C. Darveau (p. 65-75).

III

le feu des roussi

Quinze ans s’étaient écoulés depuis ce jour de bonheur et d’union, quinze ans de paix, tels que Cyprien n’avait jamais osé les souhaiter lui-même à ses heures de rêveries les plus égoïstes. La petite famille s’était augmentée d’un gros garçon bien fait et bien portant, et, comme Cyprien s’était vite apprivoisé à l’idée du travail, une modeste aisance l’avait récompensé de son labeur assidu.

C’était à Paspébiac qu’il habitait maintenant ; car il lui avait été difficile de demeurer longtemps dans un village qui ne lui rappelait que le souvenir de ses fredaines passées.

Là, il avait trouvé de l’emploi auprès de la maison Robin qui avait su apprécier cet homme sobre, actif, rangé ; et petit à petit les écus allaient au fond du grand coffre qui renfermait le linge blanc, et s’y amoncelaient en attendant l’époque où le fils Jeannot pourrait aller commencer ses études au petit séminaire de Québec.

Cyprien s’était bien mis en tête de lui faire faire son cours classique, et Jeannot avait débuté en écoutant attentivement sa mère lui inculquer ces principes sages, cet amour de la religion et cette triste expérience du monde qu’elle avait su jadis faire passer dans l’âme du petit Cyprien.

Le bonheur terrestre semblait fait pour cette humble maison ; la paix de l’âme y régnait en souveraine, lorsqu’un soir une catastrophe soudaine y fit entrer les larmes et les sanglots.

C’était en hiver, au mois de janvier.

Marie était seule à préparer le souper auprès du poêle rougi Cyprien et Jean s’en étaient allés causer d’affaires à la maison occupée par les employés des Robins.

Que se passa-t-il pendant cette triste absence ? Personne ne put le dire.

Seulement, lorsque Cyprien et son fils furent arrivés sur le seuil de leur demeure, ils entendirent des gémissements plaintifs. Ils se précipitèrent dans la cuisine, et le pied du malheureux père heurta le corps de sa pauvre femme, qui gisait sur le plancher au milieu d’une mare d’eau bouillante. À ses côtés, une bouilloire entr’ouverte n’indiquait que trop comment le malheur était arrivé.

Pendant deux heures, Marie eut le courage de vivre ; elle offrait à Dieu ses indicibles souffrances, en échange de cette absolution qu’elle savait ne pouvoir obtenir sur la terre ; car alors la côte était desservie par un pieux missionnaire qui restait à une grande distance de Paspébiac.

Agenouillés, Cyprien et Jean pleuraient à chaudes larmes. Déjà Marie, les yeux demi-fermés, semblait reposer, lorsque tout-à-coup elle les ouvrit démesurément grands. Cyprien vit qu’elle baissait : il se leva pour se pencher sur elle, et il l’entendit murmurer :

— Ta promesse, Cyprien, de ne plus boire……

— Je m’en souviens toujours, et je la tiendrai ; sois tranquille ; dors, mon enfant !

Alors Marie s’endormit.

Le silence et les larmes avaient envahi la maisonnette du pauvre Cyprien. Le coup fut rude à supporter ; aussi Cyprien prit-il du temps à s’en remettre. Ce départ avait tout dérangé et, comme bien d’autres projets, celui de mettre Jean au séminaire fut abandonné. En ces temps de douleurs, son père avait vieilli de dix longues années ; cette vieillesse prématurée affaiblissait ses forces ainsi que son courage, et Jean lui-même avait demandé à rester pour venir en aide au travail paternel.

Les jours passaient devant eux, mornes et sans joie, lorsqu’un matin Daniel Gendron fit sa bruyante entrée dans la maison des délaissés. Gendron avait entendu dire que par en bas la pêche était bonne. Si la pauvreté contrariait maître Daniel, en revanche l’esprit d’ordre ne le taquinait pas trop, et, repoussé de toutes les fermes du comté de Montmorency, il s’en était venu solliciter un engagement à la maison Robin. Sa première visite était pour Cyprien avec qui il avait bu plus d’un joyeux coup, lors des interminables flâneries de jadis.

Cyprien n’aimait pas trop à revoir ceux qui avaient eu connaissance de sa vie de jeunesse ; aussi lui fit-il un accueil assez froid. Gendron ne put s’empêcher de le remarquer :

— Comment tu as l’air tout drôle aujourd’hui, maître Cyprien ; est-ce que ça ne te ferait pas plaisir de me revoir ?

— Oui, oui, Daniel, ça me ferait plaisir en tout autre moment ; mais aujourd’hui c’est jour de pêche et, comme tu es novice, j’aime à te dire qu’on ne prépare pas en une minute tout ce qu’il faut emporter pour aller au large.

— Tiens ! je serais curieux de t’accompagner pour voir ça ; tu me donneras la première leçon.

— Je veux bien ; mais si tu veux suivre un bon conseil, tu ferais mieux de profiter de ton dernier jour de liberté ; car on travaille dur par ici.

— Bah ! ça me fait plaisir d’aller jeter une ligne ; et puis, nous parlerons du bon temps.

— Ah ! pour cela, non ! dit énergiquement Cyprien, je n’aime pas qu’on me le rappelle !

— Pourquoi donc, mon cher ? Nous buvions sec et nous chantions fort alors ! Est-ce que cela n’était pas le vrai plaisir, Cyprien ?

— Daniel, ce qui est mort est mort : laissons ça là.

— Comme tu voudras, monsieur ; mais tout de même, tu es devenu fièrement ennuyeux ! et toi qui riais de si bon cœur de notre curé, tu as rattrapé le temps perdu, et te voilà maintenant plus dévot que le pape.

Sans répondre,. Cyprien se dirigea vers la grève, suivi de Jean et de Daniel ; là ils poussèrent la barge à l’eau, et se mirent à ramer vers le large. Le temps était légèrement couvert ; un petit vent soufflait doucement, et tout promettait une bonne pêche. Daniel chantait une chanson de rameur, pendant que Cyprien et Jean fendaient silencieusement la lame ; cela dura ainsi jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés sur les fonds ; alors, ils se mirent courageusement à pêcher.

Pendant deux bonnes heures, ils y allèrent de tout cœur, et la barge s’emplissait de morues, lorsque Daniel interrompit son travail, en disant :

— Ne trouves-tu pas, Cyprien, que la brise s’enforcit ? il serait prudent de rentrer, qu’en dis-tu ?

Cyprien sembla sortir d’une longue rêverie : du regard, il fit le tour de l’horizon ; puis, d’une voix brève, il commanda à Jean :

— Lève la haussière !

Et se tournant vers Daniel :

— Déferle la voile ! je prends la barre ! déferle vite, nous n’avons pas de temps à perdre, Daniel !

Une minute après, la barge était coquettement penchée sur la vague et volait à tire-d’aile vers la pointe du banc de Paspébiac.

On était alors vers les derniers jours de mai : il fait encore froid à cette époque, surtout par une grosse brise, et rien de surprenant si les mains s’engourdissaient facilement. Daniel se soufflait dans les doigts depuis quelque temps, mais portant la main à sa poche, il en retira une bouteille de rhum.

Il la tendit triomphalement à Cyprien :

— Prends un coup, mon homme, ça réchauffe, et ça n’est pas l’occasion qui manque par cette température-ci. Diable ! qui a eu l’idée d’appeler cette baie la baie des Chaleurs ?

— Garde pour toi, Daniel ; je n’en prends pas, merci ! Veille toujours à l’écoute !

Et il secoua tristement sa pipe par-dessus bord de l’air d’un homme qui ne se sent pas le cœur à l’aise.

Cependant la brise montait grand train. De minute en minute, le temps se chagrinait ; les nuages gris étaient devenus noirs comme de l’encre, et pour cette nuit la mer ne présageait rien de bon. Tout-à-coup la barge prêta le flanc, et une vague plus grosse que les autres arrivant en ce moment, couvrit Cyprien des pieds à la tête.

Roussi tint bon tout de même ; sa main n’avait pas lâché la barre ; ses habits ruisselaient, le froid augmentait, et Daniel qui avait à demi esquivé ce coup de mer, s’en consolait en reprenant un second coup.

— Là, vraiment, Cyprien, tu n’en prendrais pas ? Ça fait furieusement du bien pourtant, lorsqu’on est mouillé !

Cyprien eut un frisson ; il ne sentait plus la pression de ses doigts sur la barre ; l’onglée l’avait saisi, et détachant une main du gouvernail, il la tendit enfin vers Daniel et but à longs traits.

Il avait menti à sa pauvre morte !

Le lendemain matin, on trouva à l’entrée du Banc une barge jetée au plein la quille en l’air.

Depuis ce sinistre, on aperçoit à la veille du mauvais temps une flamme bleuâtre courir sur la baie.

— Suivant les rapports de ceux qui l’ont examinée, dit l’abbé Ferland, elle s’élève parfois du sein de la mer, à demi-distance entre Caraquet et Paspébiac. Tantôt petite comme un flambeau, tantôt grosse et étendue comme un vaste incendie, elle s’avance, elle recule, elle s’élève. Quand le voyageur croit être arrivé au lieu où il la voyait, elle disparaît tout-à-coup, puis elle se montre de nouveau, lorsqu’il est éloigné. Les pêcheurs affirment que ces feux marquent l’endroit où périt dans un gros temps une barge conduite par quelques hardis marins du nom de Roussi ; cette lumière, selon l’interprétation populaire, avertissait les passants de prier pour les pauvres noyés. —

Ceci est la pure vérité.

Aussi, voyageurs et pêcheurs, lorsque vous verrez osciller un point lumineux au fond de la baie des Chaleurs, agenouillez-vous, et dites un de Profundis pour les défunts, car vous aurez vu le feu des Roussi.