À genoux/Le cœur mourant

Alphonse Lemerre (p. 99-100).

III

LE CŒUR MOURANT


Raisonnons, s’il te plaît, ô mon cher cœur. Est-il,
Sur cette terre où tout cependant est si triste,
Un venin plus puissant, plus lâche, plus subtil

Que cet amour bouillant, formidable, égoïste,
À qui la belle Bien-Aimée au cœur de dieu
A soumis tout un an notre âme de trappiste ?

Le laudanum qui fait mourir, l’opium bleu
Et les poisons qui sont dans le cœur des vipères
N’ont pas cette puissance horrible ni ce feu.


Et pourtant toi, mon cœur, cloîtré dans tes repaires,
Tu sembles ne jamais avoir senti ce mal,
Et sans t’en occuper tu vis et tu prospères.

Pour lent qu’il est, ce feu n’en est pas moins fatal ;
Un jour tu cesseras de penser et de vivre ;
Et je resterai seul avec mon corps brutal.

Ton folio sera déchiré du grand-livre ;
Tu mourras tout d’un coup, et je resterai seul,
Condamné par l’affreux destin à te survivre.

On me verra marcher, courbé comme un aïeul,
Sur les routes jadis par nous deux parcourues,
Avec ton souvenir pesant comme un linceul.

Et les petits enfants alignés dans les rues
Regarderont cet être aller, levant les bras
Vers la dispersion des choses disparues.

Tandis que dans les cieux profonds tu brilleras !