Alphonse Lemerre (p. 244-245).

XX

LE CLAVECIN


Oh ! si je pouvais ! loin de ce monde ennuyeux,
Tristesse de mon âme et terreur de mes yeux,
Je m’en irais là-bas vivre dans une chambre
Lointaine, qu’emplirait une vague odeur d’ambre
Et comme le parfum ressuscité d’un lit
Où son corps tant de fois pleuré s’ensevelit,
Et qui, depuis, toujours, de minute en minute
Prolonge le frisson de la suprême lutte.
Les fenêtres auraient des rideaux de lampas
Que l’horrible soleil ne traverserait pas.

Et j’y serais dans un éternel crépuscule.
Et puis, le soir, à l’heure où le soleil recule
Devant la lune, moi, plein des amours anciens,
Je m’ensevelirais dans mes rêves, les siens,
Dans nos rêves, pendant des heures infinies ;
Ou, le front débordant d’immenses harmonies,
Le cœur brûlé d’amour, je m’asseoirais parfois
Devant un clavecin d’ivoire, à qui mes doigts
Arracheraient de sourds sanglots ! Cependant qu’Elle,
Elle, la grande enfant, viendrait, toujours si belle !
Tout doucement, dans l’air chargé de cris humains,
Et qu’elle me prendrait la tête, avec ses mains,
Et qu’elle collerait ses lèvres maternelles
Sur ma bouche ! Et longtemps, des heures éternelles,
Je resterais sous cet immense embrassement,
Les yeux perdus dans ses beaux yeux de diamant,
Et toujours, de mes doigts tristes, dans la nuit noire,
Arrachant des sanglots au clavecin d’ivoire.