Librairie Hachette et Cie (p. 21-36).
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[Image à insérer] CAFÉ AU BAZAR DE STEAMER-POINT. (Voyez p. 22.)


II

Le rocher d’Aden. — Steamer-Point. — La ville d’Aden. — Les parsis. — Arrivée du Huzara. — L’océan Indien.


4 janvier. — Dix-huit heures de traversée séparent Obock de Steamer-Point. Longtemps avant d’atteindre le port, on aperçoit les crêtes déchirées de montagnes aux lignes superbes, qui se découpent sur un ciel aussi bleu que les eaux où se mirent leurs flancs dressés à pic. Bientôt apparaît, entre deux sommets placés vis-à-vis l’un de l’autre, comme Gibraltar et Algésiras, une baie assez vaste, assez sûre pour abriter les flottes de guerre et de commerce de l’Angleterre. Sur les hauteurs s’élèvent des tours d’observation ou de défense, des remparts, tout un système de fortification compliqué.

Steamer-Point, ville de création récente, doit la vie aux nombreux bateaux qui circulent entre l’océan Indien et la Méditerranée ; Aden, vieille cité arabe, située dans un repli de la montagne, à dix kilomètres du nouveau port, communique directement avec l’Arabie.

Au pied de rochers dénudés, tachés de blanc et de gris par les résidences des hauts fonctionnaires et les bungalows des sous-officiers indiens, s’étend une place demi-circulaire. Les maisons, bâties à l’italienne, ornées d’arcades et de vérandas, ont vue sur la rade. Les consulats, les boutiques des négociants européens ou parsis et deux hôtels d’apparence honnête occupent les plus belles. Derrière cet écran, la ville arabe et ses cafés, où grouillent pêle-mêle marins étrangers, nègres et Somalis. On parle au bazar les langues des cinq parties du monde, et l’on paraît s’entendre : c’est la seule différence à signaler entre les gens qui le fréquentent et les constructeurs de la tour de Babel.

Nous prenons gîte à l’hôtel de l’Univers, longue caserne appuyée sur un rocher brûlant. Entre les murs et le roc vivote un jardin qui fait, non sans raison, l’orgueil de M. Suel, son propriétaire. Steamer-Point, où il ne pleut guère, s’alimente d’eau vaseuse conservée dans les citernes et d’eau de mer distillée à chers deniers. Afin de décharger M. Suel de toute accusation de prodigalité, j’ajouterai que les trois ou quatre arbrisseaux, objets de sa sollicitude, sont placés au centre d’un massif bordé par des culots de bouteilles. L’architecte paysagiste s’est d’ailleurs mis en frais d’inspiration : les culots varient de forme et de couleur. Ici s’alignent les cruchons rougeâtres des curaçaos de Hollande, là les verres foncés des champagnes, plus loin les ventres pansus des pullnas. Sont-ils nombreux les mortels fortunés qui, après avoir eu l’heureuse chance de trouver à Steamer-Point la plus efficace des eaux de santé, peuvent contempler le grès qui la contint dans la situation réservée d’habitude aux géraniums ou aux pâquerettes !

Rien n’est vert dans ce paradis des bouteilles, pas même les quatre arbustes mieux pourvus de bois que de feuilles, si ce n’est un perroquet dont l’enthousiasme ne connaît pas de bornes lorsqu’il admire son image dans un globe métallique suspendu auprès de son perchoir.

5 janvier. — Les communications ne sont ni faciles ni fréquentes entre Aden et Bouchyr. Nous voici condamnés à sept jours d’hôtel de l’Univers ; c’est un bateau anglais qui viendra nous délivrer. Chaque mois part de Glascow un navire de la Compagnie British India. Il prend les voyageurs de Steamer-Point pour le golfe Persique, les transporte à Kurachee, où il les passe à un collègue qui les promène pendant vingt jours avant d’atteindre l’embouchure du Chat-el-Arab. Le Huzara sort du canal de Suez, mais il emploiera une semaine à descendre la mer Rouge. Nous péririons d’ennui s’il ne nous restait le plaisir de tourmenter nos jeunes camarades en leur apprenant le persan.

6 janvier. — Marcel a hélé un carrosse campé sous un auvent de tôle construit au centre de la place. En route vers Aden-Ville ! Équipage et automédon sont dignes de s’appareiller. Au-dessus d’un véhicule à quatre roues, des baguettes de fer supportent une toiture et des rideaux de cuir qui interceptent les rayons du soleil ; un cheval de petite taille et de faible apparence traîne cette patache. Le conducteur, coiffé de ses cheveux crépus, vêtu d’une ample chemise de coton blanc, fait claquer son fouet, et la machine roule avec la vitesse du vent. On ne verse jamais ; c’est interdit par

[Image à insérer] NÈGRES D’ADEN.

la police. Mais, en dépit de cette sage ordonnance, les nouveaux venus ne peuvent se défendre de certaines appréhensions.

À part ces légitimes inquiétudes, la promenade est charmante. Le chemin longe les bords de la mer, puis il s’en écarte, laisse sur la droite le port réservé aux bateliers indigènes et pénètre dans un village, jadis important, dont les rares maisons menacent ruine. Il ne reste que ces habitations délabrées et un vaste cimetière, de Malla, ville de quinze mille habitants, qui s’étendait au pied de la montagne.

Il y a quelques années, une épidémie de choléra se déclara dans la presqu’île ; bientôt elle gagna Malla et sévit si violemment, que la population noire fut décimée. Avec l’insouciance caractéristique des musulmans, les corps étaient portés au cimetière voisin, couverts d’une mince couche de poussière et bientôt déterrés par les chiens ou les vautours. L’autorité anglaise s’émut, défendit d’inhumer les morts auprès des vivants et désigna un emplacement écarté où les cadavres devaient être enfouis avec

[Image à insérer] BUNGALOW EN CONSTRUCTION.

certaines précautions. Le lendemain une émeute éclatait sur le territoire d’Aden. Quinze mille musulmans, s’exaspérant à la voix des plus fanatiques d’entre eux, refusaient d’obéir aux infidèles et menaçaient de saccager Steamer-Point si on les empêchait de suivre les rites funéraires de l’Islam. Le gouverneur dut céder ; mais, dès que l’épidémie eut pris fin, il invita les habitants de Malla, qui logeaient dans des bungalows de paille et de roseaux, à porter leurs pénates de l’autre côté de la baie, non loin du village de Cheikh Otman.

Une année expirée, on livra aux flammes l’ancien village. Les maisons de maçonnerie furent épargnées, sous la réserve que leurs propriétaires ne les répareraient jamais.

Depuis cette époque, le gouverneur ne dissimule pas son projet de purger la presqu’île de Somalis et d’Arabes, engeance fanatique, insoumise le jour où elle l’oserait, onéreuse à nourrir, et surtout à abreuver, si par extraordinaire Aden était jamais bloqué.

Au delà de Malla la voiture escalade la montagne ; le panorama de la baie ADEN. [Image à insérer] limité par les promontoires violâtres qui s’avancent au milieu des eaux bleues, se déploie dans toute sa beauté. On s’élève encore ; les regards franchissent les premiers plans, dominent les terres basses que blanchissent à l’horizon des dépôts de sel situés entre Aden et Cheikh Otman, distinguent les jardins de ce village semblables à une oasis, puis les mâtures des nombreux bâtiments à l’ancre dans le port, et se reportent enfin sur les deux sommets rocheux, jambages de la porte colossale qui met la mer en communication avec la baie.

Et le petit cheval galope toujours, entraînant sans faiblir la voiture pleine. Il croise des chameaux chargés de balles de moka ; il regarde avec envie les beaux équipages qui portent les parsis à leurs comptoirs de Steamer-Point, et s’écarte prudemment des officiers anglais descendant à fond de train les raides lacets : la bonne bête ne se soucie pas de traîner un supplément de poids et se demande à chaque tournant si chevaux et cavaliers ne vont pas se précipiter au milieu de ses voyageurs.

Enfin, nous atteignons le col. Un ouvrage fortifié précédé d’un pont-levis en défend l’accès. La porte est ouverte depuis l’aurore jusqu’à huit heures du soir. Même en plein jour le corps de garde est encombré de red coats. Précaution illusoire : la clef de la place appartient, une fois l’an, à qui veut la prendre. Pendant la nuit de Christmas on chercherait vainement un bon Anglais, fût-il soldat ou général, en état de veiller sur ce poste.

Au delà de la fortification, la route passe entre deux murailles de rochers taillées par la nature et régularisées à la mine. Dès la sortie du défilé apparaissent les maisons blanches d’Aden, entourées de montagnes grises. Vis-à-vis de moi le rocher s’aplatit devant un horizon de mer. Sur les flots couleur d’acier se détachent un phare blanc et les casernes grises de la garnison anglaise.

Comme autour de Malla et de Steamer-Point, les hauteurs sont couronnées d’ouvrages reliés par des chemins couverts. Le piton isolé qui se dresse à droite de la ville supporte une construction circulaire aux murs blanchis à la chaux. Un vol d’oiseaux de proie monte la garde au-dessus de la tour du Silence, le dakhma des parsis, où l’on a dernièrement déposé le corps d’un adorateur d’Aouramazda[1].

Les maisons de la ville sont basses, percées d’ouvertures nombreuses et rappellent comme aspect les constructions italiennes. Des cafés ventilés, des boutiques de comestibles où s’étalent les beaux légumes venus de Cheikh Otman se succèdent dans la rue qui conduit à la place du Marché. Là s’amoncellent, dans des parcs étroits, chèvres et moutons, charges de sorgho et de foin, ronces à brûler apportées par de longues caravanes de chameaux.

Le cocher joint à ses fonctions habituelles celles de cicerone ; il nous conduit d’abord chez un Français qui habite Aden depuis de longues années et monopolise le commerce des cafés. M. Tian me propose de visiter ses magasins, où une multitude de femmes trient les cafés de Moka avant de les expédier en Europe. Les grains les plus petits et les moins réguliers proviennent d’arbustes sauvages ; leur arôme est d’une extrême finesse. On doit cependant les enlever, pour donner à la marchandise un aspect qui nuit à sa qualité, mais satisfait l’acheteur innocent.

Comme il serait charmant d’écrire un traité des idées préconçues ! Aux fraises des bois ne préfère-t-on pas les gros fraisards sans parfum, les roses monstrueuses venues en serre aux frais bouquets d’églantier ou de fleurs des champs, les joues fardées au duvet de la jeunesse, les raideurs et les déformations à l’épanouissement de la Vénus de Milo !

Presque toutes les trieuses sont noires de peau, fanées par le travail, mais vêtues de robes sans couture, drapées avec un art inconscient.

« Ne partez pas encore, nous dit notre hôte : voici un Arabe qui vient me proposer cent balles de café. » Le marché se traite devant moi, et pourtant il me serait difficile d’en suivre les péripéties. Les deux négociants réunissent leurs mains au-dessous d’un foulard épais, et, les yeux dans les yeux, entrent en communication. Les pressions exercées sur la première phalange indiquent les unités, sur la seconde et la troisième les dizaines et les centaines. Les gens d’Aden ont une telle habitude de ce langage muet, qu’une affaire importante, avec le marchandage qu’elle comporte, se conclut sans échange de paroles et à l’insu des curieux.

Comme à Steamer-Point, presque tout le commerce est entre les mains des parsis. Depuis de longues années déjà, nombre de négociants étaient venus camper dans la ville arabe. Mais, privés de prêtres et d’édifices religieux où ils pussent célébrer les cérémonies du culte, ils n’amenaient pas leur famille et, fortune faite, regagnaient les Indes. Le gouvernement anglais ne tarda pas à constater l’heureuse influence des guèbres sur la prospérité de la colonie, et autorisa les sectateurs d’Aouramazda à bâtir un pyrée et un dakhma (tour funéraire). Le feu sacré, solennellement apporté de Bombay, au grand mécontentement des musulmans, précéda les familles des négociants les plus riches et les mieux posés d’Aden.

Marcel veut donner à nos jeunes camarades le réjouissant spectacle du dakhma. Un mur d’enceinte enclôt un emplacement rectangulaire, aux extrémités duquel s’élèvent deux maisons blanches. L’une est le temple du feu, où les mobeds (prêtres) entrent seuls ; l’autre comprend un salon ajouré par des portes-fenêtres. On nous introduit dans cette pièce, réservée aux fidèles. Elle est blanchie à la chaux, meublée d’une grande table entourée de sièges, et ornée de chromolithographies de souverains morts ou détrônés.

Le destour (chef des prêtres), un homme de haute taille, aux yeux noirs très fendus, à la barbe coupée en pointe, se présente. Comme ses ancêtres les mages, il est vêtu d’étoffes de lin. Autour de ses cheveux frisés s’enroule un turban de mousseline, plus blanc, s’il est possible, que ses vêtements. La conversation s’engage en persan et prend vite une tournure familière. Le mobed me montre les instruments du culte : bassin d’argent servant à triturer les brindilles de grenadier employées dans les sacrifices, pinces de même métal destinées à toucher le feu sacré, voile blanc qu’on attache devant la bouche du prêtre pour préserver la flamme divine de toute souillure. On apporte également les textes sacrés des Zoroastriens imprimés aux Indes : le Vendidâd, compilation religieuse, le Vispêred, collection de litanies pour le sacrifice, et le Yasna, recueil d’hymnes écrites dans une langue plus ancienne que les deux premières parties de l’Avesta. Voici encore le « Petit Avesta », composé de courtes prières que les fidèles doivent prononcer à certains moments du jour, du mois, de l’année et en présence des différents éléments.

Puis un guide nous conduit jusqu’au dakhma, situé sur un piton. Un sentier très raide débouche auprès de la tour réservée à la sépulture des prêtres ; à mesure qu’on s’élève, le panorama de la ville, blanche au milieu des rochers gris, apparaît plus saisissant. Avant d’atteindre le sommet du pic, on abandonne le sentier pour gravir des degrés taillés dans la pierre et l’on arrive enfin devant la porte d’une enceinte circulaire. Pas de clef à la serrure ; un premier gamin fait la courte échelle ; un second, s’aidant des aspérités du mur, franchit la clôture, pousse le verrou et nous introduit dans la place. Un porche rustique où les morts font antichambre précède la tour du Silence, dont la porte, celle-ci inviolable, dissimule aux yeux des profanes les tristes débris qu’elle conserve.

De nombreux corbeaux interrompent leur ronde macabre et s’éloignent en poussant des cris de colère. Le dakhma possède depuis peu de jours un nouveau locataire : à défaut des corbeaux, une odeur nauséabonde décèlerait le cadavre.

Les guèbres ne sont pas arrivés sans difficulté à pratiquer leurs rites funéraires. Les musulmans protestent, non sans raison, contre les émanations intolérables qui se dégagent du dakhma et, plus encore, contre les souillures auxquelles les expose ce cimetière en plein vent. Rarement conviés à un régal de chair humaine, les oiseaux de proie se livrent de véritables combats sur les corps et parfois laissent tomber les lambeaux de chair ou les ossements emportés à tire-d’aile. Un grillage recouvre la tour ; mais, comme la précipitation avec laquelle un cadavre est dévoré témoigne du bon accueil qu’Aouramazda fait à l’âme du défunt, les règlements de police doivent souvent être violés. Laissons aux goules emplumées le soin de préserver de toute souillure la terre, l’eau ou le feu.

En sortant du temple guèbre, nous prenons la direction des citernes, pièce de résistance offerte à la curiosité des voyageurs par les cochers de Steamer-Point.

Les bassins, situés au fond d’une immense anfractuosité, non loin de la brisure où passe la route, sont l’œuvre des Portugais. Leurs ingénieurs mirent à profit les saillants des deux parois rocheuses, bâtirent des barrages et créèrent ainsi de vastes réservoirs destinés à emmagasiner l’eau de pluie que consomme la ville. Après la conquête, les Anglais n’eurent garde de laisser dégrader ces ouvrages ; les bassins furent multipliés, cimentés, et s’étagèrent les uns au-dessus des autres dans les moindres replis de la ravine.

Les tons rougeâtres des rocs dénudés, l’aspect sauvage de la faille, rendent plus doux aux regards les figuiers, les banians aux larges feuilles, aux racines adventives et les arbrisseaux délicats venus dans les fentes de la montagne. Près des bassins croit l’arbre à gousse, le salas ; plus loin, fleurissent les gueules de l’ingal aux longues étamines jaunes, et les grappes violettes du golm et du bendi. Nichés au milieu des rochers, entourés d’eau et de verdure, gazouillent des oiseaux, roucoulent des tourterelles et voltigent des papillons si nombreux, que la flore et la faune du pays semblent vivre tout entières au fond de cette gorge étroite. Aimable fête qu’une promenade dans ce paradis. Combien cette verdure repose les voyageurs dont les regards n’ont rencontré depuis près d’un mois que les ronces d’Obock et le jardin de l’hôtel de l’Univers !

Reprenons le chemin de Steamer-Point. Un tunnel percé récemment débouche sur un cirque naturel. L’esplanade, transformée en champ de manœuvres, est entourée de casernes à l’usage des artilleurs cipayes. Comme dans celles d’Aden, le panka, agité par des nègres, se meut nuit et jour, éloigne les moustiques et entretient une température qui permet de dormir pendant les plus chaudes nuits d’été.

9 janvier. — Je m’acclimate. Le matin et le soir amènent sous la véranda construite devant nos chambres des passants d’aspect bien divers. Dès l’aurore, apparaissent les ménagères somalies, les pêcheurs de requins se pressant, courant et portant des poissons attachés par paquets de poids égaux aux extrémités d’une barre flexible ; puis débouchent, graves et solennels, des chameaux chargés de broussailles ; une heure plus tard, les charrettes à bœufs distribuent l’eau potable envoyée de la distillerie à chaque maison européenne ou celle des citernes destinée aux lavages. Ces groupes matineux sont suivis de rapides équipages qui amènent d’Aden à leurs comptoirs de Steamer-Point les négociants zoroastriens. De la place, des barbiers banians en quête de cheveux à couper guettent les étrangers assis sous les vérandas des hôtels et s’efforcent d’attirer leur attention en projetant, à l’aide du miroir professionnel, un rayon de soleil sur la victime de leur choix ; ces figaros sont si habiles, qu’ils trouveraient moyen de raser ma propre barbe.

À dix heures et demie sonne la cloche du déjeuner. Puis le calme se fait, les fenêtres se ferment, et aucun bruit importun ne vient troubler la sieste. Chut !… la ville dort. Deux heures avant le coucher du soleil, un coup de canon retentit, suivi de bruyantes détonations. On met le feu aux mines que les officiers du Royal Engineer font journellement forer pour installer des batteries nouvelles. Steamer-Point se réveille. Arabes et Somalis descendent des chantiers ; les uns prennent le chemin d’Aden ou de Malla, les autres se dirigent vers le bazar des bouchers et des marchands de comestibles.

[Image à insérer] MÉNAGÈRE SOMALIE.

La chaleur tombe ; le high-life se montre dans de beaux équipages et circule sur la route poudreuse qui longe la mer, passe devant le temple protestant, l’église catholique, le sémaphore et le bureau télégraphique situé à cinq kilomètres du port. Voici le moment où triomphent les mirobolants panaches des plus élégantes ladys et les chevaux des officiers les mieux montés. À six heures chacun rentre au logis et y demeure. Seuls les étrangers ou les militaires se rendent dans un café-concert dont les murs bleus, l’orchestre discordant et les demoiselles badigeonnées affoleraient les mélomanes les plus affamés de musique.

Une fois la semaine, le canon du sémaphore annonce, par trois ou deux coups, l’arrivée d’un bâtiment de la compagnie Péninsulaire Orientale ou des Messageries françaises. Fût-ce l’heure sacrée de la sieste, la ville s’émeut à ce bruit. Les cochers endormis dans leur voiture se dressent en sursaut et courent vers le débarcadère ; les hôteliers gourmandent leur chef, préparent des glaces et des sorbets ; les boutiquiers ouvrent leurs comptoirs. Bientôt arrivent des troupeaux de voyageurs, heureux de fouler un sol immobile. Les uns s’empilent dans des voitures et courent vers les citernes d’Aden ; les autres envahissent les magasins des parsis ; le plus grand nombre s’attablent devant les cafés et achètent, en buvant du champagne détestable, des plumes d’autruche offertes par des juifs, des casse-têtes ou des bracelets d’argent ayant plus ou moins appartenu au roi Ménélick. Quand s’est écoulé le délai accordé aux passagers, chacun retourne à bord, pliant sous le poids d’acquisitions hétéroclites.

11 janvier. — Le Huzara mouillait hier soir en rade de Steamer-Point. Nous avions une telle crainte de manquer le départ, qu’une heure après l’arrivée du paquebot la mission était embarquée.

Le commandant et les officiers sont Anglais ; la barre passe des mains des Indiens dans celles de matelots américains, allemands ou suédois ; le charpentier a vu le jour sur les rives du Peï-ho ; des Portugais de Goa, fortement mâtinés d’asiatique, sont chargés du service.

On parle à bord toutes les langues, mais on les parle peu, car état-major et passagers ne cessent de manger :

7 heures, premier déjeuner : thé, café, chocolat ; pommes de terre.

9 heures, second déjeuner : quatre plats ; pommes de terre.

1 heure, lunch : hors-d’œuvre, trois plats chauds, deux plats froids, dessert ; pommes de terre.

4 heures : thé, beurre et gâteaux ; pommes de terre.

6 heures, dîner : cinq plats, dessert, pommes de terre.

8 heures : thé, café, limonade ; pommes de terre.

Nos compagnons de table suffisent à de pareilles exigences et considèrent avec mépris des estomacs incapables de lutter avec des autruches faites hommes.

Si le cuisinier et ses acolytes sont toujours en travail, ils n’enfantent aucun chef-d’œuvre ; puis le système qui consiste à présenter à chaque convive un menu composé de douze plats dans lequel il est autorisé à choisir ceux qu’il préfère, peut convenir à des fils d’Albion, mais nécessiterait de notre part une étude approfondie du Manuel du parfait cuisinier anglais, édité à Goa.

15 janvier. — Le Huzara est un féroce marcheur : sans se presser il file six nœuds à l’heure. Encore si l’on était en sécurité sur cette tortue marine ! Hier j’ai entendu le second qui se félicitait d’avoir terminé le nouvel arrimage des caisses d’allumettes, arrimage fort compromis à la suite d’un coup de vent supporté par le Huzara la veille de son arrivée à Steamer-Point. Avoir abandonné une cartouche pour monter sur un bâton de phosphore !

Le bord, plus monotone encore que l’hôtel de l’Univers, offre comme unique distraction le spectacle d’une famille zanzibarienne. Hadji Mohammed, grand vizir du sultan de Zanzibar, se rend au célèbre pèlerinage de Kerbéla ; mais avant d’atteindre [Image à insérer] BOUCHERIE A STEAMER-POINT. (Voyez p. 31.) les lieux saints il doit s’arrêter à Mascate, afin de présenter ses devoirs à l’imam, propre frère de son maître. Les relations des deux princes n’étaient pas fort tendres dans ces derniers temps. Aujourd’hui la paix est conclue et le vizir apporte sans doute quelques présents destinés à la cimenter.

Bien que Hadji Mohammed soit un homme pieux et demande cinq fois par jour la direction de la Mecque afin de s’orienter vers la Kaaba quand vient l’heure de la prière, il ne dédaigne pas la cuisine anglaise et prend à la table commune les repas officiels. Il n’en est pas de même de sa femme, mignonne et jolie personne, dont la prunelle très blanche se détache sur une peau presque aussi foncée que celle de ses négresses. Vêtue d’une chemise de crêpe de Chine vermillon, d’un pantalon de satin vert brodé de perles autour des chevilles, drapée dans un voile de soie bleu foncé pointillé de rouge, elle sort dès l’aurore de sa cabine, signalant son passage par le tintement de cassolettes d’or suspendues à son cou et par les heurts d’énormes bracelets qui semblent à chaque pas abandonner ses petits pieds. Des esclaves ont déjà couvert le rouf d’un beau tapis persan ; elle s’accroupit au centre, surveille la toilette et les jeux de ses enfants, puis, à l’heure du repas, leur donne la becquée du bout des doigts, becquée puisée dans un énorme plat de riz et de mouton. La noble dame passe la journée à lire le Koran ou des poésies gouzeraties et, le soir venu, regagne sa cabine, pour reprendre le lendemain la même vie inactive.

À peine a-t-elle abandonné sa place favorite, qu’on apporte une chaise longue et des couvertures blanches. Le vizir s’allonge, se couvre et abandonne ses pieds nus à deux esclaves. Ceux-ci les prennent avec respect et, doucement, exercent des frictions savantes ; peu à peu les caresses s’amollissent ; les mains noires effleurent l’épiderme du maître. Une heure de massage suffit habituellement pour amener le sommeil ; hier l’opération s’est prolongée jusqu’au milieu de la nuit. Le temps paraissait bien long aux deux nègres ; ils se consolaient en saisissant leurs propres pattes et en les pétrissant d’un air attentif et convaincu.

16 janvier. — Rien de nouveau. Les voyageurs mangent et flirtent, le temps est admirablement beau. La mer seule m’occupe et me distrait. Hier le navire avait déjà rencontré de nombreuses méduses ; aujourd’hui nous avons traversé un véritable banc d’invertébrés. L’ombrelle est brun-jaunâtre comme un champignon des bois ; les tentacules, longues de quinze centimètres, sont mauve rosé. Il semble que les méduses montent à la surface des eaux lorsque la mer a été réchauffée par les rayons du soleil, et qu’elles disparaissent le soir, ou plus tôt si les flots viennent à s’agiter. Ce sont des personnes recueillies, qui n’aiment ni l’écume ni le bruit des vagues.

Depuis deux jours le soleil, à son coucher, offre un admirable spectacle. La lune nouvelle lui dispute l’horizon. Entre les deux astres qui brillent au ciel pour le repos et la sécurité des voyageurs, l’atmosphère se colore de teintes d’une adorable délicatesse, se dégradant depuis le jaune orange jusqu’au gris ardoise, avec des transitions vertes, roses, mauves et bleues d’une exquise délicatesse. Le globe de feu disparaît rayonnant, l’arc lunaire triomphe et prend tout son éclat au milieu d’une lumière cendrée très intense. Des lambeaux du firmament, pavés de planètes et d’étoiles, tombent dans l’Océan, bientôt le ciel et la mer semblent confondus. La nuit est complète et les flancs du navire reflètent les phosphorescences des eaux coupées par l’éperon de l’avant ou les remous blancs laissés comme un chemin neigeux derrière l’hélice.

La France est bien loin !

[Image à insérer] PÊCHEUR DE REQUINS. (Voyez p. 30.)

  1. Voir la Perse, la Chaldée et la Susiane, par Jane Dieulafoy, page 137. Librairie Hachette.