C. Darveau (p. 51-55).

I

le petit cyprien

Il faut tous dire que le petit Cyprien Roussi n’avait pas fait ses Pâques depuis six ans et onze mois.

La septième année approchait tout doucement ; et comme c’était l’époque où les gens placés en aussi triste cas se transforment en loups-garous, les commères du village s’en donnaient à cœur-joie sur le compte du malheureux.

— Rira bien qui rira le dernier, disait la veuve Demers. Quand il sera obligé de courir les clos, et cela pendant des nuits entières, sans pouvoir se reposer, il aura le temps de songer aux remords que laissent toujours les fêtes et les impiétés.

— Courir les clos ! c’est trop sûr pour lui, reprenait mademoiselle Angélique, vieille fille de quarante-huit ans ; mais peut-on savoir au moins ce qu’il deviendra, ce pauvre Cyprien ? J’ai ouï dire qu’un loup-garou pouvait être ours, chatte, chien, cheval, bœuf, crapaud. Ça dépend, paraît-il, de l’esprit malin qui lui est passé par le corps ; et, tenez, si vous me promettiez de ne pas souffler mot, je dirais bien quelque chose, moi……

— Parlez, parlez toujours, mademoiselle Angélique.

— Eh ! bien, puisque vous le voulez, je vous avouerai que j’ai dans mon poulailler une petite poule noire qui me donne bien du fil à retorde. Elle ne se juche jamais avec les autres, caquète rarement et ne pondrait pas pour tout le blé que le bonhomme Pierriche récolte le dimanche. Parfois, il me prend des envies de la saigner.

— Mais, saignez-la, Angélique ; saignez-la, interrompit la veuve Demers. Qui sait ? en la piquant du bout du couteau, peut-être délivrerez-vous un pauvre loup-garou ; car, pour finir leur temps de peine, il faut de toute nécessité qu’un chrétien leur tire une goutte de sang ; ce sont les anciens qui le disent.

— Ah ! bien, ce n’est pas moi qui saignerai Cyprien Roussi ; j’aurais trop peur de toucher à sa peau d’athée !

C’était la petite Victorine qui hasardait cette timide observation, et peut-être se préparait-elle à en dire plus long sur le compte de Cyprien, lorsqu’on entendit une voix avinée qui venait du chemin du roi.

— Tiens ! voilà le gueux qui passe !

— Ah ! sainte bénite ! j’en ai les cheveux à pic sur la tête.

— Oui, c’est triste, bien triste, toutes ces choses, et pourtant, le pauvre garçon en souffrira bien d’autres !

Ces dames se reprirent à jaser de plus belle ; car la voix s’était perdue dans le lointain.

Cyprien Roussi tout jeune encore avait perdu père et mère, et le hazard l’avait confié aux soins d’un vieil oncle, qui avait laissé le neveu pousser à sa guise, sans jamais s’en occuper autrement que pour le gourmander sévèrement lorsqu’il n’arrivait pas à l’heure du repas. Pour le reste, liberté absolue. Aussi, dès l’âge de vingt ans, Cyprien avait réussi à grouper autour de lui la plus joyeuse bande qui ait jamais existé. Il était, par droit de conquête, le roi de tous, roi par la verve, par l’adresse et par la force corporelle. La nature n’avait rien épargné pour façonner au petit Cyprien une bonne et rude charpente. Front haut et dégagé, œil fier et ferme sous le regard d’autrui, tête solidement assise sur un cou planté entre deux larges épaules, poitrine musculeuse et bombée ; tout était taillé chez Cyprien Roussi pour le pousser à une vieillesse de cent ans et au delà. Lui-même, quand on lui parlait de rhumatismes, de maladies mystérieuses, de morts subites et des peines de l’enfer, il se frappait l’estomac de son poing velu, et disait en ricanant :

— Est-ce qu’on craint la maladie ou la vieillesse, avec un pareil coffre ? Là-dessus le chaud et le froid passent sans laisser de traces.

Il n’y avait pas de scandales cousus de fil blanc qu’il n’inventât, lorsqu’un beau dimanche ce fut au tour des paroissiens à être scandalisés.

Pendant la grand’messe, le petit Cyprien Roussi qu’on n’avait pas vu depuis trois semaines, s’était pieusement approché du balustre, et, à la vue de tout le village ébahi, avait reçu des mains de son curé la sainte communion.