Pruneau et Kirouac ; V. Retaux et fils (p. 212-214).


XXXV


Le mois de février 1644 touchait à sa fin.

Malgré l’heure matinale, une foule élégante se pressait dans la belle église du collège de Clermont.

C’était pourtant un jour ordinaire et rien dans le temple n’annonçait une solennité.

Seulement, sur le maître-autel, deux cierges allumés et un missel ouvert avertissaient qu’une messe basse allait commencer. Mais parmi les assistants, chacun savait que cette messe allait être dite par le héros du jour, un jésuite missionnaire, le P. Jogues, vivant martyr auquel le pape venait d’accorder la permission de célébrer, malgré l’état de ses mains.

— Indignum esset Christi martyrium, Christi non bibere sanguinem, avait répondu Urbain VIII à l’humble requête du jésuite.

L’émouvant récit de ses aventures avait couru tout Paris, et quand le missionnaire entra, précédé d’un simple clerc, l’assemblée tout entière se leva dans un même sentiment spontané de respect.

Le religieux monta à l’autel.

Sa figure, flétrie par les souffrances, reflétait la paisible joie de son cœur.

Depuis le jour terrible où il s’était livré à la cruauté des Iroquois, afin de secourir et de consoler ceux qu’ils emmenaient prisonniers, c’était la première fois qu’il offrait le sacrifice de l’amour.

Pendant quelques instants, il s’arrêta devant l’autel pour laisser couler ses pleurs.

Et, sa pensée s’envolant au loin, il revit cette pauvre chapelle de Trois-Rivières où il avait dit la messe pour la dernière fois. Il revit l’humble chapelle et tous ceux qui y priaient avec tant de ferveur autour de lui : Guillaume Couture, René Goupil, Paul Ononcharaton et le noble chef Eustache Ahatsistari — gloire de la mission huronne.

— Ô mon Dieu ! vous l’avez voulu, murmura-t-il, refoulant ses larmes.

Joignant ses mains mutilées, il descendit les marches de l’autel et d’une voix qui pénétra bien des cœurs, prononça les paroles du signe de la croix.

Le confesseur de la foi avait récité l’Évangile et le Credo. Il allait commencer le sacrifice redoutable.

À ce moment un chant de femme s’éleva au milieu du silence profond, chant si pur, chant si beau que l’assemblée sentit passer sur elle comme un souffle divin.

Quid retribuam, chanta la voix accompagnée des accords inspirés de l’orgue, quid retribuam Domino pro omnibus quæ retribuit mihi ?

Calicem salutaris accipiam et nomen Domini invocabo.

L’hymne de la reconnaissance se prolongea en mille variations ardentes, délicieuses, et ce chant céleste accompagnant le sacrifice du martyr emporta les âmes à ces hauteurs bénies où nul parmi nous n’établit sa demeure — sommets radieux où la douleur qui passe apparaît dans la lumière, où l’on éprouve que le maître de la joie n’a pas dit en vain :

« Bienheureux ceux qui souffrent. Bienheureux ceux qui pleurent ».