : excès. Elle est couperosée, elle se farde : excès. Elle est roturière en diable, et ne veut fréquenter que des nobles : excès. Elle dit du mal, à huis clos, de la République et elle vit sur une terre républicaine : excès. Elle parle toutes les langues, elle sait tout : excès. Elle demeure honnête en détaillant les scandales du voisin : excès ! Elle incarne absolument votre Paris d’aujourd’hui, plein des méprisables chiffons des femmes vendues et des harangues trop longues de garçons dont les noms sont des pseudonymes : excès !

Il parlait très lentement, pour lui, oubliant que Berthe était encore presque une enfant. Celle-ci, le front penché, n’osait l’interrompre et considérait ses phrases comme des amis inconnus. Les battements d’ailes de ces pensées un peu élevées l’étonnèrent et la charmèrent, et pourtant elle n’en saisissait bien que le sourire de Maxime.

— Je suis curieuse, Monsieur, fit-elle en lui offrant un gracieux sourire, de savoir ce que vous pensez de nous.

— De vous, Madame ?… des femmes qui ne sont pas Olga Freind ?… Mon Dieu… les cheveux blonds me semblent de beaucoup supérieurs aux cheveux noirs… et le mauve leur sied à merveille… est-ce là ce que vous désiriez savoir ?

— Je ne demande pas un compliment, murmura Berthe tout interdite.

— Madame, je suis amoureux de toutes les femmes qui ne sont plus… particulièrement de ces petites créatures, un peu jolies, que l’on retrouve chez les marchands d’estampes, peintes mais effacées, rieuses mais aussi mélancoliques, avec deux rouleaux nattés sur chaque oreille, un nœud en huit sur le sommet du front, les sourcils tendus comme des arcs et la bouche formant la cerise. Je possède une collection de miniatures qui en représentent un bon nombre. L’une d’elles porte un jupon de basin semé de fleurettes ; sous ce jupon l’extrémité d’un pantalon brodé passe, ses bottines sont de soie verte sans talon et sa taille est celle de la guêpe. Elle court dans un jardin rempli de caisses d’orangers, tandis qu’un petit chien épagneul la suit, une ombrelle à la gueule. Cette miniature qui fut ma grand’mère est aujourd’hui ma fiancée… Remarquez, je vous prie, qu’aucun dénouement fâcheux n’est à prévoir. Ma fiancée n’étant que le passé, et le passé ne pouvant pas revenir : voilà tout mon éternel féminin !

— Oh ! monsieur de Bryon, vous me donnez envie de pleurer ! s’écria Berthe.

Elle ajouta, entre deux gorgées de café :

— Cet amour vous suffit ?

Maxime ne répondit pas, mais il ferma les yeux.

— Après tout, dit-il au bout d’une minute de silence, les morts peuvent revenir, Madame !

— Vous m’accusez ? je le sens !… Est-ce donc un malheur irréparable que d’être aimée sans le savoir ? balbutia Berthe très troublée de l’allusion.

Soirès s’était approché d’eux ; le vieux gérant venait de partir Le banquier haussa les épaules.

— Je m’arrangerai, fit-il vivement, de façon à ce qu’il n’y ait jamais place pour un revenant entre ma femme et moi !…

Berthe se leva rose comme une rose. Il lui sembla que la jeune fille de la miniature, au jupon de basin semé de fleurettes devait la trouver bien odieuse. Et son mari aurait pu remettre son intervention à un autre moment !

— C’est heureux pour madame Soirès !… répondit Maxime se levant à son tour.

— Nous montons à cheval ? demanda Berthe, voulant secouer au grand air l’étrange émotion que la voix de ce jeune homme sérieux lui faisait éprouver.

— Oui, allons, et remuons-nous, morbleu !… décida Soirès impatienté. J’irai à la Bourse vers deux heures ; je dois assister, par-dessus le marché, un confrère à une faillite… Ce qui me promet des stations interminables sur une foule de fauteuils de cuir. Le froid est piquant, le soleil brille… Au galop !… Çà, mon ami, ne lui racontez pas que vous croyez aux revenants… ce n’est pas de circonstance.

Berthe se tenait debout en face des deux hommes. Le comte se gantait. Jean contemplait affectueusement sa femme.

Saisie de ces attendrissements qui viennent souvent aux enfants très gâtés, elle leur tendit les mains à tous les deux, disant d’un ton câlin :

— J’ai oublié… je vous assure !… mais… je veux apprendre à penser, moi aussi, et je défends qu’on m’appelle poupée, les chiffons me font horreur !

— Il n’est vraiment pas trop de la mort d’un homme pour l’éducation d’une femme ! affirma le jeune comte saluant jusqu’à terre afin de cacher l’impertinent rictus de ses lèvres.

Quant à Berthe, elle se sentait envahie par un tel besoin d’expansion qu’elle embrassa son mari.

Ils partirent, ainsi qu’il était convenu, au galop, trinité désormais unie par d’invisibles liens, non, peut-être, parce qu’ils s’aimaient tous les trois, mais plutôt parce qu’ils s’étaient nécessaires. L’une représentant la vraie femme, une inconsciente enveloppe attendant l’âme, de l’enfantement ou du désespoir, d’ailleurs adorable sans âme, et sachant le plaisir avant de comprendre sa mission, belle à souhait, vibrant selon les lois de l’éternel désir. L’autre témoignant de la force qui conserve la santé des peuples, brutal comme toutes les manifestations de la vie humaine, de temps en temps cruel comme le fer et l’or, ces principes aveugles.

Le troisième planant au-dessus d’eux, les dominant de la tête, l’esprit, qui tente, séduit, perd, sauve, enseigne, consume tour à tour. L’éternel ennemi des matières, des routines, des choses admises. Le fantaisiste terrifiant qui promène du néant au paradis ceux qui osent l’interroger. Celui par lequel on doute où l’on espère. Délicieusement inutile, et pourtant indispensable à chacun aux instants de dégoût. Au demeurant, le démon le plus aristocratique du jeune enfer !…

Le comte Maxime de Bryon avait vingt-cinq ans. Orphelin, il se gouvernait seul parmi les différents mondes, se créant un centre artistique formé rien que de lui. Il était suffisamment riche, de tempérament froid et considérait la femme comme une ornementation de l’existence. Il était artiste en ce sens qu’il pouvait peindre quand il s’ennuyait de sculpter et jouer du piano quand la littérature ne l’intéressait plus que d’une médiocre manière. Il évitait avec soin le journaliste, davantage le monsieur cherchant un nom dans les arts. Il travaillait pour sa propre satisfaction, éloigné des critiques, y mettant la passion absolue et mauvaise qui vous empoigne parfois pour la maîtresse qui vous a trahi.

Sa force était de ne pas croire au besoin du travail. Cela le faisait travailler avec conscience.

Au physique, il plaisait par hasard. Quand on se prenait à le regarder sous certain jour, il devenait alors d’une beauté géniale. Il avait le teint plombé, les narines tirées, les paupières bistrées et quelque chose de doux dans la prunelle vous restant, après le départ de ses yeux, comme une caresse chaste. Ses allures, d’une distinction rare, évoquaient l’image d’un prince un peu triste, regrettant je ne sais quel royaume perdu.

Maxime aimait la province comme tous les gens distingués, et se servait de Paris comme tous les savants.

Par-ci, par-là, les jours de printemps, il voyait de très belles créatures qu’il n’affichait point, mais qu’il payait leur prix, c’est-à-dire fort cher.

Aucun amour n’avait laissé de traces profondes dans sa vie régulière. Élevé par une mère pieuse et un père très vieux ; il avait peu ri, peu causé, peu joué.

Cependant, dès l’âge de treize ans, il avait connu de la femme des choses qui l’en avaient détourné.

Entre les murs des quelques anciens châteaux que possède notre pays il se passe de petits drames curieux, aussitôt nés, aussitôt étouffés, où des vies entières se déflorent, où des caractères s’empreignent pour toujours d’un scepticisme navrant. C’est une douairière qui a des caprices, c’est une cousine, encore en robe courte, qui a des bons vouloirs d’épouse. Rien ne transpire, les parcs sont si ombreux et les murailles de ces parcs si hautes !… Près de Saint-Brieuc, le château des de Bryon se trouvait, entouré de marais salins, assez pittoresque, mais d’une sévérité toute monacale.

Des murmures étranges venus de la mer erraient dans les cimes des marronniers de son parc. Quelquefois dans le salon de réception où l’on ne recevait jamais, l’on parlait du Roy. Le modernisme ne donnait à ces gens cloîtrés que ses railleries vaillantes, ses acceptations dédaigneuses de la chose irrémédiable. Et Maxime fit sa première communion avec ferveur, pensant, du même coup, au poney qu’il pourrait monter le lendemain, à la grâce de la Vierge Marie dont le manteau bleu était la seule douceur du monde.

Cette journée, pleine d’encens, de prières chantées et de fillettes émues, lui resta gravée au cœur comme la plus charmante leçon de miniature qu’on puisse donner à de jeunes hommes.

Maxime, à partir de ce moment, fut bien élevé. Naturellement souple, gracieux, il ajouta la bonne éducation à son type comme on ajoute un parfum à sa peau.

Il tenait discrètement tête à ses précepteurs, il saluait bas une paysanne, disait vous à son père, baisait les doigts de sa mère, souvent fouettait nerveusement son chien.

Quand ses parents eurent rendu le dernier soupir, il ne pleura pas, mais leur fit dire une magnifique messe d’enterrement. Il se garda d’oublier leur bout de l’an et réendossait le deuil pour la cérémonie, chaque année. Il décida tout de suite que le mariage lui serait inutile, alla louer un appartement à Paris, sur le quai d’Orléans, en face Notre-Dame, et s’occupa de doter sa sœur de lait, une enfant très jolie qui n’aimait pas les environs de Saint-Brieuc.

Lors de l’expulsion des congrégations, M. de Bryon, qu’on appelait maintenant Monsieur le comte, offrit ses propriétés aux poursuivis. Ensuite il se fit admettre d’un cercle quelconque pour pouvoir dîner à deux heures du matin sans aller à la Maison-d’Or, acte révoltant comme genre d’éducation. Il eut des amis jeunes, insignifiants, de son âge, mais non de son mérite. Il ne les estima jamais, leur reprochant leur vie scandaleuse, leurs sottises, surtout leurs idées excessives.

Les nouvelles doctrines lui paraissaient fatigantes au suprême degré. Selon les siennes, tout progrès ne pouvait que dégénérer en excès, et puisque chacun reconnaît que l’art moderne est inférieur à l’art antique, il lui semblait pour le moins inutile de s’occuper du reste.

Les aventures n’abondaient pas sur son chemin. Le héros de roman qu’il aurait pu être le gênait, en lui, et il riait, tout bas quand des regards de femme lui disaient : Vous avez un secret.

Mon Dieu, non, il n’avait pas de secret autre que l’ennui gravé sur sa physionomie hautaine. Il était né avec ce blasement incompréhensible de tous ses sens et ce singulier exercice de ses acuités artistiques, sans élan, sans but, sans mission.

Il assistait, dans son for intérieur, à l’agonie de tout ce qui avait été la noblesse de ses ancêtres, leurs volontés, leurs folies, et cette impuissance latente qu’il ne voulait même pas constater en faisait le plus calme désespéré de la terre.

Mais il était spirituel autant qu’un homme détaché de tout peut l’être, et on le recherchait, dès qu’on l’avait entendu, pour la poésie vague dont il savait entourer ses mots toujours choisis, ses réflexions toujours délicates. Cet esprit le conduisait naturellement dans la société des femmes oisives âgées ou jeunes, et là, bien assis, devant un feu clair, ou au fond d’une serre odorante, il causait de mille choses futiles comme on savait en causer du temps de Julie d’Angenne.

Après ses études archéologiques, il se rendait vers quatre heures chez la vieille duchesse Louise de Sauvremieux, rue de Lille, traversait une cour spacieuse aux pavés encadrés d’herbe bien verte, montait un perron de marbre immaculé, souriait au gros suisse somnolent ; puis, d’une voix basse, il consultait une soubrette accourue.

— Je vais voir si Madame la duchesse est prête, lui répondait-on invariablement.

Or, on l’attendait tous les jours, mais la vieille dame accordait une faveur lorsqu’elle accordait quelque chose.

Lui, habitué, car durant chaque voyage à Paris il venait tous les soirs chez la duchesse, arpentait le salon d’attente d’un air presque fat, ne doutant pas de sa prochaine introduction. La soubrette soulevait une draperie, faisait un signe mystérieux et il s’enfonçait avec elle dans une enfilade de pièces mornes.

Au bout s’ouvrait un boudoir ovale, lambrissé de bois verni blanc, avec draperies de satin Louis XVI rebroché de nœuds de dentelles. Là, sur une causeuse aux fins pieds cannelés en fuseaux se tenait demi-couchée Louise de Sauvremieux, la plus curieuse vieille femme du faubourg Saint-Germain. Si elle avait quitté la façade de son hôtel donnant sur le boulevard, c’est que le bruit des tramways avait failli maintes fois lui causer un ébranlement nerveux. Elle s’enterrait résolument dans sa maison immense et prétendait y être bien comme on peut l’être en une tombe creusée pour trois. Elle avait soixante-dix ans, des mains idéales, le regard vif, jurait par le comte de Chambord et se vantait de prédire la mort de ses ennemis. Ainsi Gambetta était mort parce qu’elle l’avait voulu.

Elle s’habillait d’un peignoir Wateau en véritable point d’Alençon qu’elle donnait à jaunir dans une boutique spéciale.

Une fanchon de tulle rose couvrait ses cheveux blancs bouclés au fer ; un soulier mordoré, d’une exiguïté merveilleuse, lui serrait la cheville. Elle avait encore toutes ses dents, moins celle qu’elle avait dernièrement cassée sur une praline à l’ambre ; et si elle usait du fard, c’était avec une telle discrétion que cela ne choquait personne.

Une fois l’an, elle recevait quelques amis. Deux vieux généraux, le médecin de la famille, un savant bibliothécaire, des femmes de son âge et de son rang, dont l’une était complètement sourde.

Le comte de Bryon introduit ainsi par faveur, chaque soir, s’asseyait sur un tabouret bas, grignotait le bout de la main qu’on lui tendait, et la conversation commençait, effleurant les bruits de la ville, les nouvelles des guerres lointaines, les cancans de salons à la mode.

La duchesse, armée d’un éventail ayant appartenu à la Dubarry ou d’une tabatière de Petitot, approuvait ou se scandalisait suivant le cas. Point de lunch ni de vins glacés, mais de temps en temps on s’offrait une pastille exquise signée Marquis.

La duchesse possédait vers Saint-Brieuc une propriété de chasse, et de là était venue leur intimité.

Maxime, en achetant la propriété à la vieille dame, lui avait réservé son pavillon. Un page n’eût pas été plus courtoisement filial.

— Ah !… disait madame de Sauvremieux… si j’avais vingt ans de moins !…

— Si j’avais vingt ans de plus !… pensait Maxime de Bryon.

Il résultait de ces mutuels regrets une affection d’un tyrannique délicieux ; l’un ne pouvait se passer de l’autre.

Lorsque le jeune homme avait rencontré le banquier Soirès, une nuit de jeu, il était loin, comme on doit le penser, de se créer une intimité nouvelle ; cependant il avait raconté à la duchesse, de son ton dédaigneux, par acquit de conscience, l’histoire dramatique du suicidé, et madame de Sauvremieux, très effarée, lui avait dit :

— Maxime, prenez garde, vous allez m’être infidèle !…

— En réalité, le comte, quelquefois, rêvait à se faire aimer… seulement…

— Rassurez-vous, duchesse répliquait l’égoïste, je ne changerai en rien nos habitudes.

Au retour de cette promenade au galop, Maxime se déclarait à lui-même que le fatalisme aidant, ou le doigt de Dieu s’appesantissant sur la roture, madame Soirès, petite croquante, selon l’expression de sa vieille amie, s’enamourerait de sa personne.

Un homme doit-il se retirer quand il est sûr de plaire et quand il ne veut pas aimer ? Telle était la question que se posait Maxime, descendant les Champs-Élysées. Une certaine chevalerie lui indiquait un prompt effacement, car les circonstances lugubres de la première entrevue rendaient l’amour dangereux de la part de Berthe. Ensuite être l’ami, pour un alezan vendu, de M. Soirès, n’avait rien d’engageant, et quel singulier monde on coudoyait chez ce financier de pacotille !…

Madame Soirès aimait son mari, quoique coquette ; mais avait-elle rencontré sur son chemin l’esprit qui a le temps de dompter et qui ne demande rien après avoir aidé l’âme à s’épanouir ?

Au plus bas de son être, dans le limon que tout individu porte en soi, Maxime finit par découvrir même que l’admiration du mari lui causait une joie malsaine…

— Allons !… se dit-il en prenant la direction de la rue de Lille, je ne veux pas la séduire, ce serait fatigant. Mais pourquoi ne sommes-nous pas au temps des Bastilles ! j’aurais jeté l’époux dans un cachot, l’épouse pleurante serait arrivée me demander sa grâce que j’aurais accordée à une condition…

Et, plus tard, sans nous souvenir, sans nous railler, j’aurais dîné chez eux les jours de bal à la cour, pour leur montrer la coquille fleurie de mon épée !

La duchesse de Sauvremieux remarqua, ce soir-là, que son favori était maussade.