C. Darveau (p. 188-199).

LES LARMES DU CHRIST

légende catholique


Un soir, — l’époque moderne allait bientôt commencer — un homme, le corps brisé par les fatigues d’une vie de trente-trois années de souffrances et d’apostolat, l’âme meurtrie par la méchanceté et par l’ingratitude des siens, s’était réfugié au fond d’une grotte du Jardin des Oliviers ; là, le front reposant dans la poussière, les mains jointes sur ses genoux, il laissait tomber au milieu de la solitude et de l’abandon qui l’enveloppaient, des paroles de prières et des sanglots. Dès l’instant où sa tunique blanche avait frôlée les parois de ce réduit, les prophéties d’autrefois allaient bientôt avoir leur dénouement ; car il était écrit que l’âme de cet homme serait triste jusqu’à la mort, et cette nuit, qui s’étendait si calme, si belle, si silencieuse sous le ciel de la Judée, ne devait plus être appelée, dans la suite des temps, que la nuit de l’agonie.

Quelles pouvaient donc être les sombres et poignantes pensées qui faisaient alors perler des sueurs froides sur le visage du Fils de Dieu ?

Pourquoi ce perpétuel voile de tristesse — qu’une main d’en haut était venue poser sur la face du Sauveur, dès sa sortie de la crèche de Bethléem — était-il encore là, planant au-dessus de sa tête sacrée, maintenant que l’instant suprême approchait ? « Les peuples de Galilée l’ont vu pleurer, écrivait Donoso Cortès, la famille de Lazare l’a vu pleurer, Jérusalem l’a vu inondé de ses larmes. Tous, tous ont vu des larmes dans ses yeux : qui a vu le rire sur ses lèvres ? Et que voyaient ces yeux troublés devant qui étaient toutes choses, celles du passé, celles du présent, celles de l’avenir ?

« Voyaient-ils le genre humain naviguant sur une mer calme et heureuse ? Non, non ! Ils voyaient Jérusalem tombant sur Dieu, les Romains tombant sur Jérusalem, le protestantisme tombant sur l’Église, les révolutions allaitées par le protestantisme tombant sur les sociétés, les socialistes tombant sur les civilisations, et le Dieu terrible, le Dieu de justice tombant sur tous. »

Ce soir-là donc, où tout s’était donné la main pour le trahir, le renier, le crucifier, l’immense flot de larmes échappé de ses paupières s’était mis à refluer violemment vers sa source, fouetté et refoulé par la main de son Père. Partout où ses yeux rougis voulaient se reposer, ils n’entrevoyaient dans la pénombre de la grotte que cyniques ambitions, haines atroces, dissimulations perfides, amitiés menteuses, crimes incroyables, entassés au milieu de débris de sceptres, de fragments de trésors, de lambeaux de mitres, de tronçons d’épées. L’horrible vision, soutenue par la main de fer de l’athéisme, du blasphème, de la malhonnêteté ; de la débauche, du parjure, de l’amour vendu, allait se déroulant lentement devant ce cœur défaillant, et déjà, un long cri d’angoisse s’était échappé des lèvres du Fils de Dieu, lorsque soudain tout disparut, pour faire place à quelque chose de plus horrible et de plus satanique.

Ces hommes qu’il était venu sauver, ces hommes pour qui il venait de commencer à se sacrifier, ces hommes à qui il allait léguer la goutte la plus pure de son sang divin — l’église catholique, apostolique et romaine — se pressaient les uns contre les autres, s’excitaient de la voix, s’encourageaient mutuellement, puis, se divisant par groupes, se ruaient, sous le nom de démagogues, de libres penseurs, de révolutionnaires, de socialistes, de tolérants, contre cette dernière trace du Sauveur laissée à la terre pour l’engager à se souvenir du ciel, et essayaient à la faire disparaître, en la foulant sous leurs pieds. L’église militante se mit alors à défiler majestueusement devant l’Agonisant. La poussière de ses autels que l’on martelait sans relâche, se prit à jaillir jusque sur le rebord de sa robe, et les figures de ses ministres, des Papes ses successeurs, pauvres, méprisés, bafoués, errants comme le Maître, vinrent se refléter dans la prunelle de son regard, si morne et pourtant si résigné.

C’était Pierre — qui dormait à quelques pas de là — Pierre chassé de Rome par l’empereur Claude, traqué comme une bête fauve, et crucifié la tête en bas.

Derrière lui marchaient Anaclet, exilé par Dioclétien, puis Clément I, proscrit par Trajan et mourant privé de tout secours dans la ville déserte de Chersonèse : Corneille, enlevé du Saint-Siège par ordre de l’empereur Gallus et martyrisé loin de Rome : Luce I, exilé par Valérien et Gallien : Libère, emprisonné dans la Thrace par l’empereur Constance : Jean I, attiré sous de faux prétextes à Ravenne par le roi Théodoric, pour n’y trouver que la mort au fond d’un cachot : Agapet I, forcé d’aller mourir à Constantinople par le roi Théodore : Silvère refusant de condamner le concile de Chalcédoine, envoyé par l’Empereur Justinien à Patare en Lycie, puis à l’île de Palmaria, pour y périr de faim et de misère : Vigile, exilé sept ans par le même empereur et expirant à Syracuse : Martin i, chassé par Constant II, bafoué en route, jeté sur un navire, promené pendant quinze mois de rivages en rivages, d’îles en îles jusqu’à Constantinople, où il reçoit toutes sortes d’ignominies, puis déporté secrètement dans la Chersonèse Taurique où la mort vient le chercher au milieu de la plus affreuse des misères : Sergius I, arrêté par Justinien II : Grégoire  III, assiégé dans Rome par les Iconoclastes : Étienne III, obligé de se réfugier en France pour ne pas tomber entre les mains du farouche roi lombard, Astolfe : Étienne IV, retenu prisonnier dans la basilique de Saint-Pierre même, par le roi Didier : Léon III, tout sanglant et tout maculé de boue, les yeux crevé et la langue arrachée, au milieu de Rome, le centre de la catholicité.

Placée en tête à tête avec toutes ces horreurs et abominations, la face du Sauveur suait le sang. Une épouvantable terreur comprimait son âme ; il priait, mais pendant que ses lèvres bleuies et gonflées murmuraient des paroles de pardon pour tous ces crimes, l’implacable vision continuait encore à se dérouler sur les parois de la grotte.

C’était Étienne V fuyant devant une émeute et s’en allant mourir en France, où il était venu chercher un refuge. Puis à sa suite, apparaissaient Jean VIII couvert de chaînes dont l’avait chargé Carloman : Adrien III mourant en France comme Étienne v : Étienne VII étranglé dans sa prison par les ordres d’Adalbert, marquis de Toscane : Léon V rendant l’âme dans un cachot : Sergius III chassé de Rome par une faction : Jean X étouffé dans son lit : Léon VI expirant dans les fers : Jean XI périssant au fond d’une oubliette : Benoit V, fait prisonnier par Othon, empereur d’Allemagne, et terminant sa vie dans l’exil, à Hambourg : Jean XIII exilé à Capoue : Benoit VI fait prisonnier, enfermé au château St. Ange et étranglé par l’anti-pape Boniface VII : Jean XIV s’éteignant de faim, en prison : Jean XV, Grégoire V, Sylvestre II, Benoit  VIII, Grégoire VI, exilés du Saint Siège : Clément II, fuyant le cachot qu’on lui préparait et allant mourir en Germanie : Léon IX fait prisonnier par les Normands : Grégoire VII assiégé dans Rome par Henri IV, empereur d’Allemagne, et se réfugiant à Salerne pour s’y coucher dans sa tombe : Victor III élu dans l’exil : Urbain II y passant une partie de son pontificat : Pascal II prisonnier d’Henry V d’Allemagne, trépassant d’épuisement et de douleur à Bénévent : Gélase II, pour éviter le même sort, quittant Rome et s’en venant mourir à Cluny : Innocent II, Eugène III, Alexandre  III, Luce III, Innocent III, Innocent  IV, Alexandre IV, Urbain IV, Clément IV, Grégoire X, Nicolas III, Martin IV, Honorius IV, Nicolas IV, Célestin V, Benoit XI, Urbain V, Grégoire  XI, s’acheminant tristement vers le sol de l’étranger, loin de cette chaire de Pierre qui leur avait été confiée en dépôt sacré : Eugène IV, n’échappant que par la fuite à la fureur des Romains qui l’avaient fait prisonnier : Pie VII arraché du Vatican par Napoléon I : Pie IX chassé par la révolution, se réfugiant à Gaëte, puis retournant à Rome pour y lutter bravement contre les ennemis de la Papauté et du Catholicisme…

 
 
 
 
 

Longtemps, longtemps encore l’affreux cauchemar passa et repassa devant le Sauveur atterré : son âme ne pouvait encore s’habituer à une semblable ingratitude envers ceux qu’il avait marqué du sceau de son héritage et de son apostolat. L’holocauste lui paraissait impossible ; il élevait les mains vers son Père, il allait le supplier une seconde fois d’éloigner de lui la terrible coupe, lorsqu’un cri de sublime résignation s’échappa de sa poitrine :

— Mon père, si ce calice ne peut passer sans que je le boive, que votre volonté soit faite !

Le sacrifice était accepté, le monde venait d’être sauvé.

Seulement, depuis cette nuit lugubre de l’Agonie, les larmes du Christ ont continué à suinter lentement sur les joues de chacun de ses successeurs. En s’asseyant sur le trône de St. Pierre, chaque Pape doit aller les puiser au fond du calice amer du Jardin des Oliviers. Dès qu’il l’a porté à ses lèvres, il se fait une sourde rumeur parmi les hommes qui ont aidé à crucifier leur Dieu. Ivres de sang et de vertige, ils se précipitent tous en foule sur les murs du Vatican, pour renverser d’un seul coup ce vase de la divine tribulation, qui restera toujours là comme un éternel monument de leur déicide. Mais écrasée par une éternelle malédiction, leur rage restera toujours impuissante. Les larmes du Christ sont là pour protéger les portes de son Église, et toujours elles feront trouver à ceux qui voudront s’élever contre elle, les Gémonies sur les bords du Tibre, la roche Tarpéïenne aux pieds du Capitole.