C. Darveau (p. 85-88).

II

martial paye sa dette

Un soir, vers onze heures, le capitaine Fraser, après avoir jeté un regard dans l’obscurité du dehors, verrouilla fortement sa porte, essuya du revers de sa manche la vitre de la petite lanterne qu’il tenait à la main, et, avant de monter se coucher, commença l’inspection qu’il faisait chaque soir dans son magasin.

Ballots de marchandises fraîchement arrivés d’Écosse, boîtes à thé venues de Chine, mélasses et guildives des Îles, eaux de vie de France, toutes ces bonnes choses de commerce défilaient sous le rayon de sa lanterne.

Partout l’ordre régnait : la nuit promettait d’être tranquille ; à la porte résonnait le pas cadencé d’une patrouille, et de temps à autre arrivait un cri de détresse, poussé par le passant attardé que les matelots pressaient pour recruter la marine de S. M. Britannique, représentée en ce moment par deux gros vaisseaux de ligne ancrés dans la rade de Québec.

Pas un voleur ne rôdait aux environs, et l’oncle Fraser, satisfait de sa promenade nocturne, se disposait à aller se mettre au lit, lorsqu’en dirigeant un dernier rayon de lumière vers son comptoir, il aperçut, assis sur un ballot et la tête tristement appuyée dans une de ses mains, son ancien client, Martial Dubé.

— Diable ! que fais-tu là, mon garçon ? dit-il d’une voix mal assurée.

— La vie est un rêve, capitaine, et pendant que je vous parle, mon pauvre corps roule au fond de la baie de Ste. Croix. Je me suis noyé cette nuit, et je viens vous payer M. Fraser.

De grosses sueurs froides perlaient du front de mon oncle ; sa main tremblait, et, les yeux écarquillés, il regardait le spectre avec une telle épouvante qu’il comprit ses paroles sans les entendre.

Les esprits sont ainsi faits : ils peuvent nous parler sans qu’aucun son vienne frapper l’oreille.

— N’ayez pas peur de moi, M. Fraser, continua l’imperceptible voix du spectre. Les morts ne savent plus commettre le mal, et la méchanceté ne se trouve que sur la terre des vivants. D’ailleurs, je vous aime, vous le savez, capitaine Fraser. Quant à ma dette, voici comment vous serez remboursé. J’ai laissé dans un coffre, à la Pointe Lévis, quelques effets qui sont de bonne vente. Prenez sur le produit l’argent qui vous revient de droit, et avec le reste faites-moi dire des messes.

La voix s’éteignit peu à peu dans un murmure confus, et mon oncle se retrouva seul dans son magasin. La petite lanterne sourde lui montrait toujours le ballot où Martial s’était assis ; mais le mort s’était évanoui avec la voix sépulcrale.

Alors M. Fraser regagna lentement, à reculons, la petite porte qui menait à l’escalier. Il grimpa les marches quatre à quatre, et quand il fut bien pelotonné sous ses couvertes, ma grand’tante l’entendit murmurer :

— Ah ! ma bonne Luce ! Martial Dubé vient de me confier des choses que je ne te dirai qu’à l’heure de ma mort.