À Majorque et à Minorque - Esquisse de géographie humaine


À MAJORQUE ET À MINORQUE
ESQUISSE DE GÉOGRAPHIE HUMAINE

I


Ce n’est pas au soleil levant, en arrivant au port, qu’on peut saisir toute la beauté de Palma la Belle : la cathédrale et la Lonja n’offrent à qui vient le matin du large que des façades d’ombre ; la ville qui est étalée en amphithéâtre sur une plaine douce ne plaque pas comme Alger l’amoncellement de ses maisons au flanc d’un versant raide ; enfin Palma, dans la première lumière, est trop blanche et noire, trop uniment claire et sombre, elle ressemble trop à toutes ces cités que l’aurore aux durs contrastes illumine sans nuance. Elle mérite d’être éclairée de rayons moins obliques et d’une clarté moins crue.

Il faut monter l’après-midi sur la haute tour du château royal de Bellver qui couronne une colline de 130 mètres d’altitude à l’Ouest du port et de la grande baie. Massées jusqu’au bord de la longue ligne courbe de toutes petites falaises naturelles taillées par la mer dans un conglomérat rouge, les bâtisses humaines dessinent un énorme croissant de lune à peine échancré, et dont l’échancrure suit la rive du port.

Il y a du blanc sur quelques façades de maisons, surtout dans le faubourg extérieur, plus proche et plus populaire, de Santa Catalina ; mais le blanc est rare, le blanc franc est très rare dans la ville même. Les teintes qui dominent vont de l’ocre et du gris jaunâtre au rouge, au rouge clair toujours mêlé d’un peu de terre de Sienne. Toutes couleurs harmonisées, les unes plus pâles, les autres plus chaudes, comme est la gamme des nuances plus ou moins rougeâtres ou ternes de ces amphores pansues de terre cuite que les femmes de Majorque portent, — en revenant de la citerne, de la fontaine ou du puits, — appuyées à leur taille et inclinées sous le cercle de leur bras.

La cathédrale et la Lonja (la Bourse) sont les deux monumens qui s’élèvent sur le quai et qui font la physionomie de face de la grande cité ; elles sont bâties d’un grès rouge, de valeur douce, dont les tonalités changent aux diverses heures du jour, mais qui ne cesse jamais d’être à la fois un peu rouge et un peu gris, pierre colorée qui semble toujours légèrement voilée de quelque poussière.

La ville ainsi vue de loin et d’ensemble met en admirable saillie ces deux traits qui la marquent : le monument religieux aux lignes gothiques très sobres qui est à l’extérieur comme à l’intérieur d’un fort bel élan, mais qui, avec ses deux clochers peu élevés, paraît plus massive et plus château fort qu’elle n’est en vérité ; et le ravissant palais des affaires, cette Lonja d’un gothique si discret et d’un si original dessin qui détache de jolies fenêtres ogivales sur de grandes façades simples et qui encadre la simplicité pure de ces façades de quatre colonnes d’angle octogonales et d’une galerie supérieure à créneaux et à colonnettes inspirée du style mauresque. Tout le passé de Palma est inscrit là sur le sol : après la longue domination des Arabes, la reconquête chrétienne exprimée par la puissante église construite sur l’emplacement même d’une ancienne mosquée, et le lointain rayonnement commercial de celle qui fut si longtemps un des principaux entrepôts et marchés de la Méditerranée exprimée par la svelte élégance de cette façon de « Guildhall » méridionale.

Un troisième et dernier trait retient le regard : la Muralla, plus terreuse et plus grise, dessinant la ligne brisée de la large enceinte, et jalonnée de gros bastions ; elle ne date que de quelques siècles, mais elle évoque la signification originelle de Palma, port et fort, établi par les Romains après la conquête sur les Carthaginois, fondé par ce même consul Quintus Cæcilius Metellus qui avait mérité le surnom de Baliaricus. Les Romains étaient des constructeurs de routes et de camps retranchés bien plus que des bâtisseurs d’acropoles. Ils recherchaient les carrefours où se coupaient les grands chemins et les « carrefours de la mer » qui sont les beaux ports naturels de facile accès ; ils savaient plier la ville à la route ; ils estimaient et ils démontraient déjà qu’un « empire, » au sens vrai du mot, doit être à la fois un empire militaire et un empire de circulation ; ils fortifiaient les points essentiels, les nœuds vitaux du réseau des voies maritimes ou terrestres. Ce n’est pas eux qui allaient réfugier une puissance menacée et inquiète sur une montagne écartée et escarpée ; ils préféraient s’installer solidement à la croisée des routes et organiser remparts et retranchemens sur le rivage d’un grand golfe. Là où de faibles groupes d’autochtones auraient redouté soit les agressions de peuples plus forts, soit les incursions incessantes de pirates, au sommet de la large courbe d’une très vaste et majestueuse baie comprise entre deux longs promontoires rocheux comme ceux du Sud de Majorque, ils fondaient orgueilleusement une « Palma » et lui donnaient tout exprès ce nom triomphant, en témoignage de la victoire, en gage de la domination.

Palma, née capitale, l’est depuis vingt siècles toujours restée ; elle fut la capitale de l’éphémère « royaume de Majorque » au XIIIe siècle, comme elle l’est encore aujourd’hui de la province espagnole des Baléares.

Le promontoire oriental continue et achève un plateau calcaire de ligne très horizontale qui va pointer et mourir au Cap Blanco. Le promontoire occidental qui commence déjà, pourrait-on dire, à la colline du château de Bellver se développe vers le Sud-Ouest beaucoup plus varié, voire très accidenté, avec une série d’anses rocheuses dites « calas » qui festonnent les eaux très bleues d’une mer radieuse.

C’est là comme un résumé de tout le relief de la grande île, dite la Mallorca : elle est bordée et comme définie par une grande Sierra rocheuse occidentale, haut dressée, plissée à l’exemple d’une chaîne calcaire des Alpes, qui s’étend du Sud-Ouest au Nord-Est en culminant au Puig Major à 1 445 mètres, — et à laquelle s’oppose vers l’Est une région de même orientation, mais beaucoup plus doucement montueuse, qui n’est qu’un grand plateau calcaire parsemé de groupes discontinus de collines dont les points les plus élevés dépassent à peine de quelques dizaines de mètres la très modeste altitude de 500 mètres. Cette zone orientale et surtout la bande littorale de cette zone est riche en grottes fameuses dont quelques-unes méritent à bon droit de compter parmi les plus belles de l’Europe : la grotte d’Arta, la « cueva del Drach » ou grotte du Dragon, etc.[1].

Entre ces deux reliefs, approximativement parallèles, se développe au centre, en forme de plaine, une sorte de « fond de bateau » très ouvert, gorgé de riches terres d’érosion et de remplissage, qu’interrompent seuls de loin en loin des monticules surbaissés de 100 ou 150 mètres de hauteur. Cette vaste dépression centrale est amorcée vers le Sud par la Baie de Palma, et elle est de même profondément échancrée au Nord par la pénétrante Baie d’Alcudia.

Toute la vie la plus florissante et la plus dense, ainsi que presque toutes les cités populeuses et riches, ainsi que les plus vieilles routes terriennes et toutes les seules voies ferrées présentement construites se sont installées sur les terres planes et fécondes de ce très vaste et large sillon central, ou pour le moins, de part et d’autre du sillon, sur ces premiers et modestes reliefs de bordure, qui en sont encore davantage les annexes que les confins : Inca et la Puebla, Alarò et Petra, Manacor et Felanix, petites villes du centre de Majorque qui sont déjà desservies par le court réseau très prospère des chemins de fer, et qui sont toutes de vrais chefs-lieux économiques.

La vue panoramique du château de Bellver laisse apercevoir et deviner en arrière de Palma cette zone heureuse et fertile ; le compact hémicycle de la tache urbaine de pierres, accolé à l’hémicycle des eaux du golfe, est enveloppé d’un hémicycle plus étendu, qui se relève, qui se perd doucement vers l’horizon, parsemé de tout petits bourgs ou de maisons isolées, et qui est tout entier couvert de cultures d’arbres ; en ces derniers jours de février ou en ces premiers jours de mars, la plaine centrale a sa plus étincelante parure florale ; tandis que l’auréole des pins d’Alep encercle, directement à nos pieds, la petite colline qui porte le château de Bellver, tandis que vers l’Ouest se dressent toutes les premières chaînes de la grande Sierra calcaire piquées jusqu’à leurs sommets des points noirs, des arbustes ou des buissons de la « garigue » méditerranéenne ; tandis que se pressent au bas de la Sierra et sur toutes les premières hauteurs qui marchent de la plaine vers la montagne les feuillages légers et pérennes des oliviers, voilà qu’en face de tous ces verts plus clairs ou plus noirs, se développe à perte de vue l’éclatante floraison blanche des amandiers.

D’un peu loin ces branches méthodiquement élaguées et taillées, surchargées de corolles serrées, font de chaque arbre comme une sorte de plant d’hortensia blanc ; mais quels hortensias, qui seraient grands comme des tilleuls ou des chênes ! Examinons de plus près toutes ces cultures : il en vaut certes la peine. Descendons et pénétrons sous les amandiers en fleurs.


Les amandiers prédominent dans toute la partie vaste de l’île qui s’étend au centre de Majorque, de Palma jusqu’à la Puebla et jusqu’à Felanix et Campos. Çà et là, des jardins d’oliviers, disposés comme ceux d’amandiers, continuent cette magnifique forêt clair ouverte ; çà et là, se mêlent aussi aux amandiers le feuillage sombre de quelques grands caroubiers ou les troncs gris cendré de quelques figuiers ; mais les oliviers et les figuiers s’étendent surtout ailleurs ; les oliviers, ce sont par excellence les arbres du pied et des premiers versans de toute la Sierra de l’Ouest : je les ai vus gravir la montagne jusqu’à l’altitude de 400 mètres ; les figuiers sont surtout cultivés dans la partie Nord et Nord-Est de la grande plaine centrale.

Tous ces arbres, oliviers, figuiers et amandiers, fournissent les récoltes de grande richesse : on exporte et l’huile, et les figues et surtout les amandes ; en l’année 1909, on a exporté de Majorque pour 15 millions de pesetas d’amandes (chiffre à peu près certain), et en l’année 1910 (chiffre un peu moins sûr) pour 18 millions. Mais ce n’est pas tout, ce sont là les récoltes de l’étage supérieur, suspendues à quelques coudées du sol ; il faut aussi compter les récoltes nourricières terre à terre de ces curieux « sous-bois » de cultures, céréales, légumes, pimens, pommes de terre ou fèves, qui souvent sont récoltes doubles dans l’année. Une récolte en haut et deux récoltes en bas : voilà tout ce que parvient à produire la terre précieuse de ces carrés ou rectangles dessinés par le damier des murs.

Moyennant quels travaux incessans et répétés ! Les branches des arbres sont comme lourdes des soins de très habiles arboriculteurs ; à leurs pieds, la terre retournée, bêchée, labourée, révèle partout l’effort dévoué des muscles humains. En promenant nos regards et nos pas sous les bouquets blancs qui forment dômes ou près de ces troncs contournés et noueux des olivettes qui racontent une si vieille et traditionnelle histoire de vie commune avec les hommes, nous contemplons les rangées impeccables des fèves, ou nous observons un tapis si régulier d’orges naissantes qu’on croirait étendue sous les rameaux feuillus ou fleuris une admirable « savonnerie » verte.

Parfois les cultures sont encore plus mêlées ; mais elles ne le sont toujours qu’avec discernement, avec régularité, avec harmonie. Entre Manacor et Felanix, un « jardin fermé » est bordé, à l’intérieur et sur tout le pourtour de sa clôture grise, d’une rangée de grands amandiers ; il est semé en son centre de grands figuiers en lignes, tandis que sur le sol sont plantées des vignes que coupent de loin en loin de belles bandes droites de fèves.

Et partout, aux rizières de l’Albufera d’Alcudia, comme aux vignes de Binisalem, comme dans la belle huertà de Soller aux orangers renommés, c’est le même œuvre ordonné.

Quels sont pourtant les bras qui peuvent suffire à de si incessans labeurs ? La population est relativement dense. Sur 3 500 kilomètres carrés, 250 000 habitans : près de 75 habitans par kilomètre carré, c’est deux fois plus que la moyenne de la Péninsule ibérique, qui est modestement de 36 habitans par kilomètre carré, et c’est beaucoup pour un pays dont une part est très montagneuse. Par-dessus tout les Majorquins sont de tenaces et admirables travailleurs.

Un Français qui a longtemps séjourné dans l’île me disait : « Ici les enfans tout jeunes vont travailler aux champs, et ils y font déjà le travail des femmes ; les femmes font le travail des hommes ; les hommes font le travail des bêtes de somme ! »

Les enfans ! Ils sont menés aux champs dès leur plus jeune âge, et ils commencent presque à y ramasser quelques amandes ou quelques olives dès qu’ils se sont essayés à faire quelques pas ! Familialement, — en ce petit domaine du grand domaine de la vie familiale qui est le monde méditerranéen, — on vit tout le jour en pleine terre, près des sillons et des sarmens, à l’ombre de ces vergers qui sont aussi des jardins, et où trouvent à s’employer les plus frêles doigts des tout petits comme les bras usés des vieilles et des vieux.

Sauf dans l’exceptionnelle banlieue de Palma, la campagne est vide de maisons ; çà et là quelques petites « casas de guardia, » qui ne sont que l’équivalent de ces « bastidons » ou de ces « capites, » où, en d’autres pays, l’on « retire » le soir les instrumens ou les paniers de la récolte et de la vendange. À Majorque, parfois, un gardien passe là un ou deux mois à surveiller les moissons proches ou les arbres chargés de fruits ; parfois même il y vit temporairement avec les huit ou dix porcs qui y sont menés lorsque les figues sont mûres et dès qu’on peut les y nourrir de celles qui tombent. Mais ce sont encore là faits d’exception.

Dans les îles moyennes ou petites comme les Baléares et en dehors des grandes cités comme la capitale de Majorque, on reconnaît les traits distinctifs de la plus antique vie méditerranéenne. Peuples par excellence citadins, ou plus exactement « urbains, » presque tous les méditerranéens se sont groupés en des agglomérations aux maisons accolées, — si bien accolées et groupées que l’ensemble a l’aspect de petites villes, alors même que ce sont de simples villages.

Vie concentrée autour de la place publique (agora ou forum), autour du bastion ou du château fort, autour du temple ou de l’église, c’est par excellence une vie de murs mitoyens. Telles sont tant de petites villes majorquines, Selva, Pollensa, Manacor, etc., et nulle n’est sans doute aussi représentative qu’Alcudia : assise d’une manière très habilement politique au milieu de l’isthme plat du cap péninsulaire montagneux qui sépare sur le rivage Nord la large baie d’Alcudia de la baie encore vaste de Pollensa, — le Puerto Major du Puerto Menor, — elle subsiste fermée de sa ceinture de fortes murailles que percent seules d’étroites portes, et elle est tout entière resserrée autour de cette église massive, sans hauts clochers, qui vue d’un peu loin domine et préside si magnifiquement la silhouette urbaine.

Une des conséquences générales et fatales de cette concentration, c’est d’éloigner les habitans de la plupart des terres qu’ils ont à labourer et à ensemencer. Il faut donc s’y transporter tous les jours ; à Majorque, on attelle l’âne ou le mulet à la charrette à deux roues sur laquelle on entasse gens et instrumens ; la charrue légère au petit soc est elle-même heureusement portative ; on dételle à l’entrée du jardin, et si l’on doit labourer, l’âne ou le mulet passe des brancards de la voiture à la fourche de la charrue ; puis le soir venu, il ramène de nouveau toute la charge vers la cité.

Doubles pérégrinations, matinales et vespérales, qui se produisent avec la régularité du flux et du reflux ; ce sont de très courtes migrations, mais qui sont déjà des migrations de masses. Je me rappelle un soir avoir quitté la petite ville de Pollensa pour gagner Alcudia, le soleil venait de se coucher ; je suivais de 5 heures à 6 heures une mauvaise route qui était un adorable chemin creux, entre les oliviers. J’ai voulu compter les charrettes, se suivant en vraie procession, au retour des champs : j’en ai croisé 97. C’étaient de délicieux chargemens : ici sept enfans se groupaient autour de la mère, derrière le père qui tenait les trois lanières de cuir des guides ; là deux femmes en deuil, la mère et la sœur sans doute, rentraient avec trois fillettes aux grands yeux noirs ; dans une autre voiture deux vieillards, un homme et une femme, se serraient sur le même banc à côté du conducteur adolescent ; encore un coup, toute la maisonnée, après le travail, regagnait le logis.

Or ce n’était là qu’un des chemins ramenant vers la cité ; et je ne compte encore ni les plus rares et plus pauvres cultivateurs revenant à pied, ni tous ceux qui, sans charrette ayant une monture, rentraient juchés dessus, souvent deux, quelquefois trois, ou qui pédestrement suivaient leur mule ou leur ânesse chargée soit des branchages élagués et des sarmens coupés, destinés au feu de la cuisine, soit des choux, des légumes et des herbes pour les repas des hommes ou des animaux.

À la différence de tant de petits « jardiniers » de l’Extrême-Orient qui restent beaucoup plus confinés pour leur travail et pour leur vie entre les murs de leur jardin, le cultivateur méditerranéen se déplace ; il doit et il sait organiser sans cesse ses déplacemens. Celui qui manie la charrue est nécessairement aussi un « routier. »

Est-ce pour cela qu’il est si apte à « migrer » et à émigrer ? Peut-être cette accoutumance quotidienne à gagner le champ de travail lointain n’est-elle pas étrangère à ces déplacemens de rivage à rivage. Surtout le voisinage des « hommes des barques, » pêcheurs et transporteurs, est le fait social qui éduque les cultivateurs à savoir partir.

Les pêcheurs en général à Majorque ne se confondent point avec les cultivateurs ; mais les cultivateurs pour leurs produits ont besoin des petits bateaux des pêcheurs. La vie insulaire de moins en moins se suffit à elle-même. Les Majorquins exportent leurs amandes ou leur huile vers Marseille ou vers la Catalogne ; ils transportent leurs oranges jusqu’à Port-Vendres ou jusqu’à Cette ; ils ont sur le littoral d’en face, comme marché de consommation de tous leurs produits maraîchers, cette immense et active et riche agglomération « demi-millionnaire » de Barcelone ; ils vont chercher ce qui leur manque en ces mêmes régions, ou à Valence, ou à Alicante, etc. Bref les chemins de la mer sont les naturels chemins d’expansion et d’accès de leurs petites villes et de leurs jardins.

À l’exception encore de Palma, qui demeure, pour la grande Baléare et relativement à sa taille, le fait urbain géographique énorme, anormal et solitaire (64 000 habitans), villes et ports sont distincts ; mais chaque ville de la bande côtière a son port, petit port qui, encore un coup, n’est pas une simple annexe dépendante ; l’agglomération de ce groupe d’habitans qui a des barques et qui vit de la mer marque même son indépendance matérielle par la longue distance qui le sépare de l’autre ; dans la région occidentale de la grande Sierra le port d’Andraitx est à 2 kilomètres du village ; Soller a son port posté sur une très jolie rade à 3 kilomètres et tout à fait en dehors de la huerta. Pollensa, qui appartient tout à la fois à la zone de la Sierra et au rivage septentrional, est séparée de son port par 6 kilomètres. Alcudia est à 2 kilomètres du sien. C’est surtout dans la région montueuse de l’Est que les villes, ayant voulu participer à la vie économique et culturale de la plaine centrale, se sont placées loin de la mer, et la conséquence en est que le port de Felanix, le Puerto Colon, est à 9 kilomètres de cette ville, et que Manacor a le sien à une distance de 12 kilomètres. À Palma même le plus grand nombre des pêcheurs et des mariniers demeurent non dans la ville proprement dite, mais en dehors de l’enceinte, dans ce faubourg plus blanc, plus banal et plus pauvre de Santa Catalina.

Pourtant, sans se mêler, travailleurs de la mer et travailleurs de la terre se rendent des services réciproques et sont au fond intimement associés ; ils ne sauraient se passer les uns des autres ; ce sont les deux parts d’un même tout.

Ils ont dû agir fortement les uns sur les autres, et beaucoup de traits et d’aptitudes des terriens doivent ce qu’on pourrait appeler leur envergure à ce contact avec les marins. Un petit fait géographique servirait d’emblème matériel heureux à cette répercussion de la mentalité et des usages de l’un des deux groupes sur l’autre.

L’île de Majorque et les autres Baléares sont parsemées de grands moulins à vent, tours blanches coiffées, en guise de toits, de petits cônes de chaumes. Ces moulins, qui transforment les grains en farines, utilisent en toutes places la force si fréquente des vents en ces territoires insulaires, mais ils sont établis généralement en séries dans le proche voisinage des villes où se mange le pain ; les voilà en ligne tout près de Palma, formant le quartier des moulins, « el Molinar ; » les voici sur les buttes des environs immédiats de Selva, d’Inca, de la Puebla, de Muro, etc. ; les voici encore, encerclant toute la ville de Manacor, d’une sorte d’auréole de tours gesticulantes. Mais ces moulins ont des « bras » plus nombreux et plus compliqués que partout ailleurs ; sur l’axe sont assemblées six grandes ailes ; l’axe porte, perpendiculairement au plan des ailes, une sorte de grand mât, auquel se rattache tout un réseau rayonnant de cordages qui prend de face l’aspect d’une sorte de toile d’araignée ; chaque aile a sa « voile, » roulée au repos, et que les cordages disposent pour le travail et maintiennent plus ou moins ouverte et plus ou moins inclinée selon l’intensité et selon l’orientation des courans. Il semble que les terriens ont trop vu et de trop près le parti que pouvaient tirer du vent les lambeaux de toile accrochés aux mâts des barques et qu’ils aient tout naturellement perfectionné leurs moulins en les dotant d’une vraie voilure disciplinée par une mâture.


III


Les pêcheurs de Majorque pêchent le thon et la langouste, mais ils sont bien à un aussi intense degré des caboteurs et des convoyeurs ; ils constituent, par là, une autre de ces survivances essentielles de la vie méditerranéenne. Lorsque, durant quelques semaines de printemps, on interdit sur les côtes des Baléares la pêche de la langouste, les bateliers de Soller trouvent le moyen de s’employer ; ils vont chercher jusqu’à Valence, jusqu’aux ports des incomparables huertas espagnoles (dont la plus typique est celle de Valencia), les primeurs que les îles n’ont pas encore, et notamment la première tomate, — car les Majorquins sont presque aussi friands de tomates que de pimens.

Soller est un port de la Sierra occidentale, c’est-à-dire de la vraie région montagneuse de Majorque. Soller est logé à peu près vers le milieu de cette splendide côte escarpée et dentelée qui court à l’Ouest de l’île, du Sud-Ouest au Nord-Est, de la Dragonera au cap Formentor. Il est dominé par les sommets les plus élevés. C’est là le type par excellence de ces agglomérations-jumelles : une oasis d’admirable culture assise, abritée et comme cachée au milieu et au pied des arides « garigues » pierreuses des hauts versans, et une anse d’une ligne circulaire à peu près parfaite, ouverte par une simple porte du côté de la haute mer, et qui est le port idéal, placé, abrité et comme caché au milieu du dangereux littoral à récifs.

Soller est le second port de Majorque ; il semble avoir une activité encore plus ancienne et plus lointaine que Palma. Aujourd’hui deux belles routes franchissent la Sierra et aboutissent à la huerta et au port ; mais durant des siècles les habitans de Soller n’ont eu pour sortir de ce « trou » ombragé, de cette « cuvette » verdoyante (certains rattachent le nom de Soller à la racine d’olla, marmite) que des chemins muletiers grimpant les versans abrupts et par-dessus tout les infinis et rayonnans chemins de la mer au delà du port. Telle est cette vieille et très représentative situation méditerranéenne. De Soller, on va quotidiennement sur tous les rivages d’en face, catalans, languedociens, provençaux, on connaît tous les marchés de la France méridionale, on connaît et on pratique ceux qui sont plus éloignés, jusqu’aux rives de la Manche ; on parle naturellement français presque autant que castillan sur le quai ou dans les rues de cette très active cité ; et l’émigration hardie des gens de Soller les conduit même jusqu’aux Antilles.

Voilà ce que fait et ce que crée l’isolement d’un jardin nourricier en pleine montagne, lorsque cet isolement est rompu par l’adjonction naturelle d’une belle station maritime.

La grande Sierra est ainsi « peuplée » à diverses altitudes d’oasis habilement irriguées. À la tête même d’un immense et austère défilé rocheux comme celui que parcourt l’étroit cañon aux admirables sculptures tourbillonnaires du torrent de Pareys, apparaît le petit bassin fermé et cultivé d’Aubarca. Partout se dressent les hauts sommets gris qui portent même à leur cime, bien que de plus en plus clairsemées, les touffes opiniâtres des garigues baléariques auxquelles s’adjoignent quelques plantes nordiques ; et voilà qu’à leurs pieds s’étale la magnificence de ces points privilégiés qui s’appellent Deya ou Valldemosa.

Ce sont les courses à travers la région montagneuse de l’Ouest qui font le mieux comprendre la puissance de l’effort humain. Sur de vastes espaces règnent les cistes ou les myrtes, les romarins et les astragales, les buis et les asphodèles, et ce Chamærops humilis, le palmier-nain ou palmito, le plus septentrional représentant de la si nombreuse famille des palmiers, et celui qui peut affronter à l’état sauvage les climats les moins chauds et les plus secs ; je ne l’avais rencontré dans l’Espagne ou en Algérie que sous la forme de touffe rampante s’étalant sur le sol comme une pieuvre, et le voici à Majorque se dressant jusqu’à former des façons de taillis buissonnans et jusqu’à paraître parfois un petit arbre... Dans les endroits de la Sierra dont le sol est un peu moins exclusivement calcaire et un peu plus humifère, les arbustes-buissons du maquis, — témoins et reliques des sous-bois d’anciennes forêts dévastées de chênes-lièges ou de chênes-verts, — font insensiblement suite aux touffes généralement plus maigres, plus basses et plus sèches de la garigue. Çà et là subsistent même quelques taches abondantes des chênaies de ces chênes-verts que nous appelons aussi du nom si frais d’yeuses...

Puis soudain se révèlent, au flanc des montagnes tachetées, le passage et le travail des hommes sous la forme de murs superposés, remarquablement bâtis et finis, et qui supportent les oliviers. En montant à Nuestra Señora de Lluch, et tout près de ce pèlerinage fameux, des oliviers sont même plantés et soignés en pleines plaques tourmentées des lapiaz calcaires. Souvent les olivettes s’étendent sur des hectares accidentés, bien loin de tout toit et de tout village. En toute Majorque, sauf près de Palma, nous l’avons dit, le champ et le jardin sont éloignés du village ou de la ville. C’est pourtant ici, en la Sierra, que le fait se manifeste avec le plus d’ampleur. Durant de longs kilomètres, avant d’atteindre tout centre habité, on reconnaît la présence latente des bras humains ; ces murs sont entretenus, les branches de ces arbres sont taillées ; cette terre qui est à leur pied a été fraîchement retournée ; un souci aussi âpre qu’ingénieux de retenir l’humus précieux et l’eau des trop rares averses a dessiné, pour couper les pentes des vallons plus adoucis, une série de petits murs de soutènement qui ressemble à la succession en escalier de ces travaux destinés à « éteindre » la violence d’un torrent de nos Alpes. Et tout cela, sans que l’homme soit visible, car les habitans sont peu nombreux et ils réussissent à distribuer leur labeur sur de très vastes étendues.

Le dry farming ou drg land farming, c’est-à-dire la culture à sec, nous revient en ce moment d’Amérique avec toute la renommée bruyante d’un succès à la fois scientifique et pratique[2] ; mais il y a beau temps cp.ie les laboureurs du monde méditerranéen ont cultivé selon cette méthode et les oliviers, et le blé et la vigne ; ils savent, depuis vingt-cinq siècles pour le moins, comment les « façons » répétées et l’ameublissement incessant du sol constituent un moyen merveilleux de sauvegarder l’eau rare des profondeurs et l’eau capricieuse des pluies...

En cette Majorque, dont presque tout le sol cultivable est utilisé, on a, par momens, à la lettre, l’impression de traverser d’immenses déserts, vides de bruit, vides d’êtres vivans, et qui seraient cultivés par de bons génies. Accrochée au versant rapide qui est comme la marge très inclinée de la mer sur cette côte Nord-Ouest, l’installation superbe de Miramar a été l’exceptionnelle création d’un de ces vrais génies bienfaisans. L’archiduc Louis Salvator d’Autriche, devenu un ami amoureux des Baléares[3], y a fixé sa demeure. Un savant botaniste, M. R. Chodat, professeur à l’Université de Genève, qui dé- montre si bien par son exemple propre que les habitudes de la recherche analytique rigoureuse sont loin d’abolir le sens des ensembles vivans et la perception intense de la couleur, a noté quelques-unes de ses impressions au cours de sa visite au domaine princier de Miramar :

« Le rivage de Miramar est une merveille ; découpé par une crique profonde, il est enserré au Nord-Est par un long promontoire rocheux, la Foradada, ainsi désigné à cause d’un grand trou qui traverse de part en part la roche rouge. Tout autour, la montagne boisée jusqu’au sommet s’élève presque perpendiculairement. Un chemin, tracé dans l’amoncellement des rocs à demi plongés dans la mer écumante, permet de faire le tour de cette anse sauvage, puis, de lacets en lacets, remonte vers les forêts de chênes au milieu desquelles se cachent les quelques maisons de Miramar... Près de nous, sur chaque rocher, quelle exubérance de végétation ! Par milliers, les têtes arrondies des euphorbes arborescens avec leurs bouquets de feuilles vertes, leurs inflorescences dorées et leurs tiges pourprées, les grands balais d’Éphedra, arborescens aussi, se mêlent aux genêts cendrés, l’inévitable Hippocrepis balearica qui pend de chaque fente du rocher, l’Artemisia arborescens, énorme absinthe au feuillage argenté ; dans le sous-bois, des orchidées, etc. La vive couleur des arbres du premier plan, les grands rochers nus, les pins follement tordus, jaunis ou roussis par le vent du Nord ; au-dessous de nous, une grève qui, toute dorée, interrompt la belle teinte rouge des promontoires ; du bord à l’horizon la mer a pris tous les tons du vert glauque ou profond, ou brunâtre, au bleu de l’azur ; plus loin les tons violacés et rosés passent aux douces couleurs d’un horizon qui se détache à peine sur le ciel nuageux. Et de cette mer multicolore s’élèvent les montagnes sans nombre au rivage découpé par de profondes entailles ; d’ici, elles semblent formidables, ces croupes hardies d’à peine 1 000 à 1 400 mètres d’élévation[4]. »

L’archiduc habite, avec simplicité, une ancienne maison authentique : le toit qui l’abrite, forme et couleur, est depuis longtemps adapté à ce site, il y est comme accoutumé. Le propriétaire de ce domaine a construit à la porte du parc naturel une hôtellerie, une « hospederia, » où durant trois journées on offre un lit, des olives, du sel et de l’eau pure à tout venant, à quiconque est attiré par la curiosité d’une visite, et cette hôtellerie est un modèle d’installation artistique et rustique : on ne peut que jeter un regard d’envie sur les jolies chaises majorquines de la salle des repas, paillées en bandes de fibres tressées de palmiers nains. L’archiduc Louis Salvator ignore le luxe et connaît la générosité. Par prédilection éclairée pour toute cette grande nature, à la fois sauvage et policée, abrupte et séduisante, il en est avant tout le maître conservateur ; on raconte que dans les environs mêmes de Miramar il acheta tous les oliviers et les caroubiers que les paysans se proposaient ou feignaient d’abattre. Cela demeure bien l’entreprise hors cadre d’un grand seigneur.

Sur cette même côte, un peu plus au Sud que Miramar, les très modestes cultivateurs de deux petits villages, Estallenchs et Bañalbufar, ont opéré et opèrent encore le prodige d’avoir créé les jardins arrosés de leurs huertas ; ils les maintiennent en un état de splendeur qui les fait apparaître comme des chefs-d’œuvre, même par rapport aux autres terres cultivées de cette grande île-jardin de Majorque.

Estallenchs étale les taches ramifiées de ses jardins d’oliviers, d’amandiers et de citronniers entre la mer et le beau massif du Galatzo. Bañalbufar resserre sur un espace encore plus étroit la marqueterie de ses admirables terrasses superposées. Tout autour, c’est une riche banlieue d’olivettes en escaliers ; puis, plus près du village, ce sont les vasques toutes menues, irrégulières et harmonieuses, d’une sorte de grande fontaine mythologique, comme on en voit sur quelques vieux Gobelins ; mais chaque vasque est remplie jusqu’au bord d’une terre dont la couleur brun-rouge dit la fécondité ; cette terre est sarclée, retournée, brisée, aplanie et fraîche comme le serait celle d’un vase qu’on vient de remplir. Elle est destinée à nourrir des légumes, des céréales, et principalement ici, à Bañalbufar, de la vigne.

Lorsqu’on contemple de haut tout ce paysage étagé, on découvre, aux niveaux supérieurs, deux ou trois de ces vasques qui, elles, sont bien remplies d’eau ; ce sont de vrais réservoirs étanches, maçonnés, que les cultivateurs construisent à frais communs, et dont ils distribuent les réserves selon les règles rigoureuses d’une organisation collective.

À Majorque, on sait pratiquer l’irrigation partout où elle est possible ; souvent les rigoles sillonnent les champs et les vergers ; les « norias » sont nombreuses et nombreux aussi en certains points, comme vers le centre de l’île, dans les environs de la Puebla, les laids moteurs métalliques à vent qui succèdent de plus en plus à ces « norias » trop primitives. Mais nulle part le désir et le besoin de l’eau ne requièrent des travaux aussi soignés et aussi dispendieux que dans la petite zone d’Estallenchs-Bañalbufar ; l’eau qui est amenée aux beaux bassins-réservoirs, comme celle qui en est parcimonieusement distraite pour les besoins de chaque minuscule morceau de terre, est souvent conduite en des chenaux maçonnés qui sont accrochés aux parois de roche, qui courent au flanc des murs, et qui rappellent, en plus réduites dimensions, certaines parties des fameux « bisses » du Valais.

Bref, je n’ai jamais observé un spécimen de cultures méditerranéennes, irriguées et en terrasses, qui soit aussi parfait et aussi apparemment parfait que ces tout petits jardins suspendus qui escaladent les marches de Bañalbufar.

Or c’est là, dans la Sierra rocheuse de l’Occident, où les terres productrices ne peuvent être que des îlots, perdus au milieu des croupes pauvres et perchés au-dessus des falaises ; c’est là que les habitans, resserrés pour ainsi dire sur eux-mêmes et près de la mer, sont devenus, — fait exceptionnel à Majorque et aux Baléares, — tout à la fois pêcheurs et cultivateurs. Entre les deux villages et les deux ports d’Estallenchs et de Bañalbufar il y a plus de connexions intimes que partout ailleurs. Ce sont les mêmes bras qui trouvent le temps de manier les rames, de carguer les voiles, de jeter les filets, et de soigner les moindres sillons des terrasses étagées. Plus cette vie double réclame d’efforts, plus ces efforts semblent appliqués et féconds. Une fois de plus, ainsi que nous l’avons montré en d’autres cadres terrestres[5], il se vérifie que les exigences sociales d’une existence plus absorbante, combinées avec les exigences matérielles d’une conquête culturale plus minutieuse et plus malaisée, assignent et confèrent au labeur humain un caractère extraordinaire de perfection.


IV


On pourrait presque en dire autant de toute l’île de Minorque. — Située au Nord-Est de Majorque, et encore plus au Nord qu’à l’Est, elle ressemble plus qu’on ne l’a cru à la grande île et elle s’y rattache plus qu’il n’y paraît ; elle n’est de Majorque qu’une suite très incomplète ; elle continue la seule partie orientale, la partie des plateaux calcaires, dominés par ces collines éparses auxquelles on donne trop souvent le nom trop ambitieux de Sierra de l’Est.

Une grande ligne de fracture traverse Minorque de part en part, de l’Ouest à l’Est ; tandis que les terrains du Sud sont relativement récens (de l’époque miocène), d’autres calcaires, d’âge beaucoup plus ancien, occupent le Nord de l’île. Mais s’il y a opposition géologique, il y a néanmoins, entre les deux territoires, analogie géographique et physionomique.

C’est donc une sorte de grande table pierreuse, bossuée et accidentée en son centre de hauteurs irrégulières de 200 et 300 mètres ; elle se termine brusquement vers la mer sur une large part de son pourtour par des falaises abruptes de 20 à 30 ou 40 mètres de hauteur. Les flots si fréquemment tourmentés de la terrible mer Méditerranée viennent déferler contre ces dures parois de roches grises et les sapent : des pans entiers s’écroulent, et le feston de la ligne de rivage se traduit par un dessin de plus en plus irrégulier et déchiqueté. C’est au Nord de Ciudadela, contre un éperon littoral de ce causse inhospitalier, que dans la nuit du 10 au 11 février 1910 la tempête, déchaînée et acharnée, vint jeter, briser et abîmer le Général Chanzy.

J’ai revu ces lieux tragiques, où m’amenait le pieux devoir d’un deuil et d’un souvenir fraternels. C’était par une journée limpide du mois anniversaire, de février 1911. Le temps était beau ; le ciel parsemé de petits nuages fins comme des gazes ; un léger vent du Nord soufflait, et dans le gouffre étroit, logé derrière l’éperon, c’était déjà le tumulte assourdissant des eaux tourbillonnantes battant les rochers, ce tumulte qui n’était que du calme à côté de l’effroyable déchaînement des vagues des jours de très grand vent : à ces heures-là, les vagues montent à l’assaut des falaises jusqu’à leurs cimes ! Des bois flottaient encore parmi les remous d’écume : c’est tout ce qui subsistait du grand navire détruit, dont l’épave même reste invisible.

Le rebord du plateau de roc domine ainsi les flots sans que des pentes adoucies établissent jusqu’au niveau des eaux un contact facile entre la terre et la mer. Par bonheur, la mer a envahi le chenal terminal de quelques cours d’eau, et en s’avançant vers l’intérieur d’une manière durable comme le peut faire sur d’autres rivages le flot intermittent de la marée montante, elle s’est logée en ces havres allongés, pour la sécurité et même aux heures de tempête pour le salut des hommes.

Ce sont en effet des ports curieux que ceux de Mahon ou de Ciudadela : longs boyaux à méandres où la mer semblerait devoir couler comme entre des rives ; elle est là pourtant chez elle et à demeure, mais le voyageur qui passe pourrait croire qu’au reflux il verra de nouveau les eaux douces de la rivière suivre leur ancienne pente ; cette pente se devine encore et se mesure sous les eaux bleues de la mer salée ; elle se continue aussi très lente vers l’amont ; après le golfe qui serpente, sans ressaut, la vallée à ciel ouvert se poursuit ; les versans ont une allure qui s’harmonise avec ceux du port ; les pentes des petites vallées affluentes semblent donner rendez-vous à la pente de la grande vallée ; et quant aux eaux du petit et si modeste rio principal, barrées par la mer, elles sont réduites à un courant si faible qu’elles sont encombrées d’herbes et qu’elles sont presque stagnantes ; ainsi coule par exemple la minuscule rivière de Mahon, petit filet d’eau de quelques décimètres de large, qui s’échappe sans bruit, puis se cache, puis reparaît au milieu d’une nappe verte, comme dans une cressonnière.

Parce que la mer a bouché le goulot, l’eau courante n’est presque plus courante : mais la vallée large creusée jadis par la rivière dans le plateau calcaire subsiste ; elle subsiste avec ses alluvions ; elle subsiste avec son sous-sol gorgé d’eau où les « norias » peuvent aller puiser ; cette zone en contre-bas, riche et abritée, est devenue la zone des jardins, c’est la « huerta » de Mahon ; c’est là l’« école d’application » de ces « Mahonais » patiens et experts « horticulteurs » qui sont allés porter en Algérie notamment, dans la province d’Oran, à Bel-Abbès et ailleurs, le bénéfice de leur opiniâtre expérience culturale.

De l’ancienne vallée façonnée en d’autres temps par les eaux violentes que reste-t-il aujourd’hui ? Un damier d’arbustes et de légumes parsemés de petites maisons blanches, qui s’achève juste au mur artificiel où commence le port semé de voiles blanches. Un jardin et un golfe.

Jardin qui compte bien peu d’hectares et qui ne peut suffire à nourrir une population de 18 000 habitans. Sur le haut du plateau où la roche affleure en tous points il a fallu créer aussi des champs et des jardins. On a défriché pierre à pierre toute la surface, non seulement dans les environs immédiats de Mahon, mais, pourrait-on presque dire, dans toute l’île ; on a dressé ces pierres en murs innombrables de 1 à 2 mètres de hauteur qui sont à la fois des débarras et des protecteurs. Le vent et surtout le vent du Nord, fréquent et fort, souffle le froid mortel aux plantes. Sur ces causses horizontaux, les taillis eux-mêmes de buis et d’oliviers sauvages ne s’élèvent droit que jusqu’à la hauteur des murs ; puis, arrivés à ce niveau, ils sont courbés et couchés en masses oblongues qui inclinent leur difformité vers le Sud.

« Il y a peu de terre, mais elle est bonne, » disent les paysans de Minorque. C’est une terre de décalcification du calcaire ; terre riche en effet, rougeâtre, ferrugineuse qui se loge, en épaisseurs très irrégulières, dans les sillons et dans les poches de la surface rocheuse. Elle est le bien par excellence ; c’est elle qui fait pousser le blé et l’avoine, la vigne et les figuiers ; on la traite avec un amour avare. Dans la banlieue de Mahon, entre la capitale et le joli bourg de San Luis, sur de petits terrains, toujours enclos de grands murs, on va bâtir des villas ; le premier travail consiste à racler les saillies calcaires pour y ramasser toutes les parcelles de terre végétale ; j’ai vu des hommes nettoyer ainsi avec une petite bêche recourbée toutes les aspérités de la pierre comme on pourrait nettoyer des fossiles précieux, et recueillir, même avec les mains, bribe à bribe, toutes les miettes du festin.

À l’autre extrémité de l’île, dans les environs de Ciudadela, le causse est encore plus pierreux, plus maigre, plus pelé. C’est pourtant et toujours entre les grands murs gris, et parmi même les larges plaques ou échines saillantes du roc que l’on sème et que lèvent les beaux et hauts fromens. Où pourrait-on voir des spécimens aussi paradoxaux de culture féconde en pays sec et pauvre ? Et comment expliquer cette merveille, sinon par les antiques procédés du dry farming méditerranéen ?

Toute la partie centrale de Minorque, plus montueuse, plus accidentée, est aussi plus favorisée ; elle a des fonds où la terre végétale s’est accumulée ; il est des champs où l’on peut labourer sans que le soc de la charrue heurte la pierre dure ; et les collines sont aussi des écrans propices qui sauvent les cultures des atteintes trop directes du vent. Aussi le principal prodige n’est-il pas là, mais sur la périphérie, où les ports-citadelles (Ciudadela veut dire citadelle) se sont nécessairement installés et où la vie urbaine s’est par excellence concentrée.

Mahon, la capitale actuelle, — qui revendique la gloire carthaginoise d’avoir été fondée par Magon, frère d’Annibal, — Ciudadela, l’ancienne capitale, celle qui garde encore du passé la cathédrale et l’évêché, sont d’un tout autre type que tant de petites villes de Majorque ; du haut des falaises de 20 mètres qui dominaient les golfes pénétrans, elles pouvaient être, tout près de la mer même, des postes de défense. Elles sont bâties serrées, les maisons drues, tout droit et tout près au-dessus des havres naturels qu’elles surveillent.

Elles sont les vraies villes de la Menorca, elles sont les seules. L’une a près de 18 000 habitans, et l’autre près de la moitié ; à elles deux, elles confisquent plus des deux tiers de la population totale de l’île. De par leur situation, elles accaparent toute la vie.

Elles ont grand air ; leurs enceintes sont partiellement démolies ; mais elles conservent cette allure de cités qui ont un passé ; parmi les villes comme parmi les hommes, même lorsqu’ils sont déchus, il y a comme un signe visible de fierté historique qui est la survivance de l’hérédité et de la race.

Blanches et propres, toutes les villes de Minorque, petites ou grandes, sont faites de maisons blanches et propres, blanches d’un blanc éclatant qui est celui de la chaux. Ce n’est plus seulement l’éclat prêté par cette lumière méditerranéenne qui argente même les gris ou les ocres ; c’est le vrai blanc de cette couche de blanc de chaux qu’on passe et repasse sur les murs, à l’extérieur comme à l’intérieur, et qui parfois même à Minorque recouvre jusqu’aux toits ; il n’est pas rare qu’on ait étendu ce « lait » sur la nappe ondulée des tuiles ; aussi bien tout est disposé pour recueillir avec soin toute l’eau des pluies, et celle qui coule sur les toits chaulés, qui dévale par de petites rigoles également chaulées, peut garder une exceptionnelle pureté jusques à la citerne.

Les hommes qui ont vécu sur cette terre où le roc est à fleur de peau, où plutôt même la peau est partout percée par le roc, n’ont pu subsister qu’en déplaçant et replaçant les pierres ; ils ont sans doute construit dès l’origine ces mêmes murs de pierres sèches sans ciment qui défient les averses et les années ; mais ils ont aussi superposé les mêmes pierres sèches sans ciment pour édifier des abris ou des monumens.

Les monumens mégalithiques appelés « talayots » ont été relevés et étudiés par M. Cartailhac. Par le moyen d’assises progressivement rétrécies de gros blocs, les hommes de la préhistoire ou de la première histoire étaient parvenus à faire de vraies chambres ou salles voûtées.

Ce n’est pas sans une vraie joie que les géographes retrouvent vivans les usages de la préhistoire ; en certaines parties de l’île, dans les environs de Mahon, et surtout dans les environs de Ciudadela, la campagne est parsemée d’édicules rocheux à trois ou quatre, cinq ou même six assises, et dont le profil en escalier se présente de loin par-dessus les murs comme pourrait se dessiner sur l’horizon le profil de très grands fromages superposés aux dimensions décroissantes. Ces édicules recouvrent de petites salles voûtées de 3 à 4 mètres de haut, de 4 à 5 mètres de diamètre, qui servent uniquement aujourd’hui pour le bétail ovin ou porcin ; on y abrite quelquefois aussi ce qu’on appelle là-bas pompeusement la « caballeria, » la « cavalerie, » et qui se compose de trois ou quatre ânes ou mulets, exceptionnellement d’un cheval ou deux.

À côté de ces constructions circulaires nommées barracas, on dresse aussi, en vue de la même fin, des constructions à toits à deux pans qui s’appellent des « ponts ; » sur de larges murs latéraux sont dressées de grandes pierres plates d’un mètre de longueur, — et régulièrement taillées, celles-là, — qui s’appuient l’une sur l’autre et se maintiennent l’une l’autre comme peuvent tenir face à face deux cartes d’un jeu. Le « pont » est d’un art plus avancé, puisqu’il nécessite la taille habile de grandes dalles.

Qu’il s’agisse des « barracas » ou des « ponts, » les murs en sont très épais ; la partie inférieure des murs de certaines barracas que j’ai mesurés n’avait pas moins de deux mètres. Quelles accumulations de matériaux pour se procurer de toutes petites salles ! Quel gaspillage de pierres, qui serait insensé, si les pierres n’étaient pas précisément surabondantes à l’extrême et à l’excès, si le problème n’était pas de les dresser et de les amonceler pour en dégarnir le sol, et si partout ces « édifices » tout à la fois primitifs et actuels ne témoignaient pas d’une singulière adaptation des modalités de la construction humaine au cadre géographique !

Adaptation qui paraît dater de l’origine de l’installation des hommes et qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours, sous des formes variées et réduites, mais rigoureusement analogues ; et, fait remarquable : c’est dans l’Ouest de l’île que les ruines des « talayots » s’élèvent le plus nombreuses et c’est encore dans l’Ouest que l’usage s’est maintenu le plus courant de bâtir ces barracas qui mériteraient en vérité d’être appelées des répliques en miniature de ces très antiques monumens.


V

En parcourant ces deux îles, où la vie se maintient si laborieuse, la pensée est sans cesse reprise par le passé. Tout ce bruit de bêches et de pioches travaillant le sol, tous ces coups répétés de pierres amoncelées sont les échos prolongés d’une si ancienne tradition, laquelle contredit les exigences de la production moderne. Comment peut-on imaginer que puisse aujourd’hui s’installer et prospérer, surtout sur une île telle que Minorque, une population de 40 000 habitans ? Minorque n’est à tout prendre qu’un causse stérile, comme celui du centre de la Crimée ou comme ceux du Sud du Massif central français, bon pour des pâtres et pour leurs troupeaux, mais qui semblerait rebelle à tout intense effort de culture proprement dite. Or il y a certes des moutons à Minorque, qui, lorsque les carrés de terre et de roc enceints de murs sont en jachère ou lorsque les récoltes ont été faites, pénètrent dans les espaces clos et y broutent leur subsistance ; mais ce n’est qu’un accessoire ; le principal est la culture des céréales, la culture des arbustes et des arbres, la production de tous les végétaux qui peuvent suffire à entretenir la vie humaine.

À coup sûr, cette activité pourrait aujourd’hui s’employer d’une manière plus enrichissante ; mais quel est le groupe d’hommes qui peut du jour au lendemain muer en une autre sa forme traditionnelle d’activité ! C’est un moyen de réserver pour l’avenir les énergies acquises que de ne pas en violenter trop brusquement les modalités d’exercice. Changer trop vite, c’est aboutir à la misère, c’est quelquefois aboutir à la paresse : telles ou telles régions du monde méditerranéen nous en pourraient fournir des exemples significatifs.

Quelles crises redoutables ont été celles des peuples vivant sur les bords ou au milieu de ce grand lac historique ! Foyer d’efforts magnifiques et féconds, il a été le théâtre de vicissitudes ou de révolutions politiques qui ont toujours entraîné des ruines économiques ; et il a subi les inévitables contre-coups de révolutions économiques qui avaient pour théâtres d’autres lointains domaines de la terre. Mais les méditerranéens n’ont certes pas abdiqué partout, — les Baléares en sont témoins, — leurs vieilles qualités d’endurance ingénieuse ; vertus longuement apprises qui sont le gage de l’avenir réservé à ceux qui subsistent patiens et forts ; et c’est elles qui détiennent aussi dès à présent le secret de l’effort très bienfaisant dépensé sur tant de points du globe par les immigrans émigrés de la Méditerranée.

Non, des races et des peuples ne sont pas finis, qui sont passés maîtres en l’art de bâtir des acropoles et de tailler la pierre, en l’art de greffer et de cultiver l’olivier et la vigne, en l’art de la « culture à sec » et en l’art de l’irrigation. Ces hommes ont des lacunes, mais ils ont aussi des puissances. On ne saurait oublier ni méconnaître, sans griève injustice, tout ce qui revient dans l’histoire de notre civilisation et tout ce qui appartient encore dans l’histoire actuelle du labeur humain à ces diligens manieurs d’arbres, — à ces persévérans ameublisseurs du sol, — à ces savans aménageurs de l’eau, — à ces habiles agenceurs de pierres.

Jean Brunhes.

  1. Voyez E.-A. Martel, les Cavernes de Majorque, dans Spelunca, V, 32, avec une carte et de nombreuses illustrations.
  2. Parmi les très nombreuses publications américaines consacrées dans ces dernières années à la grande « révolution culturale » du dry farming, l’un des ouvrages les plus remarquables est celui de A. Widtsœ ; nous en recommandons d’autant plus volontiers la lecture qu’une traduction française doit en être incessamment publiée sous le titre : Le Dry-Farming. Paris, Librairie agricole de la Maison Rustique ; ; la traductrice est Mlle Anne-Marie Bernard, la fille du distingué professeur de géographie de l’Afrique du Nord à la Sorbonne.
  3. Il leur a consacré deux fort beaux volumes illustrés, Die Balearen hn Worl und Blid. —Au sujet de la géologie générale des Baléares, voyez les p. 890-894 et la fig. 195 de la 2e partie du t. III de la Face de la Terre d’E. Suess dans la traduction française, si parfaite et enrichie, d’Em. de Margerie.
  4. Une excursion botanique à Majorque (Bulletin des travaux de la Société botanique de Genève, XI, 1904-1905, p. 48-50).
  5. Voyez la Géographie humaine, ch. VI, les Oasis du Souf et du M’zab.