C. Darveau (p. 132-151).

LE CRUCIFIX OUTRAGÉ




un procès de sorcellerie à
montréal — 1742

Portés au culte de la légende, à l’amour du mystérieux, par la vie solitaire de la forêt, nos pères se voyaient malheureusement les dupes de plus d’un charlatan rusé.

L’impiété se faisait trappeur, coureur des bois, et hier encore je la voyais, pimpante, coquette, la moustache en croc, le haut de chausses savamment plissé, la dague insolemment relevée sous la pression d’une main gantée, le chapeau à plumet sur le coin de la tête, l’air frondeur, le sarcasme sur les lèvres, surgir d’un curieux procès conservé par un chercheur consciencieux, M. l’abbé Gasgnier.

Le savant prêtre avait extrait ce procès des archives de Montréal pour l’insérer dans le manuscrit qu’il a laissé sous le titre de « la récolte de l’Ermite, » intitulé ainsi d’après la mode littéraire de 1840, temps où le Solitaire d’Arlincourt et l’Ermite de la Chaussée d’Antin faisaient tapage dans le monde des lettres.

En 1742, Montréal n’était pas la cité des palais, la rivale grandissante de New-York.

Elle avait, la figure un peu longue. Ses murailles étaient peu élevées et peu épaisses, n’étant qu’un simple revêtement défendu par quelques bastions ; sa fortification irrégulière suivait les sinuosités du terrain. À l’une des extrémités, était une éminence de terre rapportée supportant une bâtisse très mal en ordre, et la ville elle-même n’avait, à proprement parler, que deux grandes rues longues et étroites.

Cependant c’était une ville où déjà l’on commençait à bien vivre : la bonne chère, la munificence, y tenaient leurs quartiers, et l’ancienne bourgade d’Hochelaga s’acheminait lentement vers ce qu’elle est devenue aujourd’hui, la résidence fastueuse des nababs du commerce et de la banque.

La garnison modeste requise pour la défense de ses palissades et de ses maigres murailles coulait tranquillement ses jours, grâce au calme qui régnait depuis quelque temps sur la colonie.

Il passait bien de mois en mois certains frissons belliqueux ; mais on était loin de Versailles ; les Iroquois chassaient paisiblement sous les hautes futaies qui protégeaient leurs cantons, et l’on ne s’occupait guère qu’à recueillir avidement la moindre nouvelle concernant le voyage aventureux entrepris par de la Vérenderye aux Montagnes Rocheuses.

Parmi les corps cantonnés alors à Montréal se trouvait la compagnie de Lafrenière, qui comptait au milieu de ses soldats un enfant perdu de Paris, un peu l’ancêtre du zouave et du zéphir d’aujourd’hui, égayant de temps à autre les ennuis de la caserne par quelques bons tours machinés contre les pékins du temps, posant en loustic partout et quand même, et ne craignant pas plus Dieu que le scalpel de l’Indien.

Il ne connaissait guère en ce monde d’autre mission que celle du gros préfet gascon Romieu qui l’expliquait un jour si joyeusement à son confrère en espiègleries, Henri Monnier.

— Vois-tu, mon cher, disait-il, chaque homme ici-bas accomplit sa destinée. La nôtre consiste à fournir des documents à ceux qui plus tard rédigeront le martyrologe du bourgeois.

Il n’épargnait pas plus ses camarades du régiment ; et le sergent de garde chaque soir prononçait en fronçant le sourcil le nom aristocratique — mais toujours marqué absent sur le rôle d’appel — de Charles-François Flavart de Beaufort de l’Advocat.

Flavart ne s’occupait guère du légitime courroux de son digne sous-officier : il faisait sa punition sans sourciller ; puis, le lendemain soir, il était repris à faire cascader intrépidement par les deux uniques rues de la ville ses rares écus et les charmes de ses vingt-six ans.

Un jour néanmoins, il lui fallut rengainer ses airs d’indépendance, sa fierté sauvage. Flavart était sommé de comparaître devant le procureur du roi, M. Foucher.

Un dernier esclandre avait jeté le fringant soldat entre les mains de ce haut justicier, qui produisait contre lui une charge entraînant l’application de la torture, * la triple accusation de sortilège, de magie et de sacrilège.

C’est le 30 juin 1742 que Flavart comparut devant le tribunal suprême, et comme ce qui se rattache à l’ancienne jurisprudence criminelle de la colonie peut être bon à conserver, je laisserai parler les témoignages tels qu’ils figurent au dossier du procès, en réponse aux interrogations de Messire Jacques Joseph Guiton de Monrepos, conseiller du roi et son lieutenant civil et criminel.

Ils soulèvent un coin du voile qui couvre la vie intime, les habitudes, les superstitions et quelques locutions du temps.


* Entre autres cas de torture, Garneau remarque ceux d’Antoine Hallé et du nommé Goulet, accusés de vol, en 1730, et celui de Pierre Beaudoin dit Cumberland, soldat de la compagnie de Lacorne, accusé d’avoir mis le feu aux Trois-Rivières, en 1752. Ce dernier fut déshabillé et mis dans des brodequins, supplice qui consistait à comprimer les jambes. Le nombre de questions à faire était fixé, et à chacune d’elles la pression augmentait.

Charles-François Flavart de Beaufort de l’Advocat, accusé. Je n’ai rien exigé pour mes prétendues magies. Charles Robidou m’a donné six livres sur les vingt qu’il m’avait offertes pour trouver l’auteur du vol d’une somme de cinquante écus ou trois cents francs. Je n’ai point profané le crucifix, ni les saintes écritures ; ce n’était pas là mon intention. Si je me suis servi de ces choses sacrées, ce n’était que pour intimider les assistants et découvrir ainsi le voleur.

Madame veuve de Celles (Marg. Perreau), témoin. Jeudi soir, vers huit heures, je vis plusieurs personnes chez Charles Robidou ; j’y étais allée à la demande de ma fille. En entrant, j’aperçus sur une table deux chandelles, un crucifix de bois, un miroir au milieu et un petit livre dans lequel Flavart lisait. Je le vis mettre quelque chose dans un papier, le faire brûler, en parsemer les cendres sur le dossier du miroir avec autres poudres et ingrédients, puis faire trois barres avec du charbon.

Madame Robidou, femme de Pierre Coquillard, de Longueuil. Jeudi au soir, étant allée chez mon frère Charles Robidou, je vis le nommé l’Advocat assis, un livre à la main, auprès d’une table où il y avait deux chandelles et un miroir au milieu. Il demanda un crucifix : on lui en apporta un en bois noir ou cerisier de France. L’ayant entre ses mains, il distilla une certaine liqueur sur le derrière de la croix, puis il fit brûler trois petits morceaux de papier.

François Bariteau dit la Marche, cordonnier. J’étais présent en compagnie du témoin ci-dessus. En voyant mettre des poudres sur le crucifix, je me retirai. L’Advocat me joignit alors en m’invitant à mettre mon doigt dans l’huile qu’il avait dans le creux de sa main : je refusai.

Étienne Legros dit Jasmin, soldat. J’étais chez Robidou : je vis un petit flacon et des cartes qui, disait-on, avaient servi à la sorcellerie. L’Advocat versa de la liqueur sur le bout de son doigt pour le faire toucher à ceux qui étaient présents ; puis il mit de cette même liqueur sur les trois extrémités du dossier de la croix. Il l’essuya ensuite avec un morceau de papier qu’il fit brûler, alluma les deux chandelles qu’il avait éteintes, prit le crucifix pour en former trois barres sur la cheminée, mais n’ayant pas réussi, il se servit de charbon.

Mademoiselle de Celles confirme les déclarations précédentes : L’Advocat demanda un crucifix, qu’un nommé Lanoue, cordonnier, fut chercher chez lui. Après quelques difficultés, il le livra au soldat qui le mit, la face renversée, sur le dossier du miroir, et recommença sa lecture, faisant sur le dossier de la croix les mêmes cérémonies que sur le dossier du miroir. Après cela, il fit couvrir les feux, éteignit les chandelles l’une après l’autre et les papiers qu’il faisait brûler. Après chaque verset qu’il lisait, il faisait découvrir peu à peu les feux, y jetant, les uns après les autres, de petits paquets qu’il avait devant lui. Lorsque les chandelles furent éteintes, je vis l’Advocat soulever par temps le miroir, tenant le haut du crucifix entre ses mains. Sa tête était baissée, et il marmottait des prières en latin que je ne comprenais point. Les chandelles étant rallumées, je le vis ôter le crucifix de dessous le miroir, le prendre à la main et essayer avec le bois de la croix des barres sur la plate-bande de la cheminée. J’étais plus près de l’Advocat qu’aucune autre personne. Il invita ensuite les personnes présentes à toucher une des trois barres, ajoutant qu’il devinerait, sans voir, laquelle on aurait touchée. Je le vis de suite prendre le crucifix et le porter près du feu, mais je ne puis affirmer s’il l’a brûlé ou passé seulement à la flamme.

Charles Rodidou, âgé de vingt ans, cordonnier, demeurant en sa maison, sise faubourg St. Joseph de cette ville. Jeudi matin, m’étant aperçu qu’on m’avait volé trois cents livres dans une cassette déposée sur mon buffet, je racontai mon malheur à quelques personnes. Un soldat, le nommé l’Advocat, me dit que si je voulais lui donner vingt livres, il me ferait retrouver mon argent. L’espérance de le trouver me fit accepter cette offre, mais l’Advocat ne voulut rien entreprendre avant que je lui eusse donné six francs, ce que je fis, après les avoir empruntés.

Charles Lanoue. La femme de Robidou avait peur : l’Advocat demanda alors un crucifix qu’on envoya chercher chez moi. Je ne sais qui alla le quérir, ni qui le donna à madame Robidou.

Deuxième interrogatoire : 8 juillet. Flavart de l’Advocat. — Je n’ai jamais demandé vingt livres à Robidou, qui m’a donné six francs pour faire monter ma garde et acheter des ingrédients. Le crucifix appartenait à un nommé Lanoue qui fut le chercher lui-même, me l’apporta et me dit, en me le mettant dans la main :

— N’aille pas ensorceler mon crucifix.

Je lui répondis :

— Il n’y a pas de danger ; je ne suis pas sorcier. Les drogues dont je me suis servi étaient de l’arcanson pilé, de la poudre à tirer et de l’huile d’aspic. Quant à ce qui touche les trois barres, je m’entendais avec Lanoue. Il devait porter sa main en haut, ou sur l’estomac, ou la laisser pendre, ou bien encore la mettre dans les poches de son habit, selon qu’il toucherait à l’une des barres. L’arcanson a été pris chez Lanoue, l’huile était celle dont je me servais pour mon fusil, et la poudre appartenait à mon fourniment.

Charles Lanoue. J’ai vingt-cinq ans, je suis cordonnier de mon métier. Je connais l’Advocat depuis un an, et je le garde pour loger, coucher ou manger quand il veut. J’ai prêté six francs à Robidou pour payer le soldat. Je ne suis pas allé quérir chez nous le crucifix. Tout le complot qu’il y avait entre moi et l’Advocat était de l’aider à lui faire connaître quelle marque on avait touchée, suivant comme je poserais ma main.

M. Guiton de Monrepos. — Où se trouve maintenant le crucifix ?

Charles Lanoue. Je l’ai remis à Messire Dault, curé de Montréal, qui est venu le chercher chez moi.

Le lieutenant-gouverneur donne ordre d’aller chercher le crucifix qui est rapporté au greffe. Il l’enveloppe d’une bande de papier, cachetée du sceau de ses armes et signée « Jacques-Joseph Guiton de Monrepos. »

Charles Robidou. — L’Advocat tenait un couteau à la main, sur la lame duquel il mit trois morceaux de papier de chaque côté du taillant. Il souffla dessus, puis je le vis mâcher du papier, le mouiller avec de l’eau, le presser dans sa main sous le manche du couteau, en faisant découler l’eau. Ces tours ont duré environ une heure

Ici se terminaient le premier et le deuxième interrogatoire, qui ne laissaient aucun doute dans l’esprit du conseiller sur la culpabilité de Flavart. Ils impliquaient de plus dans cette affaire le cordonnier Lanoue et Charles Robidou.

Désireux de démêler la quote-part qui appartenait à chacun d’eux, M. de Monrepos rappelait devant lui l’accusé le 11 juillet, et lui faisait subir un troisième interrogatoire.

Mais il avait affaire à rude tête.

Flavart persista à dire que le crucifix appartenait à Lanoue, qui avait été le chercher lui-même et le lui avait remis entre les mains. Sur cette déclaration solennellement jurée, un mandat de prise de corps était lancé le lendemain contre les deux nouveaux inculpés.

Charles Robidou, malgré sa confiance dans les loups-garous et les conjurations, avait excellent flair.

Voyant la mauvaise tournure que prenait le procès, il s’était esquivé la veille, laissant derrière lui sa femme, qui fut assignée, comparut bravement et, dans ses réponses conformes à celles qui précèdent, ajouta « qu’après les cérémonies faites, ce fut elle qui porta le crucifix chez Lanoue. »

Sa franchise n’empêcha pas la justice d’aller faire une descente chez elle ; heureusement, dans son émigration chez les Bostonnais, le prudent mari s’était fait suivre de ses meubles.

Cela contribua de plus en plus à mettre Robidou sur le cœur de M. de Monrepos, et le 7 août de la même année, l’huissier de Coste « faisant battre la caisse, à défaut de trompette, assignait toujours le sacrilége à comparaître sur la place publique. »

— Nonobstant cela, dit naïvement la chronique, il ne reparut plus.

Moins heureux que son camarade, Lanoue, amené en présence d’un des témoins — mademoiselle de Celles — répète que c’est la femme de Robidou qui fut chercher le crucifix chez lui et le remit aux mains de Flavart ; que, pour sa part de l’affaire, il n’a fait que le reprendre à la fin pour le porter à sa maison.

Flavart, enchanté de pouvoir se donner un gai camarade de galère, jure de plus en plus que Lanoue fut non-seulement le porteur, mais encore qu’il s’en alla le chercher, et cela volontairement et très joyeusement ; puis, les deux coquins, confrontés l’un avec l’autre, se confondent en serments, en conjurations, et en appellent à tous les éléments pour se mieux démentir, et mystifier le conseiller du roi.

La discussion entre Flavart et Lanoue n’avait pas de raison pour finir, lorsque, le 27 août, le procureur du roi trancha dans le vif par son rapport.

Il concluait à la preuve des trois chefs d’accusation — sortilège, magie et sacrilège — pour réparation de quoi il demandait que Charles-François Flavart de l’Advocat fût condamné à faire amende honorable, en chemise, la corde au cou, tenant entre ses mains une torche de cire ardente du poids de deux livres, devant la grande porte et la principale entrée de l’église paroissiale de cette ville, au premier jour de marché, et là, étant nu-tête et à genoux, dire et déclarer à haute et intelligible voix, que, méchamment et mal avisé, il a profané les paroles de Notre Seigneur Jésus Christ crucifié, ce, pour faire le divin…… et en outre, qu’il fût condamné à être battu et fustigé de verges, par les carrefours et lieux accoutumés de cette ville, et qu’il fût banni de l’étendue de cette juridiction pendant trois ans, et tenu à garder son ban.

Ces conclusions étaient ratifiées le 30 août par le jugement de la cour de Montréal, qui ajoutait de plus :

— Flavart de Beaufort sera conduit par l’exécuteur de haute justice, ayant écrit au par devant et derrière :

Profanateur des choses saintes !

Ce fait, l’avons condamné à servir de forçat dans les galères du roi, l’espace de cinq années,

(Signé)Guiton de Monrepos.

Flavart avait de l’énergie, et, s’inquiétant fort peu de cette sentence, en appela au conseil supérieur de Québec.

Ce dernier confirma de nouveau ce qu’avait fait le tribunal de Montréal, retranchant toutefois deux ans aux cinq années de galères infligées.

De plus, son inséparable Lanoue, conduit par les archers de la maréchaussée, devait assister Flavart de Beaufort, lors de l’amende honorable, puis être blâmé en la manière accoutumée et payer trois livres d’amende au roi. Robidou, que l’on tenait toujours à revoir, serait admonesté en la chambre d’audience, et là, laisserait trois livres d’aumônes ; quant à Anne Lanoue, sa femme, grâce à ses dix-sept ans, elle était renvoyée hors de cause.

À quelque temps de là, un certificat signé en date du vendredi, le 5 octobre 1742, par M. Fr. Daine, conseiller, et M. Porlier, greffier, constatait l’exécution de la sentence.

Le clergé catholique s’émut de ce sacrilège. Par son mandement du 10 septembre 1742, monseigneur de Pontbriand ordonnait une amende honorable et une procession de l’église paroissiale à Bonsecours. Deux ans plus tard, le 1er mars 1774, cet évêque instituait la fête du crucifix outragé : elle devait être célébrée le premier vendredi de mars de chaque année, et, en 1804, monseigneur Plessis la remettait au premier octobre, attachant à ce jour une indulgence plénière accordée par un bref du pape en date du 28 mars 1802.

Le crucifix du cordonnier Lanoue est encore dans le sanctuaire des Hospitalières de Québec, et au libre-penseur y allant en curieux comme à l’humble croyant venant y adorer son Christ, les religieuses de l’Hôtel-Dieu raconteront, sans se faire prier, l’histoire du crucifix outragé.